Ce texte fait partie de la brochure n°22 « Idéologies contemporaines »
Effondrement et permanence du politico-religieux
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Sommaire :
- Effondrement et permanence de l’idéologie (Analyse) — ci-dessous
Dans l’immense confusion où s’enfonce notre époque, la notion d’idéologie occupe une place de choix. Les uns sont, au fond, irrémédiablement nostalgiques d’un temps où un catéchisme bien appris faisait rentrer les faits dans des cases afin que le réel ne les surprenne pas. Les autres, bien plus nombreux et au contact de réalités de plus en plus désagréables, se réfugient dans une pensée-éclatée, sans suite ni cohérence, voguant à la merci des discours, des événements, des opportunités et des intérêts. Oscillant entre les deux, certains se raccrochent à quelques idées fixes, lubies, slogans ou credo auxquels ils rattachent tout le reste...
Le temps semble bien loin où l’idée était banale que nos conduites, jusqu’aux plus intimes, nous échappent pour une part essentielle et doivent donc être élucidées... On renvoie aujourd’hui l’importun dans les cordes, lui rappelant qu’il est logé à la même enseigne, que sa dissidence est tolérée au même titre que toutes les modes vestimentaires et, surtout, que la vérité fait bien entendu le lit du goulag.
La fin de la période de confort et de tranquillité historique qu’a connue l’Occident depuis plus d’un demi-siècle balaye peu à peu ces inepties, et nous annonce qu’il va bien falloir essayer de se remettre à penser. Dire que ce texte voudrait y aider suscitera moqueries et sarcasmes... Partons d’eux pour lever le malentendu principal et remettre les choses à l’endroit : la pensée est une œuvre collective. Plutôt : toutes nos pensées sont collectives a priori – voilà une esquisse de ce que nous entendons ici par idéologie – et peuvent devenir, éventuellement et passagèrement, individuelles dans certaines circonstances sociales, politiques, culturelles et anthropologiques bien précises.
Ce sont de celles-là dont il s’agit, et donc, d’abord, des conditions favorisant l’apparition d’une pensée libre, si la chose est encore possible.
L’idéologie : premières approches
Notre conception de l’idéologie fait écho à ce qui fut appelé les « philosophies du soupçon » traditionnellement attachées aux noms de F. Nietzsche, K. Marx et S. Freud, pour qui les conduites humaines obéissent, respectivement, aux corsets moraux qui entravent la vitalité du sujet, à la position sociale de l’énonciateur dans une société de classe et aux mécanismes occultes de l’inconscient. L’engouement immodéré pour ces « Maîtres » dans l’après-guerre, aboutissant aux proclamations structuralo-tardives sur la « Mort de l’Homme », a basculé lentement dès les années 70 vers un narcissisme naïf proclamant, en même temps que la « Mort des Idéologies », l’avènement subit d’un individu auto-construit et maître chez lui, d’autant plus apte à assumer pleinement ses « opinions personnelles » forcément originales que celles-ci s’entre-annulaient mutuellement dans le grand melting-pot mondial annoncé par la « fin de l’Histoire » post-moderne.
Mais cette confusion intellectuelle généralisée, si commode, s’étiole depuis une dizaine d’années, se fissure, et des pans entiers des discours les mieux admis s’effondrent sous les coups de butoir d’une réalité qui ne semble décidément pas se laisser séduire par le politiquement correct, la bien-pensance et les bons sentiments. Car ce n’est pas seulement que les vieux clivages politiques se soient révélés totalement inopérants face à la destruction progressive de la biosphère par l’espèce humaine, l’effondrement culturel et éducatif de l’héritage moderne ou l’inflation technologique et ses incalculables conséquences. C’est surtout que des processus nouveaux ont surgi et décomposent plus encore les grandes familles idéologiques : fin des grands conflits socio-politiques, épuisement du discours progressiste, désertification accélérée des campagnes, tribalisation des quartiers de banlieue, montée en puissance du djihadisme culturel et militaire, décuplement des flux migratoires, effondrement des États de la bande sahélienne et du Moyen-Orient, déliquescence du projet européen, perspective de crises économiques couplées à la déplétion énergétique, explosion démographique poursuivie en Afrique et en Inde...
Nos sociétés semblent découvrir leurs fragmentations non seulement sociales, doctrinales ou territoriales, mais, bien plus, leurs déchirements identitaires, religieux, ethniques, voire « raciaux ». Le temps est revenu du « d’où tu parles ? » de Mai 68, bien plus dramatiquement, tant sont profondes les fractures entre les métropoles et les périphéries, les quartiers branchés et les relégations invisibles, les coteries médiatico-politiques et les précarités populaires, les attentes messianiques et les désespérances sans issue, les quêtes incessantes de confort et les enfermements sans fin. D’aucuns semblent redécouvrir que les paroles renvoient à des réalités, d’ailleurs de plus en plus désagréables, et que les propos des uns et des autres sont de plus en plus visiblement attachés à un ordre du discours dont les clefs commencent à apparaître.
I – Des idéologies à leurs matrices religieuses
Oui : ce que nous faisons, disons, pensons, croyons, n’émane que pour une part infime de notre « for intérieur », et les grands schémas qui organisent nos sentiments les plus intimes ou nos réflexions les plus profondes ne nous appartiennent pas plus que la langue que nous parlons – et il en a toujours été ainsi. Oui, aussi : l’être humain peut échapper au conformisme social, au déterminisme idéologique, à sa destinée anthropologique, il l’a fait, il le fait encore, il pourra toujours, in abstracto, le faire. Mais, définitivement, non : l’autonomie de la pensée, pas plus que n’importe quelle autonomie, n’a rien de naturel ni d’irréversible et se paye toujours d’un coût – coût affectif, social ; coût physique de plus en plus, qui paraît tellement exorbitant pour l’individu de cet an de grâce 2017, en fonction, d’ailleurs, de l’altitude de la classe sociale à laquelle il s’identifie, de l’attachement qu’il nourrit pour sa propre image, de l’ampleur des difficultés qu’il éprouve à voir ce qui se donne à voir, à interroger les évidences autant qu’à tenir à ce à quoi il tient.
Principe de l’idéologie
Qu’est-ce que l’idéologie ? Qu’on nous permette une image, celle de la vie des idées. Divers auteurs [1], certains pour lesquels il ne s’agit pas du tout d’une image, rendent compte d’une vie de l’esprit semblable à la vie organique : les idées, tels des êtres vivants, prospèrent dans divers substrats nutritifs, se meuvent dans des milieux précis, s’agencent en écosystèmes, tissant entre elles des liens de prédation ou de coopération, apparaissant, se métamorphosant et disparaissant selon des lois émanant elles-mêmes de l’ensemble. Laissons de côté les spéculations sur cet éventuel troisième règne, et filons la métaphore. Pas plus que n’importe quel organisme, une idée ne surgit jamais par génération spontanée : elle n’est que la représentante d’une espèce, éventuellement méconnaissable, issue d’une lignée évolutive chaotique dont l’histoire est à décrypter, vivant au sein d’une multitude d’autres, souvent insoupçonnées, qui sont indispensables à sa survie comme elle l’est elle-même pour d’autres, habitant un paysage précis issu des contraintes invisibles du sous-sol, des régimes climatiques et des événements écologiques ayant modelé le lieu. Aussi libre qu’apparaît l’oiseau, il est attaché par cette multitude de fils vitaux et d’autant plus sûrement qu’un esprit avisé peut facilement, à sa simple vue, en déduire, avec une précision proportionnelle à la précision de l’examen, le complexe écologique dont il provient.
Telles sont les idées, et telle est l’idéologie qui les fait être : l’ensemble à la fois complexe et cohérent, même passagèrement, dont l’idée est une partie et qui l’explique d’autant mieux qu’elle en semble totalement détachée.
Omniprésence de l’idéologie
Il y aurait à dresser une cartographie des idéologies, une classification, une généalogie, une phylogénétique qui regrouperait l’ensemble des idées en circulation. Car il est loisible de rattacher n’importe quelle idée politique contemporaine au corpus dont elle provient, de remonter sa filiation idéologique et historique pour en retrouver les origines, d’autant plus inconnues pour celui qui l’énonce qu’il la brandit avec ferveur comme révélation ex nihilo.
C’est ainsi que pendant plus d’un siècle toute la gauche s’est échinée à identifier les discours, les pratiques et les méthodes qui tissaient les « Temps Modernes » pour les ramener aux multiples facettes d’une « idéologie bourgeoise » qui maintenait en place la domination de l’ordre capitaliste. Cette critique acerbe d’une société par elle-même, sans doute unique dans l’histoire par son ampleur et sa profondeur, a si bien réussi que le discours « de droite », autoritaire, conservateur et hypocrite, s’est peu à peu dissous dans le moule idéologique « de gauche », et, parallèlement, celui-ci s’est tellement dégradé au fil des décennies qu’il a engendré les catégories hybrides libérales-libertaires du gauchisme culturel des élites devenues subversives. Au point que l’idéologie dominante, aujourd’hui si protéiforme, se rapporte aisément à la matrice culturelle gauchisante [2].
On repère ainsi aisément, dans le bric-à-brac de notre époque, les terminaisons de diverses branches, souvent délabrées, malades, difformes, qui partent du tronc « marxiste ». À l’orthodoxie stalinienne ont succédé les hérésies trotskyste, titiste, castriste, la bouffonnerie meurtrière du maoïsme et l’onanisme structuraliste, le mysticisme situationniste, l’angélisme tiers-mondiste et humanitariste, et aujourd’hui l’islamo-gauchisme [3] et l’insurrectionnalisme – sans oublier le salmigondis bien-pensant qui constitue le gauchisme culturel au pouvoir en France depuis trente ou quarante ans, progéniture débile d’une social-démocratie jadis autrement plus présentable. Sans doute faudrait-il également citer la version anglo-saxonne de cette soif intellectuelle d’ingéniérie sociale, le multiculturalisme, dernier avatar idéologique d’une « gauche » qui ne peut se résoudre à abandonner ses postulats fondamentaux [4].
Quels sont-ils ? D’abord et avant tout le progressisme, cette certitude que la société ne peut qu’aller, tout compte fait et fût-ce cahin-caha, dans le bon sens, c’est-à-dire vers une perfection que l’humanité réalise d’elle-même, sous nos yeux, de manière immanente et indépendante de son bon vouloir, qu’il s’agit d’accepter et, finalement, de promouvoir. Ce progressisme renvoie bien entendu à toute l’histoire de l’Occident et à ses bouleversements technoscientifiques depuis trois ou quatre siècles [5], mais sa version « de gauche » renferme d’autres postulats particuliers, comme l’idée que ce savoir sur la marche de l’histoire est la propriété de quelques-uns, que cet inéluctable progrès est entravé par des forces « de réaction » (qui sont, au choix, l’État, le Capital, la bourgeoisie, l’extrême droite, ou un peuple intrinsèquement « mauvais » à rééduquer), à quoi s’ajoute une haine profonde en même temps qu’une fascination illimitée pour la matrice civilisationnelle qui l’a fait naître : l’Occident.
Fondement religieux des matrices idéologiques
Ce magma idéologique de gauche, si facile à vérifier [6], peut être formulé en des termes voisins : la certitude, qui vaudrait légitimité, de posséder un Savoir exact sur la destinée humaine ; la perspective d’une succession d’événements amenant la réalisation d’un état de félicité terrestre mettant fin à un monde foncièrement impur ; la définition d’une entité mécanique et maléfique entravant son avènement ; la désignation d’une minorité (ou d’une majorité silencieuse) destinée à jouer son rôle révolutionnaire ; la nécessité intimée à chacun de choisir le « Bien » contre le « Mal ». Ainsi résumé, la nature pleinement religieuse du Marxisme-Léninisme – et de ses surgeons ultérieurs – apparaît nettement, et plus encore peut-on l’inscrire sans peine dans le grand courant idéologique du judéo-christianisme, hérésies comprises. On retrouve chez Marx lui-même cette inspiration religieuse, explicite chez son maître, Hegel, mais c’est bien plus largement tout le messianisme du mouvement ouvrier qu’il faudrait ausculter, mouvances anarchistes comprises [7], et qui a contribué à forger cet authentique quatrième monothéisme, dont on peut suivre les métamorphoses jusqu’à aujourd’hui – jusqu’à son croisement avec le troisième, l’islam [8].
Le cas du gauchisme est paroxystique : sa dégénérescence et son déni face à ses terribles réalisations durant tout le XXe siècle semblent l’avoir acculé à reprendre tous les réflexes de la croyance religieuse – et finalement à en constituer une, pleine et entière, bien que déjà zombie. S’il serait erroné de lire toutes les idéologies contemporaines à travers le prisme des religions en les rendant équivalentes, impossible de ne pas en voir la marque dans toutes les passions politiques [9].
Et celles-ci ne relèvent pas toutes du monothéisme, loin s’en faut ; le refus courant de se reconnaître dans l’une d’elles précipite bien souvent dans des archétypes plus primitifs encore. Ainsi l’investissement libidinal du capitaliste de type « classique » dans l’entité « entreprise » relève clairement d’un fétichisme-totémisme achevé, de même que les éternels rituels magiques censés attirer les bonnes grâces d’une divinité appelée « croissance » ou, bien entendu, le rapport littéralement délirant à l’argent-mana dont l’accumulation fournirait à son possesseur puissance et respectabilité. À l’autre bout, le refus par les populations de la transsubstantiation électorale, qui s’exprime dans l’abstention, et bien plus leur désertion de la « chose politique » véritable, leur retrait dans la « vie privée », ne permet qu’illusoirement d’échapper au fond magico-religieux pluriséculaire : par désespoir et déni des crises multiples qui s’abattent sur nos sociétés se met en place une sorte de pensée-éclatée qui ne se réclame même plus des règles minimales de la rationalité. C’est l’État qui en tient lieu, qui fait alors fonction de garantie politique, voire de fournisseur de sens, y compris pratique, autrement dit qui est investi de la fonction de faire tenir ensemble toute la société. Cette posture est finalement chapeautée par ce qui constitue quasiment le seul pôle organisateur de toute l’anthropologie contemporaine, la société de consommation, qui semble puiser dans une mythologie plus archaïque, d’un éternel retour, du renouvellement incessant des choses, mais certainement pas moins fantasmatique puisque paraissant l’incarnation d’une abondance promise par les paradis des grandes civilisations et qui, quoi qu’il advienne, ne saurait prendre fin. Les yeux de l’ethnologue sont rarement dépaysés...
Est-ce à dire que toutes les opinions aujourd’hui défendues se rapportent dans leur totalité à des idéologies elles-mêmes enracinées dans des terreaux religieux ? Oui, pour une écrasante majorité, et, de manière conjoncturelle, proportionnellement à l’effondrement de tout réel esprit critique. Voilà ce que l’époque, à mesure qu’elle s’y enfonce, refuse de voir et ce que les individus qui la font exècrent d’entendre – ou plutôt ce dont ils se fichent éperdument pourvu que le niveau de vie continue de grimper.
Les crises, immenses, qui se déploient actuellement exigeraient une reprise active de la vie politique des peuples et un réveil rapide de l’activité de pensée. L’un comme l’autre resteront impossibles tant que ne sera pas assumée, à l’échelle de l’individu comme à celle du collectif, tant que ne sera pas à nouveau reconnue l’inscription fondamentale de l’être humain dans la culture plurimillénaire qui le précède et le fait être tel qu’il est : c’est-à-dire capable de faire histoire [10] mais préférant, pour une part écrasante de son être et de son histoire, suivre les automatismes qu’il s’est lui-même créés. Ce sont les mécanismes de ces derniers qu’il s’agit d’élucider.
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