Ce texte fait partie de la brochure n°23 « L’horizon impérial »
Sociétés chaotiques et logique d’empire
Elle est en vente pour 3 € dans nos librairies. Les achats permettent notre auto-financement et constitue un soutien aux librairies indépendantes (vous pouvez également nous aider à la diffusion).
Sommaire :
- L’horizon impérial — ci-dessous...
I – Recoupements 1 – Empire et polycentrisme |
2 – Guerres impériales et guerres modernes 3 – L’idéologie impériale |
4 – L’Empire et la réalité multiculturelle 5 – Empire et mécanismes capitalistes 6 – Empire et écologie III – Contre-tendances Conclusion |
L’histoire présente dément tous les schémas préconçus, et nous n’échappons pas à la règle, nous qui avons espéré, cru et, pour certains d’entre nous, travaillons toujours dans une perspective d’émancipation individuelle et collective du genre humain [1]. Sans doute sommes-nous mêmes les plus déconcertés, les plus consternés aussi, de la direction que semble prendre l’histoire contemporaine, à travers ses grandes inflexions comme ses plus menus faits divers, sans même plus savoir ce qui relève des unes ou des autres [2].
En guise de préliminaire, et avant de présenter notre hypothèse principale, il faudrait entrevoir la manière dont chacun de nous appréhende l’avenir, les grands schémas que nous projetons sur notre futur, que nous forgeons plus ou moins consciemment et que traduisent nos comportements quotidiens. En schématisant, il est possible de dégager trois grandes tendances : soit considérer que tout va continuer « normalement », soit que nous allons vers un régime autoritaire, soit plutôt vers un chaos.
Le présent perpétuel
La première tendance exprime le souhait que tout continue, et c’est bien entendu la plus répandue dans la population : les crises vont passer, se résorber, se résoudre progressivement. C’est la version revue à la baisse d’un progressisme auquel plus personne ne croit réellement. Cette hypothèse a pour elle un certain nombre d’arguments incontestables, et notamment les multiples améliorations de la condition de l’individu depuis un demi-siècle : recul de la pauvreté, assouplissement des mœurs, obtention de nouveaux droits, déclin de la violence, progrès technologiques, etc. La puissance de ces évolutions, qui ont traversé cahin-caha le siècle dernier, distille le sentiment profond d’une civilisation parvenue à une sorte d’aboutissement, de fin de l’Histoire, qui ne pourrait que se perpétrer et représenter le point d’aboutissement de toutes les sociétés humaines.
S’il reste la boussole fondamentale de la plupart des paroles et des actes de tous les jours – c’est ainsi que nous vivons tous, plus ou moins – ce discours optimiste ne s’entend plus guère explicitement. Car évidemment des phénomènes nouveaux, ou perçus comme tels, ont surgi depuis trente ans et ruinent radicalement ce « présentisme ». C’est d’abord le constat tenace que non seulement le modèle occidental peine à s’exporter, mais qu’il « craque » de l’intérieur, ne parvient plus à se reproduire : c’est le délitement progressif des droits sociaux, le déraillement ou la paralysie des procédures démocratiques, la « déculturation » générale, la fragmentation de la population et des territoires selon des lignes ethnico-religieuses, ou encore la métamorphose de la culture en pur divertissement, pour ne prendre que quelques exemples. C’est ensuite la question dite « écologique », absolument alarmante, qu’on préfère ne pas considérer sérieusement alors que les mauvaises nouvelles s’accumulent continuellement. Enfin, c’est l’émergence de dynamiques géopolitiques croissantes comme l’économie asiatique, la religion musulmane, la violence latino-américaine ou la démographie africaine, aux effets internationaux si peu éloignées qu’ils s’invitent de plus en plus au coin de la rue. Ces processus de fond, ces « crises totales », sont l’objet d’un déni puissant mais suscitent une angoisse souterraine, provoquant de multiples réactions. La plus massive est un conservatisme actif, une volonté opiniâtre de maintenir, coûte que coûte, la tranquillité publique et le niveau de vie. Elle est observable par exemple dans les grandes mobilisations collectives comme les « mouvements sociaux », y compris leurs franges radicales comme les « indignés », ou dans les réactions plus viscérales comme les rassemblements du 11 janvier 2015. Pour les populations, conscientes qu’un équilibre très instable s’est installé, les comportements visent à maintenir la société en l’état, à la rapiécer en permanence pour que tout continue, malgré tout. Il y a fort à croire que cette posture autocicatrisante constitue la principale force d’inertie face à tous les dérèglements en cours. L’adhésion des populations à leur société ne constitue-t-elle pas le ressort fondamental, en dernière analyse, permettant au « système » de se perpétrer à travers l’histoire malgré ses crises et ses contradictions, de maintenir ses grands schémas directeurs et l’apparence de la paix sociale tout en se délabrant continuellement ?
Le régime autoritaire
La deuxième hypothèse est l’installation, progressive ou brutale, d’un régime autoritaire. C’est le spectre de « l’extrême droite » brandi depuis des décennies par le gauchisme culturel, et principal moteur de son hégémonie idéologique permettant tous les chantages. Mais si des éléments politiques authentiquement totalitaires existent, ils viennent précisément de ceux qui se réclament de l’« antifascisme » [3] dignes héritiers des monstruosités bolcheviques. Car on retrouve effectivement aujourd’hui des éléments tendanciellement totalitaires au sein des sociétés occidentales : l’émergence, via le « politiquement correct » d’une véritable Novlangue ; des atteintes véritables à la liberté d’expression dans la chasse militante aux crimepensée autant que dans la réclusion ou l’exécution d’opposants à l’islam ; la constitution d’une oligarchie médiatico-politique parallèlement à un arbitraire judiciaire grandissant, appuyé sur une inflation législative sans précédent ; une volonté de rééduquer les populations occidentales (à « l’écologie », contre le racisme ou le sexisme, etc) et de remodeler l’histoire et le patrimoine selon ces critères ; l’infiltration jusque dans l’intimité des technologies de surveillance ; la disparition d’une consistance populaire capable de résister ; etc.
Pour autant, des éléments cruciaux d’un régime totalitaire manquent absolument. En premier lieu l’existence d’un État fort. La déliquescence de l’État occidental comme organe de direction globale de la société le transforme en un appareil de gestion techno-bureaucrtique sans vision d’ensemble palliant aux affaires courantes suivant un rythme électoral et largement dépassé par les événements. Plus important encore : le centre de gravité de tout régime autoritaire que sont les forces de répression, armée, gendarmerie, police, gardiens, etc. paraît abandonné des pouvoirs publics. Par voie de conséquence, les frontières nationales semblent comme « floutées », à la fois déléguées à l’Union Européenne, externalisées à des pays tiers (Turquie, Libye, Algérie...), tandis que des frontières réelles apparaissent au sein d’un territoire multiplement clivé et en voie d’ensauvagement rapide, formant autant d’enclaves qui échappent au contrôle étatique. Enfin, la société elle-même ne semble en rien prête à endurer un état de guerre permanent, les privations, l’obéissance, les exécutions et exterminations qui caractérisent un régime totalitaire : c’est aujourd’hui le niveau de vie qui assurent la « cohésion sociale » et l’individu contemporain, capricieux et narcissique, ne marche plus au pas que pour consommer. Là aussi, aux signes multiples et incontestables annonçant un tropisme totalitaire répondent un ensemble de faits qui les contrarient absolument.
Le chaos
Troisième et dernière tendance ou hypothèse, plus insidieuse, celle du chaos. Pressentie par beaucoup, elle est revendiquée par les courants les plus destructeurs, notamment ceux porteurs du millénarisme musulman qui s’y alimentent, mais également les milieux communautaires les plus animés par le ressentiment post-colonial, qui y verraient une revanche historique, ainsi que par leurs compagnons de route issus du gauchisme. Ils ont pour eux une situation globale instable et absolument incontrôlée, au point que l’installation d’un désordre durable, brutal ou à bas bruit, est une perspective plus que vraisemblable. À dire vrai, elle n’est déjà plus une éventualité : le chaos s’insinue dès à présent dans les zones aux marges de l’ordre officiel, et de moins en moins discrètement. En réalité, nous sommes déjà entrés dans un monde très particulier, celui de l’anomie [4] – qui n’est déjà plus celui de l’autonomie, mais pas encore celui de l’hétéronomie – c’est-à-dire de la suspension plus ou moins importante et plus ou moins rationalisée de toutes les normes qui régulaient les sociétés humaines. Le chaos court donc déjà, mais il ne dit pas grand-chose tant ses figures sont infinies et ses degrés variables. Entre l’état actuel, invisible à qui ne veut pas voir et qui pourrait durer, et une réaction en chaîne de catastrophes aboutissant à un cataclysme planétaire – possibilité envisageable – il y a tout un dégradé, qui va de la guerre civile latente ou de basse intensité à la balkanisation ou libanisation sans qu’un régime stable ne finisse par s’installer. À la fois corrupteur progressif des équilibres en place, le chaos est également vecteur de recompositions insoupçonnées des pouvoirs : il peut donc être une étape de transition qui, si elle est plus que probable, n’apprend rien en elle-même sur les formes de vie sociale à venir.
Que peut-on dégager de ce rapide tour d’horizon ? Qu’aucun grand schéma en circulation ne répond à la réalité alors que chacun d’entre eux fait ressortir de véritables tendances : une volonté populaire viscérale que « tout continue » ; un durcissement progressif des oligarchies envers les populations ; une montée protéiforme des désordres de toute sorte. Difficile de distinguer a priori une forme sociale-historique capable de concilier de telles contradictions.
***
Rarement dans l’histoire l’avenir aura paru aussi insaisissable, détruisant par là toute capacité d’agir pour orienter le cours des choses. Nous-mêmes n’échappons pas à la règle, mais notre perplexité, justement de par sa profondeur, pourrait nous rendre plus sensibles que d’autres à l’ampleur des bouleversements contemporains, et peut-être plus aptes à en deviner la cohérence, si elle existe.
Pourquoi un tel privilège ? Parce que reprenant à notre compte le projet d’auto-transformation de la société, nous mesurons combien les mutations en cours ne relèvent plus d’une visée humaine explicite. Autrement dit : héritiers des mouvements ouvriers qui ont porté tout ce qui rend nos sociétés moins haïssables que d’autres, nous voyons dans leur disparition celle de l’intervention des gens sur le terrain où se décide leur sort, l’irruption du peuple dans le cours de l’Histoire. Beaucoup se sont réjouis de la fin de la conflictualité sociale – ou ne l’ont jamais admise – sans réaliser que c’était là la spécificité de l’Occident qui disparaissait, du moins celle à laquelle nous tenons plus que toute autre. Nous réalisons progressivement que ce que nous vivons n’est pas seulement la fin d’un type de société, mais bien la fin d’un type de civilisation, où a cheminé pendant des siècles le projet de justice sociale, de liberté individuelle et collective, d’égalité entre tous. Il s’agit donc bien plus que d’un simple repositionnement de notre époque vis-à-vis de la modernité, comme le laissent entendre les termes de post- ou d’hyper-modernité : ceux qui s’en satisfont refusent de voir qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle variante de notre univers familier, mais plutôt d’une rupture radicale, puisque signifiant l’épuisement historique d’un vaste mouvement d’auto-transformation bien antérieur, puisque commencé au moins à la Renaissance et irriguant la totalité de la société, de l’exercice de la science aux rapports entre les sexes. Et, surtout, ils ignorent, ou feignent d’ignorer, que s’éteint avec lui une créativité historique exceptionnelle dans l’humanité, ce qui revient à dire que l’on ne peut qu’assister, in fine, à une régression menant à un retour des mécanismes traditionnels, millénaires, hétéronomes.
C’est dans ce cadre que se situe l’hypothèse qu’explore ce texte.
La logique impériale selon Ibn Khaldoun
Le terme d’Empire revient régulièrement lorsqu’il est question d’histoire longue, mais il est d’un accès difficile. D’abord pour des raisons idéologiques : utilisé principalement à propos des conquêtes européennes pour décrire la période coloniale, le terme a été approprié par le marxisme-léninisme qui a forgé dans l’imaginaire contemporain un impérialisme d’origine ontologiquement occidental. Cet ethnocentrisme se poursuit aujourd’hui dans les marges gauchistes et connaît quelques reviviscences auprès d’idéologues marxistoïdes (A. Negri, E. Todd ou A. Soral) depuis l’émergence des États-Unis comme seule puissance mondiale au tournant des années 1990. L’emploi du mot est alors bien plus polémique qu’heuristique [5], et se justifie plus par ses visées démagogiques et ses connotations populaires (entre les fastes des péplums et l’interminable Star Wars) que par une démarche rationnelle. La seconde difficulté est due à la chose même, à ses manifestations multiples et variées dans l’histoire de l’humanité et à la confusion entre hegemon, puissance régionale, et puissance de conquête. Sa résurgence dans le débat universitaire depuis quelques années est symptomatique, tout comme l’est, en parallèle, la restauration du Moyen Âge ou des Grandes Invasions comme époques heureuses [6]. Mais cet engouement ne débouche, comme à l’accoutumée, sur aucune clarification substantielle selon les anciens critères intellectuels [7]. Tout se passe comme si notre époque, dans son relativisme stérile, s’était enfermée dans une incapacité à s’extraire d’elle-même pour, au fond, projeter sur l’histoire ses fantasmes de continuité civilisationnelle et conjurer ses peurs. Il faudrait pourtant y parvenir pour comprendre, donc imaginer, les transformations en cours.
Telle est la démarche d’un discret professeur d’histoire de l’islam médiéval, Gabriel Martinez-Gros, dont il nous faut résumer brièvement la trajectoire intellectuelle. Une partie de ses travaux, sans doute les plus novateurs, se consacrent à un penseur du XIVe siècle, Ibn Khaldoun (1332-1406), authentique penseur arabo-musulman et reconnu comme tel – sa statue trône au centre de Tunis, dont il est originaire – tandis que son nom est quasi inconnu en Europe aux non-spécialistes. Ayant vécu à la fin de la grandeur de sa civilisation arabo-musulmane, il s’est particulièrement distingué en cherchant à formuler les constantes universelles de l’histoire humaine à partir de l’analyse historique et ethnologique de son aire civilisationnelle. Son œuvre, réduite à son introduction, Al-Muqaddima [8], n’est pas d’une compréhension facile et c’est à son interprétation que G. Martinez-Gros s’est attelé, en cherchant à mettre à l’épreuve la grille de lecture khaldounienne. Celle-ci cherche à rendre compte du fonctionnement effectif de l’empire arabo-musulman et dégage ainsi une dynamique cyclique que l’on peut résumer, en première approche et brièvement, en trois points :
– la fondation de l’empire se fait par la prise de pouvoir violente par une minorité tribale, ethnique, soudée et déterminée, issue des marges, du limes ;
– constituée en État, cette nouvelle dynastie impose aux populations citadines, productives et désarmées qu’elle protège dorénavant une ponction fiscale assurant une accumulation de richesse ;
– cette nouvelle couche dominante se civilise en quelques générations, se convertit à l’hédonisme et la passivité des conquis, rendant l’empire à nouveau vulnérable à d’autres tribus violentes des confins qui opéreront sa refondation selon les mêmes lignes.
Cette dynamique impériale, originale, est peut-être la seule qui respecte profondément la définition première de l’imperium – le pouvoir du glaive. Elle connaît de hauts degrés de sophistication, mais est en réalité une systématisation du principe universel du tribut exigé des vaincus par le conquérant. Sur le plan psychique, elle mobilise deux affects élémentaires : d’un côté la convoitise des richesses d’autrui, de l’autre la peur animale de la violence et de la mort. C’est cet archaïsme, cette simplicité et donc cette universalité qui expliquerait sa persistance dans l’histoire. Cette dialectique entre le Bédouin et le Sédentaire, G. Martinez-Gros l’applique à la lettre à l’histoire de l’empire arabo-musulman, dans un livre touffu paru en 2006, Ibn Khaldoun et les sept vies de l’islam [9] (noté ici IK), où se succèdent les dynasties arabes, perses, berbères, slaves, kurdes, franques, turques. Il y décrit une authentique et remarquable pensée politique qui mériterait effectivement d’entrer en dialogue avec les travaux d’un Montesquieu, un Tocqueville (p. 253) un Weber, un Durkheim (p.264), un Marx (p. 231 sqq.) ou même un Hegel et sa dialectique du maître et de l’esclave.
Il lui restait à l’éprouver en élargissant l’analyse à d’autres civilisations : c’est l’objet de la totalité de sa Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent [10] (2014, noté ici BHE). Le travail est impressionnant par son ampleur, puisque de l’invention de la première forme-empire chez les Assyriens du VIIIe siècle av. J.-C. jusqu’à l’empire des Indes britanniques finissant du XIXe siècle, c’est l’histoire dite romaine, chinoise, arabe et indienne qui est examinée – seules les civilisations méso-américaines sont éludées, faute de connaissances suffisantes avoue l’auteur (n. 2 p. 38). Le panorama, très documenté, est d’autant plus convaincant que nombre de phénomènes démographiques, culturels ou militaires prennent un sens tout à fait particulier. On pourrait certainement lui reprocher un aspect diachronique qui laisse entendre une évolution mondiale, trans-civilisationnelle, des caractéristiques impériales. Mais la discussion générale de la théorie khaldounienne selon G. Martinez-Gros ne prend son intérêt réel qu’à partir de sa confrontation avec son Autre, l’Occident (IK p. 246, BHE p. 187 sqq.). La dynamique impériale, ces vagues successives qui viennent régulièrement des marges de l’Empire, des confins sauvages, pour conquérir et régénérer une société pacifiée et vulnérable, cette séparation claire et indiscutable entre les fonctions productives et le monopole de la violence, la domination d’un État despotique créant la richesse par l’impôt, rien de tout cela, d’après G. Martinez-Gros, n’est applicable à l’Occident à partir du XIe siècle. En Europe apparaît effectivement à partir du haut Moyen Âge une civilisation qui va peu à peu s’affirmer fondamentalement originale : un civilisation urbaine éparpillée émerge sans État central ; la richesse est décuplée sans s’alimenter à l’impôt ni dépendre de l’État ; les croissances démographique et économique sont découplées ; les marges sont intégrées sans leur déléguer la fonction de violence ; l’institution du pouvoir par la conquête est exceptionnelle ; la généralisation du peuple en arme rend indistinct le producteur du guerrier.
Mais cette dichotomie historique s’estomperait aujourd’hui : les évolutions internes de l’Occident le rendraient sujet à l’installation en son sein d’une logique d’empire (IK p. 259 sqq., BHE p. 201 sqq.)
Retour des mécanismes impériaux
C’est à cette sombre perspective que G. Martinez-Gros a consacré son dernier ouvrage, Fascination du djihad. Fureurs islamistes et défaite de la paix [11] (2016, noté FD). Derrière un titre d’éditeur et en moins d’une centaine de pages, il expose une interprétation de l’offensive du djihadisme contemporain éminemment fertile, puisqu’elle permet de subsumer une quantité impressionnante de faits et d’événements épars et a priori sans direction définie ni rapports entre eux, bousculant toutes les conceptions historiques en cours. Cette dernière caractéristique explique à elle seule les difficultés de diffusion et de mise en discussion de sa thèse [12].
Celle-ci est malheureusement simple : l’Occident tel qu’il a échappé ontologiquement à la logique impériale par son polycentrisme généralisé, par l’invention d’une échelle de souveraineté inconnue jusqu’à lui, la Nation, par la création de sources de richesse indépendantes du pouvoir et par la constitution d’une armée de citoyens, cet Occident disparaît sous nos yeux. Cette modernité, qui s’était partiellement étendue au reste du monde comme aboutissement indépassable de l’Histoire, n’aurait été qu’une parenthèse, qui se referme. Nous assisterions au grand retour de la logique antique de l’empire tel qu’Ibn Khaldoun l’avait formulée. Les tribus violentes partant à l’assaut de la ville-continent qu’est l’Occident historique – Europe, États-Unis, Australie – appartiennent autant à l’islamisme international qu’aux gangs latinos et à toutes ces zones grises où l’État recule ou s’effondre à l’échelle de pays, de régions ou de quartiers, trous noirs géopolitiques où se fomente une culture guerrière, et dont le succès est à l’exacte mesure du réveil des mécanismes khaldouniens.
C’est à la discussion de cette thèse que le présent texte est entièrement consacré.
L’intérêt que nous portons à la logique d’empire d’Ibn Khaldoun ne surgit pas ex nihilo. Il est nourri depuis quelques années par d’autres travaux contemporains qui seront ici convoqués pour leur caractère exceptionnellement stimulant. Car bien que l’époque contemporaine soit à la répétition, à la confusion et au n’importe quoi, un petit nombre d’ouvrages, fort divers dans leurs thèmes et aux auteurs très différents et sans contacts entre eux, offrent des vues particulièrement incisives sous des dehors quelconques, chacun dans leurs domaines respectifs. Ils prennent, à la lumière de la thèse d’un retour de la logique impériale, une cohérence certaine qui nous paraîtrait pouvoir participer à la constitution d’un nouveau paradigme politique, à la fois très dépaysant mais fort consistant.
C’est donc à travers l’analyse de chacun d’eux que se déroulera la discussion, formant cette première et plus importante partie de notre texte (Recoupements). La deuxième partie recensera quelques aspects épars de nos sociétés paraissant, a priori, participer à ce même argumentaire (Autres dimensions).
Nullement improvisé, donc, notre intérêt ne se veut pas non plus un enthousiasme aveugle : il s’agit ici d’argumenter à propos d’une hypothèse qui nous semble éminemment fertile mais à éprouver au contact de l’histoire présente, certainement pas de proclamer une vérité enfin advenue. La troisième et dernière partie sera ainsi consacrée aux verrous ou aux Contre-tendances que nous croyons voir à l’œuvre et que la logique d’empire rencontrerait pour se déployer dans les sociétés contemporaines.
I – Recoupements
En convoquant de multiples auteurs, peu ou pas connus pour la plupart, analysant chacun une discipline particulière pour décrire des réalités dérangeantes, l’approche originale de cette partie pourra dérouter. Il n’est donc sans doute pas superflu de donner au lecteur une vue d’ensemble de la progression suivie.
La première étape sera de valider l’opposition formulée par G. Martinez-Gros entre Empire et Occident à travers une lecture globale de l’histoire humaine suivant un angle inédit. La deuxième abordera, toujours d’un point de vue historique, la question de la violence militaire, si centrale dans la thèse d’Ibn Khaldoun, du point de vue impérial et du point de vue occidental, en liant l’institution de l’armée au type de société et de culture qui la porte. L’aspect idéologique dans l’empire sera exploré dans la partie suivante en tentant de discerner, dans l’idéologie contemporaine et ses fondements, ce qui pourrait désarmer l’Occident contemporain. La formation des marges, à travers le traitement de l’immigration, particulièrement musulmane, ainsi que ses conséquences sur le découpage du territoire et les rapports des classes sociales formeront le point suivant. Puis l’angle économique sera traité à partir des mutations des mécanismes capitalistes, théoriquement incompatibles avec le régime impérial. Enfin, c’est l’étude de la situation écologique comme pouvant participer au processus d’impérialisation qui achèvera ce premier tour d’horizon.
1 – Empire et polycentrisme
L’opposition fondamentale Empire/Occident, qui ressort si clairement de l’analyse des empires historiques par G. Martinez-Gros, est au fondement de sa thèse d’une résurgence de la logique impériale. Très politiquement incorrecte mais hautement éclairante, elle s’impose en premier lieu à la discussion.
Le secret de l’Occident de David Cosandey
Elle se retrouve à la fois confirmée, nuancée et expliquée chez un autre auteur, David Cosandey, au travers d’une analyse historique également impressionnante contenue dans Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale de la pensée scientifique [13] (SO). L’approche de ce physicien converti à la géo-histoire est exactement symétrique à celle de G. Martinez-Gros : alors que ce dernier interprète l’histoire des empires arabo-musulmans à la lumière des analyses d’Ibn Khaldoun pour l’appliquer au reste de l’histoire humaine, D. Cosandey s’interroge au contraire, à partir du « miracle européen », sur les périodes historiques de « progrès » des civilisations non-européennes. Si pour l’auteur le « progrès » est essentiellement économique, technique et scientifique, il est grossièrement corrélé à un contexte de haute créativité civilisationnelle, à la fois culturelle, artistique et sociale.
Passant au peigne fin toutes les réalisations des sociétés historiques, dans les aires civilisationnelles grecque, chinoise, musulmane et indienne, il identifie sept ou huit périodes de prospérité et d’inventivité. Chacune d’elles est caractérisée par une configuration géopolitique précise : il s’agit à chaque fois d’un ensemble d’entités politiques indépendantes appartenant à une même aire civilisationnelle mais échappant systématiquement à tout processus d’unification géopolitique. C’est le cas, connu, de la Grèce antique « classique » et de ses célèbres Cités-États (Argos, Corinthe, Milet, Samos, Sparte, Athènes, Thèbes) de -800 à -200 (p. 584 sqq). C’est également celui de la période chinoise des « royaumes combattants » (-700 à -220 av. J.-C.) où rivalisent les royaumes de Tsi, de Tchou, auxquels se rajoutent ceux de Tchao, du Wei, du Han, de Yan, du Tsin, du Yue (p. 409 sqq.) ; de l’Inde du sud de 300 à 700 ap. J.-C., divisée en royaumes autonomes ; de l’emblématique « empire » abbasside (900 à 1050) en réalité morcelé entre l’Ibérie omeyyade, l’Égypte fatimide, les Zirides au Maghreb et l’Iran-Irak bouyides (p. 330 sqq.) ou encore de la période Song en Chine (980-1280) scindée entre les « empires » Song, Liao, Xia, puis Jin (p. 450 sqq). C’est donc l’établissement d’entités politiques autonomes contiguës, soit une division politique stable, qui entraîne coopération, émulation, compétition, antagonisme et conflit, sources uniques mais intenses de créations, d’inventions et d’innovations. Telle serait la « formule magique » des civilisations, aucunement réservée à l’Occident [14] : un polycentrisme équilibré et durable.
À l’inverse, la situation se fige dès que se fait jour l’emprise d’un « État universel » (p. 253), sans extérieur, qui met en place un monolithisme stérilisant : c’est l’empire des Han en Chine, la conquête turque dans le monde musulman ou l’invasion mongole en Inde. Les « méfaits de l’État universel » (p. 641) sont évidents : l’économie se centralise, les dynamiques concurrentielles se brisent tandis que l’émulation et la stimulation disparaissent ; l’essor des sciences, des techniques et de l’économie ralentit, s’affaisse, s’interrompt et la créativité se tarit, l’innovation cesse, l’inventivité s’assèche. L’opulence dont peut fugitivement se prévaloir l’empire unificateur ne provient plus que du pillage de sa propre population (p. 306) et de l’héritage de cette multitude innovante qui l’a précédée, dont il accapare unilatéralement les réalisations en même temps qu’il en détruit le moteur. Ainsi trouve-t-on une explication satisfaisante au phénomène récurrent d’innovations techniques révolutionnaires restées sans suite (SO p. 645 pour le moulin à eau et la moissonneuse gauloise sous l’empire romain par exemple). Peut-être pourrait-on parler d’un profit sans créativité – et c’est précisément la thèse économique d’Ibn Khaldoun (cf. infra).
Croisements et enrichissements
On voit que les approches de D. Cosandey et de G. Martinez-Gros, sont le négatif l’une de l’autre mais se confirment mutuellement sans cesser de se répondre. D. Cosandey y apporte toutefois une dimension supplémentaire, en cherchant à cette succession polycentrisme-empire une explication. En se plaçant, à raison, dans la continuité des considérations géographiques de Fernand Braudel, il pose que la division politique stable entre Cités, États ou Royaumes serait favorisée par le découpage géographique du territoire par la mer, milieu naturel « libre » par excellence, toujours relativement à un état donné des techniques de transport, de communication et d’affrontements, qui fixent les échelles spatiales des souverainetés et des diplomaties. C’est ainsi, par l’étude de profils côtiers exceptionnellement échancrés, que l’auteur pointe, à la suite de bien d’autres, les si singuliers et durables « miracles » de la Grèce antique et de l’Europe moderne [15]. Dans celle-ci, aucun État universel ne parvient à s’installer réellement pendant près d’un millénaire et il s’y déploie, tout au contraire depuis le XIe siècle, une logique exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité. C’est, notamment, l’émergence d’une entité géopolitique radicalement nouvelle : la Nation, émergeant dès le haut Moyen Âge, consacrée dans les siècles suivants jusqu’à son apogée au XIXe et qui se pose, en tous points, comme l’envers absolu de la logique impériale.
Son approche enrichit donc considérablement la description faite par G. Martinez-Gros d’un monde non-européen essentiellement dominé par la logique impériale. Pour ce dernier, les périodes « chaudes » de haute créativité n’existent qu’en creux, en tant que « royaumes conquérants » (BHE, p. 46), éventuels « empires en gestation » (FD, p. 14) ou comme intermédiaires troubles entre deux dominations impériales ; ainsi, le « miracle Song » (BHE p. 113) en Chine ou le « chaotique empire Abbasside » (p. 101).
Réciproquement, la grille de lecture d’Ibn Khaldoun nuance fortement la description de D. Cosandey d’une Europe totalement extirpée de la logique d’empire. Car si cette exception européenne n’est pas exempte de « pauses » dans l’innovation, G. Martinez-Gros l’identifie précisément comme des « ébauches de configuration impériale » : dynasties carolingiennes et ambitions de l’Église romaine puis byzantine (BHE, p. 188 sqq), guerres de cent ans puis de trente ans (FD, p. 23-28), auxquelles on peut sans hésiter rajouter le Saint Empire romain germanique, les conquêtes coloniales, les ambitions napoléoniennes puis, surtout, les épisodes totalitaires russes puis allemand du XXe siècle [16]. Sans doute faudrait-il également mentionner un « mimétisme de bordure » où la menace d’un empire proche induit des éléments impériaux dans la singularité européenne [17] ; c’est la Prusse au contact de l’Empire Russe – plus tard l’Allemagne hitlérienne à l’école de l’Empire bolchevique [18] –, l’Autriche-Hongrie et l’Espagne face à l’Empire ottoman, ou les puissances coloniales comme l’Angleterre se coulant dans les structures impériales de l’Inde Mohgol [19] (BHE, p. 157 sqq). Mais, et c’est capital, aucune de ces « poussées impériales » au cœur de l’Occident n’aboutit réellement à l’instauration d’une logique khaldounienne sur le continent européen. Bien plus : chacun de ces échecs renforce d’autant l’originalité du dynamisme civilisationnel occidental.
Situation actuelle
Mais, produit d’une géographie singulière pour D. Cosandey, le « miracle européen » s’est aujourd’hui dissipé : les techniques civiles et militaires de communications, de transports et de combats ont rendu obsolète l’échelle continentale qui découpait naturellement des entités politiques stables. L’auteur, à la suite de Toynbee [20], dresse un parallèle saisissant entre la fin des cités helléniques et le devenir de l’Europe moderne (SO p. 725 sqq) [21] : le centre civilisationnel s’est déplacé par extension dans le pseudo-empire d’Alexandre le Grand, puis l’Empire romain et byzantin pour les premières, aux États-Unis pour la seconde. La polarisation de la planète en deux camps lors de la guerre froide a permis de continuer les avancées scientifiques, certaines s’interrompant avec l’effondrement du bloc dit « soviétique » – le cas de la conquête spatiale est paradigmatique (p. 667). Un monde multipolaire en a émergé, permettant une innovation importante dans certains domaines strictement techniques (biologie, médecine, informatique, communication...) [22], mais selon une configuration à la fois instable et essentiellement duelle, autour du couple USA-Chine. Mais surtout cette multipolarité très relative repose en définitive sur un transfert progressif de civilisation à civilisation, basculement régulier dans l’histoire qui n’est pas en lui-même ressort d’un réel polycentrisme. L’apparition éventuelle d’un futur système duel Chine-Inde (p. 208 sqq) ne pourra pas s’appuyer sur des bases géographiques adaptées ; pour l’auteur, plus aucune « formule magique » telle que l’humanité en a connues ne s’annonce. La planète se trouverait donc tendanciellement unifiée – c’est-à-dire figée, morte.
Ce pessimisme [23], sans doute trop définitif comme on le verra, converge bien sûr avec le diagnostic du « renouveau des conditions impériales » (FD p. 30) que G. Martinez-Gros avance à partir des évolutions sociologiques de fond des grands États actuels ; la « mondialisation » est essentiellement une « sédentarisation universelle » et se traduit par un désarmement des peuples, une urbanisation galopante, une baisse de fécondité, un vieillissement démographique, un essoufflement de la croissance économique, un effacement progressif de l’échelle nationale (BHE p. 207). Certes les puissances occidentales restent encore dominantes militairement, mais c’est précisément l’emploi de la force qui leur est devenu hautement problématique.
(.../...)
Commentaires