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F — L’islam : conscience commune sans cohésion
L’islam connaît une structure de la loyauté politique des musulmans à l’opposé de celle des Occidentaux pour lesquels l’État-nation se trouve au sommet, les autres loyautés lui étant comme subordonnées [1]. Pour l’islam les structures fondamentales étaient la famille, le clan et la tribu d’une part, la culture, la religion et l’empire de l’autre. Le tribalisme et la religion ont joué et jouent encore un rôle significatif et déterminant dans le développement social, économique, culturel et politique.
Dans tout l’islam, le petit groupe et la grande foi, la tribu et la Oumma ont été les principaux foyers de loyauté et d’engagement. Les États existants rencontrent des problèmes de légitimité parce qu’ils sont pour la plupart les produits arbitraires, voire capricieux, de l’impérialisme occidental et leurs frontières ne coïncident souvent même pas avec celles des groupes ethniques. De plus, l’idée d’État-nation souverain est incompatible avec la croyance en la souveraineté d’Allah et la primauté de la Oumma :
En tant que mouvement révolutionnaire, le fondamentalisme islamiste rejette l’État-nation au profit de l’unité de l’islam, tout comme le marxisme le rejetait au profit de l’unité du prolétariat. La faiblesse de l’État-nation dans l’islam s’exprime aussi dans le fait que de nombreux conflits ont eu lieu entre groupes musulmans après la Seconde Guerre mondiale, alors que les guerres majeures entre États musulmans ont été rares, la plus importante ayant impliqué l’Irak, qui a envahi ses voisins. [2]
C’est pourquoi Huntington distingue entre conscience islamique et cohésion islamique. Le passage de l’une à l’autre est particulièrement difficile car il se heurte à deux obstacles paradoxaux.
Premièrement, l’islam est divisé en plusieurs centres de pouvoir concurrents, chacun tendant à capitaliser à son profit l’identification des musulmans avec la Oumma afin de réaliser la cohésion islamique sous son égide… Outre ces organisations formelles [3] la guerre d’Afghanistan [contre l’URSS] a suscité la création d’un réseau très étendu de groupes informels et officieux de vétérans qui se sont battus pour des causes musulmanes ou islamistes… Les intérêts communs des régimes et mouvements radicaux ont permis d’abandonner certains antagonismes traditionnels et, avec le soutien de l’Iran, des liens se sont créés entre groupes fondamentalistes sunnites et chi’ites…
Deuxièmement le concept de Oumma présuppose que l’État-nation n’est pas légitime, et pourtant la Oumma ne peut être unifiée que sous l’action d’au moins un État phare fort qui fait actuellement défaut. [4]
Ici réapparaît l’idée de la création d’un État phare indispensable pour donner une puissance réelle sur la scène internationale à une civilisation, car il faut un État qui possède les ressources économiques, la puissance militaire, les compétences d’organisation et l’identité et l’engagement culturels (ici religieux).
L’absence d’État phare islamique a beaucoup contribué à la multiplication des conflits internes et externes qui caractérise l’islam. Le fait que l’islam engendre une conscience identitaire commune sans cohésion politique est une source de faiblesse et une menace pour les autres civilisations [5].
Tout à son désir de voir sortir un tel État phare, il cite les six postulants : l’Indonésie, de loin le plus peuplé, et au développement économique rapide, l’Égypte avec sa position géographique centrale et son centre d’enseignement islamique d’al Azhar, l’Iran, avec sa position centrale, ses ressources pétrolières, le Pakistan, avec sa taille et sa population, l’Arabie saoudite, berceau de la religion, avec ses immenses ressources pétrolières, et enfin la Turquie. Mais chacun de ces États présente tel ou tel inconvénient qui rend cette transformation impossible.
L’Indonésie est loin des centres islamiques et sa population pratique un islam très souple, influencé par les traditions indigènes musulmanes, hindoues, chinoises et chrétiennes. L’Égypte est trop pauvre pour se passer de l’aide occidentale (États-Unis principalement) et de celle de rois du pétrole. L’Iran est chi’ite et comme tel méprisé par les sunnites [6] et de plus le persan est loin derrière l’arabe comme langue de l’islam. Le Pakistan est pauvre et souffre de nombreuses divisions ethniques et régionales qui le rendent instable et, de plus, il est obnubilé par ses relations avec l’Inde. L’Arabie saoudite a une population limitée et une position géographique qui la rend dépendante d’un protecteur, en l’occurrence les États-Unis. Resterait la Turquie, mais visiblement elle est davantage tournée vers l’Europe et les États-Unis .
Quoi qu’il en soit on est loin de la critique de Kepel citée plus haut lorsqu’il affirme que Huntington ’ suggère que le monde de l’islam est aussi centralisé que le feu bloc soviétique – nonobstant la dissidence chinoise – et que La Mecque constitue réellement, pour retourner la célèbre formule, le Moscou de l’islam’. On peut se demander s’il a vraiment lu le livre. Quant à ’la formule fameuse de l’auteur : « Le monde de l’islam, en forme de croissant, a des frontières sanglantes. »’, voyons ce qu’il en est dans le texte même.
Il n’est pas difficile au professeur américain de dresser une liste des divers conflits qui ont ensanglanté la planète où étaient engagés des musulmans et des non musulmans. Jouer au jeu de savoir qui a commencé et qui est le méchant est passablement infantile et absurde . Mais c’est souvent ce qui est sous-jacent comme l’ont montré les développements récents où la dichotomie Bien-Mal s’est en effet étalée, et cela des deux côtés. Ce qui n’a rien d’étonnant dès que l’on se situe dans une rivalité culturelle, ici fortement teintée de religieux. [7]
Donnons quand même la répartition des divers conflits ethnopolitiques de l’année 1993-1994 [8]
Conflits ethnopolitiques en 1993-1994 | |||
---|---|---|---|
Intracivilisationnels | Intercivilisationnels | Total | |
Islam | 11 | 15 | 26 |
Autres | 19* | 5 | 24 |
Total | 30 | 20 | 50 |
* (Dont 10 conflits tribaux en Afrique)
Souvent ces guerres ou massacres ont des racines historiques. ’Un héritage historique de violence peut être exploité et utilisé par ceux qui y trouvent leur compte…[Mais] d’autres facteurs ont nécessairement dû intervenir’. [9]
D’abord la modification des équilibres démographiques : augmentation spectaculaire de la population chi’ite au Liban ; croissance du nombre de jeunes de 15 à 24 ans dans les deux communautés cingalaise et tamoule au Sri Lanka (ils dépassent tous les deux les 20%) ; chute du taux de fécondité dans la Fédération russe en général (1,5 enfant par femme) mais restant à 4,4 dans les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale ; augmentation de 26% du nombre de Tchétchènes dans les années 80 [10] ; croissance de la proportion de musulmans au Cachemire ; croissance du nombre d’Albanais au Kosovo, avec départ des Serbes [11] ; etc.
Il faut noter, dit Huntington que les procédures démocratiques ont exacerbé le phénomène, en particulier en Yougoslavie où les élections libres ont encouragé les surenchères ethno-nationalistes et, finalement, les conflits civilisationnels ont cédé la place à de vraies guerres.. Et de citer Bogdan Denitch : l’ethnos devient dêmos, le résultat ne se fait guère attendre : c’est polemos, la guerre. [12]
Si on revient au tableau ci-dessus on remarque aussi que les conflits intercivilisationnels en islam sont loin d’être négligeables. Huntington en vient à se demander si cette montée de la violence n’est pas une marque de la civilisation islamique elle-même.
On peut avancer l’hypothèse que l’islam serait, dès l’origine, une religion du glaive qui glorifierait les vertus militaires. Il a pris naissance parmi des « tribus nomades de Bédouins belliqueux » et cette « origine violente est inscrite dans son cœur même. Mahomet lui-même jouit, aujourd’hui encore, d’une image de combattant militaire avisé » qualificatif que personne ne songerait à appliquer à Jésus ni à Bouddha. La doctrine de l’islam, d’après certains, exige de faire la guerre aux infidèles et lorsque l’expansion initiale de l’islam s’est essoufflée, les groupes musulmans, contrairement à la doctrine se sont mis à se battre entre eux. Le pourcentage de fitna , ou conflit interne, par rapport au jihad a basculé en faveur de la première. Le Coran et d’autres textes fondateurs contiennent peu d’interdits portant sur la violence, et le concept de non-violence est absent de la doctrine ainsi que de la pratique musulmane. [13]
Le lecteur aura remarqué l’emploi du mot fitna et vu qu’ici encore Kepel déforme la pensée du professeur. Pour tous ceux qui ont lu ou parcouru le Coran, il est clair que Huntington a raison sur la non-condamnation de la violence [14]. Toutefois si Jésus recommande de tendre la joue gauche quand on vous a giflé la joue droite, les chevaliers armés n’ont guère pratiqué cette recommandation, pas plus que les conquistadors, ou les participants aux différentes guerres. [15] Et si l’exemple de la charité bouddhiste est fourni par ce sage qui se détourna pour se faire dévorer par une panthère blessée pour qu’elle puisse nourrir sa progéniture, que penser des professionnels des arts martiaux chinois et des samouraïs japonais ?
Quoi qu’il en soit Huntington revient une fois de plus sur l’absence d’un ou plusieurs États phares dans l’islam.
Aucun d’entre eux ne jouit d’une position de médiateur privilégié dans les conflits internes à l’islam ; et aucun d’entre eux ne jouit de l’autorité nécessaire pour pouvoir agir au nom de l’islam lorsqu’il s’agit de régler des conflits entre groupes musulmans et non-musulmans. [16]
G — La dynamique des guerres civilisationnelles
Ayant ainsi tracé le cadre qu’il estime descriptif du monde d’aujourd’hui, Huntington examine la manière dont des rivalités civilisationnelles peuvent déboucher sur des conflits ouverts. L’exemple le plus probant lui est fourni par l’éclatement de la Yougoslavie, ou la guerre de Tchétchénie. Dans le cas de la Bosnie des Bosniaques, des Croates et des Serbes qui hier ne fréquentaient ni la mosquée, ni la cathédrale, ni l’église orthodoxe, se sont retrouvés en train de faire appel à l’aide de leurs coreligionnaires étrangers ou non. Peut-être que le retour à la religion a été le plus marqué en Bosnie musulmane où Izetbegovic par le biais de son parti le SDA (parti d’action démocratique) a mené une politique systématique favorisant ’ses’ musulmans contre les autres, musulmans ou non. Il a bénéficié de subventions et même de la venue de militants musulmans désireux de participer à la guerre. Ce qui amène à réfléchir quelque peu sur les engagements et les participations aux conflits ;
Huntington discerne divers niveaux dans des guerres de ce genre.
Au niveau primaire on trouve les parties belligérantes qui s’entretuent. Ce sont parfois des États comme dans les guerres indo-pakistanaises ou israélo-arabes ; ce peuvent être aussi des groupes locaux qui ne sont pas des États ou, au mieux, des États embryonnaires, comme ce fut le cas en Bosnie ou avec les Arméniens du Nagorny-Karabakh. Ces conflits peuvent également inclure des protagonistes de deuxième échelon, généralement des États directement apparentés aux belligérants de base, par exemple les gouvernements serbe et croate dans l’ancienne Yougoslavie ou ceux d’Arménie et d’Azerbaïdjan dans le Caucase. Reliés au conflit de manière plus lointaine encore, on trouve des États de troisième échelon : ils sont éloignés du théâtre des opérations, mais ont des liens de civilisation avec les belligérants ; ces participants de troisième échelon sont souvent des États phares des aires de civilisation…
Les enjeux des autres parties en conflit ne sont pas identiques à ceux des belligérants de base. Le soutien le plus dévoué et le plus chaleureux dont ces derniers bénéficieront vient normalement des diasporas dont les communautés s’identifient à la cause de leur parentèle et deviennent plus royalistes que le roi. Les intérêts des gouvernements de deuxième et troisième échelon sont plus compliqués… [Ils] ont intérêt à contenir les affrontements et à éviter d’y être eux-mêmes engagés. Aussi, tout en soutenant les participants de première ligne, chercheront-ils à modérer leurs objectifs. Ils tenteront également de négocier avec leurs homologues de deuxième et troisième échelon, de l’autre côté de la ligne de faille, et d’éviter ainsi qu’une guerre locale ne se transforme en une guerre plus large engageant les États phares. [17]
Ici on voit exposé clairement et justifié le rôle modérateur des États phares tel que Huntington le conçoit. Il applique ses idées au cas de la Yougoslavie, du Sri Lanka, de la Tchétchénie, du Nagorny Karabakh. Il insiste plus particulièrement sur le cas bosniaque parce que les États-Unis ont toléré, voire encouragé, le réarmement de la Bosnie musulmane par l’Arabie saoudite et l’Iran. Selon Huntington, les Américains
veulent identifier dans chaque conflit étranger les forces du bien et les forces du mal, puis s’aligner sur les premières. Les atrocités commises par les Serbes au début des affrontements en firent des « méchants » assassinant les innocents et perpétrant un génocide, alors que les Bosniaques parvinrent à donner d’eux l’image des victimes impuissantes. [18]
Cette image d’une Amérique naïve prête quelque peu à sourire. Plus sérieux, peut-être est l’argument que les États-Unis n’avaient aucun intérêt militaire d’importance en Bosnie. En refusant, prétend Huntington, de reconnaître la guerre pour ce qu’elle était, le gouvernement a aidé à créer dans les Balkans un État musulman fortement influencé par l’Iran. Affirmation pour le moins exagérée vu l’État croupion que représente la Bosnie musulmane. Je reviendrai sur ce sujet plus loin.
De toute façon nous affirme Huntington il y a intérêt à éviter que ces guerres civilisationnelles dégénèrent. Aux États phares de les prendre en main pour les faire stopper sinon on risque de se trouver entraîné dans un conflit majeur. Une guerre mondiale impliquant les États phares des principales civilisations est tout à fait improbable mais pas impossible. Il décrit dans une sorte de rêve de science-fiction comment elle pourrait éclater.
Il ne s’agit pas de reproduire ici les six pages du scénario envisagé [19]. Cependant il est intéressant d’en retracer les grandes lignes qui ne sont pas plus invraisemblables que d’autres. Tout part de la Chine qui, réconciliée avec TaIwan, veut étendre son contrôle sur les ressources pétrolières de la mer de Chine méridionale, mises en valeur par les Vietnamiens en collaboration avec des compagnies américaines. Les Vietnamiens résistent et demandent l’aide des États-Unis qui finissent par envoyer un corps expéditionnaire. La Chine proteste et lance une attaque aérienne contre ce corps. Les tentatives de médiation de l’ONU échouent et le Japon interdit aux États-Unis d’utiliser leurs bases sur ses îles. La guerre navale fait rage, les Chinois occupent Hanoi. Pour l’instant les armes atomiques ne sont pas utilisées, mais leur menace est suspendue sur la tête des populations. De nombreux Américains commencent à penser qu’on peut bien abandonner la mer de Chine aux Chinois, une attitude que les Japonais espéraient voir se développer en 1942 après Pearl Harbour.
L’Inde profite de ce que la Chine est occupée pour lancer une offensive sur le Pakistan, mais l’Iran porte assistance à celui-ci et les mouvements islamistes conscients du recul de l’Occident poussent leur pays à intervenir. L’Israël subit une attaque massive que les Américains sont incapables de contenir.
Cet aveu de faiblesse après d ’autres conduit le Japon à céder aux pressions de la Chine et à rejoindre celle-ci. Les dernières bases américaines sont évacuées, aussi c’est maintenant la Russie qui entre en danse pour limiter l’avance chinoise qui, s’appuyant sur les nombreux immigrés chinois en Sibérie, occupe Vladivostok. Les Russes, poussés par l’Occident, deviennent essentiels pour contrôler les sources de pétrole du Moyen-Orient. L’Europe, jusque là réticente, ne se sent guère encline à entrer en guerre, mais les Serbes et autres Croates en profitent pour entrer en Bosnie et terminer le nettoyage ethnique. Réaction des musulmans d’Afrique du Nord, un missile atomique est expédié d’Algérie et tombe sur Marseille. L’OTAN réplique par des bombardements dévastateurs.
On est donc arrivé à une situation où un conflit majeur oppose les États-Unis, l’Europe la Russie et l’Inde à la Chine, au Japon et à une partie de l’islam. Que peut-il se passer alors : destruction nucléaire mutuelle, pause négociée, avancée des Russes jusqu’à Pékin, ou n’importe quoi d’autre ? De toute façon, à long terme, il y aura déclin économique démographique et militaire chez les principaux belligérants. On peut s’attendre à voir monter des personnalités hispaniques venues de l’Amérique latine moins atteinte, d’autres de l’Indonésie qui, alliées aux Australiens, peuvent mettre debout un nouvel État phare qui, éventuellement, pourrait s’opposer à l’Inde et engendrer un nouveau conflit.
Ce schéma n’a pour but que de montrer ce qui se passe quand un État phare (ici les États-Unis), intervient dans le conflit entre un État phare d’une autre civilisation et un État appartenant à cette même civilisation (le Viêt-nam). Vue des États-Unis l’intervention était nécessaire tant du point de vue moral (lutter contre une agression) que du point de vue de l’intérêt direct. Huntington en arrive alors à une conclusion cynique.
En résumé pour éviter une guerre majeure entre civilisations, il est nécessaire que les États phares s’abstiennent d’intervenir dans les conflits survenant dans des civilisations autres que la leur. C’est une évidence que certains États, particulièrement les Etats-Unis, vont avoir sans aucun doute du mal à admettre. Cette règle de l’abstention, en vertu de laquelle les États phares doivent s’abstenir de toute participation à des conflits concernant d’autres civilisations est la condition première de la paix dans un monde multipolaire et multiconfessionnel. La médiation concertée est la seconde condition de la paix : elle suppose que les États phares s’entendent pour contenir ou stopper des conflits frontaliers entre des États ou des groupes, relevant de leur propre sphère de civilisation. [20]
En d’autres termes, que revienne le plus vite possible une situation rappelant celle de la guerre froide, sauf qu’ici on ne doit plus la faire à deux, mais à huit !
H — Le problème de l’Occident
En attendant, S. Huntington, citoyen des États-Unis et donc Occidental selon lui, avance les idées qui devraient présider à un renouveau de l’Occident. Et d’abord de réfléchir sur le statut particulier de la civilisation occidentale.
D’une certaine manière cette civilisation a atteint son âge d’or. Grâce à sa réussite exemplaire et à son triomphe sur l’URSS, elle devrait entrer, dit-on, dans une période de paix résultant de ’l’absence de toute forme de conflit entre groupes concurrents au cœur de la zone de civilisation et du recul ou de la disparition des conflits avec les sociétés extérieures’, et de prospérité découlant de ’la fin des luttes internes dévastatrices, de la réduction des barrières commerciales, de la mise en place d’un système commun de poids, mesures et monnaies, et de la généralisation des dépenses publiques allant de pair avec l’établissement d’un empire universel’. [21]
Une civilisation dans cet état se considère comme universelle et immortelle. Or, dans le passé, elles ont toutes vu cesser cette période merveilleuse, soit brutalement par la victoire d’une société extérieure, ou bien plus lentement mais douloureusement par désintégration interne.
Selon Carroll Quibley, les civilisations déclinent lorsqu’elles cessent de
consacrer leurs surplus à de nouvelles inventions. Nous dirions aujourd’hui, lorsque les taux d’investissement diminuent.
[Il en résulte une période] de grande dépression économique, de chute du niveau de vie, de guerres civiles entre différents groupes d’intérêts et d’augmentation de l’analphabétisme. La société s’affaiblit de plus en plus. Pour arrêter ce gâchis on légifère en vain. Mais le déclin se poursuit. La désaffection des populations, au niveau religieux, intellectuel, social et politique, s’amplifie. De nouveaux mouvements religieux apparaissent. Les populations rechignent à se battre pour leur propre société et à acquitter des impôts. [22]
Pour Huntington, les civilisations peuvent se réformer et se renouveler. ’Le problème majeur pour l’Occident est le suivant : indépendamment de tout défi extérieur, est-il capable d’arrêter le processus de déclin interne et d’inverser la tendance ?’ [23] Le processus de déclin interne présente nombre des caractéristiques identifiées par Carroll Quibley.
Au milieu des années quatre-vingt-dix, … l’Occident était alors beaucoup plus riche que toute autre civilisation, mais ses taux de croissance, d’investissement et d’épargne étaient faibles, surtout si on les compare à ceux des sociétés d’Extrême-Orient. La consommation individuelle et collective primait sur la création de moyens permettant d’assurer le maintien de la puissance économique et militaire. La croissance démographique naturelle était faible, comparée à celle des pays islamiques. Aucun de ces problèmes n’a toutefois forcément des conséquences catastrophiques. Les économies des pays de l’Ouest étaient en expansion ; tout compte fait les populations s’enrichissaient ; et l’Occident détenait toujours la première place dans le domaine de la recherche scientifique et de l’innovation technique. Les gouvernements ne pouvaient sans doute pas remédier aux faibles taux de natalité. (Dans ce domaine, les efforts accomplis ont encore moins de chance d’aboutir que les tentatives faites pour réduire la croissance démographique.) L’immigration constituait une source potentielle de vigueur et un capital humain, à condition que deux conditions soient remplies : premièrement, que la priorité soit accordée à des individus qualifiés, énergiques, dotés des talents et du savoir-faire nécessaires à la société d’accueil ; deuxièmement, que les nouveaux immigrés et leurs enfants soient assimilés culturellement dans le pays d’accueil et plus globalement dans la civilisation occidentale.… La mise en œuvre de politiques permettant de contrôler les taux, les sources, les caractéristiques et le processus d’assimilation des immigrés est du ressort et de la compétence des gouvernements occidentaux. [24]
Après un passage obligé sur le déclin moral (montée du crime, de la drogue, de la violence), le déclin de la famille (divorces, naissances illégitimes, grossesses d’adolescentes), le déclin du ’capital social’ (associations de bénévoles, etc.), la faiblesse générale de l’’éthique’, la désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle, passage révélateur de la position politique de Huntington, le professeur remarque que
la culture occidentale est contestée par certains groupes à l’intérieur même des sociétés de l’Ouest. Cette remise en cause est le fait d’immigrés issus d’autres civilisations qui refusent l’assimilation et persistent à défendre et à propager les valeurs, les coutumes et la culture de leurs sociétés d’origine… En Europe, la civilisation occidentale pourrait également être minée par le déclin de son fondement essentiel, la chrétienté… Cette tendance résulte plus d’une indifférence que d’une hostilité à la religion. Les idées, les valeurs et les pratiques religieuses sont malgré tout présentes dans la civilisation européenne… L’érosion du christianisme chez les Occidentaux n’est au pire qu’une menace à très long terme pour le salut de la civilisation occidentale. [25]
Cette défense du christianisme est évidemment en accord avec le point de vue qui veut voir tout sous l’angle de la civilisation et qui, le plus souvent, l’assimile à la tradition religieuse. Examinons cependant ce qui est dit des États-Unis en particulier.
Les États-Unis sont confrontés à une menace plus immédiate et plus sérieuse. Historiquement, l’identité nationale américaine a pour fondement culturel l’héritage de la civilisation occidentale et pour base politique l’adhésion massive des Américains aux principes suivants : liberté, démocratie, individualisme, égalité devant la loi, respect de la Constitution et de la propriété privée. À la fin du XXe siècle, ces composantes politiques et culturelles de l’identité américaine ont été violemment et constamment attaquées par une petite minorité influente d’intellectuels et de spécialistes du droit. Au nom du multiculturalisme, ils ont dénoncé l’assimilation des États-Unis à la civilisation occidentale, niant l’existence d’une culture américaine commune et mettant l’accent sur la spécificité culturelle de groupes raciaux, ethniques et autres. [26]
Et d’enfoncer le clou sur les multiculturalistes :
Les responsables politiques des autres États… ont parfois tenté de renier leur héritage culturel et de changer l’identité de leur pays en l’assimilant à une civilisation autre que la sienne. Jusqu’à présent ils n’y sont pas parvenus, mais ils ont donné naissance à des pays déchirés et atteints de schizophrénie. Les multiculturalistes américains rejettent de la même manière l’héritage culturel de leur pays. Ils ne cherchent pas à assimiler les États-Unis à une autre civilisation, mais souhaitent créer un pays aux civilisations multiples, c’est-à-dire un pays n’appartenant à aucune civilisation et dépourvu d’unité culturelle. L’histoire nous apprend qu’aucun État ainsi constitué n’a jamais perduré en tant que société cohérente.…
Les multiculturalistes remettent en question un des principes américains fondamentaux, en substituant aux droits individuels ceux de groupes qui se définissent essentiellement en termes de race, d’appartenance ethnique, de sexe et de préférence sexuelle… Dans une époque où tous les peuples se définissent eux-mêmes par leur appartenance culturelle, quelle place peut occuper une société dépourvue de fond culturel commun et se définissant uniquement par des principes politiques ? Les principes politiques ne constituent pas une base solide permettant de construire une communauté durable. [27]
Il s’en suit que les Américains ne peuvent éviter de se demander si oui ou non ils forment un peuple d’Occident. Cela nécessite de faire taire les appels au multiculturalisme et de rejeter les tentatives illusoires d’assimilation à l’Asie.
C’est pourquoi Huntington se fait l’avocat d’un resserrement des liens avec l’Europe, tant militaires (avec l’OTAN), que commerciaux (échanges encore renforcés en y incluant l’ALENA) [28], et que culturels. Alors l’Occident aura cette force qui permet cette relation à la fois ferme et constructive qui caractérise l’équilibre relativement pacifique entre États phares que souhaite l’auteur.
Analyse et critique
A — Généralités
Une première remarque vient immédiatement à l’esprit. Huntington considère finalement chaque civilisation comme relativement homogène. Certes il n’ignore pas qu’il y a des rivalités entre diverses couches sociales à l’intérieur d’une civilisation donnée, mais il les considère comme négligeables. L’idée de l’exploitation du travail ne lui vient pas à l’idée et encore moins celle de la lutte des classes. Il ne se distingue pas ainsi de tous ceux qui s’appuient sur l’écroulement de l’URSS pour en déduire non seulement l’écroulement du marxisme (un point de vue qui pourrait se défendre, au moins pour certains aspects), mais aussi celui de toute contestation d’importance de l’ordre social, passée, présente et à venir. L’idée même d’exploitation disparaît au profit de l’utilisation des compétences.
Cependant la prééminence des côtés civilisationnels est difficilement contestable et constitue une des plaies du monde moderne.
Si on examine non seulement ce qui s’est effectivement déroulé depuis la chute du mur de Berlin, mais, même depuis la fin de la guerre et même avant, force est de constater que bien des évolutions ont pris le caractère d’’épuration ethnique’.
La fin de la guerre a vu le déplacement de populations le plus considérable enregistré dans l’histoire de l’humanité. Citons pêle-mêle, le déplacement des Allemands de Silésie et leur remplacement par des Polonais, eux-mêmes chassés de leurs anciens territoires de l’Est par l’avance de Russes ; nombre de réorganisations en Europe centrale ; l’arrivée massive de juifs en Palestine, juifs eux-mêmes chassés d’Europe mais aussi de nombreux pays musulmans, qui chassent à leur tour les paysans palestiniens ; Européens d’Afrique du Nord, implantés sur cette terre depuis plus d’un siècle, ’obligés’ de partir ; déplacements de nombre de personnes en Asie, en Afrique, etc., etc. [29]
Après la chute du mur, ces tendances profondes de la société se sont donné libre cours. Dans le contexte général du monde des années 90, l’écroulement de l’URSS laisse une sorte de vide du système de régulation. La fin de celui-ci qui, avec la disparition, au moins apparente, de l’État, pourrait en principe laisser ouverte aux masses la voie à des actions positives de redéfinition sociale, ouvre aussi la possibilité à des mouvements d’épuration. Les plus spectaculaires ont évidemment lieu en Asie centrale russe et surtout en Yougoslavie.
Huntington voit surtout dans ce dernier cas une illustration de sa thèse générale sur le fait que seule la ’civilisation’ regroupe les peuples. La rivalité ’Est-Ouest’ apparaît alors comme une sorte d’aberration imposée par la puissance matérielle et technique développée par le monde chrétien occidental ; suivi par le monde soviétique qui a réussi à s’assimiler cette puissance. Il ne faudrait peut-être pas le pousser beaucoup pour lui faire dire que l’Union soviétique a aussi des caractères chrétiens, certes dévoyés dans le marxisme cette forme judéo-chrétienne d’une certaine modernité. Mais je lui prête là gratuitement des opinions [30].
Quoi qu’il en soit sa thèse est l’inévitabilité du développement de la modernité dans nombre de régions s’appuyant sur un mode de pensée et de structuration qui n’est pas celui de l’Occident. Et, s’il parle d’à peu près toutes les régions du monde c’est finalement la Chine et l’islam qui ’tirent à eux la couverture’.
Toutefois avant d’en venir à ces deux cas particuliers, une remarque générale s’impose. Curieusement (mais est-ce si bizarre ?) Huntington ne donne nulle part une définition claire des civilisations, si ce n’est une sorte d’admission de généralités qui touchent aux clichés. Au bout, on arrive à considérer la civilisation comme une sorte de regroupement assez évident.
Dans les Conseils Ouvriers, Anton Pannekoek [31]traite du nationalisme et il montre bien comment celui-ci naît à l’intérieur de la classe bourgeoise comme une idéologie qui se construit au cours de la lutte de celle-ci pour accéder à la puissance sociale. ’La Nation’, dit-il, ’est une communauté unie par des forces internes’ et il ajoute que si l’héritage historique conduit à regrouper dans un État des gens d’histoire, de langue, de religion différentes, alors la montée du nationalisme ’agit comme une force destructrice’. Dans un premier stade, en effet, la bourgeoisie se bat pour l’accession au rang de classe dominante, elle n’hésite pas à s’attaquer aux traditions anciennes dans la mesure où celles-ci sont liées à la structure sociale de la société en transformation. Puis dès que le pouvoir de la nouvelle classe est assuré, dès que la nouvelle forme d’oppression s’établit, le nationalisme prend une coloration nouvelle.
D’autre part cette montée de la nouvelle classe dominante accompagne une lutte non seulement contre l’ancienne classe dominante du territoire où elle vit, mais aussi contre des puissances étrangères qui entravent ou menacent sa croissance. C’est pourquoi la nouvelle classe dominante ’
fait appel au sentiment d’orgueil, aux instincts de puissance de toutes les autres classes, qui doivent servir la bourgeoisie et lui fournir aides, subordonnés, porte-parole, officiers militaires et cadres civils et qui participent ainsi à sa puissance. Le peuple lui-même se voit baptisé peuple élu ; on encense sa supériorité en force et en vertu ; il est la grande nation, le Herrenvolk (le peuple des seigneurs), the finest race among mankind (la plus belle race de l’humanité), et on le proclame destiné à mener ou à dominer les autres nations…
Le nationalisme ne se réduit pas à une doctrine imposée aux masses par les dirigeants. Comme tout système de pensée et de sentiment, il jaillit des profondeurs de la société et découle des réalités et des nécessités économiques… C’est pourquoi tous les anciens sentiments de communauté sont mis au service [de la bourgeoisie] et développés pour devenir autant de forces puissantes incarnées dans l’idéalisme… Quant aux masses laborieuses tant qu’elles n’ont ni la possibilité ni l’idée de se battre pour elles-mêmes… dépendantes spirituellement de la classe dirigeante, elles doivent accepter, bon gré mal gré, ses idées et ses buts. Toutes ces influences sont autant de forces spirituelles qui agissent dans le domaine de la spontanéité instinctive. [32]
Certes ce passage de Pannekoek vise pour l’essentiel la formation des États nation, et plus particulièrement en Europe, mais outre que le Hollandais applique ses remarques non seulement au cas européen, mais aussi au Japon, à la Chine et à la Russie, il montre que déjà (et de fait bien avant) la ’pensée marxiste’ prenait en compte les composantes culturelles dans son analyse des réalités sociales mondiales.
De manière générale, dans le monde moderne, le passage à la modernité exige, toutes choses égales d’ailleurs, l’existence ou la création de la classe dominante à la fois adaptée à cette modernité et créatrice de celle-ci.
Au cours de l’histoire européenne cette classe a mis quelques siècles à se former avec des hauts et des bas, des luttes internes et internationales. Au fur et à mesure que s’installait le nouveau système de production avec son fondement industriel, l’accès à la domination de la nouvelle classe adaptée dans un pays déterminé devenait à la fois de plus en plus difficile (à cause de l’existence des puissances capitalistes déjà formées), de plus en plus nécessaire et de plus en plus urgente.
J’ai souvent exposé cette conception, et je ne peux guère éviter de reprendre un texte précédent, où je comparais la situation d’avant et d’après la Seconde guerre mondiale J’écrivais ainsi [33] :
La prépondérance de l’État, au moins dans la période du début, dans la création des infrastructures tant matérielles qu’humaines était inévitable. Cette prépondérance était d’autant plus nécessaire qu’il fallait mettre l’accent sur tel ou tel aspect de l’industrialisation, ne pas laisser en quelque sorte la classe dominante plus ou moins en formation s’égarer vers la simple recherche du profit immédiat. Tel est le cas de l’Allemagne de Bismarck, du Japon de l’ère Meiji, de l’URSS de Lénine et Staline. Le seul cas un peu différent est celui des États-Unis, mais cela provient de ce qu’ils pouvaient drainer les émigrants amenant avec eux un certain savoir faire européen, fut-il passablement rudimentaire. On peut prétendre que cette formation de nouveaux noyaux capitalistes était relativement facile car le développement technique restait relativement primitif, et que la formation de la nouvelle structure sociale pouvait s’appuyer sur l’industrie lourde encore proche de l’ancien artisanat ou de l’agriculture classique, reposant dans bien de ses activités sur la simple force musculaire, fut-elle doublée de la force mécanique introduite par les machines, fussent-elles mues par la vapeur ou l’électricité. On peut dire que pour ces États ou pays, l’accumulation primitive a suivi un chemin disons… primitif. Le dernier à suivre cette route aura été la Chine de Mao.
Cependant dans nombre de ces pays, l’État a dû prendre une forme dictatoriale non seulement dans l’imposition étatique du mode de développement industriel, avec son cortège de nationalisations plus ou moins étendues selon l’État considéré, mais aussi dans le domaine social avec le caractère totalitaire des institutions. Ce qui caractérise l’ensemble des nations du monde d’avant la deuxième guerre mondiale et de la période qui suit juste après, ce ne sont pas les différences culturelles aussi importantes soient-elles que cette similitude de l’existence de ces États forts.
Avec la fin de la seconde guerre mondiale apparaissent de nouvelles méthodes de production qui s’appuient dans de nombreux cas sur les progrès de la physique et peut-être surtout de la chimie. Ainsi en va-t-il de l’apparition des plastiques, au début réduits aux seuls textiles, mais qui ont pris aujourd’hui une importance telle qu’ils ont contribué à l’effacement de l’industrie lourde et à une transformation profonde de l’industrie sidérurgique. [34]
De plus la division en deux groupes opposés était rendue comme stable simplement à cause de l’existence de la bombe atomique qui interdisait toute confrontation sérieuse. En conséquence, toute la période qui suit la seconde guerre mondiale ne montre que des oppositions locales ne touchant pas fondamentalement en principe le rapport de force. On voit donc des guerres de décolonisation, d’autres qui touchent des sortes de zones frontières (le Vietnam par exemple), aucune qui amène en contact les forces centrales des groupes antagoniques (US et URSS).
Qui plus est, les transformations liées à la montée des applications scientifiques, entre autres mais de manière prépondérante, ont permis la production de biens de consommation en très grande quantité et à travail incorporé relativement faible par unité et gigantesque au total, permettant du coup une consommation accrue et la fin de la misère généralisée dans les pays dits développés. Avec elles, s’installe le règne des méthodes keynésiennes de gestion.
De plus une bonne partie de cette production ne nécessite pas l’existence d’une énorme industrie lourde comme celle qui avait été indispensable jusqu’alors. On voyait s’ouvrir la possibilité de produire des biens de consommation destinés à être vendus sur les marchés des pays déjà développés. On pouvait utiliser à cette fin une main-d’oeuvre formée directement aux méthodes modernes de production qui n’exigent plus autant de liaison avec la connaissance artisanale. Seul devient nécessaire le passage par le système scolaire. Ainsi s’expliquent la montée des dragons asiatiques et la reconversion du Japon. Ainsi s’explique aussi la chute du monde soviétique.
Cependant dans ces nouveaux pays producteurs la ’libéralisation’ du système étatique n’est pas inscrite automatiquement dans les faits. Elle demande deux pressions complémentaires : d’une part la montée d’une certaine lutte de classes et d’autre part la création d’une classe moyenne. Finalement s’installe la stabilité sociale qui s’appuie sur la montée générale de la consommation et de la durée de vie, et, politiquement, au bout la démocratie bourgeoise locale, c’est-à-dire la forme locale de la sociale démocratie.
Bien entendu cette forme locale intègre des caractères culturels qu’Huntington considérerait comme indélébiles, mais qui correspondent simplement à la forme la mieux adaptée à une exploitation plus ou moins douce.
C’est pourquoi l’opposition sans cesse reprise entre démocratie et dictature a un caractère fallacieux. Bien entendu personne n’ira soutenir qu’il vaut mieux vivre sous la dictature que sous la démocratie bourgeoise, mais cela n’empêche pas que la démocratie en question est simplement formelle, elle ne donne aux électeurs que le droit d’influer superficiellement sur le choix des dirigeants, et donc sur l’intensité de l’exploitation du travail. Autrement dit, en dépit des différences, tous les États sont beaucoup plus semblables qu’on veut bien le dire. Mais si les différences sont assez peu marquées entre certains pays, elles peuvent l’être bien plus pour d’autres, et les citoyens des pays les moins ’démocratiques’ et les moins ’sociaux’ rêvent d’atteindre le type à leurs yeux idéal de la social démocratie suédoise.
Comme tout le monde, ou presque, ceux qui parlent du monde moderne parlent en termes d’efficacité. La modernisation se confond avec une amélioration de la productivité du travail. C’est la même musique partout finalement. Elle s’est encore accentuée avec la globalisation-mondialisation où la concurrence entre les divers États est sans arrêt mise en avant. Une civilisation est considérée comme ayant réussi si elle a réussi à monter la production, le rendement, etc. autrement dit si elle est arrivée à remplir les obligations imposées par la civilisation commune à tous, celle de l’échange capitaliste qui règne aujourd’hui et dont la forme religieuse (puisque Huntington aime la religion) est le fétichisme de la marchandise.
Revenons maintenant aux cas de la civilisation sino-asiatique et de l’islam.
B — La Chine et le monde asiatique en général
Comme je l’ai remarqué plus haut Huntington ne donne guère de définition de cette civilisation. C’est que dans l’histoire d’un territoire aussi vaste que la Chine, on peut retenir bien des aspects. On peut par exemple partir de –1050 jusqu’en -221 suivre la formation du premier empire chinois à la suite de batailles entre principautés dans la période dite des Royaumes combattants. Puis par la suite parcourir plus ou moins rapidement l’histoire de l’Empire du milieu. On peut évidemment s’attarder sur les événements qui se sont succédés mais, comme le remarque l’Encyclopaedia Universalis, on en sort facilement
l’apparence trompeuse d’une uniformité continue, [qui] masque les transformations les plus importantes : celles des formes politiques et sociales, de l’économie et des techniques. Elle masque aussi la diversité ethnique, culturelle et géographique du monde chinois. La province du Sichuan, aujourd’hui plus étendue que la France et peuplée de plus de 100 millions d’habitants, constitue à elle seule un pays original en raison de ses particularités climatiques, de ses ressources naturelles, de l’histoire de son peuplement, des influences qu’elle a reçues parfois de fort loin et même de son histoire politique très particulière. Encore faudrait-il y distinguer différentes régions, comme il nous semble naturel de le faire dans un pays tel que la France.
À vrai dire, les termes de « chinois » et de « Chine » n’ont pas grand sens si l’on ne précise pas leur acception. Ainsi, le terme « Chine » peut renvoyer à une réalité politique : ensemble, variable au cours des siècles, de territoires soumis à des pouvoirs chinois ou d’origine étrangère mais sinisés, qui le plus souvent ont englobé des populations de cultures diverses. [35]
L’Encyclopaedia continue en essayant de définir ce qu’on peut appeler la sinitude.
On peut considérer enfin qu’il existe, de façon plus large, une aire de civilisation chinoise. L’inclusion dans l’espace politique chinois d’une partie de la Corée pendant quatre siècles, celle du Vietnam pendant un millénaire, l’importance des relations de la Chine avec ces deux pays ainsi qu’avec le Japon, la prépondérance politique et culturelle de la Chine en Asie orientale expliquent que l’influence de la civilisation chinoise ait débordé les limites des pays proprement chinois. Si le Vietnam, la Corée et le Japon sont des pays de civilisation chinoise, la Mongolie, l’Asie centrale, le Tibet et l’Asie du Sud-Est ont été aussi fortement influencés par la Chine.
La civilisation chinoise, elle-même synthèse de cultures différentes à chaque époque de son évolution, ne peut être isolée des cultures avec lesquelles elle n’a cessé d’être en contact tout au long de l’histoire : celles des nomades éleveurs de la zone des steppes qui parlent des langues altaïques (turques, mongoles ou toungouses), des montagnards des confins sino-tibétains, des pêcheurs du bas Yangzi et des côtes du Sud, des populations non chinoises de la Chine du Sud et du Sud-Ouest et, enfin, des peuples sédentaires des oasis de l’Asie centrale. De même, l’histoire des unités politiques chinoises est inséparable de celle des régions voisines (Corée, Japon, Mongolie, Tibet, Vietnam) ou plus lointaines (Inde, Iran, Asie du Sud-Est) avec lesquelles les influences ont été réciproques.
L’Asie de civilisation chinoise possède certains caractères spécifiques qui la distinguent des autres aires de civilisation. Ses conditions naturelles (richesse extrême de la flore, abondance du bambou dont les emplois sont d’une très grande diversité, régime des moussons qui favorise la navigation au long cours, depuis le Japon jusqu’à l’océan Indien, etc.), ses types humains à dominante mongoloïde, ses langues isolantes qui se rattachent au groupe complexe et étendu des langues sino-tibétaines, ses caractéristiques technologiques (modes de portage et autres particularités des techniques du corps, constructions à piliers portants, damage de la terre, absence de la vis, présence du pédalier et de la courroie de transmission) contribuent à cette spécificité également dans le domaine des traditions politiques, sociales, religieuses et esthétiques. L’Asie orientale de civilisation chinoise, parfois associée au monde indien, en est cependant profondément différente. À l’amour du concret et du cas particulier, au sens de l’histoire, de même qu’à la précision et à la concision chinoises s’opposent le raffinement des analyses théoriques, le goût des classifications et des longs développements littéraires, les tendances mystiques et les aptitudes aux spéculations métaphysiques, propres au monde de civilisation indienne. Au lieu d’une logique fondée sur les mécanismes du langage, comme l’est celle des Grecs et des Indiens, les Chinois ont développé une logique fondée sur le maniement de symboles graphiques.
Mais le monde chinois se distingue surtout par des formes politiques et sociales particulières qui ont joué un rôle capital dans son évolution : l’importance à partir du IVe siècle avant notre ère d’une organisation étatique centralisée qui s’est efforcée de maintenir les groupements humains au niveau de petites unités villageoises, l’absence d’autonomie urbaine, la prédominance de l’État au cours de l’histoire, malgré ses affaiblissements temporaires, ont eu une influence profonde dans tous les domaines : économie, société, vie religieuse, philosophie, arts, sciences et techniques. La permanence d’un État centralisé, qui s’est adapté au cours des siècles aux transformations de l’économie et de la société, explique à la fois l’étendue des empires, leur relative stabilité et l’unification progressive du monde chinois. [36]
Il est habituel de souligner que le monde chinois a des facultés ’phagocitaires’. On appuie cette affirmation sur la remarque que les divers envahisseurs et conquérants de l’empire ont fini par se siniser et adopter les mœurs du pays. Ainsi des Mongols de Koubilaï qui conquièrent la Chine au XIIIe siècle et fondent la dynastie des Yuan, ou des Mandchous qui la conquièrent au XVIIe et fondent la dynastie des Qing (Ts’ing) qui dura jusqu’au XXe siècle. Mais c’est oublier que les premiers ne se fondirent pas tellement dans le pays, qu’ils furent en fait peu touchés par les influences chinoises et rapidement renversés par les Ming, et que les seconds, déjà fortement sinisés, pratiquèrent certes une politique de favoritisme aux élites locales, mais en même temps une politique de ségrégation interdisant les mariages ’mixtes’ chinois-mandchous.
Finalement l’image dominante que l’on retrouve dans les descriptions de la Chine c’est justement cette permanence d’un État centralisé s’appuyant sur une couche de bureaucrates recrutés par concours. C’est ce qui est le plus souvent entendu dans le mot confucianisme .
Son fondateur, Qiu, appelé Kongfuzi, Maître Kong par les jésuites dont on a fait Confucius, vécut semble-t-il de –551 à – 479. En fait dans sa doctrine initiale, l’essentiel c’est de définir l’élite sociale, non par l’hérédité mais par ’la vertu, le mérite, les compétences, indépendamment de la naissance et de la fortune’. [37] Ce qu’Etiemble précise ainsi :
Mais la vertu, la correction morale dépendent strictement de la qualité, de l’ordre du langage [38]. Quand tout va mal dans une principauté, quand les mœurs y sont corrompues, les princes indignes de leur fonction, et que par conséquent le peuple ne sait plus où situer le bien et le mal, un seul remède : « Rendre correctes les dénominations ». Une fois définis les concepts, l’homme de qualité veille toujours à y conformer ses paroles et ses actes. Si le père agit en père, le fils en fils, tout va bien ; si le fils échange sa dénomination avec celle du père, s’il se comporte en père, comme avec sa mère le fils de la princesse Nanzi, c’est l’inceste : le désordre, le crime.
La réforme langagière garantit donc la cohésion du groupe humain : en se conformant au concept de prince, le prince gouvernera dans l’intérêt de tous, et sera le plus efficace. Du point de vue machiavélien, Confucius est probablement dans l’erreur : Saint Louis perd sa croisade, mais Louis XI accroît la France. Du point de vue de la morale personnelle, assurément il a raison : point de junzi [honnête homme] qui ne se conforme aux « dénominations correctes » [39]
Et Etiemble, après avoir remarqué que dans les idées de Confucius on ne trouve nul système et nulle orthodoxie, y détecte en fait une morale :
Morale qui fait confiance, un peu trop sans doute, à la nature humaine ; point de village de dix feux où l’on ne puisse trouver, c’est du moins sa conviction, un homme au cœur généreux. Ce qui manque aux humains, c’est de connaître les vertus vraies et de s’y appliquer humblement, inlassablement. Tel en effet ne naît pas vertueux qui, par une étude appropriée, par un constant effort sur soi, peut acquérir toutes celles des qualités humaines qui ne sont pas incompatibles avec son tempérament. Trois de ces vertus font de vous un bon père de famille ; six, un prince acceptable ; neuf, un grand roi.
Cette morale, du moins, n’est pas déduite d’une foi, d’une métaphysique, ou descendue d’un Sinaï. [40]
Ce qui n’empêchait pas Confucius de respecter les rites fussent-ils religieux s’ils ne blessent pas la morale positive, car, comme le remarque Etiemble, il était convaincu que nulle société ne peut subsister sans des fêtes.
Autour de cette conception morale de l’élite vint se greffer par la suite la glorification du lettré, de l’accession aux responsabilités sociales des gens sélectionnés par des techniques à définir et qui dans la Chine ancienne prirent (au moins à certaines époques) la forme d’examens régis par l’État.
On ne voit guère, dans cette interprétation ce qu’il y a de typiquement asiatique car cela ressemble furieusement au système de sélection par le mérite, éventuellement à corriger par l’égalité des chances, que l’on connaît ici.
Avant de revenir sur cet aspect, je remarquerai d’abord que cette vision de l’histoire chinoise passe sous silence les innombrables soulèvements de paysans contre la domination des propriétaires terriens, des militaires, des mandarins corrompus, de l’empereur lui-même. [41]
En fait, quelles qu’aient pu être les opinions profondes de Maître Kong, l’interprétation qui en a été faite pratiquement de tout temps c’est celle qui définit la sagesse comme l’acceptation de sa place dans la société et donc de la hiérarchie sociale, le tout appuyé sur le culte des ancêtres et la piété filiale. Mais on comprend que nombre de Chinois, soumis à des préfets corrompus, à des juges cupides, n’aient vu que les ombres et les vices de la pratique d’une doctrine qu’on encensait même en Occident. En vain essaya-t-on de les persuader que les principes restaient « vastes et profonds »
Sans vouloir entrer dans les méandres de la politique chinoise depuis la chute de l’empire Qing en 1911, notons que dès le début les créateurs de la République comme Sun Yat-sen s’attaquèrent au confucianisme de leur époque considéré comme momifié. Le résultat en fut la suppression du système d’examens, et la condamnation d’une doctrine vue comme celle du ’saint des puissants ou de ceux qui veulent le devenir’, ainsi que le définit Luxun en 1935. Clairement il s’agit ici de mettre à bas non seulement le respect d’une hiérarchie héritée de l’empire mais aussi de secouer les intellectuels entravés par ’une culture frelatée au nom de laquelle on interdisait aux Chinois l’étude des sciences exactes et des techniques’ (comme le note Luxun).
Quant à Mao zedong, il attaqua lui aussi la doctrine supposée de Maître Kong. Dans le cadre de la Révolution culturelle, il s’agissait ici encore d’attaquer l’ancienne hiérarchie héritée de la République, mais aussi celle du Parti communiste devenue opposante à Mao. Mais en imposant d’ânonner le Petit Livre Rouge comme on le faisait autrefois avec les œuvres du Maître, Mao ne faisait au fond que suivre la pente ’naturelle’ de la défense de la ’bonne’ hiérarchie.
Après le retour à une situation ’normale’ sous la conduite de Deng Xiaoping, on peut de nouveau en Chine mentionner les bienfaits des idées de Confucius, surtout si on les ramène à la défense de l’ordre, de la discipline, de la responsabilité familiale, du goût du travail, de l’intérêt collectif, de la sobriété qui sont comme chacun sait les qualités de la culture sino-asiatique, opposées aux vices, non moins connus de la culture occidentale, à savoir, la complaisance, la paresse, l’individualisme, la violence, la sous-éducation,le manque de respect pour l’autorité et l’ossification mentale. Ces idées sont celles de dirigeants de Singapour, mais elles sont partagées sûrement, par force, des dirigeants de la Chine dite populaire et aussi par bien des patrons occidentaux. [42]
À moins qu’on ne réussisse à prouver que les ’qualités’ énoncées ci-dessus sont par construction chevillées au corps de tous les asiatiques et les ’défauts’ à ceux de tous les occidentaux, on ne voit guère de différence culturelle ici mais bien plutôt une convergence entre les conceptions des dirigeants de toute obédience.
Si on revient au cas de Confucius lui-même, il est intéressant de noter la réflexion d’Etiemble lorsqu’il affirme :
cette morale, du moins, n’est pas déduite d’une foi, d’une métaphysique, ou descendue d’un Sinaï.
Autrement dit la réflexion du Maître est foncièrement agnostique [43]. Ce caractère rationaliste est toujours latent dans les religions chinoises. En particulier le monde n’était pas pour les anciens Chinois l’œuvre d’un créateur. Les fragments de mythes cosmologiques qui subsistent parlent de héros qui aménagèrent la terre pour la rendre habitable, de sages qui firent de l’homme primitif un civilisé ; il n’est nulle part question d’une création ex nihilo. En revanche pour la croyance populaire il y a des dieux ou plutôt des esprits qui agissent dans la vie quotidienne comme distributeurs de bienfaits comme de calamités. Toute activité humaine dépend d’un esprit qui doit être consulté, fêté ou apaisé, voire chassé. On doit donc avoir recours à des actes de magie. Les magiciens (souvent des prêtres taoïstes) sont consultés pour les enterrements, les mariages, les affaires et la construction des maisons. On a vu ainsi récemment consulter de tels magiciens pour l’implantation d’immeubles à Hong Kong, à Taipeh, à Singapour, mais aussi, ce qui peut paraître plus surprenant, à Shanghai.
Mais est-ce tellement différent de l’Occident où la consultation des horoscopes est quotidienne, où nombre de patrons engagent des employés en fonction de leur signe zodiacal, ou à partir d’une analyse graphologique ? Dois-je rappeler qu’une célèbre astrologue, consultée par feu Mitterrand a soutenu une thèse en Sorbonne ? [44]
En conclusion on peut dire sans exagération que la civilisation asiatique ne se différencie pas énormément de la civilisation occidentale, en ce sens qu’elle se présente comme passablement ’laïque’, mettant l’accent sur la nécessité d’un ordre social permettant un fonctionnement sans trop de heurts du système productif [45]. Et c’est finalement la caractéristique fondamentale que Huntington en retient.
Reste évidemment le problème des droits de l’homme qui revient systématiquement dans toutes les discussions et comparaisons entre les civilisations humaines. Ce sujet demande une discussion assez serrée et j’y reviendrai ultérieurement.
Venons en à l’islam.
[Fin du manuscrit]
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