Hier, jeudi 20 décembre, la mairie de Bordeaux a permis à des gilets jaunes venant de différentes communes de Gironde et du Lot-et-Garonne de se réunir dans le grand hangar 14, sur les quais de Garonne, vers 20 heures [1]. Deux à trois cents personnes se sont rassemblées dans un cadre qui n’était pas réellement celui d’une assemblée démocratique mais plutôt celui d’une conférence débat.
Quatre invités étaient sur la scène. Deux membres du collectif Pacte Finance Climat, liés à Pierre Larrouturou et donc, indirectement, au parti Nouvelle Donne. Étienne Chouard, venu présenter le principe du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) et Emmanuel Sur, un professeur de droit de l’université de Bordeaux venu donner des précisions sur la constitution française.
L’intervention des membres du Pacte Finance Climat était proprement surréaliste. Sans prendre du tout ni la mesure ni l’essence du mouvement des gilets jaunes, ils sont venus faire la promotion de leur initiative politicienne à coups de chiffres désincarnés et de PowerPoints fumeux. Dès demain, oui, c’est possible, l’Europe et la Banque Centrale Européenne peuvent libérer mille milliards d’euros pour engager la transition écologique (qui consiste en quoi exactement ?). Il faut que ce soit l’Europe tout entière qui s’y mette (voire même le monde entier), et le même jour, oui, tous ensemble (parce que la France seule, cela ne sert à rien).
Beaucoup de gens, heureusement, sont vite excédés par ce discours hors contexte, démodé, qui se place immédiatement sous le joug des instituions européennes et qui, surtout, survole la question du pouvoir avec une désinvolture comique (dès demain ? Mais comment ? Sous l’impulsion de qui ? Par quel coup de baguette magique ? ). On passera sur l’illusion que l’argent, une fois débloqué (on ne sait pas pour quelles raisons) va tout résoudre.
Plusieurs personnes prennent la parole et on se perd dans des discussions un peu vaines sur l’euro fort, l’inflation, la marée motrice. Certains Gilets jaunes recentrent l’assemblée sur leurs préoccupations plus concrètes (la pauvreté ambiante, l’impuissance du peuple, les élus sourds et obsolètes) et font sentir que ces deux olibrius auraient dû rester chez eux.
Dans un deuxième temps, Etienne Chouard intervient sur le RIC et, surtout, sur sa marotte habituelle qui est l’écriture de la constitution. Son constat semble plutôt partagé (nous ne sommes pas en démocratie, nous sommes ballottés par les manœuvres d’une oligarchie qui cadenasse les institutions politiques et monétaires) et son étrange emphase sur la solution magique (une fois la constitution changée, c’est bon, c’est la démocratie directe) ne soulève pas de critiques particulières.
Le professeur d’université [Emmanuel Sur] intervient dans un style grotesque qui ne manque pas d’agacer la salle. Il n’est pas habitué à parler à une assemblée qui peut lui répondre d’égal à égal. Il est celui qui sait. Il parle à des ignorants. Il déverse son discours ennuyeux et professoral, en présentant la constitution de manière « neutre », « apolitique » (tiens donc) et, lui aussi, ne comprenant rien à ce qui fait la motivation des gilets jaunes.
Plusieurs points sont à noter. Etienne Chouard parle une heure et, même s’il se garde d’être une tête pensante, un intellectuel éclairé qui va répandre la bonne parole, on voit bien que les gens lui posent des questions comme si les solutions allaient venir de lui (« Comment pouvons-nous faire monsieur Chouard ? Quelles sont nos marges de manœuvres ? »). Les réflexes traditionnels reviennent très vite. Comment demander au pouvoir de changer le pouvoir ? Que doit-on demander au gouvernement ? Comment faire pour que cela change vite ?
La disposition de la salle et la répartition de la parole montrent bien que l’on part du principe que Chouard a des solutions. Qu’il en a en tout cas plus que nous autres qui l’écoutons. Le micro tourne de manière un peu hasardeuse et, la parole étant prise parfois plusieurs fois par les mêmes personnes, il n’est pas évident d’instaurer un débat de fond et de critiquer la posture de Chouard. Je n’ai personnellement ni eu le courage ni l’initiative de le faire, car il aurait fallu s’imposer sur les tours de paroles confus et casser une dynamique de légère glorification (quelqu’un vient habiller Chouard d’un gilet jaune et tout le monde applaudit, Chouard ridiculise le professeur de droit [Emmanuel Sur] et tout le monde applaudit)
La Constitution n’est qu’un texte. Des régimes fonctionnent très bien sans Constitution [comme l’Angleterre]. Une constitution, même écrite par le peuple, ne débouche pas forcément sur une démocratie. Même écrite par cinq millions de personnes, une constitution n’est pas avalisée d’un coup de baguette magique par une société. Et surtout, elle ne produit pas d’effets immédiats sur la masse inouïe d’institutions, d’administrations, d’habitudes qui régissent un pays. Se limiter à cette question, c’est comme penser que vous allez conquérir votre voisin ou votre voisine simplement en regardant sa photo dans votre salon.
Il serait intéressant de présenter aux gens l’exemple de la Tunisie qui est entrée dans un processus constituant après les soulèvements de 2011 et qui, aujourd’hui, est loin d’incarner l’incroyable démocratie que Chouard nous promet.
Chouard est un citoyen comme un autre et il faut faire attention de ne pas le mettre excessivement en avant, tout comme il faut se méfier de tous les opportunistes qui, même localement, veulent joindre le mouvement à leur cause.
La phase de révolte étant déjà bien avancée, les Gilets Jaunes doivent maintenant s’investir dans une nouvelle étape, celle d’une création institutionnelle, qui est extrêmement délicate, parce que lente, pénible, laborieuse. Mais il faut partir du terrain. Personnellement, je ne vois pas de problème à créer des ateliers constituants. Pourquoi pas ? Mais cela me semble assez secondaire en l’état. Et surtout complètement fumeux de penser que cela va suffire à apporter de la démocratie directe.
Il vaudrait mieux dans un premier temps généraliser les assemblées générales, dans chaque ville concernée. Organiser ces assemblées avec des tours de paroles, un ordre du jour, quelques points concrets à débattre. Exprimer, par exemple, le souhait de créer une Chambre du Peuple de Gironde (je parle pour la Gironde) qui réunirait les groupes locaux de Gilets Jaunes (Gujan, Marcheprime, Libourne, Ste Eulalie, Langon etc.). Trouver des manières de déléguer des gens dans cette Chambre en mettant en place des pratiques démocratiques simples : tirage au sort, rotation, mandats impératifs.
Trouver des points clés qui obligent le pouvoir à prendre cette Chambre en considération. Utiliser des outils de vote qui permettent aux gens de participer en grand nombre sur deux ou trois questions ponctuelles (Il faut se méfier du numérique, mais il peut être intéressant de se servir à des moments précis de certaines procédures accélérées, à travers des plateformes qui existent déjà).
Réinvestir les lieux publics sans avoir besoin d’autorisation de la préfecture. Les places, les écoles (le week-end), les cinémas quand il y en a (le matin), par exemple, peuvent et doivent être mis à disposition des gens qui souhaitent débattre.
Créer des journaux, des bulletins indépendants qui transmettent des idées et relatent des débats de Gilets Jaunes. Faire des vidéos propres de certains de ces débats pour ceux qui le souhaitent.
Prendre part aux décisions municipales. Se projeter sur une poignée de communes dirigées par des collèges de citoyens comme à Saillans dans la Drôme. Poser concrètement les problèmes financiers que cela poserait et obliger les Conseils Départementaux et Régionaux à répondre à ces problèmes sous menace de blocages et d’actions pacifiques.
Comment peser ? Le pouvoir des institutions se fragilisera uniquement s’ils trouvent en face de lui des pratiques régulières et dans lesquelles les gens se reconnaissent. Des idées qui vont au-delà du simple RIC et de quelques personnalités phares.
Les Gilets Jaunes se sont réunis autour d’un symbole et d’un nom. Il est très important d’avoir ce genre de détails en tête. Il faut savoir en créer d’autres (je donne le nom Chambre du Peuple de Gironde en exemple, plein d’autres sont possibles).
La réflexion continue. Elle doit nous permettre de sortir de nos habitudes de simples spectateurs.
Michaël, gilet jaune
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