Ce texte fait partie de la brochure n°25 « La fin de l’immigration »
Réalités troublantes et mensonges déconcertants
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Sommaire :
- Les réfugiés de l’intérieur (Entretien) — ci-dessous...
Propos recueillis les 15 et 16 septembre 2017.
Comment tout cela a-t-il commencé ?
Vincent : Par l’emménagement dans un bel appartement HLM d’une cité de banlieue, tout début 2004. Nous venions d’un studio petit et cher dans la grande ville d’à côté et l’appartement que l’on nous proposait était en haut d’une tour, offrant une vue superbe sur toute la région. Il était grand, lumineux, spacieux, très bien distribué, insonorisé, isolé… En fait, c’est la meilleure habitation que l’on ait jamais eue. Et pour moi qui ai vécu toute ma jeunesse en banlieue, c’était une sorte de retour aux sources. En plus nous connaissions déjà un peu la ville, et elle nous plaisait : très à gauche, populaire, multiculturelle. On n’a pas vraiment hésité.
Alya : Pour ma part, n’ayant vécu depuis l’âge de 20 ans que dans des studios, j’étais contente de m’installer dans un vrai appartement, un vrai deux pièces, avec une vraie salle de bain et des frais de chauffage et d’eau chaude collectifs, donc dérisoires. J’avais par ailleurs déjà tissé des liens dans cette ville car j’y avais travaillé pendant un peu plus d’un an auparavant. Le dynamisme militant et associatif qui y régnait et la présence d’une université très à gauche me plaisaient beaucoup. Sans parler du développement des transports en commun qui rendaient l’accès à la métropole rapide, ce qui faisait de cette banlieue tout sauf une ville excentrée et morte. Alors on a dit c’est pour nous…
À vous entendre, ça allait plutôt bien… La banlieue en tant que telle ne vous faisait pas peur ? C’est rarement décrit comme un paradis…
A : Je n’avais jamais habité durablement en « banlieue » mais le fait d’y avoir bossé, ici ou ailleurs, auparavant, avait fait tomber pas mal de préjugés. Mais surtout j’y retrouvais quelque chose de très humain, des rapports chaleureux entre habitants, des espaces publics vivants, ça me rappelait l’ambiance des vacances au bled, le contrôle social pesant en moins. Bon... pour avoir grandi dans un milieu populaire, je ne me racontais pas d’histoires sur le côté réac’ qui n’avait rien à envier aux beaux quartiers, mais il fallait bien se poser passé 30 ans et là, ça apparaissait comme le « moins pire » de ce que j’avais connu. Et avec la vie intellectuelle et militante en plus, avec cette fac encore assez active en termes de luttes, située à deux pas de chez nous, où nous nous sommes tant investis. Des réunions ou des AGs pouvaient se terminer chez nous avec des étudiants et leurs vieux profs, dont certains avaient été pour nous des maîtres, mais aussi avec des précaires des alentours, etc. On pouvait aussi assister à des cours gratuitement, en auditeurs libres, et la bibliothèque de cette fac était une des plus fournies de la région avec, qui plus est, accès libre et emprunts gratuits pour les habitants de la ville. C’était très agréable et stimulant tout ça.
V : On ne cherchait pas le paradis, mais plutôt à retourner dans les milieux populaires d’où nous sommes issus, après avoir fait des études dans des quartiers un peu plus « aisés ». Bien sûr, il y a la dureté des rapports sociaux, la difficulté des situations sociales, etc. Mais notre démarche était presque explicitement politique et, après avoir beaucoup bougé, il était effectivement question de s’enraciner en un lieu pour longtemps et de s’investir localement, de ne plus papillonner, mais de parler vraiment de quelque part de précis, de concret, de complexe. Je sortais du mouvement social de 2003, où je m’étais beaucoup impliqué, et j’avais besoin de perspectives, de choses durables, d’un territoire, de limites. Au début, j’ai fait le tour de toutes les associations, tous les lieux, les rencontres-débat, les manifs, les actions, etc.
Et vous vous êtes intégrés tout de suite, facilement ?
V. : Comme je te disais, je connaissais déjà et j’avais même un peu habité la ville, dans un autre quartier, donc après la phase d’approche, je me suis vite senti chez moi. Il faut dire aussi que je revenais d’un voyage de quelques mois en Afrique de l’Ouest, avec un ami franco-burkinabé, un périple en voiture de chez nous jusqu’à sa famille au Burkina à travers l’Espagne, le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal, le Mali. Donc, en revenant, l’ambiance multiculturelle me réjouissait au plus haut point, j’échangeais des mots d’arabe, de soninké avec des voisins, les commerçants… J’avais milité avec des sans-papiers donc j’étais aussi décidé à « faire quelque chose » avec cette question de l’immigration qui revenait sans cesse. Bon, politiquement, ç’a été moins facile de s’intégrer parce que, d’une part, je me suis aperçu très rapidement que l’électoralisme municipal stalinien pourrissait toutes les initiatives, que ce soit des petits partis ou des « assoces », et d’autre part parce que je rompais avec le gauchisme sur une multitude de positions intellectuelles. Mes lectures entraient en résonance forte avec mes expériences et mes réflexions. En fait, je n’avais encore rien vu…
A : J’ai grandi dans une cité HLM, certes en centre-ville, mais il n’y avait fondamentalement que peu de différences entre ces deux univers. De ce fait, j’avais les codes et l’aisance relationnelle pour trouver ma place. Bien sûr, il y avait aussi quelques zonards et des dealers, surtout l’hiver au début, qui squattaient le hall de notre immeuble, mais ils n’étaient pas agressifs, nous pouvions même sympathiser avec certains d’entre eux. Le fait d’avoir été prof dans un dispositif pour jeunes décrocheurs dans cette même banlieue faisait que je n’avais pas d’appréhension particulière vis-à-vis d’eux. Là encore, j’avais une connaissance des usages et des postures à adopter face à ces jeunes dont certains avaient même été de mes anciens élèves.
C’était plus compliqué sur le plan de l’intégration politique comme le souligne Vincent. Par exemple, je me suis beaucoup moins bien intégrée, pour ne pas dire pas du tout, aux groupes pédagogiques gauchistes et démagogiques de la ville, cela aussi bien dans les groupes scolaires où j’intervenais qu’à la fac, malgré mon intérêt croissant pour la pédagogie. Ou encore dans ce cours de danse dit « féministe », mais en fait infantilisant et victimaire, d’une association locale tenue par des furies apparatchiks réfugiées chiliennes – d’ailleurs appelées à être remplacées dans ce rôle par des Marocaines. Le tout sous la botte de la mairie coco. Sans même parler des pseudo-conseils de quartier. Ce qui était très intéressant, c’est que mes tentatives d’intégration à la vie associative ou militante de cette ville et leurs échecs donnaient chair à toute la critique théorique de la gauche et de l’extrême gauche que l’on comprenait en la vivant concrètement.
V : Si je peux rajouter un exemple concret : voyant que j’étais motivé, un militant de la ville m’avait filé un gros dossier rempli de documents, de rapports, d’articles de presse, etc. sur les sans-papiers, avec pour mission pour moi d’en tirer un argumentaire béton pro-sans-papiers. Je n’avais jamais vraiment creusé la chose, donc, en termes théorico-pratiques, ça m’intéresse et, pendant six mois, là on doit être en 2005, j’épluche tout, je fais mes propres recherches, lis des dizaines de bouquins, de E. Balibar au GISTI, etc. Mais j’ai du mal, je laisse traîner, et, à un moment, je dois reconnaître que je n’y arrive pas, je ne parviens pas à dégager des arguments qui tiennent. C’est-à-dire que, intellectuellement, que ça soit sur le versant économique, politique ou culturel, je n’en retire rien de solide, c’est de la rhétorique, c’est systématiquement biaisé, des raisonnements bancals, des arguties, etc. Je ne trouve que des considérations morales très ethno-centrées, de l’idéologie dégoulinante, humanitaire ou tiers-mondiste, avec des points aveugles, comme l’avenir des pays d’émigration. Et je ne lis même pas les détracteurs ! Finalement, je n’ai jamais pu terminer ce boulot... Bref, c’est une déconfiture théorique totale qui faisait écho, en parallèle, à ce que devenaient les copains plus ou moins sans-papiers, justement, que j’avais aidé, algériens ou iraniens, que, au vu de mon quartier, je ne pouvais pas tenir pour des exceptions, et avec lesquels les relations se tendaient ou se distendaient au fil de leur régularisation…
C’est intéressant, on y reviendra... Mais pourrait-on dire que vos désillusions ont commencé par le versant politique ? Ou bien s’est-il passé quelque chose de particulier ?
A : Je crois qu’il y a eu plusieurs choses : une réelle dégradation à la fois politique et sociale qui n’a pas été sans incidence sur notre vie intime. D’abord, on était très mobilisés par la lutte contre le CPE en 2006 ; l’université comptait encore pas mal d’étudiants à peine plus jeunes que nous et quelques profs héritiers de 68. Il faut dire qu’on est arrivés dans cette banlieue au moment de la queue de comète du mouvement social de 2003 ou des mobilisations du 21 avril 2002, et les AGs auxquelles on participait n’avaient rien à voir avec celles auxquelles j’avais pu participer en 1995 dans ma fac de centre-ville : c’était plus ouvert, pas autant verrouillé par les appareils syndicaux. Mais ces AGs, ces occupations, ces actions reproduisaient tous les écueils de l’autogestion gauchiste : l’émergence de chefaillons en l’absence de leaders reconnus et de projet fédérateur, la démagogie et le jeunisme, les manipulations diverses, la jouissance à tout prix, etc. Et l’absence d’initiatives sérieuses et de perspectives… Alors on dénonçait tout ça avec une poignée de camarades, dans des interventions, des tracts, etc. Très vite les lascars des cités alentours se sont radinés, je n’avais jamais vu ça. Sur le coup et naïvement, je m’en réjouissais, je me disais la vache ! on a vraiment à faire à un mouvement populaire, pas à un truc corporatiste et fermé ! Quelques-uns d’entre eux (des exceptions) avaient des interventions très saines, ça apportait de l’air, on sortait de l’entre-soi des universitaires et des étudiants militants. Il y avait aussi quelques rares étudiantes voilées, ça me gênait mais je n’y prêtais pas plus attention, le nombre étant alors encore négligeable. Bon, rapidement ces occupations sont devenues une sorte de cours des miracles, t’avais de jeunes zonards, des psychotiques, des racailles, des types à la rue, des dealers, etc. qui débarquaient dans cet univers baba-cool et naïf. Alors évidemment, les histoires de vols et de viols ont commencé à empuantir l’atmosphère… Il n’est véritablement rien sorti de tout ça, à part peut-être cette histoire de restaurant autogéré dans les murs de la fac que Vincent a plus suivi que moi…
V : Après un affrontement physique très violent entre les racailles et les étudiants, tout le matériel de cuisine a disparu et s’est retrouvé quelques mois plus tard dans un truck-food hallal sur le parvis de la fac, tenu par un barbu… Mais avant d’aller plus loin, je voudrais revenir au contexte plus général : c’est vrai qu’il y avait une période plus active politiquement, enfin… un peu plus active que les années précédentes ! Ça a été aussi le mouvement contre la LMD [Réforme des cursus étudiants] en 2007, puis contre la réforme des retraites de 2010. Mais en même temps, comme un chassé-croisé, sur fond des attentats de Madrid, puis de Londres, il y a eu le débat sur le voile en 2004, les émeutes de 2005 (qui n’ont pas été tellement suivies dans la ville), le supplice d’Ilan Halimi, l’affaire des caricatures, etc. Bref une histoire parallèle qui ne collait pas aux schémas « contestataires » classiques. Et ça interagissait, évidemment à la fac mais aussi dans la rue : on se souvient des ratonnades anti-blancs lors de manifs lycéennes du printemps 2005 ou de celles contre le CPE. C’était révoltant en soi, mais c’est les non-réactions et plus encore les justifications des gauchistes autour qui étaient inquiétantes : « Bah, c’est les bourgeois contre les prolétaires » ou, version moins politisée, venant de « l’autre côté » : « Les requins chassent les poissons rouges : c’est normal »…
Pour vous c’est à ce moment-là que les choses ont changé ?
V : Chacun a son propre rythme, en fonction de ses expériences quotidiennes, de ses lectures, de ses réflexions… Pour nous, je crois que ça s’est joué dans cet intervalle, oui, avec peut-être 2005 comme point de départ, pour fixer un repère. Personnellement je savais les gauchistes loin des réalités, mais là c’était du déni pur et simple face à ce qui se passait sous notre nez. Et d’une manière générale, en ce qui me concerne, c’est autant la réalité que son déni qui m’a interpellé. C’est même ce déni qui désignait la réalité gênante, si je peux dire…
A : C’est ça, entre les émeutes de 2005 et peut-être l’élection de Sarkozy en 2007… C’est aussi à partir de ce moment-là que les derniers voisins français de souche ont commencé petit à petit à se barrer, ça a commencé dans ces eaux-là. Ça s’est poursuivi ensuite avec en plus les décès de petites vieilles retraitées. Elles étaient de véritables piliers sociaux de la tour, très actives notamment au sein du club de dessin, qui était un lieu d’échange précieux entre une partie des habitants de la tour et de la cité qui s’y investissaient beaucoup (uniquement des Européens de souche d’ailleurs, j’étais la seule d’origine rebeu à y participer), club qui par la suite est devenu moribond. Une prof de dessin tunisienne l’a repris après le départ à la retraite de l’Argentine qui l’animait et les daronnes voilées ont commencé à se radiner, je ne sais pas ce que c’est devenu aujourd’hui… Sur notre palier, qui comptait 6 logements, les cinq familles ou couples franco-français se sont mis à partir aussi, peu à peu, remplacés finalement par des familles marocaines, sénégalaises, algériennes, égyptiennes… bref, majoritairement musulmanes. Progressivement, avec ces changements dans le voisinage, je me sentais de plus en plus exclue, non pas à cause de mes origines comme beaucoup, mais parce que j’avais un mode de vie « à la française » – normal, quoi, on est en France – et que, surtout, bien que typée maghrébine, je montrais clairement que je n’étais pas musulmane. Je n’ai pas compris tout de suite les raisons de cette progressive mise au ban, il a fallu quelques mauvaises aventures avec mes voisins pour que je comprenne ce qui clochait… Comme cette fois où j’ai offert un cadeau à ma nouvelle voisine marocaine pour la naissance de son premier enfant. Elle m’a à peine dit merci et ne m’a jamais rien rendu. Ça m’a profondément choquée parce que je sais, pour être issue d’une culture traditionnelle, que le don et le contre-don sont des choses naturelles et vitales dans les relations. Même chose avec les Sénégalais : on les dépannait souvent, pour bricoler ou pour leur lire le bulletin scolaire de la petite, aider les gosses à faire leurs devoirs ou remplir des papiers administratifs etc. Bon, là, on avait droit à un peu de tiep ou de mafé, mais le cœur n’y était pas, c’était pas spontané comme retour de don : on a dû leur faire comprendre qu’on pouvait leur rendre service mais qu’on n’était pas à leur service…
Et comment vous vivez alors ces changements, de l’intérieur ?
V : Je crois que c’est un petit malaise qui s’insinue, tout doucement… Qui est circonscrit au début, alors on ne veut pas le reconnaître, et puis qui déborde, qui devient trop gros… Par exemple, tu te demandes pourquoi tu sors de moins en moins, tu te trouves un tas d’excuses. Et puis à un moment il faut bien admettre, t’avouer à toi-même, que tu ne supportes plus l’ambiance de la rue. Que le plaisir initial est devenu de la gêne, puis une réelle souffrance. Croiser des salafistes en uniforme, notamment, au début c’était exceptionnel, puis c’est devenu quotidien, répétitif, lancinant. Même chose, et plus rapidement encore, pour les femmes voilées : en quelques années c’est devenu la règle, tout simplement. Je me souviens le jour où je me suis rendu compte qu’en sortant du hall, la première femme que je croisais était systématiquement voilée. Alors forcément, tu t’interroges sur sa signification et tu en viens à te dire que, au-delà même de l’aspect religieux, politique, psychologique ou même provocateur, le voile te décrit en violeur. Eh ben oui : si les femmes ont besoin à ce point de se dérober à ton regard, c’est bien que tu risques de leur faire quelque chose… Donc voilà : tu sors de chez toi et en plus d’être sommé d’accepter sans broncher ce raz-de-marée de bigoterie, chacune d’elles te considère comme débordé par tes pulsions immaîtrisables de Mâle, d’animal en rut… Le voile, le viol… Alors quand c’est des gamines de 5 ans qui sont voilées, donc désignées comme objets sexuels… Ça aussi, ça n’existait pas et c’est devenu banal, même dans les poussettes… C’est du harcèlement.
A : Le port du voile a explosé après 2011, soit après les soulèvements arabes. En arrivant début 2004, il n’y avait aucune femme voilée dans notre tour. Dix ans plus tard, elles n’étaient pas moins d’une quinzaine de femmes adultes à le porter ainsi que deux jeunes filles pré-adolescentes et une enfant de moins de 8 ans. On a même eu droit à une niqabée début 2016. Dans l’université, même évolution : des pingouins voilés et des jeunes loups au profil Tarik Ramadan remplaçaient progressivement les petits étudiants « apolitiques », anars ou gauchistes. Ceux qui se maintenaient là tout de même se trouvaient des connivences politiques qui n’étaient plus antibureaucratiques ou anticapitalistes, mais anti-occidentales. Ces mouvances se rejoignaient là-dessus, la Palestine, le Hamas, etc. Mais le port du voile tendait non seulement à se généraliser et à concerner des jeunes, mais également à se diversifier dans les couleurs et la façon de le porter : du voile noir d’allégeance à Boko-haram ou à l’Etat Islamique, à ceux très colorés des « mamas », ceux « à la turque », et jusqu’à la burqa, on avait dans la cité toutes les variantes des groupes islamistes mondiaux. Donc évidemment, quand tous les espaces de socialisation commencent à être envahis par la bigoterie militante, que les conseils de quartiers sont tenus par des élus clientélistes collabos du fascisme islamiste, quand les bars ferment et deviennent des boucheries musulmanes ou des kebabs, que les épiceries de quartier se transforment en hard-discount tenus par des caissières voilées de noir des pieds à la tête, gants compris… Bref, quand tout autour de toi te signifie que tu n’es plus à ta place ici, commence un isolement douloureux. Les voisines qui te saluaient auparavant et qui, depuis qu’elles se sont mises à porter le voile, se mettent à détourner le regard dès qu’elles te croisent, à te taper l’ignore, à ne pas répondre à tes « bonjour », etc. Les mecs qui te scrutent comme une potentielle proie dès que tu te mets le nez dehors, les remarques qui jaillissent, d’abord sur le mode de l’humour, sur ta tenue vestimentaire, tes fréquentations, ton alimentation, etc. Et surtout l’impolitesse grandissante envers le « pas comme nous » face auquel on peut tout se permettre et qui ne mérite rien d’autre que le mépris quotidien. Et ça c’était le fait aussi bien des musulmans que des Noirs cathos, le genre de famille qui se met sur son 31 le dimanche pour assister aux messes évangélistes de leurs sectes de tarés qui fleurissent elles aussi un peu partout en banlieue, mais qui n’hésitent pas à cracher dans l’ascenseur ou dans le hall devant toi, et t’as pas intérêt à leur dire que cela ne se fait pas… Les gens ont commencé à se comporter comme des porcs surtout envers ceux et celles qui n’étaient pas de la tribu des immigrés subsahariens ou des débiles mentaux de l’islam – les fameuses incivilités… Mais c’est aussi plus subtil : le jour de l’Aïd par exemple, je voyais mes voisines se balader avec des assiettes de gâteaux d’étage en étage, seuls les musulmans y avaient désormais droit. Là encore, j’étais effarée par de tels comportements totalement étrangers aux principes dans lesquels j’avais grandi. Petite, je me souviens avoir maintes fois accompagné ma mère lors de tournées de distribution de gâteaux de ce type : du médecin athée au gardien catho en passant par les voisins italiens ouvriers ou pieds noirs juifs, tous le monde avait sa part sans distinction d’ethnie, de religion ou de catégorie sociale. Dans cette ambiance délétère, au bout d’un moment, sortir de chez moi simplement pour acheter du pain devenait une épreuve…
V : C’est difficile de faire la distinction entre ce qui advient objectivement et ce que l’on se met seulement à voir… Par exemple, les boucheries s’appellent « boucherie de la paix » ou « boucherie du centre » ou « de la république », c’est sympa. Mais le nom n’est jamais traduit et par contre, en-dessous, en caractères arabes, un jour tu lis : « boucherie islamique », et c’est systématique. Le nom, c’est pour les Français… C’est un détail microscopique, mais qui fait que tu réalises que la perception de l’environnement n’est pas forcément la même pour tout le monde… Et quand il faut faire 30 mn de marche pour, justement, ne pas manger hallal, histoire de voir, tu comprends qu’on est progressivement passé à autre chose, objectivement. Et les vieux voisins, les vieilles voisines qui étaient là depuis longtemps nous confirmaient de leur côté que ça se dégradait depuis au moins vingt ans. Les nouveaux habitants se disaient de moins en moins bonjour, par exemple, alors que c’était la règle lorsqu’on est arrivés, ça nous avait même heureusement surpris... Bon, quant aux embrouilles, il y en a toujours eu, mais elles se multipliaient et avaient de plus en plus une implication ethnique. Par exemple, systématiquement, lors d’une altercation où le ton monte, l’autre sort toujours, à un moment : « Vous, on vous connaît… » ou « Et après ils disent que c’est nous qui… ». Ce n’est pas du vouvoiement, hein ! « Vous », c’est les Blancs, et « Nous », c’est les Maghrébins ou les Noirs, alors que le prétexte à la prise de gueule n’a strictement rien à voir ! Donc immédiatement, tu te retrouves pris dans un rapport de force ethnique et tu te sais minoritaire… Ancien banlieusard, je ne connaissais pas ça : on était d’homme à homme, pas race contre race. Et là, ça instille immédiatement un rapport de force démographique… Glauque, le multiculturalisme…
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