Ce texte fait partie de la brochure n°27 :
Pulsions d’empire
Poussées impériales dans les sociétés occidentales
Sommaire :
- Les gilets jaunes face à l’empire — Ci-dessous...
Un an après le mouvement des gilets jaunes, et alors que la colère ne semble que suspendue, il est frappant de constater la pauvreté des analyses courantes, lorsqu’elles existent seulement… Cela va de pair avec l’ahurissant « retour à la normale » auquel nous assistons – normalité qui n’est en réalité qu’inertie masquant ou contenant des bouleversements historiques multiples. Bref, ce mouvement reste encore largement à comprendre, quelle que soit l’échelle considérée, et l’on va voir que l’on en est encore loin…
Auparavant, une petite précision, que l’on pourrait dire méthodologique : le point de vue exprimé ici est celui de partisans de la démocratie directe, avec toute l’ouverture et l’indétermination que cela implique. Cela veut dire, plus concrètement, qu’il s’agit d’abord de comprendre le mouvement des gens, pas de plaquer des slogans sur une réalité complexe, qu’elle nous plaise ou non. Et c’est bien la posture pratique adoptée sur le terrain, une implication critique, loin du « point de vue de Sirius » comme des aveuglements des militants volontaristes. Dans le même élan, cela permettrait peut-être de donner des éléments susceptibles d’infléchir le cours des choses. Banalités, certes, mais dont on va voir qu’elles ne sont pas superflues.
La récupération du mouvement par le gauchisme
Préliminaires à l’analyse en guise d’aseptie, en quelque sorte, pour savoir de quoi l’on parle et sans quoi tout ce qui va suivre sera rigoureusement incompréhensible : le mouvement des gilets jaunes a été récupéré par la gauche militante et médiatique – récupéré et tué. La chose est transparente à tous ceux qui ne sont pas de « gauche », c’est-à-dire les gens pour qui la manipulation des personnes, le travestissement des événements, le déni des réalités et la falsification des mots et des idées ne constituent pas l’essentiel de leur activité politique. Tout le monde a vu cet OVNI politique jaune surgi de nulle part se transformer, au fil des semaines, en un mouvement social simplement un peu plus dur et long que les autres, un peu plus indiscipliné…
Cela s’est fait par une sorte d’entente tacite entre tous les organes de pouvoir – et cela est totalement explicable : en s’auto-organisant et en refusant tout chapeautage organisationnel, les gilets jaunes mettaient à mal la totalité des structures censées représenter le peuple : ministres et députés, maires et conseillers, mais aussi partis, syndicats, associations, groupuscules, revues, intellectuels et tutti quanti. En termes plus psychosociologiques, c’est tout l’instituté, l’ensemble des hiérarchies institutionnelles, qui s’est mobilisé pour neutraliser l’instituant, les forces jaillissantes, et le rendre équivalent aux formes sociales déjà admises. Les gilets jaunes avaient pour eux la grande majorité de la population mais contre eux toutes les institutions en place… Cela en dit long sur l’état du pays et la légitimité de l’État, ses relais, ses réseaux et ses opposants complémentaires. Trois secteurs se sont particulièrement distingués dans ce processus de récupération en se partageant le travail : les gauchistes, les médias et le gouvernement, chacun retrouvant ainsi ses marques, permettant de traiter l’événement selon des lignes connues, donc de le neutraliser, d’en escamoter la dimension novatrice, créatrice, dérangeante.
La narration précise de ce processus reste à faire, mais il a été spectaculaire par exemple concernant les modes d’action : très rapidement, la palette extrêmement large des premières semaines (blocages, filtrages, sabotages, occupations, actions directes, etc.), par nature incontrôlable, s’est vue réduite à une seule composante, les manifestations ritualisées du samedi, les fameux « Actes », eux-mêmes résumés aux affrontements violents, terrain de prédilection de l’État et de ses supplétifs insurrectionnalistes.
Même chose concernant les revendications, les mots d’ordre, les slogans, les pancartes ou banderoles : d’un soulèvement de la « France périphérique » contre l’élite médiatico-politique des métropoles qui l’avait rendue, depuis 40 ans, infiniment méprisable puis invisible – d’où le gilet fluo –, on est arrivé à la reprise pure et simple des mantras gauchistes que sont le pouvoir d’achat et le rétablissement de l’ISF. Non que cette dimension ait été absente, loin de là, mais d’une part le mouvement initial incarnait une réaction globalement anti-fiscale – ce qui n’est pas vraiment « de gauche » – et d’autre part, elle était prise dans le « ras-le-bol » infiniment plus général d’un peuple qui ne se reconnaît plus dans la direction prise par sa société et le sort qui lui est fait. Les manifestations du début, exceptionnellement et miraculeusement « populaires », « à mains nues » en quelque sorte, avec des cris de colère, de rage, des silences, des applaudissements, des discussions partout et des têtes inhabituelles, sans parcours ni déclarations, ont laissé place aux classiques cortèges avec banderoles convenues, slogans ressassés, chants plaqués, voire sonos et mégaphones, autocollants partisans, black blocs, etc. La France Insoumise, la CGT, etc. commençaient à s’y sentir comme chez eux…
Autre élément, plus sociologique : le décalage, évident à qui voulait voir, entre les populations qui peuplaient les ronds-points et les participants aux assemblées et aux réunions [1]. Le rond-point, c’était vraiment une idée populaire, qui rassemble quiconque est prêt à s’y rendre, c’est un bistrot en plein air. On sait parfaitement que des assemblées, c’est une tout autre ambiance ; y prendre la parole est toute une aventure faite de rituels, de codes sociaux, de talents, de capital culturel, etc. Et, neuf fois sur dix, ceux qui y excellent sont ceux qui y sont habitués, les gens plutôt urbains, culturellement plus légitimes, politisés à gauche, etc. Décalage similaire entre les participants aux assemblées et leurs « organisateurs », et idem entre ceux-ci et les délégués envoyés aux « assemblées des assemblées »… Il y a là un étiolement spontané, et nullement contrarié par les opportunistes, qui reproduit la coupure entre les militants et le vulgus pecum. Et on en arrive à des pseudo-« déclarations nationales » qui font du mouvement des gilets jaunes un mouvement anticapitaliste, parasyndical, luttant contre l’homophobie, le racisme, le sexisme – on imagine qu’ils se sont retenus pour ne pas utiliser la célèbre « écriture inclusive » [2]… Partout les assemblées de Gilets jaunes se sont vidées au rythme de l’imposition de cette camisole idéologique, et les bureaucrates militants ont fini par y supplanter les militants de bases, eux-mêmes ayant remplacé les simples sympathisants de gauche. Les manifestations semblent alors avoir joué le rôle de défouloir [3] – puis les élections européennes où la gauche s’est effondrée…
Je ne sors pas tout cela de mon chapeau : il suffit de discuter avec n’importe quel militant gauchiste de base pour qu’il se félicite de lui-même d’avoir « chassé les fachos » hors du mouvement – je ne parle pas de ces gauchistes au carré, motivés par une puissante haine de classe, pour qui, à l’inverse, les gilets jaunes sont restés intrinsèquement « fachos » et, par contamination, tous ceux qui ont fricoté avec eux… Les « fachos », pour précision à destination des gens normaux, ce sont tous ceux qui émettent des réserves sur les dogmes du gauchisme culturel ministériel ou militant ; par exemple, si vous doutez de l’indiscutable probité ou du professionnalisme légendaire des fonctionnaires, ou si vous pensez que l’immigration est un sujet de discussion, que la PMA n’est pas une évidence, qu’on peut envisager une sortie de l’Union européenne, que l’islam ne répand pas toujours la paix et l’amour là où il fleurit ou encore que le bilan de la gauche historique n’est pas brillant, vous vous désignez ipso facto comme suspect… Donc pour tous ces militants gauchistes, discuter, échanger des arguments n’est pas un moyen de l’intelligence collective ; c’est seulement un passage obligé pour imposer ses vues. Pour cette engeance, il ne s’agit pas d’instaurer une démocratie directe mais bien de faire passer leur ligne idéologique – prétendument intangible. D’ailleurs, c’est assez drôle – il vaut mieux en rire – pour ceux qui ont suivi les déclarations gauchisantes depuis le début, l’évolution est grotesque : autour du 17 novembre, on crie au populisme, au poujadisme, au fascisme. Peu après, fin novembre, on admet qu’il n’y a pas que des « fachos », mais aussi des « gens à nous » (électeurs de base France Insoumise, encartés CGT, etc,) qu’il faut quand même soutenir. Puis qu’il faut y aller pour chasser les « fachos » (décembre) et rééduquer les déviants, et enfin, depuis peu, que les gilets jaunes n’ont jamais rien eu à voir avec les « fachos » : c’est une invention du gouvernement et des médias pour discréditer le plus beau mouvement social depuis Mai 68… Arrêtez-vous, relisez et admirez, comme dirait l’autre.
Vous me direz : d’accord, mais ce n’est pas ça qui a tué le mouvement, c’est la répression policière, les arrestations, les condamnations, les blessés plus ou moins graves et la terreur que tout cela a engendré. Il y aurait beaucoup de choses à en dire, nous en avons parlé ailleurs [4], et j’y reviendrai par la suite. En termes factuels, disons tout de suite que – pour autant que l’on puisse se fier aux chiffres – la courbe de participation du samedi a décliné avant même le déploiement quasi militaire de début décembre et est même remontée significativement durant janvier, alors même que les premières mutilations commençaient à être médiatisées. Ceci étant, il est clair que la répression a bien entendu joué un rôle, mais tout autant que l’absence de perspectives pratiques – dont personne ne parle – et, pour l’un comme pour l’autre, l’entrisme gauchiste est très loin d’être innocent. Quoi qu’il en soit, ce pseudo« bilan » du mouvement, qui semble arranger tout le monde et pour cause, n’apporte strictement rien ; on ne peut en tirer aucune leçon sinon qu’il faudrait alors se constituer, une prochaine fois, en véritable armée avec une organisation ad hoc et un état-major – et je n’apprendrai rien à personne en disant qu’il s’agit là d’un des fantasmes fondateurs de nos « révolutionnaires » assermentés.
Bref, le mouvement des gilets jaunes tel qu’il a surgi n’était certainement pas un mouvement « de gauche » — et pas plus de « droite ». Reste à essayer de comprendre ce qu’il était, ce qu’il portait en germe et qui ne pourra que rejaillir, d’une manière ou d’une autre, dans l’avenir.
Première approche : un mouvement conservateur pour le progrès
À parcourir les revendications « officielles » ou recueillies ici ou là, et à entendre les gens s’exprimer spontanément ou à les lire sur les « réseaux sociaux », et à voir le plaisir qu’ils avaient à se réunir dans le froid sur les ronds-points, il était clair qu’ils vivaient une dégradation de leurs situations, dans tous les domaines, et que cela leur était insupportable – nous étions nombreux à en être. L’avenir qu’ils appelaient n’était pas tissé d’utopies ou de projets de société : il était fait d’une amélioration de leur condition qui était, pour une bonne part, de simple bon sens et faisait référence à un passé proche, connu plus jeune ou relaté par les parents et grands-parents. Si les gens rassemblés sur les ronds-points peuvent être qualifiés de « révolutionnaires », c’est donc en un sens tout différent : ils ne souhaitaient renverser Macron et sa clique que pour en revenir à une situation antérieure, un statu quo ante qui leur paraissait meilleur, et il leur était évident que le clan au pouvoir accélérait son éloignement. Cette position, au fond, n’a rien d’original : tous les mouvements sociaux depuis plus de quarante ans n’ont jamais visé que le retrait d’une mesure ou d’une loi et les projets positifs qui en émanent éventuellement n’évoquent finalement qu’un retour au temps d’une meilleure « répartition des richesses », c’est-à-dire du mythe moderne des Trente Glorieuses.
Réactions viscérales contre la disparition d’un monde
Que réclamaient les gilets jaunes ? Cet univers de l’après-guerre, à la fois réalité vécue et légende dorée, vu comme un monde fait de recul de la pauvreté, d’ascension sociale, d’augmentation graduelle du niveau de vie, de travail qui paie, de capitalisme régulé, de solidarité nationale, d’État juste et protecteur, de paix civile assurée, de frontières fermées, d’immigration discrète, d’identité collective affirmée, de France rayonnante, d’enfants éduqués, de famille stable, d’élus responsables, de corruption marginale, d’autorité juste, de vie sociale dense, de fierté au travail, d’énergie abondante, de campagnes modernes, de villes en développement, de lendemains sûrs, d’avenir prometteur, de futur assuré. C’est tout cela – cet entrelacs d’histoire et de mythe – qui, me semble-t-il, unissait ces gens : peut-être une sorte de nostalgie, mais une nostalgie passionnée et concrète, orientée vers un passé proche qui ouvrait sur un avenir, en quelque sorte, cet hier qui promettait des lendemains meilleurs, un conservatisme du progrès, partagé comme une sorte d’évidence, d’allant-de-soi, au point qu’il ne soit même pas besoin de formuler précisément ou de manière cohérente des revendications ou de désigner des porte-paroles. Il n’y a pas à discourir pendant des heures pour exiger du respect, une reconnaissance, une juste rétribution, une existence décente, une vie normale, quoi – tout cela s’impose et s’il faut s’imposer pour l’avoir, allons-y. D’où un mouvement massif qui partait pour un sprint et s’est retrouvé dans une course de fond : ils pensaient sans doute qu’il suffisait de taper du poing sur la table pour en revenir enfin à ce monde « normal » dont ils provenaient anthropologiquement, qui ne serait que suspendu, dont on s’éloigne de plus en plus rapidement et, cauchemar inenvisageable, qui pourrait peut-être bien ne jamais revenir.
Alors, ce monde « normal », celui incarné par les Trente Glorieuses, ce mythe moderne, on voit bien qu’il disparaît effectivement, sous nos yeux. Pas la peine, je pense, de lister tous les changements, les bouleversements depuis les années 70-80, que l’on a résumés, un temps, sous le vocable de « crise ». Aujourd’hui, on voit bien que ce n’est pas une crise que l’on traverse, mais bien plutôt une métamorphose profonde de toute la société, dans tous les domaines, tous les secteurs, toutes les classes sociales, dans l’intimité ou la vie publique, dans la vie la plus quotidienne, etc. C’est cette gigantesque mutation que les gens qui ont enfilé le gilet jaune refusent obstinément, opiniâtrement, absolument, viscéralement, violemment, et c’est donc elle qu’il faudrait parvenir à cerner. On peut s’en sortir facilement en dégainant des mots-slogans : le « néo-libéralisme », le « capitalisme débridé », la « régression historique », etc. Tout cela recouvre une partie de la réalité mais ne me semble pas faire ressortir véritablement toutes les facettes de ce qui est en train de se passer ni être à la hauteur de la nouveauté historique de notre situation.
L’horizon impérial
L’hypothèse que je vais poser est que l’on est en train de retrouver, en tout cas de se diriger vers, une forme de société que l’on avait oubliée. Celle-ci a pourtant dominé des millénaires et des civilisations : il s’agit de l’empire. Je sais que le terme est chargé d’énormément de choses mais j’essaie de l’employer dans un sens historique et dépassionné, et pas du tout de manière polémique ou rhétorique. Je vais donc essayer de présenter d’abord succinctement l’idée d’empire, puis je tenterai de montrer en quoi le mouvement des gilets jaunes me semble être une réaction de rejet, un sursaut farouche contre le glissement vers cette forme-empire. Et je finirai par m’interroger sur la pertinence d’une telle approche pour comprendre ce fameux « populisme » qui se déploie à l’échelle de la planète.
Je me base sur le travail d’un historien, Gabriel Martinez-Gros, médiéviste historien de l’islam, qui a beaucoup étudié les écrits d’un savant musulman du XIVe siècle, Ibn Khaldoun. Il peut paraître étrange d’aller chercher aussi loin pour parler des gilets jaunes, mais cela va s’éclairer. Cet Ibn Khaldoun, très connu dans le monde arabe, est peut-être le premier sociologue : il a tenté de comprendre la manière dont fonctionnait la société dans laquelle il vivait, l’empire arabo-musulman. Il en a tiré un schéma, une logique, une mécanique très intéressante que notre universitaire, ce Martinez-Gros, a tenté dans un livre récent [5] d’appliquer aux autres empires, sur presque trois millénaires : les empires assyrien, perse, chinois, romain, mongol, jusqu’à l’empire des Indes britanniques. C’est passionnant parce qu’il trouve énormément de redondances, de correspondances, d’explications – bref, pour lui, la mécanique d’Ibn Khaldoun est pertinente pour comprendre le déroulement d’une grande partie de l’histoire de l’humanité.
Alors, en quoi consiste cette logique impériale ? Je simplifie à outrance, bien sûr, en la réduisant à trois points fondamentaux :
- C’est d’abord un État autoritaire qui pille les populations par l’impôt : c’est comme ça que se fait l’accumulation, pas par l’initiative privée, ce n’est donc pas du capitalisme, même si les inégalités sont évidemment criantes, les injustices structurelles, etc.
- Si cet État absolu peut ponctionner ainsi sans limites, c’est mon deuxième point, c’est que les populations qu’il surplombe sont composées de tout le monde connu, donc il règne sur plusieurs peuples regroupés dans un grand ensemble multiculturel, qui sont évidemment incapables de s’unir pour le renverser. La population est émiettée non seulement en classes sociales mais aussi écartelées entre la ville impériale et provinces délaissées et réparties en communautés ethno-religieuses, chacune tirant la couverture à soi – diviser pour mieux régner, si vous voulez.
- Troisième et dernier point : cet État impérial règne par la force, il doit donc désarmer ses sujets. Il le fait physiquement par la violence, mais aussi idéologiquement – c’est, exemples connus, le christianisme dans l’empire romain et le bouddhisme dans l’empire chinois, qui incitaient à la passivité politique. Mais cette passivité gagne peu à peu l’élite elle-même, qui devient décadente et se trouve alors incapable de repousser les tribus barbares qui sont toujours à ses portes. Au bout du compte, ces marges violentes des périphéries finissent par prendre le pouvoir, restaurer l’autorité de l’État et fonder une nouvelle dynastie. C’est une sorte de cycle sur le long terme qui repose sur une dialectique entre les « sédentaires » désarmés de l’empire et les marges « bédouines », violentes et soudées – je reprends les termes d’Ibn Khaldoun.
Donc un État autoritaire et pillard, des populations émiettées et rendues inoffensives, des menaces barbares : voilà la logique impériale, particulièrement dépaysante. Elle nous paraît étrange parce que nous venons, nous, d’un monde qui est très différent : celui des nations où c’est le peuple en armes qui assure la défense des frontières ; celui des mécanismes capitalistes qui créent de la valeur à partir de l’initiative privée ; celui des mouvements de contestation d’un peuple acteur de sa destinée et qui esquisse des régimes démocratiques. Ce monde familier, c’est celui de l’Europe et partout où l’occidentalisation a eu lieu, plus ou moins complètement, mais ce n’est pas celui de 95 % de l’humanité dans l’histoire. En réalité, la plupart du temps, les humains ont vécu sous cette logique impériale ou tribale, les deux étant complémentaires, et c’est ce que nous vivons, nous, qui fait plutôt figure d’exception… Si ces mécanismes revenaient, ce serait, en quelque sorte, un « retour à la normale », d’un point de vue transhistorique – et c’est peut-être ce qui est précisément en train de nous arriver… C’est l’hypothèse de G. Martinez-Gros [6], que je partage ici. Je ne peux que renvoyer à la brochure « L’horizon impérial » où elle est examinée sous ses différents aspects pour me consacrer à la lecture du mouvement des gilets jaunes comme réaction contre cette sorte d’impérialisation rampante que nous vivons.
C’est, pour moi, la seule grille de lecture valable permettant de comprendre ce que nous venons de vivre, rien que ça.
Les gilets jaunes face à l’empire
Les gilets jaunes se seraient donc levés précisément contre le retour de ces logiques d’empire et pour le maintien des sociétés de type occidental, avec tout ce qu’elles impliquent d’exceptionnel dans l’histoire. C’est ce que je vais essayer de montrer concrètement à travers quelques exemples.
D’abord la question, centrale, du « pouvoir d’achat » ou du niveau de vie. L’étincelle qui a déclenché le mouvement, c’est évidemment l’augmentation de la célèbre « taxe sur les carburants » auprès de populations très dépendantes de la voiture, donc un impôt abusif sur fond de paupérisation et d’augmentation des inégalités – trois traits expressément impériaux. Cela a désolé les gauchistes que les gilets jaunes ne dirigent pas leur colère contre les entreprises et le montant des salaires et ne se mettent pas en grève : même si ces considérations n’ont pas été absentes, les gens se sont adressé à l’État, et rien qu’à l’État. On peut le déplorer, reste que le keynésianisme semble constituer l’horizon indépassable de notre temps et que l’État est effectivement, pour rester sur le terrain strictement économique, un acteur de tout premier plan, et la vie économique en est entièrement dépendante puisqu’une part croissante du PIB passe dans ses caisses, et c’est une tendance mondiale. Ce ne sont pas simplement les pauvres ou les chômeurs qui en sont dépendants, via les minimas sociaux, mais aussi beaucoup de travailleurs pauvres, la plupart des locataires, les familles avec enfants, ainsi que, via les multiples subventions, les associations, les agriculteurs, les journalistes, les artistes, les sous-traitants, etc. et la plupart des entreprises par l’entremise d’une multitude de dispositifs plus ou moins connus, légaux, officiels qui permettent, selon la formule consacrée, la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Qualifier tout cela de « néolibéralisme » est aussi peu approprié qu’idéologique… Les gilets jaunes ont pu quelquefois reprendre ce terme, mais ils n’avaient rien d’anticapitalistes : nombre d’entre eux étaient artisans, entrepreneurs, commerçants, patrons de petites entreprises ou en passe de le devenir – beaucoup ne faisaient que passer sur les ronds-points mais soutenaient activement. Ce qu’ils demandaient, c’est que les mécanismes capitalistes originels fonctionnent : qu’ils puissent embaucher ou être embauchés, percevoir un revenu proportionnel à ce qu’ils travaillent, s’enrichir honnêtement, licencier ou démissionner sans risques, etc. Leur refus de l’assistanat, fréquemment formulé, c’était aussi ça : vivre de son travail, quel qu’il soit, et pas dépendre du bon vouloir de l’État dans un sens ou dans un autre. Tout cela est typiquement occidental, pleinement et rigoureusement capitaliste et anti-impérial en diable.
On peut être d’accord ou pas, ça se discute, mais c’est justement indiscutable et même inaudible par le gauchiste moyen qui a oublié que les projets du socialisme originel ne se réduisaient pas au collectivisme ni celui-ci au fonctionnariat généralisé et à l’extension de l’Étatisation – ça, c’est plutôt l’empire… D’une manière générale, réduire le mouvement à la fameuse question sociale, qui n’en était qu’une composante, c’est typiquement un mécanisme impérial : que peut-on réclamer d’autre que de l’argent dans une entité collective – un empire n’est plus vraiment une « société » au sens courant – où l’on n’est plus qu’un facteur parmi d’autres, qu’une communauté parmi d’autres, qu’un segment de la population au milieu d’une myriade bariolée et que le deuil est fait d’un changement de régime ?…
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