(.../...)
Évolution technologique
C’est sans doute le point le plus contre-intuitif, la sophistication technologique actuelle se présentant allègrement comme synonyme de progrès politique et social [1]. Pourtant l’évolution de la technique accompagne, précède, suit, découle de et détermine l’évolution des sociétés, et c’est le coup de génie de la science-fiction cyberpunk, aujourd’hui dominante, que d’avoir découplé les deux en décrivant des mondes hyper-technologisés tout en étant absolument dystopiques et barbares.
Les technologies incarnent donc toutes les évolutions contemporaines, fussent-elles contradictoires, et d’autant plus pour nos sociétés si techniciennes. Leurs tendances impériales mériteraient d’être étudiées de près.
Premier élément, connu : l’établissement d’une culture planétaire minimale, centrée autour d’un « libéralisme » économique et culturel, porteur du fantasme d’illimitation. Jamais l’humanité dans sa totalité n’avait eu de telles références communes, pivot déterminant le positionnement des uns et des autres, scepticisme, rejet ou, massivement, adhésion. Il y a effectivement par ce biais la constitution d’une aire civilisationnelle couvrant tout le monde connu, condition première d’une installation impériale.
Deuxième élément, également connu : La surveillance, le contrôle et la manipulation ont pris les mêmes proportions. Le réseau internet étant en passe de remplacer tous les liens sociaux directs établis depuis l’aube de l’hominisation, la vie politique, culturelle, sociale et psychique devient dépendante de décisions « techniques » prises par quelques-uns. La restriction des libertés, désormais numériques, par les pays autoritaires, Corée du Nord, mais surtout Chine ou Iran, est évidente, tout autant que la mainmise de quelques multinationales (les GAFAM en particulier, ou leur homologues chinois bien plus inféodés au pouvoir, les BATX [2]) : une désindexation du moteur de recherche Google équivaut à une mort sociale.
Troisième élément, en passe d’être enfin établi malgré son caractère affolant : la régression généralisée induite par l’utilisation massive et permanente des technologies dans tous les domaines. C’est le néo-analphabétisme, l’amnésie fonctionnelle, le narcissisme, l’infantilisme, la disparition de toute maîtrise de l’individu sur son environnement matériel, sa dépendance absolue envers des outils sur lesquels il n’a aucune prise et dont il n’a, pour une part écrasante, aucune compréhension. C’est également le retour en force de pratiques collectives primitives tels que les superstitions, les rumeurs, les fausses informations, la calomnie, la vengeance, le chantage, la paranoïa complotiste, mais aussi l’obsession du lignage à travers l’éventail des procréations médicalement assistées ou la communautarisation au sens large. Le règne des circuits imprimés nous rapprochent désormais bien plus des mentalités traditionnelles, villageoises, tribales, ou de la plèbe de la romanité tardive que de celle de l’« honnête homme » répondant de lui-même et de sa cité.
C’est précisément le quatrième et dernier élément : la formation d’une multitude d’entre-soi à la fois sociaux, culturels, religieux et intellectuels, d’« amis », d’« abonnés », de « followers », de réseaux, de communautés, de clans, de tribus partageant une même sous-culture commune. Ce sont les algorithmes qui enferment l’utilisateur dans son univers familier, tant relationnel que médiatique ; c’est le militant submergé d’informations confortant ad nauseum ses idéologies ; c’est l’immigré quotidiennement au contact du bled et entourés d’étranges autochtones ; c’est l’aspirant au massacre s’abreuvant d’atrocités en circuit fermé. Les technologies contemporaines semblent agir comme un prisme qui diffracte, amplifie et accélère les flux comportementaux – aujourd’hui massivement régressifs. Au fond, les techniques actuelles accompagnent l’élaboration d’une multitude d’autres mondes que celui que nous sommes censés partager, nous isolent de celui-ci, créant des sentiments simultanés d’irréalité et de surréalité, de déréalisation permanente, accroissant d’autant la fascination pour un Réel qui se dérobe, la souffrance, la violence et la mort. La confrontation spasmodique à celles-ci est vécue comme une profonde injustice et suscite d’un côté sidération et déni, de l’autre une recherche passionnée de la banalisation de l’horreur. On assiste bien à la polarisation entre un troupeau sédentaire, pacifique, en quête éperdue de divertissement et des marges barbares qui voient dans le passage à l’acte apocalyptique la seule manière d’exister pleinement.
Type anthropologique
Ce passage d’une société de type « nationale » à une forme « empire » doit évidemment avoir son équivalent au niveau de l’individu, de sa formation psycho-sociale, de son fonctionnement, de ses pathologies.
Les auteurs les plus attentifs se sont attardés à cette transformation du type anthropologique occidental depuis un demi-siècle – les contributions de C. Castoriadis et de C. Lasch étant les plus conséquentes. C’est Marcel Gauchet qui semble en avoir dressé un condensé magistral, au tournant des années 1990, et sa description est saisissante dans ce qu’elle pourrait apprendre de l’individu à venir, du sujet impérial qui vient [3]. L’auteur part précisément de cet apaisement qui semble s’être installé dans les sociétés occidentales de l’après-guerre, succédant à des siècles de conflits religieux, politiques, sociaux, idéologiques. Cette pacification, d’autant plus remarquable qu’elle se renforce avec le début de la crise économique des années 1970, touche bien sûr autant les sociétés que les individus : eux-mêmes quittent cet état de crises psychiques permanentes et quelquefois aiguës, si bien appréhendé par la psychanalyse, pour la résignation du « faire-avec », une recherche de la négociation, une pratique de l’évitement, un primat de la mobilité, tant psychique que sociale, aujourd’hui relookée sous le vocable de « résilience ». Cette « révolution anthropologique » s’ancre dans la dés-institutionnalisation de la famille qui ne joue plus véritablement de rôle socialisant, celui-ci incombant dorénavant à l’école et, au-delà, à l’État – c’est-à-dire la judiciarisation inflationniste du lien social. Ce désengagement de la sphère publique, donc sa destruction, partout observable depuis au moins un demi-siècle, c’est le « repli sur soi », la disparition de toute notion d’intérêt général, la montée lente mais inexorable de la corruption lato sensu et le début du règne de l’opportunisme. Cet individu sans véritable attache, ne se vit plus à l’intérieur d’un corps social dont il serait autant redevable que responsable et ne se considère plus comme un parmi tant d’autres égaux : au fond, il ne se pense plus comme vivant en société. Ses pathologies psychiques seraient dorénavant non plus structurées globalement par le conflit entre des pulsions a-sociales individuelles et des impératifs moraux socialement admis, générateur de symptômes innombrables, mais autour de trois axes : les troubles de l’identité (la difficulté à s’identifier à des figures d’autorité en contexte de désidéalisation généralisée), les rapports aux autres (l’angoisse d’une perte de toute appartenance concomitante à une peur panique de l’altérité) et le passage à l’acte (comme forme de rupture d’avec soi). C’est sans doute à partir de ces profondes mutations qu’il faut comprendre le recours croissant aux traitements psychiatriques ou médicamenteux depuis deux décennies.
Les traits dépeints par M. Gauchet sont frappants dans notre perspective. Mais ce portrait n’est pas celui de l’individu impérial, si jamais il devait advenir, mais celui, « hypercontemporain », de nos sociétés actuelles : il y manque notamment l’identification profonde à sa communauté d’origine et l’acceptation indiscutée du règne de la force. Sans doute est-il possible de le tenir, en attendant des travaux plus poussés, comme une figure de transition vers un hypothétique nouvel ordre, un type intermédiaire entre le citoyen et le sujet impérial.
Un dernier point, concernant le type anthropologique en régime impérial, mais fondamental : il ne peut être unique. Un empire implique au moins trois types d’individus : celui composant le troupeau producteur et pacifié ; celui, issu de la marge, dominant une société conquise et soumise par la violence – ce dernier devant progressivement rejoindre le premier – ; et bien sûr l’individu des marges, intérieures ou extérieures. Ce découpage, on l’a vu, doit également impliquer une forte stratification sociale, donc une différenciation anthropologique équivalente, poussée. Enfin, une société réellement multiculturelle (mais peut-on encore parler d’« une » société ?), c’est-à-dire multi-religieuse, multi-ethnique et multilingue, contient autant de « personnalités de base » que de communautés cohabitantes, celles-ci ne partageant a minima qu’une relative capacité productive et une soumission indiscutée à un autoritarisme surplombant. En ce sens, les types anthropologiques en provenance de zones anciennement impériales et/ou tribales seraient plus proches des matrices comportementales requises que des modes d’être induits par la modernité. Pour le dire autrement : beaucoup d’autochtones pensent encore vivre dans un pays, une nation régie par des institutions – les leurs, qui plus est – tandis qu’un nombre croissant de futurs ou de nouveaux arrivants évoluent d’ores et déjà dans l’empire.
L’ambiance sociale
Le paradoxe est régulièrement rappelé : les sociétés occidentales ne cessent de se pacifier au fil des décennies, et pourtant le célèbre « sentiment d’insécurité » croît continûment. Cette contradiction peut sans doute se résoudre par le fait que l’évolution des rapports sociaux en train de changer radicalement le type de lien social.
Celui qui prévalait dans le cadre de l’État-nation devient peu à peu obsolète, remplacé par un autre qu’il s’agirait de définir. Le terme d’insécurité culturelle en rend partiellement compte, mais il faudrait parler d’insécurité anthropologique, tant ce qui est atteint va bien au-delà d’une culture particulière, mais relève plutôt d’une manière de faire société ou, plus précisément, de ne pas faire société, c’est-à-dire de faire empire.
En régime impérial, multiculturel, le lien social tel qu’on l’entend est restreint à l’appartenance à sa communauté propre, sa religion, son ethnie, son clan, sa famille. Au-delà, les relations sociales élargies et quotidiennes sont prises en charge par l’État et ses services de police et de justice. La régulation des comportements quotidiens flotte donc entre ces deux extrêmes. L’échelle intermédiaire, la nation prise comme collectivité anonyme, identité structurée par une histoire, une culture, un projet politique, ne faisant concrètement plus aucun sens – comme dans beaucoup de pays non-occidentaux. Ce changement du mode de coexister, ce retour à un schéma traditionnel, cette transition implicite est évidemment source de malaises, de frictions, de tensions, de violences.
Violences symboliques des attitudes quotidiennes les plus banales : tenues vestimentaires, utilisation des langues, interaction vie publique / vie privée, occupation de l’espace, registres d’interactions sociales, politesse, codes sociaux, abords des conflits, exercice et sentiment de la justice, etc. L’usage ostentatoire d’une langue étrangère souvent couplé à celui, non moins bruyant, du téléphone portable au milieu d’une foule, témoigne de l’ordinaire diffusion de cette nouvelle socialité : les « autres », littéralement, n’existent plus. Mais violences réelles, bien entendu, que désignent les nouveaux vocables d’incivilités, de harcèlement de rue, provocations, humiliations, conduites dangereuses, guerre des regards, etc., souvent en deçà d’un traitement judiciaire obéissant lui-même à de nouvelles règles tacites résultantes de rapports de force mouvants. La nouvelle brutalité des faits divers, a priori gratuite et sidérante, n’est que le condensat de ces tensions diffuses.
Si, en régime moderne, républicain, tendant à la démocratie, le lien social était chargé de tout un poids politique, il en est donc totalement allégé selon une logique impériale. La sphère publique n’existe pas plus que la chose publique, les affaires publiques, ou les services publics : il n’y a que des instances formant l’enjeu de la concurrence des communautés entre elles. La responsabilité de l’individu est prise dans ce rapport de force, certainement pas dans la notion, déjà obsolète, d’intérêt général. Sans doute faut-il y voir le fait que l’irresponsabilité, dans toutes ses dimensions, semble être devenue aujourd’hui aussi naturelle que la lumière du jour, notamment dans les conversations ou discussions, des plus banales aux plus « savantes ».
L’évolution de la langue
Les travaux d’orientation sur l’étude de l’évolution des langues occidentales dominantes sont essentiellement axés sur leur dérive tendanciellement totalitaire, notamment à partir d’un quasi-Novlang forgé par l’idéologie du politiquement correct des années 1980. Sa fonction est alors essentiellement d’apaiser, de dédramatiser, d’enjouer les relations sociales tout en floutant les normes traditionnellement admises, dans le domaine de l’emploi, des dites minorités, de la famille, etc. Le renforcement de ce Doublethink est devenu spectaculaire ces dix dernières années, essentiellement autour de l’islam, de la délinquance et des migrations, largement observable dans l’écart grandissant entre les paroles tenues et les comportements effectifs.
Mais l’influence des travaux d’Orwell enferme dans l’hyper-rationalité de la logique totalitaire, qui n’est pas à proprement parler impériale : si le totalitarisme vise à forger une nouvelle langue afin d’empêcher formellement la liberté de pensée, la perspective de l’empire serait plus simplement d’« entraîner la plus totale confusion dans les esprits », selon les termes du trop méconnu Aleksander Wat [4]. Son travail, infiniment douloureux, sur le langage stalinien décrit à la fois un relativisme intégral et un conditionnement – l’alliance du Zen et de Pavlov – empêchant l’individu de se référer à un sens des mots précis et stable dans un monde où la notion même de réalité disparaît, engendrant un état de sidération : « Quand les Kolkhosiens, pendant des années, entendent répéter à la radio et voient dans les films que leur table croule sous les victuailles, ils n’ont plus l’idée du mensonge, mais simplement : le monde des choses et des faits est parfaitement dissocié du monde des signes, ce dernier étant un monde sacré. » [5]. Cette dernière expression renverrait à une langue du pouvoir, qui ne correspondrait plus à celle des gens.
Cet aspect recoupe une deuxième évolution contemporaine des langues occidentales dominantes : la dégradation affolante, diagnostiquée depuis des décennies mais reconnue depuis peu, de la syntaxe, du vocabulaire, de l’orthographe et de la grammaire. C’est la condamnation de facto des classes populaires, peu à peu, à la relégation sociale et culturelle par l’usage d’un langage appauvri, affaibli, superficiel, simple support à la communication minimale, privé autant de nuance et de complexité que d’épaisseur historique et d’identification collective. Si le niveau et le type de langue n’ont jamais cessé d’épouser les positions sociales, une société impériale, donc rigide et très fortement hiérarchisée, en fait des frontières infranchissables.
Ce fractionnement vertical serait accompagné, et c’est le troisième et dernier aspect d’une éventuelle transition vers une logique langagière impériale, par un fractionnement horizontal. Car une société véritablement multiculturelle est immanquablement multilingue. C’est ainsi que l’on pourrait comprendre la prolifération actuelle des jargons techniques (managériaux, militaires, informatiques...) et leur contagion à la langue commune, mais surtout la multiplication des néo-accents (l’accent « noir » aux États-Unis, « jamaïcain » en Angleterre, « du 9-3 » en France) et d’expressions étrangères, le mélange de langues, voire l’affirmation décomplexée d’une non-maîtrise de la langue autochtone au profit de la langue maternelle communautaire, chacun affirmant ainsi sa place et sa trajectoire dans la société. Le français courant, par exemple, ou l’anglais, par leur affaiblissement, seraient ainsi destinés à tomber au rang langues véhiculaires, globish, lingua franca, pidgin. Dans une société impériale achevée, la fragmentation verticale et horizontale se recoupent totalement, la langue du pouvoir n’étant plus celle des populations dominées.
L’éducation et la culture
G. Martinez-Gros voit, à juste titre, dans l’extension de l’éducation à la quasi-totalité de l’humanité un signe indubitable de la sédentarisation globale des populations (BHE, p. 203 sqq). S’il est difficile de se prononcer d’une manière générale, les grandes tendances quant au contenu de l’éducation occidentale ne font guère de doute.
D’abord l’éducation au sens étroit n’est plus le propre de l’état d’enfance : c’est la totalité des populations qui sont aujourd’hui à éduquer, notamment à travers la « culture » que l’État a pris en charge accompagnant l’extinction des dernières cultures populaires autochtones [6]. Le contenu de cet enseignement généralisé est évidemment imbibé du relativisme le plus obscène et liquide les derniers restes des Humanités qui visaient à donner à l’individu un minimum de repères affectifs et intellectuels. L’existence de larges pans de population éduqués et entretenus dans cette culture par des institutions, était au fondement du principe démocratique : elle est largement remise en cause – que l’on pense à ce qu’étaient et sont devenus, par exemple, le quotidien Le Monde, la radio France Culture ou les éditions Gallimard. Ce que C. Castoriadis appelait « montée de l’insignifiance » prend aujourd’hui un sens particulier : la pseudo-valorisation des « autres cultures » rivalise de mépris et d’ignorance, mais a pour effet d’accompagner une xénophilie irréelle [7], couplée à un culte de la « mobilité » et du « nomadisme », qui renverse effectivement l’attachement à un héritage culturel au profit des identités particulières pourvu qu’elles soient exogènes [8]. Dans les établissements scolaires, la plus grande masse est donc renvoyée à ses origines sociales ou, de plus en plus, ethnico-religieuses, et maintenue, sous couvert d’un vernis culturel fortement idéologisé, dans l’apathie politique et la soumission. Les marges intérieures y font l’expérience dès le plus jeune âge de l’exclusion, de la prédation, et de l’installation de clivages apparemment irréductibles et définitifs. Il ne semble plus subsister que la volonté d’une reproduction rétrécie des élites, permettant aux différents appareils de pouvoir de continuer leur fonctionnement technique et gestionnaire tandis que les populations évoluent dans un monde devenant progressivement incompréhensible et obscur.
Le complotisme
C’est sans doute dans la propagation fulgurante du complotisme, notamment chez les jeunes générations, que l’on trouvera le signe le plus évident d’une tiers-mondisation de l’Occident, sinon d’une mise en route rapide de la logique impériale dans les têtes.
Car la mécanique complotiste ou conspirationniste repose sur le postulat absolu que le peuple n’a et ne peut avoir d’action consciente, cohérente et volontaire, comme cela a été le cas en Europe pendant cinq ou six siècles, y compris sous forme de foule [9]. Le complotisme est le jeu intellectuel du peuple-bétail réduit à spéculer sur les intentions des puissants – rendus de ce fait plus puissants encore – et des calculs supposés des divers clans, groupes, ethnies, communautés, lobbies qui les courtisent. Le complotisme est le lot traditionnel des peuples aliénés, et d’abord aliénés à eux-mêmes, à leurs identités, croyances et totems, incapables de sortir de la posture victimaire, du statut d’objet, pour se poser en sujets politiques et interroger d’abord leur propre passivité, soumission, complicité, faiblesse, bref, leur impuissance à former société sans figure tutélaire. Ce n’est certainement pas un hasard s’il est la ligne de défense ancestrale de l’islam [10], qui renaît aujourd’hui sous diverses formes, comme l’accusation délirante d’« islamophobie ».
II – Contre-tendances
L’empilement d’arguments en faveur d’un retour des logiques impériales pourrait faire croire que ce texte, derrière la tentative de nourrir une hypothèse, présente en fait une certitude et qu’il cherche à emporter l’assentiment du lecteur plutôt que de faire appel à son discernement. Finissons donc en évoquant brièvement quelques contre-tendances qui s’opposent à cette nouvelle poussée impériale dans l’histoire de l’Occident, mais dont la formulation ne saurait être définitive. Ces verrous qui freinent ou empêchent l’installation véritable d’une logique impériale, le lecteur les a déjà pressentis dans l’insuffisance de chacun des points abordés.
Le verrou écologique
Il y a d’abord, bien entendu, le verrou écologique/énergétique : tant que les sociétés mondiales disposeront de la manne hydrocarbonée, le « développement » industriel de type occidental se poursuivra et produira des taux de croissance toujours supérieurs à celui que peut produire le pillage organisé par un État impérial. Le maintien de la société de consommation, ou sa perspective crédible, directement dépendante des volumes d’extraction minière des sources d’énergie et de matières premières, reste le principal obstacle au basculement des masses dans un monde impérial tenu par la contrainte idéologique et physique. L’attrition globale doit théoriquement commencer sérieusement autour du milieu du XXIe siècle, abstraction faite des facteurs d’instabilité déterminants (géopolitique, climatique, etc.) qui pourraient en hâter le surgissement, voire le précipiter. Mais la transition énergétique, qui sera en réalité subie et inorganisée, a déjà commencée et représente un facteur énorme de réorganisation des sociétés.
Le verrou capitaliste
Un régime économique de type impérial est absolument étatique et fondamentalement incompatible avec le mode de production de type capitaliste. Celui-ci exige une « république autonome de la production et du commerce », selon l’expression de R. L. Heilbroner [11], l’institution de longues chaînes d’intermédiaires totalement indépendants [12], c’est-à-dire une gestion réellement privée de la sphère productive et un accès au surplus par l’État qui se fait indirectement, et sans appel immédiat à la force. L’émergence d’une dualité État/Marché correspond à l’autonomisation relative de l’économie (cf. La grande transformation de K. Polanyi) vis-à-vis du politique, alors que l’État impérial seul ponctionne, accumule et redistribue. Il semblerait même que les mutations des mécanismes capitalistes depuis trente ans aient effectués un saut qualitatif dans la complexité des chaînes d’intermédiaires, afin de compenser la baisse de croissance en gagnant en souplesse [13]. Les États semblent parallèlement perdre leurs leviers d’action, même si des revirements se dessinent (protectionnisme).
Il y a donc là un verrou particulièrement fort, là aussi corrélé aux ressources géologiques mais également à l’inventivité entrepreneuriale – toutes deux en voie d’épuisement. L’expérience des régimes totalitaires de type soviétique montre que l’institution, historiquement récente, d’États abolissant l’indépendance de la sphère productive est parfaitement imaginable [14].
Le verrou géopolitique
Un véritable empire ne peut être que mondial, et l’on distingue mal, aujourd’hui, son organisation concrète. L’argument selon lequel la logique khaldounienne est impossible, les limes, marches et confins n’ayant plus d’existence physique à l’ère planétaire paraît faible. L’histoire a montré de nombreuses constitutions de marges intérieures (les Ming, par exemple) et l’emprise impériale n’est jamais totale sur l’ensemble de ses provinces, qu’il régente par la force mais qui sont en réalité de composition ethnico-religieuse, d’intérêt économique et de poids démographique fort différents. Au demeurant, l’« ennemi intérieur » permet une prise en tenailles des populations productives les plus susceptibles de se révolter [15], et il semblerait que la violence endogène sécrétée par les bidonvilles, les camps de réfugiés, les pirates, les favelas ou les banlieues en donne un bon aperçu. L’idée, tenace, d’une mondialisation techno-économique sinon heureuse, du moins homogène et uniformisante appartient déjà, de fait, à l’époque révolue de la fin du XXe siècle.
Autre chose est l’unification géopolitique concrète autour d’un centre impérial. Celle-ci aurait pu se réaliser en Occident, lors de la disparition des blocs « communistes » russe et chinois vers 1990, et elle a été commentée jusqu’au début des années 2000, notamment lors de la seconde guerre du golfe qui a vu se cristalliser les divergences turques et surtout européennes. Depuis aucun alignement ne s’est opéré ni du côté russe, ni du côté chinois et encore moins dans la zone musulmane, tandis que l’Occident – États-Unis en tête – peine et rechigne toujours à se constituer en empire.
Il est par contre possible que se forment des ensembles quasi-impériaux, recoupant peu ou prou les découpages en aires civilisationnelles, chacun appliquant à sa manière une logique impériale de type khadounienne. Mais une coexistence de telles entités s’avérerait instable : cette configuration pourrait évoluer vers une réelle multipolarité plus ou moins antagoniste, on l’a vu, mais aboutissant à la domination de l’un des pôles l’emportant à terme sur les autres – l’OTAN, par exemple. Mais cette dernière perspective paraît lointaine et l’aire occidentale ne pourrait adopter réellement une forme impériale que dans un état de détresse extrême et surtout adossée à un proto-empire déjà en constitution, d’origine musulmane ou russe, par exemple.
Il est également possible que s’organise, selon le projet oligarchique actuel [16], une continuité entre grandes métropoles, un archipel urbain, constituant le noyau réticulaire d’un empire, regroupant New York, Londres, Paris, Berlin, Pékin, Shangaï, Hong-Kong, Tokyo… Cela exigerait une véritable homogénéisation des politiques locales, notamment en matière d’immigration, c’est-à-dire la disparition effective de tout caractère national (y compris oligarchique), et ce n’est pas, là aussi, l’évolution actuelle. L’État-nation reste, encore et malgré tout, le centre de commande permettant une action efficace dans un large périmètre : ni sa strate inférieure, les régions, ni celles supra-nationales, UE ou ONU, ne parviennent à orienter réellement les gestions de territoires sans passer par son intermédiaire.
Le verrou populaire
La dernière contre-tendance vient des peuples, essentiellement occidentaux, attachés viscéralement au cadre moderne, et notamment national, le seul permettant une souveraineté démocratique effective. Le vocable « populisme » utilisé par les cercles médiatico-politiques pour décrire cette dynamique qui englobe tellement de courants différents contient une vérité : ce sont des mouvements viscéralement opposés à la logique impériale qui s’instille.
On peut, de ce point de vue, placer dans un même ensemble les mouvements sociaux luttant contre la domestication du secteur productif et sa mise en concurrence mondialisée, l’angoisse face à la régression de la condition féminine, l’opposition au relativisme absolu qui guide les diverses réformes sociétales, l’inquiétude grandissante à voir les frontières disparaître face aux flux migratoires, la solidarité face au délabrement des forces armées et policières, l’attachement aux références nationales et aux traditions autochtones, l’indignation face aux complicités islamo-gauchistes, la défiance généralisée vis-à-vis des canaux officiels d’information et des appareils de gestion politique, et la panique latente face aux dévastations écologiques à toutes les échelles. Cet ensemble apparemment disparate, résolument illisible selon les grilles idéologiques héritées, traverse le vote du Brexit, l’élection de D. Trump, les succès et les tâtonnements de Podemos ou de M5S en Espagne et en Italie, la contestation en Guyane du printemps 2017, les sécessions de l’Europe de l’Est, l’audience de la prétendue « fachosphère » en France – ou de l’« Alt-right » aux États-Unis – ou la porosité des électorats de J.-L. Mélenchon et de M. Le Pen. Réduire ce « populisme » aux éléments extrémistes et démagogiques fortement idéologiques qui l’instrumentalisent et le courtisent empêche d’en cerner la nature, fondamentalement conservatrice face à la déréliction de l’Occident et sa récente perméabilité aux mécanismes impériaux. Constituée de courants authentiquement populaires, cette réaction pénètre peu à peu les couches supérieures de la société, journalistes, essayistes, universitaires, élus et militants qui s’opposent frontalement à l’idéologie du gauchisme culturel dominant depuis maintenant près de quarante ans. Les ouvrages cités nous semblent y appartenir et contredisent, de par leur existence même, les propos fort alarmistes qui s’y développent. L’Occident pourrait ne pas avoir dit son dernier mot...
L’enjeu, crucial, est évidemment que cette mise en mouvement, lente mais déterminée, parvienne à trouver une formulation d’elle-même qui pose en de nouveaux termes les grandes questions qu’elle soulève confusément. Et, par-dessus tout, à reprendre pour elle-même les ambitions du projet d’autonomie telles que l’Occident les a portées et qui l’ont modelé.
***
Qu’une logique impériale soit à nouveau à l’œuvre fait peu de doute, comme il semble avéré qu’elle suggère un horizon possible pour l’humanité présente et future. Le XXe siècle a eu à l’affronter sous la forme du totalitarisme [17], mais son apparence présente est encore déroutante, tant elle dépayse les esprits habitués au cadre moderne. Sa propagation suit des lignes erratiques et apparaît, à première vue, comme un désordre sans nom. C’est que les poussées impériales mobilisent des mécanismes archaïques et si peu conscients qu’ils agissent dans l’ombre d’une myriade de comportements et de phénomènes apparemment bénins ou au sens incertain. C’est ainsi que les tendances que nous avons esquissés semblent converger pour ronger les cadres d’action et de pensée forgés par l’Occident et en un sens, nous dit G. Martinez-Gros, l’empire est déjà là. Il ne s’agit plus d’une hypothèse, mais bien d’un horizon, un devenir possible de notre monde, dont l’attraction fait déjà sentir ses effets et déforme notre présent. Mais sa mise en place effective est sans doute encore lointaine et sinueuse et n’a, surtout, rien d’inéluctable. Le réveil de forces populaires enfouies auquel nous assistons pourrait démentir les perspectives ici esquissées, à condition de retrouver dans notre héritage tout ce qui nous rend encore capables de comprendre ce qui nous arrive.
Lieux Communs
Août 2017 – mars 2018
Commentaires