Introduction
Dans son dernier livre Fitna, Gilles Kepel, en général mieux inspiré, écrit :
En 1993, Samuel Huntington, professeur à Harvard, publie dans la revue Foreign Affairs son célèbre article sur le « clash des civilisations » qui suscitera des débats passionnés et sera suivi d’un livre homonyme, immédiatement best-seller mondial. Le thème devient alors une ritournelle qu’entonnent grands et petits, doctes et profanes, à longueur de colloques et d’articles, pour s’en faire les chantres ou en condamner les thèses.
Sans entrer dans le détail de celles-ci, on notera qu’elles font de l’islam – flanqué du confucianisme – l’autre par excellence de l’Occident, un autre hostile que ramasse la formule fameuse de l’auteur : « Le monde de l’islam, en forme de croissant, a des frontières sanglantes. » L’adéquation entre la représentation cartographique (approximative) de l’extension territoriale supposée de l’islam et son symbole sur les étendards du jihad est une manière de littérature à l’estomac [1].
Avant d’aller plus loin, remarquons au passage la restriction ’sans entrer dans le détail’ qui permet de fournir une description sommaire, voire outrée, des positions du digne professeur. Suit alors dans le texte de Kepel un passage de style littéraire concernant le croissant et le capuccino viennois [2]. Enfin, il revient à sa propre thèse et écrit :
La réactivation de cette ligne de bataille entre Occident et Islam à la toute fin du XXe siècle sous la plume de Samuel Huntington rend certes sa saveur historique à la collation matinale, mais s’efforce surtout de substituer un affrontement du Bien et du Mal à un autre, par un glissement de la toponymie : l’Est, hier métaphore du bloc soviétique, appelle l’Orient d’avant-hier, évocation guerrière de l’ennemi sarrasin, qui annonce l’islamisme d’aujourd’hui, où se mêlent résidus de la propagande communiste et fanatisme religieux – comme la pilosité de Guevara se conjugue à celle du Prophète pour préparer la barbe en bataille de Ben Laden sur ces icônes d’aujourd’hui produites par la télévision ou l’industrie du tee shirt illustré. Mais la comparaison est trompeuse car elle suggère que le monde de l’islam est aussi centralisé que le feu bloc soviétique – nonobstant la dissidence chinoise – et que La Mecque constitue réellement, pour retourner la célèbre formule, le Moscou de l’islam. Il n’en est rien et le monde musulman n’est ni monolithique ni homogène. Il comporte une pluralité de centres en compétition acharnée pour l’hégémonie sur les valeurs politico-religieuses. Son rapport avec l’Occident et la modernité que celui-ci invente et diffuse, s’avère plus complexe, profond, intime que l’antagonisme idéologique et militaire tranché qui prévalait entre États-Unis et Union Soviétique. Il n’existe pas de Komintern islamiste dont les mouvements radicaux à travers la planète appliqueraient les instructions comme les partis communistes de chaque pays suivaient aveuglément la ligne stalinienne eu égard aux intérêts de l’URSS. [3]’
Nouveau numéro de littérature s’il en fut.
Mais qu’en est-il des thèses de Huntington présentées à la fin de ce passage ? On trouve celles-ci exposées par le détail dans le livre de 1996 de ce professeur intitulé : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, destiné, selon l’auteur, à préciser sa pensée, ’vu l’intérêt soulevé [par son article], les comptes-rendus erronés qu’on en a donnés et les controverses qu’il a fait naître’. [4]
La traduction française supprime une partie du titre à mon avis importante : and the Remaking of World Order, c’est-à-dire : et la reconstruction de l’ordre mondial, de plus le mot clash serait mieux rendu par heurt que par choc. J’espère que cette remarque sera éclairée et justifiée par ce qui va suivre.
Essentiellement Huntington s’attaque au problème que pose l’écroulement de l’Union Soviétique après 1989 et il tente de dégager les perspectives ouvertes par la nouvelle situation.
L’ancienne opposition entre Occident capitaliste et Est socialiste, base de la définition à la foi matérielle et idéologique de ces deux camps, cesse d’être le caractère dominant du nouvel ordre mondial.
Pour certains la nouvelle situation ouvre la voie royale au monde occidental pour imposer non seulement son mode de production, d’échange, mais aussi son mode d’organisation sociale [5]. Huntington s’inscrit en faux contre cette vision homogénéisante, car, prétend-il, il y a dans le monde actuel des possibilités de développement relativement indépendant pour nombre de pays. En d’autres termes, il y a objectivement une sorte de recul de l’Occident qui n’est plus en phase d’expansion et qui, par conséquent, est incapable d’imposer avec la modernisation et la globalisation la forme sociale et les valeurs qui lui sont propres.
Le plus simple est de donner ici la parole à Huntington qui définit ainsi le thème et l’organisation de son livre.
Quel est le thème central de ce livre ? Le fait que la culture, les identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont des identités de civilisation, déterminent les structures de cohésion, de désintégration, de conflits dans le monde d’après la guerre froide. [6]
Juste un petit commentaire au passage avant d’examiner plus en détail les aspects abordés dans le livre. On retrouve ici une idée assez simpliste bien que fort répandue : les fonds culturels dans les groupes sociaux sont indélébiles, ou, en tout cas, très difficiles à émousser. Cet affaiblissement demande une force unificatrice qui transcende, par exemple le nationalisme [7], ou le sentiment d’appartenir à une classe, d’en défendre les intérêts voire d’y concevoir un changement social, ou même celui d’appartenir à un monde dit libre ou au contraire progressiste. Si cette force unificatrice manque, alors les différences culturelles ou identitaires reprennent le dessus. [8] Je reviens sur cette affirmation-constatation ultérieurement. Retour donc sur le texte de Huntington.
Les cinq parties de cet ouvrage développent les corollaires de cette proposition de base.
- Première partie : pour la première fois dans l’histoire, la politique globale est à la fois multipolaire et multicivilisationnelle. La modernisation se distingue de l’occidentalisation et ne produit nullement une civilisation universelle, pas plus qu’elle ne donne lieu à l’occidentalisation des sociétés non-occidentales.
- Deuxième partie : le rapport de force entre les civilisations change. L’influence relative de l’Occident décline ; la puissance économique, militaire et politique des civilisations asiatiques s’accroît ; l’islam explose sur le plan démographique, ce qui déstabilise les pays musulmans et leurs voisins ; enfin les civilisations non-occidentales réaffirment la valeur de leur propre culture.
- Troisième partie : un ordre mondial organisé sur la base de civilisations apparaît. Des sociétés qui partagent des affinités culturelles coopèrent les unes avec les autres ; les efforts menés pour attirer une société dans le giron d’une autre civilisation échouent ; les pays se regroupent autour d’États phares de leur civilisation.
- Quatrième partie : les prétentions de l’Occident à l’universalité le conduisent de plus en plus à entrer en conflit avec d’autres civilisations, en particulier l’islam et la Chine ; au niveau local des guerres frontalières, surtout entre musulmans et non-musulmans, suscitent des alliances nouvelles et entraînent l’escalade de la violence, ce qui conduit les États dominants à tenter d’arrêter ces guerres.
- Cinquième partie : la survie de l’Occident dépend de la confirmation par les Américains de leur identité occidentale ; les Occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais pas universelle et s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les sociétés non-occidentales. Nous éviterons une guerre généralisée entre civilisations si, dans le monde entier, les chefs politiques admettent que la politique globale est devenue multicivilisationnelle et opèrent à préserver cet état de fait. [9]
Si je cite l’ensemble de ce texte extrait de la préface, c’est qu’il expose clairement la ’problématique’, comme on dit maintenant, de cet auteur. En tout cas on y voit non moins clairement qu’on y est très éloigné de l’image qu’en donne Kepel. Même la dernière partie du livre qui parle d’une sorte de nécessité d’auto-défense de la civilisation occidentale ne le fait nullement dans un langage agressif, dans la promotion d’on ne sait quelle croisade comme le laisse supposer Kepel. Nulle part Huntington n’a recours à l’idéologie du Bien et du Mal, il a plutôt l’attitude politiquement correcte du respect des civilisations, a priori moralement égales, le tout accompagné d’une prévision du déclin de l’Occident.
Autrement dit il se retrouve dans une mouvance qu’on qualifierait volontiers de fin de siècle si elle ne pouvait se réclamer d’ancêtres plus ou moins prestigieux dont le plus connu est Spengler, que Huntington revendique plus ou moins.
Il m’est donc difficile de comprendre pourquoi le plus souvent on caricature ses positions, qu’on en fait, comme Kepel, un inspirateur des néo-conservateurs, un avocat de croisades violentes. Toute une tendance, disparate, qui prône la lutte ouverte contre la ’civilisation occidentale’, parfois assimilée avec le capitalisme, devrait se réjouir de cette prévision de déclin, tout comme cette autre, tout aussi disparate, qui défend la création d’un équilibre multipolaire du monde moderne.
Analyse succinte du livre de Huntington
A — Généralités
Dans son livre, le professeur de Harvard va tenter d’étayer les affirmations qu’il relève dans la présentation de sa préface.
Il commence par un exposé rapide de l’évolution du monde
Il dégage d’abord quatre ’paradigmes’ [10] qui selon lui ont été proposés pour rendre compte de l’état du monde d’après la fin de la guerre froide [11].
1) Paradigme unitaire : un seul et même monde, euphorie et harmonie. Cette vision est insoutenable, car le monde a certes changé mais il n’est pas devenu pacifique pour autant ni harmonieux
2) Paradigme binaire : un monde divisé en deux, « eux » et « nous »
Ce point de vue est très répandu et remonte aux temps antiques : civilisés et barbares, Orient et Occident, Nord et Sud, dar al islam dar al harb, ( pays de l’islam et pays de la guerre), division entre pays riches et pauvres, etc.
Cette vision n’est pas plus opérative que la précédente. En ce qui concerne l’opposition entre pays riches et pauvres, c’est au cours des quatre cents ans qui marquent sa montée que l’Occident s’est livré à des conquêtes et des colonisations (parfois des exterminations) de sociétés pauvres et traditionnelles. Aujourd’hui la décolonisation est achevée et une guerre de niveau international entre le Sud pauvre et le Nord riche est invraisemblable, car les pauvres ne sont ni assez unis ni assez puissants. Ils peuvent se livrer des guerres locales violentes, tandis que les riches peuvent se livrer des guerres commerciales.
Si « nous » représente l’Occident, on ne peut pas dire qu’il soit entièrement uni, et si « eux » représente les non Occidentaux, alors ils sont un exemple parfait de division tant en termes de religion, de structures sociales, d’institutions, de valeurs dominantes. L’unité du monde non-occidental, la dichotomie Orient/Occident sont des mythes créés par l’Occident [12].
3) Paradigme étatique : un monde de cent quatre-vingt quatre États environ
On retrouve là la théorie classique qui fait des États les acteurs majeurs, voire les seuls importants des affaires mondiales, opposés les uns aux autres dans la défense de leurs intérêts. Ce paradigme étatique s’est avéré au cours de l’histoire, mais il est insuffisant pour rendre compte des politiques globales comme celle qui a caractérisé la guerre froide. Les États se sont regroupés pour défendre des intérêts qui leur paraissaient communs à un moment donné et ils l’ont fait plus aisément quand ils avaient des cultures et des institutions suffisamment communes.
Après la seconde guerre mondiale, tous les États ont accepté, parfois passablement contraints, de perdre quelque peu de leur souveraineté, de leurs prérogatives, voire de leur puissance. Ainsi des institutions internationales ont acquis des fonctions importantes, mis sur place des bureaucraties agissant directement sur la vie des citoyens, et, dans certains cas, à un niveau impensable jusque là (un exemple type est celui de l’Union européenne).
4) Paradigme du chaos :
L’affaiblissement des États et dans certains cas leur échec accréditent l’image d’un monde réduit à l’anarchie. Ce paradigme chaotique est proche de la réalité si on se souvient qu’en 1993 quarante-huit conflits ethniques ont fait rage à travers le monde, sans compter les cent soixante-quatre revendications et conflits ethniques et territoriaux concernant des frontières dans l’ex-Union soviétique.
Cependant un tel modèle ne donne aucune clef pour comprendre le monde, ordonner les événements par ordre d’importance, pour prédire les grandes tendances à l’oeuvre etc., et, ajoute Huntington, p. 36, ’fournir des repères aux politiques’.
C’est pourquoi il propose un nouveau paradigme :
B — Le paradigme civilisationnel
Le monde est formé de sept ou huit civilisations autour desquelles gravite l’ensemble des populations et des États. On peut alors affirmer que
- les forces d’intégration sont bien réelles et équilibrent les tendances à l’affirmation culturelle
- le monde en un sens est dual, mais la distinction centrale oppose l’actuelle civilisation dominante, l’Occident, et toutes les autres, lesquelles ont bien peu en commun
- les États-nations sont et demeurent les acteurs majeurs en matière internationale, mais leurs intérêts, leurs alliances et leurs conflits, les uns avec les autres sont de plus influencés par des facteurs culturels et civilisationnels
- le monde est anarchique, en butte aux conflits tribaux et nationaux, mais les conflits qui représentent les dangers les plus grands pour la stabilité opposent des États ou des groupes appartenant à différentes civilisations [13].
On ne saurait être plus clair dans l’exposition du modèle proposé. Resterait à savoir s’il est justifié. Admettons le pour l’instant et poursuivons.
Huntington délimite les civilisations comme des entités culturelles suffisamment larges pour que, en dépit d’une hétérogénéité certaine, des hommes s’y considèrent comme appartenant à un même groupe. Habitants de la Calabre et de la plaine du Pô se voyant comme Italiens, mais aussi comme Européens avec des Allemands, et, toujours avec eux, comme Occidentaux, face aux Maghrébins. Chinois, Taïwanais et Vietnamiens se considérant comme membres d’une civilisation asiatique par comparaison aux Américains. La langue et la religion, si elles jouent un rôle plus qu’important dans cette définition, ne sont pas nécessairement fondamentales : il reste toujours des éléments subjectifs d’auto-identification. Les délimitations des civilisations peuvent varier au cours du temps, les civilisations peuvent aussi évoluer, mais elles ont la vie dure : elles ont une continuité historique durable.
Huntington distingue ainsi sept civilisations dans le monde moderne [14]
La civilisation chinoise (sinic)
On y retrouve, bien entendu, la Chine proprement dite, mais aussi les membres des différentes diasporas chinoises et les cultures connexes du Viêt-nam et des deux Corées. Huntington l’a d’abord appelée civilisation confucéenne, ce qui, dit-il, est passablement inexact, et donc à remplacer par chinoise.
La civilisation japonaise
Bien qu’asiatique et dérivée de la civilisation chinoise, elle est suffisamment distincte pour être classée à part.
La civilisation hindoue
Des civilisations très diverses se sont succédé ou ont cohabité sur le sous-continent. Cependant il reste marqué par l’héritage de la religion hindouiste et de son système social. Toutefois l’Inde possède une importante communauté musulmane et de nombreuses autres minorités culturelles.
La civilisation musulmane
Cette civilisation s’est étendue en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Asie centrale, dans le sous-continent indien, en Asie du Sud-Est. On distinguera alors des cultures différentes : arabe, turque, perse, malaisienne, etc.
La civilisation occidentale
On y distingue en général trois grandes composantes : l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Amérique latine.
La civilisation de l’Amérique latine
Il est légitime de la distinguer dans la civilisation occidentale en ce que sa culture n’a guère subi l’influence de la Réforme, garde donc une dominante catholique accompagnée souvent d’aspects corporatistes et autoritaires, le tout avec une dose de cultures indigènes plus ou moins importante selon les pays, ou même selon les gens consultés.
La civilisation africaine (si possible)
Seul, semble-t-il, Fernand Braudel admet une spécificité africaine. En général on distingue les parties islamiques, l’Éthiopie et l’Afrique du Sud avec sa forte composante d’immigrés européens. Dans le reste de l’Afrique subsaharienne, les colonisateurs ont implanté le christianisme dans un contexte de division tribale. Cependant, se développe ’un sentiment d’identité africaine, si bien qu’on peut penser que l’Afrique subsaharienne pourrait s’assembler pour former une civilisation distincte dont le centre de gravité serait l’État d’Afrique du Sud’ [15]
Il est remarquable que la Russie n’apparaisse pas dans cette classification. Huntington la regroupe plus ou moins implicitement dans la civilisation occidentale, tout en signalant les différences de la tradition orthodoxe et de la tradition catholico-protestante. On verra plus loin qu’il range la Russie dans les États ’déchirés’. On peut dire à sa décharge que la civilisation soviétique s’est délitée.
Comme annoncé plus haut, l’actuelle civilisation occidentale est dominante. Les États qui s’y retrouvent :
- possèdent le système bancaire international
- contrôlent les monnaies fortes
- regroupent les principaux consommateurs
- produisent la majorité des produits finis
- dominent les marchés internationaux de capitaux
- exercent une autorité morale considérable sur de nombreuses sociétés
- contrôlent les voies maritimes
- mènent les recherches techniques les plus avancées
- contrôlent la transmission des savoirs techniques de pointe
- dominent l’accès de l’espace
- dominent l’industrie aéronautique
- dominent les communications internationales
- dominent le secteur des armements sophistiqués [16].
Cette énorme puissance qui s’exerce dans tant et tant de domaines a un effet évident : elle pose à toutes les sociétés le problème de leur évolution. Elle contraint les pays dits sous-développés à une évolution bien déterminée celle de la modernisation, c’est-à-dire d’accéder à la production de biens divers via l’industrialisation, l’urbanisation, le développement de l’éducation, la richesse, la mobilité sociale et une division plus complexe et plus diversifiée du travail. Cette modernisation qui résulte des progrès scientifiques et techniques est un processus révolutionnaire qui, dit Huntington, ’ne peut être comparé qu’au passage des sociétés primitives aux sociétés civilisées’ [17].
Introduite de force par l’influence de la civilisation occidentale, la modernisation donne cette dernière en exemple et en quelque sorte propose de l’imiter dans tous ses aspects. On qualifie généralement cette imitation d’occidentalisation, c’est-à-dire une adaptation qui consiste à copier les structures sociales et à admettre les échelles de valeur de la civilisation modèle.
Face à la double proposition de modernisation et d’occidentalisation, les réponses sont de trois types :
- rejet pur et simple de la modernisation et de l’occidentalisation,
- acceptation de celles-ci
- acceptation de la modernisation et rejet de l’occidentalisation La quatrième possibilité acceptation de l’occidentalisation et rejet de la modernisation n’a en principe pas de sens puisque l’occidentalisation ne se comprend guère sans modernisation.
En fait le double rejet des deux ’offres’ est tout autant impossible tant la puissance de l’extérieur est contraignante. Le statu quo est impossible. Tous les pays du monde doivent subir, ou précipiter, une évolution dans tous les domaines tant en termes matériels que culturels : l’acquisition des bases techniques de la puissance moderne, garantie d’une certaine indépendance, est à ce prix. Il en résulte des changements sociaux rapides générateurs de stress. Les sociétés non-occidentales vivent une sorte de schizophrénie car les sociétés veulent évoluer tout en conservant des caractéristiques héritées de l’histoire : il s’agit en fait de redéfinir une ’identité’ mise à mal par les coups de boutoir de la modernisation [18].
C — Les pays déchirés [19]
Même pour les pays qui choisissent l’acceptation de la modernisation et de l’occidentalisation, la pression s’exerce et conduit à des craquements divers. Huntington parle à ce sujet de pays déchirés. Il en passe en revue quatre : la Russie, la Turquie, le Mexique, l’Australie.
Le cas de l’Australie est très particulier en ce sens que ce continent voudrait s’incorporer à l’Asie pour des raisons géographiques, mais que sa venue dans le concert local est plutôt mal accueillie et difficile à tout point de vue [20].
La Russie après l’écroulement du ’socialisme’ devrait naturellement aller vers une occidentalisation accentuée. Mais celle-ci est difficile, tant à cause de l’héritage des prétendus soviets qu’à cause de la résurgence des composantes orthodoxes qui voient dans l’occidentalisation un abandon de l’âme russe aux maléfismes catholiques. On voit ressortir les vieux clivages entre les partisans de l’européanisation et ceux de la supériorité slave. Pierre le Grand contre Dostoïevski et Soljenitsyne.
Le cas de la Turquie est aussi particulier car sa modernisation commence avec les Jeunes Turcs, mais son occidentalisation est le résultat d’un véritable ukase de Mustafa Kemal Atatürk qui, après sa victoire sur les Grecs, impose la laïcisation de l’État, le tout sous la férule de l’armée. Tout à sa thèse de la permanence de la civilisation ancienne Huntington met l’accent sur l’apparition de poussées islamistes, accompagnées d’une tentation de revenir à un projet pan turc de récupération des États turcs ou tatars anciens membres de l’URSS [21].
Quant au Mexique, la résistance à l’occidentalisation s’appuie sur le fond indien, catholique et hispanisant [22].
D — La modernisation sans occidentalisation : l’indigénisation [23]
L’indigénisation commence en fait avec la fin de la colonisation. Elle traduit la résurgence des cultures non-occidentales, c’est-à-dire une réaffirmation des mœurs, des langues, des croyances et des institutions indigènes.
Depuis des siècles, les peuples non-ocidentaux envient la prospérité économique, la sophistication technologique, la puissance militaire et la cohésion politique des sociétés occidentales… Pour devenir riche et puissant, il faudrait devenir comme l’Occident. Aujourd’hui cette attitude a disparu en Extrême-Orient. Les Extrême-Orientaux attribuent leur réussite économique non aux emprunts à la culture occidentale mais à leur adhésion à leur propre culture… De même, lorsque des sociétés non-occidentales se sont senties en position de faiblesse vis-à-vis de l’Occident, elles en ont appelé aux valeurs occidentales d’autodéterminatioin, de libéralisme, de démocratie pour justifier leur opposition à la domination occidentale. Aujourd’hui qu’elles sont de plus en plus fortes, elles n’hésitent pas à attaquer ces mêmes valeurs…[La révolte] est légitimée par l’affirmation selon laquelle les valeurs non-occidentales seraient supérieures. [24]
Huntington dresse alors une sorte d’état des lieux en remarquant que l’indigénisation [25] s’est particulièrement accentuée au cours de la période des années 80 et 90 : résurgence de l’islam, hindouisation, retour au confucianisme en Extrême-Orient, réaffirmation du particularisme japonais, et même renaissance de l’orthodoxie russe et des slavophiles, etc. Et il souligne le ’paradoxe’ suivant :
L’indigénisation est stimulée par le paradoxe démocratique : l’adoption par des sociétés non-occidentales des institutions démocratiques encourage et fait accéder au pouvoir des mouvements politiques nationaux et antioccidentaux… La concurrence électorale … incite à aller dans le sens de ce qui est le plus populaire, en général ce qui est ethnique, nationaliste et religieux.
Il en résulte une mobilisation populaire contre les élites formées à l’occidentale. [26]
Et de citer les succès des groupes fondamentalistes islamiques aux rares élections qui ont eu lieu dans les pays musulmans (par exemple élections de 1992 en Algérie, cassées par l’armée), la violence en Inde, les bagarres au Sri Lanka, etc. Le cas de l’Afrique du Sud étant particulier car les élites noires maintenant au pouvoir sont fortement occidentalisées. Mais dit Huntington : ’… leurs successeurs seront plus proches de leurs racines, et l’Afrique du Sud se définira de plus en plus comme un État africain’. [27]
Il remarque ensuite :
L’indigénisation et le retour du religieux sont incontestablement des phénomènes globaux. Cependant, ils se manifestent surtout à travers l’affirmation culturelle de l’Asie et du monde musulman, ainsi que dans les défis lancés à l’Occident par ces civilisations. Ces dernières ont été les plus dynamiques au cours du dernier quart du XXe siècle … Asiatiques et musulmans clament la supériorité de leur culture par rapport à la culture occidentale. Par contraste, les membres des autres civilisations non-occidentales … affirment bien le caractère particulier de leur culture, mais du moins jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, ils n’ont guère revendiqué leur supériorité par rapport à la culture occidentale. [28]
Il est clair que cette insistance portée sur l’Asie et l’islam est partagée – peut-être à tort, mais à voir – par presque tout le monde, et Huntington la justifie ainsi :
Les causes de ces défis sont différentes mais connexes. L’affirmation de l’Asie s’enracine dans la croissance économique ; celle de l’islam provient quant à elle, en grande partie de la mobilité sociale et de la croissance démographique. [29]
Mais il détecte immédiatement une différence fondamentale :
Le développement économique de la Chine et des autres sociétés asiatiques donne à leurs gouvernements l’envie et les moyens d’être plus exigeantes dans les relations avec les autres pays. La croissance démographique dans les pays musulmans, en particulier l’augmentation de la part des jeunes de quinze à vingt-quatre ans dans la population totale, fournit des recrues en grand nombre au fondamentalisme, au terrorisme, aux mouvements de révolte et aux migrations. La croissance démographique rend plus forts les gouvernements asiatiques ; la croissance démographique menace les gouvernements musulmans et les sociétés non musulmanes. [30]
E — Développement des sociétés asiatiques [31]
Si l’on suit ces conclusions, on remarque immédiatement que seules, ou à peu près, les sociétés asiatiques répondent par l’affirmative à la question : la modernisation est possible sans l’occidentalisation. On peut suivre Huntington dans le tableau qu’il trace du développement de l’Asie. Il est rapidement amené à insister sur le rôle central de la Chine continentale qui résulte de son poids tant démographique qu’économique et culturel. Ce qui est notable une fois encore, c’est qu’elle a renoncé à défendre ses intérêts par le truchement des partis communistes. Elle se positionne comme représentant mondial de la sinitude. Elle cherche à jouer, ou plutôt elle ne peut que jouer, le rôle d’un État phare. Cette notion d’État phare est centrale dans l’ouvrage de Huntington. Un tel État est celui qui, à l’intérieur d’une civilisation donnée, est à la fois le plus puissant et le plus central du point de vue culturel. [32]
Ce rôle est d’autant plus facile à tenir que la diaspora chinoise a une place importante dans tout l’Asie d’Extrême-Orient. Ainsi 1% de Chinois contrôlent 35% du chiffre d’affaires des Philippines, 2 à 3% de Chinois détiennent 70% des capitaux privés de l’Indonésie, le reste à l’avenant en Thaïlande, en Malaisie, etc. Certes, au début, les relations entre cette diaspora et la Chine continentale sont restées limitées, avec une sorte d’apex lors de l’affaire de Tian an men [33], mais maintenant les relations se sont plus que détendues. Le grand développement de la Chine continentale ne peut se comprendre sans les investissements étrangers. Déjà en 1995 (date du livre de Huntington) 80% de ces investissements (soit 13 milliards de dollars) provenaient de Chinois de l’étranger, surtout de Hong Kong, mais aussi de Singapour. Les relations de la Chine continentale avec Taiwan à l’époque n’étaient évidemment pas aussi étroites que celles de Hong Kong, mais après 1986 [34], les échanges se sont intensifiés et, à la fin de 1993, il y eut plus de quatre millions de visites de Taiwanais sur le continent et quarante mille de continentaux à Taiwan. Les investissements taiwanais atteignirent environ 30 milliards de dollars cette année-là. Bien entendu, Huntington attribue cette convergence à la similarité de civilisation, même s’il doit reconnaître qu’en 1995 un coup d’arrêt lui a été porté à la suite de la demande de Taiwan d’être reconnue par la communauté internationale et admise dans les grandes organisations internationales. [35]
Huntington conclut que ’les changements économiques en Asie, notamment en Extrême-Orient, représentent l’une des évolutions les plus importantes survenues à l’échelle du monde au cours de la dernière moitié du siècle.’ [36] Et il ajoute que cette évolution a suscité une euphorie généralisée, reposant sur l’idée que les échanges commerciaux constituent invariablement un facteur de paix. _ Or :
Tel n’est pas le cas. La croissance économique crée un état d’instabilité politique au sein même des différents pays et entre eux . Elle modifie également les rapports de force entre les pays et les régions.…
Le développement économique de l’Asie et la confiance en elles de plus en plus grande des sociétés asiatiques perturbent la politique internationale de trois façons au moins. Tout d’abord, le développement économique permet aux États asiatiques d’accroître leur arsenal militaire ; il suscite des incertitudes quant aux relations qu’ils auront demain entre eux… Deuxièmement, le développement économique durcit les conflits entre les sociétés asiatiques et l’Occident, en particulier les États-Unis, et rend les premières plus fortes pour gagner ces combats. Troisièmement, la croissance économique de la Chine, la plus grande puissance d’Asie, accroît son influence dans la zone et son désir de recouvrer sa suprématie traditionnelle en Extrême-Orient. Les autres nations risquent ainsi d’avoir à se soumettre ou à se démettre. [37]
Suivent alors un certain nombre de pages pour analyser les différents rapports de force entre les diverses nations et plus particulièrement du trio Chine-Japon-États-Unis sorte de ménage à trois aux relations assez tumultueuses. Assez souvent Huntington donne le mauvais rôle aux États-Unis ainsi lorsqu’il signale :
En 1995, il existait un large consensus chez les dirigeants et les universitaires chinois pour penser que les États-Unis s’efforçaient de « diviser territorialement la Chine, de la subvertir politiquement, de la contenir stratégiquement et de la frustrer économiquement ».
Ces accusations ne sont pas sans fondement. Les États-Unis ont permis au président de Taiwan de venir en visite, ont vendu cent cinquante F-16 à Taiwan, ont qualifié le Tibet de « territoire souverain occupé », ont dénoncé les violations des droits de l’homme en Chine, ont empêché Pékin d’organiser les Jeux olympiques de l’an 2000, ont normalisé leurs relations avec le Viêt-nam, ont accusé la Chine d’exporter des composants d’armes chimiques en Iran, ont décidé des sanctions commerciales contre la Chine pour la vente de missiles au Pakistan, ont menacé la Chine de sanctions économiques tout en empêchant son admission au sein de l’Organisation commerciale mondiale. [38]
Le professeur américain est toutefois suffisamment lucide pour estimer que chaque camp accuse l’autre de mauvaise foi et que ’l’antagonisme de plus en plus fort entre la Chine et les États-Unis s’explique en grande partie par des raisons intérieures’ [39], mais aussi que ’la cause sous-jacente du conflit entre l’Amérique et la Chine est à chercher dans leurs différences de fond sur la question de savoir quel doit être l’équilibre de la puissance en Extrême-Orient.’ [40]
Il en conclut que :
Il est bien difficile de dire quel sera l’avenir des relations internationales en Extrême-Orient au début du XXIe siècle. On peut toutefois imaginer qu’un ensemble extrêmement complexe de rapports de coopération et de conflits apparaîtra entre les grandes puissances et les puissances moyennes de la région. Ou bien un système international multipolaire pourrait prendre forme entre la Chine, le Japon, les États-Unis, la Russie et peut-être l’Inde, ces puissances s’équilibrant et rivalisant entre elles. Il se pourrait aussi que la vie politique en Extrême-Orient soit dominée par un affrontement bipolaire entre la Chine et le Japon ou entre les États-Unis et la Chine, les autres pays venant se ranger dans un camp ou dans l’autre, ou bien optant pour le non-alignement. [41]
Autrement dit, tout et son contraire est possible. Néanmoins :
tout invite la Chine à s’assurer une position hégémonique en Extrême-Orient. Ce serait en tout cas le produit naturel de son développement économique rapide. La Grande-Bretagne et la France, l’Allemagne et le Japon, les États-Unis et l’Union soviétique se sont engagés sur la voie de l’expansion extérieure, de l’affirmation et de l’impérialisme alors même ou peu après qu’ils ont connu une industrialisation rapide et de forts taux de croissance. Il n’y a pas de raison de penser que la puissance économique et militaire de la Chine ne produira pas les mêmes effets. [42]
D’ailleurs :
Le développement économique extrême-oriental tourne de plus en plus autour d’elle [la Chine] . Il est alimenté par la croissance rapide du continent et des trois autres Chine, ainsi que par l’action décisive des Chinois d’origine pour développer l’économie de la Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie et des Philippines. Plus menaçante encore est la vigueur accrue avec laquelle elle exprime ses revendications sur le sud de la mer de Chine : elle a développé des bases dans les îles Paracels, elle a livré bataille avec les Vietnamiens sur de nombreuses îles en 1988, elle a établi une présence militaire au large des Philippines, elle a fait valoir ses prérogatives sur certaines réserves de gaz indonésiennes. La Chine a aussi cessé d’admettre la présence américaine en Extrême-Orient et a commencé à s’y opposer activement… Agissant à la manière classique d’une puissance régionale dominante elle tente d’écarter les obstacles qui se dressent sur sa route pour acquérir la supériorité militaire dans la région . [43]
Toutefois :
À de rares exceptions près, comme dans le cas du sud de la mer de Chine, l’hégémonie chinoise en Extrême-Orient ne devrait pas se traduire par des conquêtes impliquant l’usage direct de la force militaire. [44]
On retrouve ici de manière implicite l’idée que l’usage de la force brute pourrait à la fois appartenir au passé et être en quelque sorte un apanage de l’Occident. La Chine attend que les autres pays d’Extrême-Orient reconnaissent sa suprématie et, pour reprendre les mots de Lee Kuan Yew [45]
L’ampleur du bouleversement que la Chine va entraîner dans le monde est telle qu’il faudra trouver un nouvel équilibre dans trente ou quarante ans. On ne peut prétendre que ce sera simplement un acteur important de plus sur la scène mondiale. C’est le plus grand acteur mondial dans l’histoire de l’humanité. [46]
Après cette remarque Huntington se livre à diverses spéculations sur les évolutions possibles de l’Asie extrême-orientale. Avec pas mal de conditionnels, il envisage les diverses possibilités d’alliance entre les divers acteurs, non seulement dans cette partie du monde, mais aussi à l’échelle de la planète en général. Cela le mène à se poser la question d’une alliance possible entre l’Asie et le monde musulman, l’une comme l’autre au sens large. J’y reviens plus loin et pour l’instant, j’examine comment Huntington qualifie et décrit la Oumma [47]. Je reprends ici un des sous-titres de son étude.
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