Depuis quelque temps on observe en milieu libertaire, à l’initiative souvent de comités de chômeurs ou de chômeurs militants, la multiplication de prises de position favorables à une bataille en faveur du revenu garanti. C’est là une revendication qui a déjà une longue histoire, puisqu’elle est apparue dans les années 70 dans les milieux de l’autonomie italienne et qu’elle a été reprise et reformulée par divers théoriciens et militants, prenant selon les versions la forme d’un revenu de remplacement ou de complément d’un salaire inexistant ou faible ou d’un revenu inconditionnel attribué à chaque membre de la société quelle que soient son âge, son activité et ses ressources (baptisé alors « revenu d’existence » ou « allocation universelle »). L’élément essentiel de cette idée, et leur socle commun, restant le principe d’une garantie de revenu offerte à tout membre d’une société donnée.
Un tout petit peu d’histoire
Comprendre dans quel contexte une idée a pris naissance et a fait son chemin est souvent très éclairant sur la
teneur de l’idée en question.
L’idée de revenu garanti s’est forgée et a évolué à travers essentiellement deux filières. L’une italienne – la plus
ancienne – et l’autre française. En Italie, c’est vers le milieu des années 70, lorsque la très sérieuse vague de luttes
ouvrières contre la discipline du travail [1] retombe, cédant peu à peu la place à des luttes sociales diffuses hors du
cadre de l’entreprise, que se formulent les premières propositions de mobilisation en faveur d’un revenu garanti.
La naissance de cette idée est ainsi directement liée à un glissement des luttes sociales hors du terrain de la
production. L’idée, théorisée par Toni Negri, d’une substitution de « l’ouvrier masse » par « l’ouvrier social » dans le
rôle du « sujet révolutionnaire » ne fait en réalité qu’accompagner cette évolution sociale qui voit le patronat
réimposer peu à peu sa loi sur les lieux de travail, et la contestation se cantonner à leur marge, valorisant dès lors
un « refus du travail » qui n’a plus rien à voir avec la critique en actes du travail par les ouvriers qui inquiétait tant
le patronat.
Par ailleurs, il faut comprendre que l’idée d’autonomie qui a séduit tant de militants, dont beaucoup de libertaires,
tout en permettant à Negri et à ses zélateurs de prendre leurs distances vis-à-vis de la vieille forme de parti, n’en
est pas moins restée, dans cette veine-ci de l’opéraïsme italien qui se chargera de promouvoir l’idée de revenu
garanti, associée à une permanence de l’idée léniniste du parti dirigeant [2] . Dont l’interlocuteur est de fait l’État. Il
n’y a là rien d’étonnant, vu le rôle central réservé de fait à l’État dans la perspective du revenu garanti (nous y
reviendrons).
L’idée de revenu garanti sera reprise, côté français, dans les années 80-90, par quelques sociologues et
philosophes, tels André Gorz ou Alain Caillé, soucieux de repenser le « contrat social » dont l’ancienne version
leur apparaît sérieusement mise à mal par la montée du chômage et de la pauvreté. A la différence de la filière
italienne, où ce sont les luttes sociales qui ont fait émerger des théoriciens aspirant au rôle de médiateurs entre le
mouvement et l’État, cette filière-là s’inscrit dans la tradition intellectuelle française née avec les Lumières, où
l’intellectuel se sent de lui-même légitimé à formuler des propositions d’organisation sociale pour éclairer la
lanterne du Prince [3] . Là aussi, l’État reste donc implicitement l’interlocuteur.
Il apparaît donc que l’idée de revenu garanti a pris forme dans une démarche de prise de distance vis-à-vis du
monde du travail et de ses luttes et d’appel implicite à l’État – un État qui ne serait plus, comme dans la version
keynésienne, le régulateur des à-coups du développement capitaliste, mais plutôt le grand redistributeur. [4]
Un œil sur l’argumentaire
Les partisans du revenu garanti avancent en général deux types d’argumentations, l’une plus pragmatique et
revendicative, l’autre plus propagandiste, qui souvent s’entrecroisent mais entre lesquelles il n’y a pas forcément
de continuité cohérente :
1) revendiquer un revenu garanti est une façon de porter la lutte des « exclus » pour le droit à une vie matérielle
décente et, dans une version un peu plus élaborée, d’apporter un soutien aux travailleurs les plus mal payés en
favorisant une pression à la hausse des salaires ;
2) l’idée de revenu garanti, en permettant de sortir du piège de la revendication d’un emploi pour tous, est
porteuse d’une critique de l’idéologie du travail, donc du salariat. Dans cette version, elle se voit attribuer une
valeur quasiment anticapitaliste.
J’essaierai de questionner ces deux positions en restant sur leur terrains respectifs, et en posant explicitement des questions que les adeptes de l’idée évitent le plus souvent de formuler clairement.
1) Si l’on propose de faire du revenu garanti un ciment pour la lutte des prolétaires privés des ressources et de la
protection sociale liées au salaire, une question s’impose : quelles sont les forces sociales susceptibles de se
mobiliser pour tenter de l’inscrire dans les faits, compte tenu du rapport des forces entre les classes et des
préoccupations respectives de celles-ci ?
2) Si la revendication du revenu garanti a surtout une valeur agitatoire, il convient d’interroger la conception de
la société dont elle est porteuse ; donc, en ce qui nous concerne, de se demander en quoi elle rompt avec les
règles en vigueur dans le capitalisme contemporain et si elle trouve sa place dans la perspective d’une société
libertaire à construire.
Quid du rapport des forces ?
Essayons de nous en tenir à la dimension a priori positive de l’idée de revenu garanti : ne prétend-elle pas résoudre le problème de la pauvreté montante dans une société riche par une mesure simple et claire, car fondée sur un principe d’égalité et d’universalité ? Pourtant, l’histoire nous enseigne depuis longtemps qu’en matière sociale, ce n’est pas la clarté ni la pertinence d’une idée qui permet de la faire valoir : pour qu’elle s’inscrive dans les faits, il faut que des forces la défendent activement. Or quelles pourraient être ces forces dans le contexte d’aujourd’hui ?
Encore un peu d’histoire
Là encore, un petit regard sur l’histoire devrait nous aider à cerner les problèmes.
Les grands principes qui régissent le système de protection sociale dont dépend encore aujourd’hui la majorité de
la population vivant en France ont été fixés après la Deuxième Guerre mondiale. A l’époque, il fallait relancer
l’économie dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre ; or, pour attirer vers le salariat la population paysanne
encore pléthorique, la perspective d’une assurance collective obligatoire contre la maladie, les accidents du
travail et le chômage, sans parler de la retraite, était un argument de poids. De plus, la bourgeoisie avait quelques
raisons de faire certaines concessions au monde du travail : encadré par des syndicats qui n’étaient pas encore
essentiellement réduits à l’état d’appareils bureaucratiques et par un parti politique stalinien légitimé par la
Résistance et fort du soutien idéologique et financier du grand frère, ce monde présentait, dans la défense de ses
intérêts, une forme de cohésion avec laquelle elle était contrainte de composer. Couverture santé, retraite et
chômage ont donc été le fruit d’un compromis – dont l’impact financier était alors limité, il est vrai (la médecine
était alors moins sophistiquée et moins colonisée par l’industrie pharmaceutique, le chômage restait marginal et
la mort du travailleur s’annonçait le plus souvent au bout de quelques années de retraite). Les « acquis » de cette
époque n’ont donc jamais été le produit direct de luttes, contrairement à la mythologie qu’entretiennent les
bureaucraties syndicales lorsqu’elles craignent la remise en cause de leur pouvoir dans le cadre paritaire ("On
s’est battu pour la gagner, on se battra pour la garder"...). Mais il est incontestable que si les capitalistes ont
trouvé dans ce compromis un moyen de s’assurer une forme de stabilité sociale permettant la poursuite de
l’exploitation (avec l’aide, il est vrai, des réelles perspectives d’ascension sociale de l’époque, permises
notamment par une nouvelle vague importante d’immigration), les salariés ont de leur côté obtenu beaucoup : non
seulement une forme fort appréciable de sécurité dans le cadre salarial (sécurité qui, au fond, peut être assurée
selon bien d’autres modalités, comme un système d’assurance individuelle, vers lequel penche actuellement une
partie de la classe dirigeante), mais aussi, et peut-être surtout, des règles d’assurance collective communes à
l’ensemble du monde du travail. Des règles qui ont eu le mérite de donner un fondement matériel à la solidarité
de classe, qui jusque-là restait surtout affaire de conviction. On aurait tort, je crois, de sous-estimer cette
dimension dans l’attachement des salariés à leur système de protection sociale – attachement dont on a pu
prendre la mesure lors du mouvement de décembre 1995, lorsque sont apparues les premières mesures sérieuses
de remise en cause. Et de sous-estimer la volonté de la classe dirigeante d’y mettre fin d’une manière ou d’une
autre dès que le rapport de forces le lui permettra.
Pourtant ce système de protection solidaire n’est pas sans faille. Le fait d’être organisé sur la base du salaire, donc
du travail [5] , le rend vulnérable au phénomène du chômage, problème qui, au moment de sa conception, ne se
posait que très marginalement. Ainsi, avec l’apparition, dans les années 80-90, d’un chômage important
(précédant la montée actuelle du travail précaire), le maintien du salaire de tous les chômeurs sous le parapluie
de l’assurance chômage a rapidement posé un problème comptable : pour maintenir à la fois l’équilibre
budgétaire et les règles établies, il fallait augmenter les cotisations, donc la part de la plus-value revenant au
salaire (les cotisations, patronales et salariales, étant de fait toutes deux du salaire différé). Ce que la classe
patronale ne pouvait accepter (à quoi sert en effet le chômage s’il ne peut se traduire par une baisse globale des
salaires ?). Et c’est là que l’on que l’on voit apparaître le point faible de ce système : fruit d’un compromis entre les
classes et non de luttes, il est en toute logique soumis à un mode de gestion fondé sur le compromis, où les
représentants des plus faibles (les salariés) négocient leur soumission à la logique des plus forts (les patrons) [6] . Si
les travailleurs avaient eux-mêmes assuré la gestion de l’assurance chômage, peut-être auraient-ils choisi
d’organiser la mobilisation pour obtenir une augmentation des cotisations qui permette de maintenir les chômeurs
au sein du système ; mais, dans ce qui est en fait un cadre de représentation bureaucratique, où, de surcroît,
différentes boutiques syndicales se font concurrence, jamais il n’a été question, malgré les sautes d’humeur
syndicales diverses, de contraindre le patronat à respecter jusqu’au bout les règles établies au départ. Face à la
montée du chômage, syndicats et patronat ont donc, d’un commun accord, choisi de confier à l’État le soin
d’assurer un revenu minimal et une protection au rabais à ceux dont le travail ne veut plus. Ainsi est né,
parallèlement au système d’assurance collective, un système financé par l’impôt (ASS, RMI et autres minima
sociaux), que nos bureaucrates ont en toute bonne conscience baptisé « solidarité » quand il ne s’agit en fait que
d’une forme de charité publique formalisée, intervenant dans les strictes limites imposées par la nécessité du
maintien de la paix sociale. Ainsi est née, du même coup, la problématique de « l’exclusion ».
Ce renvoi de fait d’une partie du monde salarial sous le parapluie de la charité d’État ne se fait cependant pas sans
contradiction. A juste titre, beaucoup de ces « exclus » persistent à se sentir membres d’une collectivité de
prolétaires et revendiquent le droit à bénéficier eux aussi d’une protection sociale contre les risques imposés par
le capital, dont le chômage fait partie. C’est dans cette dynamique-là que s’inscrivent toutes les tentatives de lutte
extrasalariales pour des conditions de vie décentes, dont la revendication du revenu garanti peut être considérée
comme l’une des expressions.
Mais sur quelles forces, dans pareil contexte, est-il concrètement envisageable de prendre appui pour faire valoir
cette idée ?
S’appuyer sur les chômeurs ?
La première réponse qui vient à l’esprit est bien sûr : sur ceux qui y ont directement et immédiatement intérêt, à
savoir les chômeurs de longue durée et plus généralement tous ceux qui ne peuvent compter sur un salaire, direct
ou différé. Et c’est bien ce que les partisans du revenu garanti ont tenté de faire en s’appuyant notamment sur
l’espace de débat ouvert par les organisations de chômeurs. Pourtant, les limites de la chose ont fini par
apparaître clairement : au moment fort du mouvement des chômeurs (hiver 1997-98), la question du revenu des
« exclus » a bien fini par entrer un temps dans le débat public, par médias interposés, mais le gain concret, celui
qui donne son souffle aux mobilisations, fut malheureusement misérable (une aumône exceptionnelle de 300 F [15€]
par chômeur) [7] . Ce qui n’a rien d’étonnant : privés de l’outil qui fait mal – la capacité de bloquer par la grève le
processus de production –, condamnés à séduire des médias versatiles, comment des chômeurs, même enragés,
peuvent-ils trouver la force d’imposer seuls un changement radical des règles de répartition ? La réponse du
pouvoir fut essentiellement policière : pouvait-il et pourra-t-il en être jamais autrement tant que ne sera pas à
l’ordre du jour une mobilisation massive représentant une menace sérieuse, pour les garants de la paix sociale
comme pour le patronat ?
... sur les travailleurs ?
Dans un tel contexte, le bon sens voudrait que l’on dise : seule solution, construire l’unité des chômeurs et des
salariés. Et il n’a pas manqué de militants pour le dire et pour y travailler. Pourquoi cette voie s’est-elle alors
avérée si compliquée, si apparemment impraticable ? Les garantistes ont une explication toute faite : le
responsable, c’est l’idéologie du travail, le productivisme du mouvement ouvrier, qui traite les non-travailleurs
comme une sous-classe de parias parasites. Est-ce si évident ? Et si le fait de réclamer « un travail pour tous » était
d’abord, pour les salariés, une façon de réaffirmer la valeur et la cohérence de leur propre système de solidarité ?
D’exiger la réintégration des chômeurs dans la communauté des travailleurs et sous le parapluie de la protection
sociale ? Quelle que soit la réponse, les garantistes gagneraient à se rendre compte que, pour faire valoir aux yeux
des prolétaires un changement des règles de la protection sociale, il faut au minimum pouvoir proposer une
forme de solidarité supérieure à celle qu’organise le système actuel d’assurance fondé sur le rapport salarial. Or,
que proposent-ils de fait, sinon explicitement ? Une garantie de revenu assurée et organisée par l’État – car seul
l’État (du moins en l’absence de rupture révolutionnaire) a les moyens de prélever les richesses par l’impôt et de
les redistribuer. Il s’agirait donc bien d’entrer dans une logique de fiscalisation de la protection sociale, dont l’État
serait le grand organisateur et le grand arbitre. On comprend les réticences des salariés, qui n’ont peut-être pas
tout oublié de l’ancienne défiance du mouvement ouvrier vis-à-vis de l’État [8] , et qui en tout cas continuent à voir
dans une participation syndicale à la gestion des divers systèmes d’assurance collective (Sécurité sociale,
Assedic, caisses de retraite) une garantie de défense de leurs intérêts.
Autre trou noir dans la perspective garantiste, du point de vue des travailleurs : aucune contrepartie au revenu
n’est prévue en termes de travail. « Un revenu, c’est un dû », clament les garantistes. "Dû par qui ? se demande très
banalement le premier pékin travailleur, qui sait sur le dos de qui se construit la générosité de l’État : par moi qui
travaille ? Idéologie du travail ou simple bon sens ? Attachement au travail ou au vieux principe "le revenu se
mérite par le travail" ? – principe clair d’organisation sociale qui, rappelons-le, nourrit aussi chez beaucoup de
travailleurs, notamment ceux du bas de l’échelle sociale, une forme d’identité de classe (travailleurs contre
rentiers) voire de dignité. Donc si les garantistes estiment qu’il faut remettre en cause le lien de conditionnalité
qui prévaut – et continue d’ailleurs à prévaloir dans la plupart des utopies socialistes et communistes [9] – entre
revenu et contribution au travail socialement nécessaire, et s’ils veulent (mais le veulent-ils ?) trouver audience
auprès des travailleurs, il faut qu’ils expliquent quel principe simple et plus équitable de répartition du travail ils
proposent. Or, sur ce point, ils font l’impasse [10] , ce qui, là encore, leur interdit toute audience sérieuse auprès des
salariés.
On ne s’étonnera donc pas, dans ce contexte d’impuissance à mobiliser des forces conséquentes en faveur de leur
idée, de voir certains garantistes choisir la solution de l’entrisme politique. Il est peut-être effectivement plus
facile de faire des adeptes parmi les aspirants « radicaux » aux fonctions étatiques... à un moment où l’idée semble
séduire certains éléments de la classe dirigeante.
... ou sur la classe dirigeante ?
Car il est une hypothèse sur laquelle les militants partisans du revenu garanti évitent de s’interroger sérieusement,
et qui pourtant apparaît de moins en moins invraisemblable : et si cette revendication était en train de devenir
fonctionnelle au capitalisme ? Certains indices sont là, qui devraient au minimum nous mettre la puce à l’oreille.
Des libéraux déclarés se sont, depuis longtemps déjà, prononcés en sa faveur. On sait maintenant qu’une partie
du patronat et du gouvernement y réfléchit, payant des économistes pour plancher sur la praticabilité de la chose.
Rien d’étonnant en fait : l’instauration d’un revenu minimum garanti qui viendrait en complément des revenus du
travail serait un moyen radical d’obtenir une main-d’œuvre à bon marché et flexible à souhait, en faisant prendre
en charge le complément indispensable à leur survie par la collectivité, par le biais de l’impôt. A une condition
bien sûr : que des dispositifs existent pour contraindre les chômeurs à accepter les boulots proposés, et
notamment les moins attractifs. Mais n’est-ce pas exactement ce qui a commencé à se mettre en place dans divers
pays, dont le nôtre : n’est-ce pas précisément l’esprit de la « prime à l’emploi » – instaurée immédiatement après,
est-ce un hasard ?, les mesures coercitives de retour à l’emploi contenues dans le PARE [11] ? Que ces mesures aient
été prises dans la confusion et l’improvisation apparente, loin de nous rassurer, devrait en fait nous faire
comprendre que tout est déjà en place, au sein de la classe dirigeante (patronale et étatique), pour rendre possible
une refonte progressive des règles de la protection sociale dans le sens des intérêts patronaux.
Donc maintenant qu’il devient clair que cette classe dirigeante – ou tout au moins une partie d’entre elle –
cherche à obtenir une « modernisation » des rapports capital-travail à son avantage, convaincue de pouvoir profiter
de la perte de cohésion et de combativité du monde du travail et de pouvoir compter sur le soutien des forces
syndicales « modernisatrices », il serait bon que les garantistes prennent conscience du fait que, en dehors d’un
contexte de lutte [12] , toute idée, a fortiori si elle a quelque odeur radicale, est susceptible de nourrir le mécanisme
de la récupération. Et surtout que certains d’entre eux s’abstiennent d’aller chercher un soutien du côté des Verts,
qui, en matière sociale, finissent toujours par résoudre leurs contradictions internes en adoptant une version à
peine gauchie de l’option libérale.
Car dans le cadre d’organisation sociale qui se dégage de l’idée de revenu garanti, il y a effectivement de quoi
permettre aux néo-libéraux modernisateurs de faire leurs emplettes. L’abandon implicite d’un système fondé sur
la cotisation salariale au profit d’un système de fiscalisation, notamment, a de quoi les séduire. Déconnecter la
protection sociale du travail salarié, ce serait en effet porter un coup mortel au socle matériel qui solidarise
encore l’ensemble des salariés et leur permet encore de se percevoir comme une entité collective susceptible, à
certains moments de l’histoire, de devenir une véritable force antagoniste. Dans cette configuration, on n’aurait
plus que des individus isolés face à un État demeurant seul arbitre des modalités de prélèvement et de
redistribution de la richesse sociale. Des producteurs atomisés, dépendants de la bienveillance de l’État et réduits
à une identité de consommateurs... le paradis libéral, en somme ! Que cette perspective se heurte encore à de
grosses résistances des bureaucraties syndicales et des salariés, qu’elle ne fasse pas forcément l’affaire de tous les
patrons ne la rend pas pour autant irréaliste : certains pans du socle matériel qui unifiait le monde du travail sont
déjà tombés [13] , et l’État élargit sans cesse ses prérogatives en matière de redistribution. Mais est-ce une raison
pour savonner la pente ?
Une utopie libertaire ?
Essayons à présent de comprendre ce qui, dans l’idée même de revenu garanti telle que la formulent ses partisans, peut s’inscrire dans une perspective libertaire, voire l’enrichir.
Critique du travail ?
Les adeptes du revenu garanti de sensibilité libertaire tendent à mettre l’accent sur la critique de l’idéologie du
travail dont l’idée serait porteuse, certains élargissant la chose à une critique du productivisme. Première
remarque : tant que l’on reste en position d’extériorité au monde du travail, la critique du travail et du
productivisme n’a guère qu’une fonction autojustificatrice, car elle n’a aucune chance de se traduire en luttes
donnant corps à cette critique. Mais le plus embêtant, ou le plus désagréable tout au moins, c’est que ce discours
s’accompagne le plus souvent d’une valorisation de la créativité de ceux qui échappent au travail. Prosaïquement
parlant : "Prolétaires, vous êtes assez bêtes pour trimer, mais surtout continuez, car c’est votre travail qui nous
permet de nous consacrer, nous, à développer nos talents créateurs." Ces méchants relents d’élitisme ne sont-ils
pas, en dépit de leurs belles justifications théoriques [14] , un peu incommodants ?
Et pourquoi, ajoutent-ils, cette aile marchante doit-elle restée précarisée et sous-payée, quand une garantie de
revenu lui permettrait de donner la pleine puissance de sa créativité si productive ? On assiste là, à vingt ans de
distance, à un renversement de discours assez cocasse (bien mis en lumière par Claude Guillon, op. cit., p. 72-
83). Après avoir clamé dans les années 70 : "Nous avons besoin de fric, aux patrons et à l’État de se débrouiller
pour nous trouver en plus du boulot", Yann Moulier-Boutang n’hésite plus aujourd’hui à expliquer à ces patrons
et hommes d’État où se situe leur intérêt bien compris...
Mais il y a plus grave : où est la cohérence de la critique du travail et du productivisme quand on n’hésite pas, dans le même temps, à reprendre à son compte la très contestable théorie de la « fin du travail » qui, de fait, avalise et valorise tous les gains de productivité que le capitalisme a fait subir aux travailleurs ? Selon cette théorie, en effet, on s’acheminerait vers une élimination du travail humain au profit de la machine. C’est bien commode : on se donne un petit air d’avant-gardisme à bon compte, en fermant les yeux sur l’intensification du travail et la souffrance grandissante des travailleurs dont témoignent toutes les études concrètes, pour s’extasier sur le miracle d’un développement technique supposé au service de l’émancipation humaine [15] . Ou comment faire disparaître les producteurs de la théorie pour pouvoir mieux les chasser de sa conscience...
L’État grand redistributeur
Portons à présent nos regards du côté de la redistribution. Comment concevoir l’octroi d’un revenu à chaque
individu sans qu’un organe se charge d’une part de prélever la richesse là où elle se crée, d’autre part de recenser
(et mettre en fiches) systématiquement la population à qui il s’agit de la redistribuer ? Or qu’est-ce qu’un organe
de ce genre sinon un État ? Un État libertaire, peut-être...
Deuxième problème : prélever de la richesse pour la redistribuer suppose un espace géographique d’intervention
bien délimité. Quel espace cela peut-il être sinon la nation, ou la région, ou une entité géographique
administrativement déterminée et correspondant au territoire d’une instance de pouvoir ? Et comment traite-t-on
alors le phénomène migratoire ? Faut-il demander un contrôle efficace aux frontières pour éviter de voir tous les
candidats au revenu garanti venir s’installer là où il est institué, ou bien s’en tenir à un principe légal réservant le
revenu garanti aux nationaux – ce qui, au-delà du sérieux accroc au principe d’universalité que cela comporte,
suppose fichage, contrôle, répression ? Certes, on peut tenter d’échapper au dilemme en postulant que le revenu
garanti est censé bénéficier à la communauté humaine tout entière, mais faut-il alors réclamer un État planétaire,
assez fort pour pouvoir prélever massivement de la richesse là où elle abonde et la redistribuer là où elle est rare ?
Camarades garantistes libertaires, expliquez-nous : faut-il, pour faire valoir son « droit » à la sécurité d’un revenu
garanti, finir par réhabiliter l’État ?
Ce joli nœud de contradictions ne prouve au fond qu’une chose : que l’on ne peut s’attaquer au problème de
l’inégalité d’accès aux richesses sans s’attaquer à la façon dont elles sont produites. Autrement dit, qu’on ne peut
remettre en cause les modalités de la reproduction sans s’attaquer aux rapports de production dont elles
dépendent [16] . Autrement dit encore, ce n’est qu’en se réinscrivant dans la perspective d’une rupture révolutionnaire
permettant aux hommes de se réapproprier les moyens de production, d’« exproprier les expropriateurs », que l’on
pourra envisager de nouvelles règles égalitaires de répartition des richesses et du travail. Ce n’est que lorsque les
hommes pourront décider collectivement de ce qu’il convient de produire et comment, en cherchant le meilleur
compromis entre besoin de sécurité matérielle et nécessité de travailler pour produire, qu’ils pourront se donner
les moyens de répartir égalitairement les richesses.
En conclusion : l’idée de revenu garanti est née dans une période de reflux de l’idée de rupture révolutionnaire et en est le produit. Depuis, si elle n’a pas perdu toute prétention à la radicalité, elle a appris à survivre en composant avec les exigences du capital. Les libertaires se fourvoieraient à tenter de lui donner une nouvelle jeunesse. Laissons aux libéraux le soin de lui offrir le débouché concret qu’elle mérite, sachant pour notre part que le besoin, légitime, de sécurité matérielle ne peut trouver de réponse collective cohérente que dans la perspective d’une rupture révolutionnaire.
Nicole Thé
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