Ce texte fait partie de la brochure n°22 « Idéologies contemporaines »
Effondrement et permanence du politico-religieux
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Sommaire :
- Notes éparses sur la logique de la consommation (Notes) — ci-dessous
Texte de janvier 2013 présenté en introduction à un débat dans un cercle de discussion. Quelques modifications mineures ont été apportées.
Le but de ce texte n’est que de proposer quelques sujets de réflexions sur la consommation contemporaine et les sociétés qui les portent, sans autre prétention que de constituer des notes à partir desquelles il pourrait être intéressant de discuter. Je ne crois pas apporter quoi que ce soit de vraiment nouveau, mais plutôt ramasser quelques éléments qui, mis bout-à-bout, formuleront peut-être une question intéressante. Je m’interroge donc à voix haute, en espérant que mes questionnements puissent être partagés. Du fait de ce tâtonnement, les lignes qui suivent sont maladroites, hésitantes, et certainement un peu lourdes – pourvu qu’elles ne soient pas complètement incompréhensibles. Je ne peut donc que faire appel à la bienveillance de ceux qui pensent que la discussion collective de pistes peu explorées n’est jamais une entreprise vaine.
Je commence par synthétiser rapidement quelques aspects socio-politiques des sociétés de consommation, que je pense connus par la plupart des participants. A partir de là, j’essaie d’en dégager quelques dimensions magico-religieuses pour enfin discuter de leurs implications dans la perspective d’une rupture éventuelle avec le consumérisme. Je pars donc du postulat, que j’espère acceptable, que les schémas magico-religieux (pour dire vite) ont été des constantes dans l’histoire de l’humanité, dont l’histoire écrite ne représente qu’un petit pourcentage, et qu’ils conditionnent à un point insoupçonné notre rapport au monde, y compris et surtout lorsque cette dimension est déniée : nul besoin de s’attarder sur l’exemple de la vulgate marxiste et ses hagiographies, ses temples, ses messes, ses promesses, sa morale, etc. Mon propos n’est certainement pas d’affirmer qu’il n’y aurait qu’une éternelle répétition du même dans l’histoire (ma religion me l’interdit !), mais plutôt de mesurer où nous en sommes dans l’arrachement – ou le retour – aux mentalités archaïques, ou l’invention de nouvelles formes d’(auto)aliénation.
Je m’intéresse donc ici essentiellement à la logique du phénomène de consommation, c’est-à-dire aux promesses sans cesse rabâchées de la « société de consommation », qui sont crues de facto, qui orientent les comportements et les psychismes, et qui constituent donc la réalité vécue face à laquelle il est inutile d’objecter qu’elles ne sont pas tenues : cela, tout le monde le sait et ne veut pas le savoir. La question que je me pose est : Pourquoi ?, ou, plus précisément : A quoi ces promesses conviennent-elles pour n’être jamais entachées par les démentis apportés par la réalité ? Ainsi, par exemple, dire que nos sociétés ne sont pas des sociétés d’abondance parce qu’elles sont basées sur le principe et le fantasme de rareté ou de pénurie ne change rien au fait qu’elles sont vécues comme des sociétés d’abondance par ceux qui y sont comme par ceux qui voudraient en être. Cette illusion collective, on le sait, est le propre des idéologies, et particulièrement religieuses. Par ailleurs, on retrouve ici exactement une spécificité du capitalisme et de ses contradictions, mais appliquée à l’individu, ce qui me semble l’essence même de ce dont nous discutons. De la même manière, dégager cette « logique » quasi-inhumaine (celle du « Capital » ou celle de la consommation) n’est pas l’imputer à un sujet transcendant, mais à l’action historique des hommes, des femmes et des enfants, prêts à y participer autant qu’à y résister.
1 – Consommation : quelques aspects socio-politiques
a – Hiérarchisation. Il est clair que le développement, tendanciellement exclusif, du système hiérarchique créé par l’acquisition de biens plus ou moins valorisants (T. Veblen) accompagne l’effondrement des échelons de souverainetés traditionnelles, quels qu’en soient les fondements (divins, traditionnels, etc.). Mais contrairement à ces formes ancestrales, cette nouvelle pyramide diffère sensiblement en ce qu’elle prétend d’une part, être accessible à tous sans exception (par de multiples voies, comme les jeux de hasard) ; d’autre part, ne pas imposer de plafond maximal identifiable (il ne s’agit pas uniquement de copier les us des dominants) ; et enfin, renouveler perpétuellement ses critères apparents (suivre les modes, y compris intellectuelles, est devenu le mode d’être) ; ce qui revient à généraliser la concurrence de tous contre tous, et dans tous les domaines de l’existence (professionnels et pécuniaires, bien sûr, mais aussi langagiers, des mœurs, etc.). La chose s’exprime fort crûment dans les franges du jeune « prolétariat » de banlieue (J.-C. Michéa). En biologie de l’évolution pour se représenter la célèbre « lutte pour la vie », on parle du « théorème de la reine rouge », en référence à ce passage d’Alice où la reine en question l’entraîne dans une course éperdue pour simplement rester à la même place... On ne résiste, difficilement, à cette rat race qu’en faisant appel à d’autres logiques sociales.
b – Désocialisation / massification / narcissisme. De la même manière la logique de consommation tend à se substituer aux liens sociaux traditionnels. Le pullulement des « technologies de communication », dont le paradigme est aujourd’hui le téléphone portable qui semble intégrer peu à peu tous les autres moyens d’échange, offre à ce phénomène un dynamisme nouveau. D’une manière plus générale, la profusion de biens individuels agit comme une éviction de la société de la sphère intime de l’individu : chaque appartement est dorénavant un petit bar, un petit supermarché, une petite salle de cinéma, de spectacle, de musique, de jeux, une petite bibliothèque, etc. Évidemment, le délabrement des modes de communication et de lieux de socialisation (au moins) pluri-millénaires créé des désordres psychiques et sociaux importants, puisque ce sont les processus mêmes de la formation de l’individu qui branlent. Ce dernier est alors d’autant plus noyé dans la masse qu’il est isolé de ses semblables, et à la recherche désespérée de moyen de se singulariser à nouveau par des moyens qui l’en empêchent. Ici encore, on n’échappe partiellement à cette mécanique qu’en s’appuyant sur les vestiges d’un monde antérieur – que certains désordres (grèves, communautés, accidents, troubles sociaux,...) réactivent épisodiquement.
c – Absence de limites & divertissement. Ces phénomènes de hiérarchisation et de désocialisation se couplent à un troisième, la « déculturation ». C’est la destruction de toutes les valeurs peu ou prou admises jusqu’ici, qui accompagne là aussi un processus historique de marchandisation de tout, à travers un pseudo-hédonisme relativiste que certains ont qualifié de « libéral-libertaire » (M. Clouscard). Certes d’autres valeurs naissent ou demeurent, mais c’est sans doute bien plus le rapport à celles-ci qui change, provoquant une profonde « crise de la culture » (H. Arendt) sans précédent, soit une « montée de l’insignifiance » (C. Castoriadis). Il en va donc essentiellement d’une explosion des limites jusqu’ici acceptées, comme celles du bon goût ou de la décence ordinaire (Orwell), ou de l’utilisation du corps. Bien entendu, ce sont les limites ultimes qui sont atteintes à la fois symboliquement et réellement, celles de l’existence et de la vie, soit la finitude du monde. Celui-ci ne cessant décidément pas de resurgir, ou autrement dit, le réel refusant obstinément de se plier à nos incantations, c’est le divertissement qui s’impose et prend la place centrale qu’on lui connaît, ou plutôt qui irradie dans toutes les activités.
Recherche du bonheur puis de la puissance. Éminemment décevante, cette toxicomanie crée une accoutumance qui ne peut qu’imposer une augmentation des doses, en même temps que la formation des nouvelles générations génère des individus pour lesquels l’existence des autres devient problématique – et donc fantasmée et aussi avidement recherchée que systématiquement décevante (C. Lasch). C’est en ce sens qu’il faut bien plutôt parler de désocialisation et non, comme certains de sursocialisation, même si aucun mot ne semble vraiment adéquat pour décrire le paradoxe d’une société qui forme un individu de plus en plus inadapté à la vie en société. D’un point de vue psychique, il semble établi qu’on assiste à une régression importante du sujet par une affirmation désordonnée des tendances à la toute-puissance infantile, consubstantielle à une humiliante impuissance face au monde. Quoi qu’il en soit, ce qui semble recherché à travers la consommation semble aujourd’hui viser de moins en moins le bonheur et de plus en plus la puissance : ce qui était à l’état embryonnaire dans la compétition consumériste est aujourd’hui rendu extrêmement concret par l’usage intensif et permanent des nouvelles technologies individuelles, marchandises dont la puissance effective et fantasmatique (a-temporalité, ubiquité, régénération, a-mortalité, etc) paraît entièrement contenue dans l’objet lui-même, lui-même obéissant littéralement au doigt et à l’œil, puissance maîtrisée en apparence mais sans cesse démultipliée, ouvrant perpétuellement de nouveaux mondes apparents (de la voiture à la « tablette » multifonctions). Ce passage à la puissance semble passer un nouveau seuil avec la dématérialisation croissante des marchandises, notamment par le passage progressif aux software (logiciels, « big data », « applis », …).
Hiérarchisation, désocialisation et acculturation semblent pouvoir être interprétées comme la recherche individuelle de puissance, soit l’arrachement au monde en tant que contraintes, limites, butée, réalité irrécusable. En elle-même, cette logique de la consommation n’est pas fondamentalement différente de la logique du capitalisme, la recherche éperdue de l’accumulation pour l’accumulation et à travers elle, comme dirait Castoriadis, l’extension de la maîtrise rationnelle à laquelle participe pleinement la techno-science, et dont le totalitarisme fut une application méthodique à l’ensemble de la société. De ce point de vue-là, le consumérisme serait l’intériorisation par l’individu de la logique des mécanismes capitalistes conduisant à la disparition progressive des gisements anthropologiques indispensables aux fonctionnement de ces derniers – d’où leur délabrement à l’origine de la crise actuelle.
2 – Les dimensions magico-religieuses de la consommation
Tout cela semble assez loin de la religion, et on peut même dire que cette logique capitaliste a largement accompagné la lente sortie du christianisme en Occident, voire aurait pris le relais, en les récupérant, des mouvements d’émancipation depuis le milieu du siècle dernier. C’est le célèbre « désenchantement du monde » de J. Weber. Mais c’est ce même Weber qui a voulu voir l’ethos capitaliste se développer au sein de la pratique luthérienne, faisant de la réussite intra-mondaine une voie vers le Salut. Peut-être est-il possible de voir, en continuité, le comportement consumériste comme faisant fonction de religion, s’y substituant, c’est-à-dire remplissant un certain nombre de ses rôles, tant du point de vue psychique que social, comme celui, fondamental, de pôle organisateur du social (qu’on définisse celui-ci par le sentiment d’appartenance, par le fondement de l’identité, par la source de légitimité du statut, par l’origine du sens vécu, etc). On pourrait objecter que tout ce qui relève du pseudo-religieux dans nos sociétés peut être ramené à des vestiges de croyances anciennes ou des réactions à la disparition de toute transcendance et tout surnaturel. J’opposerais plutôt l’hypothèse que la consommation relève presque intégralement d’une dimension mythique – n’est-ce pas, d’ailleurs, la définition du consumérisme ? Il me faudrait, évidemment, faire bien plus que les quelques lignes qui suivent, qui ne peuvent être en l’état qu’une invitation à l’interrogation – l’aspect magique de la consommation n’ayant été noté, elliptiquement, par J. Baudrillard, mais nulle part explicité ni approfondi, et pas plus, que je sache, par ceux qui se sont placés dans son sillage.
a – Caractères magiques. Évoquant le consumérisme, on parle facilement de lieux de cultes, de culpabilisation, de liturgies individuelles ou collectives, de sermons publicitaires, de grands prêtres, de temples de la consommation, etc. c’est vrai que de grands et petits rituels évoquent grandement des archétypes magico-religieux : Noël, salons, soldes, sortie d’un produit, anniversaires, vacances, mariages, dépenses « pures », comme dirait Bataille, plus ou moins somptuaires, etc. Faut-il prendre ces images au pied de la lettre (si j’ose dire) ? Les tendances « primitives » ou du moins néo-païennes de nos sociétés sont quand même assez évidentes : prédominance des logiques de bandes ou de « tribus », généralisation du nomadisme et des festivités orgiaques (M. Maffesoli), déification de notre « Mère Nature », retour de croyances populaires (new age, mysticisme bricolé, ...) et des communautarismes (barbus ou écolos), renaissances des temps cycliques (M. Eliade), désinstitutionnalisation des rites mortuaires, etc. et bien entendu idolâtrie quasi-sacrificielle des marchandises – sans parler de l’oracle Google. Ces tendances lourdes peuvent être interprétées, en invoquant encore Weber, comme une conséquence du fait que nos sociétés se sont opacifiées à un tel point que leur compréhension échappe à l’entendement d’un seul individu, bien en deçà de l’homme dit « primitif » qui maîtrisait tous les rouages sociaux et habillait le monde de divinités personnifiant les phénomènes naturels. Nous vivons dans un monde peuplé d’objets industrialisés sans âges et sans lieux, qui surgissent, se décuplent, se multiplient et disparaissent de manière invraisemblable, un univers fabriqué et occupé par des machines, une réalité à la texture de plus en plus technologique (y compris pour les éléments les plus familiers : journaux digitaux, habitats électrifiés de part en part, etc) dont nous sommes à la merci, et dont les procédés et les composants de fabrications hyper-complexes sont éclatés aux quatre coins du monde. Que dans ces conditions se développent des systèmes de croyances est largement explicable et d’autant mieux que le système s’auto-alimente, même si ces croyances ne sont pas forcément (encore ?) cohérentes et encore moins de type monothéistes.
b – Mondes virtuels. Autre avatar pseudo-religieux, l’apparition de mondes parallèles, mais totalement existants. Il y a ces références, réflexes, savoirs ou visions éclatés entre générations, groupes, bandes, sectes ou individus, mais surtout ces créations d’univers dans les films, séries, maintenant films-séries, ou « relations sociales » haut débit (Facebook, Twitter,...) et fusion progressive de tout cela dans les jeux vidéos en réseaux de plus en plus réalistes et adaptables par l’utilisateur lui-même. Si ces derniers ne font pour l’instant que des ravages chez les grands adolescents d’aujourd’hui qui vivent le monde réel du travail comme une pure contrainte qui rend possible la vraie vie de la défonce du samedi soir et de la no-life en ligne, la « société des écrans » est bien là, qui absorbe un temps croissant de notre quotidien. Lieux de fuites, lieux de refuges, lieux de l’invention de soi : le « spectacle » offre d’autres dimensions qui pallient l’austérité du quotidien. Confusion de la réalité et du virtuel, immixtion progressive d’autres mondes dans ce qu’on appelle la « réalité augmentée », c’est-à-dire augmentée de la possibilité de quitter la réalité à loisir.
c – Paradis. Le point fixe de ce système de croyance semble être la figure du Paradis Terrestre, seule à même d’expliquer l’attrait irrépressible pour le monde mirobolant de l’abondance. Toutes les grandes civilisations ont un élément mythologique où la profusion est enfin vécue, et on ne peut pas dire que le marxisme y fasse exception : à ces yeux transhistoriques, nous vivons la fin des temps et en un certain sens, le communisme réalisé (G. Fargette). De ce point de vue, il n’y a pas à s’étonner du magnétisme de notre société, sur ceux qui y vivent (mouvements sociaux conservateurs) comme sur ceux qui en rêvent (migrants légaux et illégaux mais surtout développement homologue des pays dits « émergents ») pas plus que de l’anéantissement symbolique que représente le fait, ou le sentiment, d’en être banni, ou même d’être susceptible de l’être. La réussite sociale, c’est-à-dire l’ascension hiérarchique permanente, prend alors un sens pleinement métaphysique. Bien entendu, les promesses ne sont pas tenues, et l’angoisse ne peut que se ruer sur celui qui a atteint le centre de tout et n’y trouve rien – à l’image des jeunes banlieusards traînant à Châtelet-les-Halles. Arrivés à cette fin de l’histoire où doivent se réaliser les plus vieux rêves des sociétés historiques, les occidentaux ne peuvent qu’être déconcertés et hagards ; peut-être peut-on trouver là l’explication de phénomènes divers comme le jeu autour de l’imminence de la catastrophe, la profonde désorientation politique, la perte du sens du temps, l’insignifiance banalisée, voire la « désaxialisation » du monde [J. Assman], etc.
Éléments d’infinis. Finalement, ce qui semble recherché est bien un infini, qui a pu être concentré dans l’histoire des derniers millénaires en un ou plusieurs dieu(x) transcendant(s), mais qui est devenu immanent, terrien, réel, diffus, profitable. Infini des biens dans la variété des marchandises proposées, infini des possibilités dans l’invention de leurs « nouvelles » formes, infini du temps dans le recommencement perpétuel des promesses de l’obsolescence, infini des relations dans la multiplication des contacts éphémères, infini de soi dans des vies et des mondes sans cesse réinventés, infini de la vie et de la jeunesse dans les progrès et artefacts médicaux-scientifiques, infini du savoir dans sa consignation électronique, etc. etc. à l’infini... C’est dans ce cadre qu’il est possible de comprendre les louvoiements incessants autour de « l’écologie », qui incarne le surgissement insupportable de limites extérieures en un sens indiscutables.
Tentons de résumer : la société de consommation crée un nouveau système hiérarchique qui désocialise l’individu et le « déculture » en orientant son existence vers la recherche effrénée d’apaisement et de puissance – recherche perpétuellement déçue et sans cesse recommencée. On assiste sur cette base au développement dans les sociétés occidentales d’éléments magico-religieux, à des existences qui invoquent la vie en d’autres mondes, aimantées par la possibilité d’un accès au Paradis Terrestre. La société de consommation semble bien regrouper de multiples caractéristiques religieuses fondamentales, dont l’invocation d’un infini enfin accessible à l’Homme, dessinant la fin des limites naturelles dans lesquelles s’est déroulée toute son histoire jusqu’à aujourd’hui.
Nous ne sommes pas en face d’une résurgence d’une croyance déjà existante habillée différemment, et pas non plus face à une nouvelle religion véritablement constituée comme hétéronomie classique (rôle qu’a pu jouer le marxisme). Mais il semble évident que la « société de consommation » en active des leviers immémoriaux, qui restent à mettre à jour, pesant pleinement sur le sens des existences.
Possibilités de rupture(s) ?
A quoi tout cela nous avance-t-il ? Il me semble que cela permet d’éclairer d’un jour nouveau les possibilités de rupture.
Il est excessif d’affirmer que toutes les tendances révolutionnaires n’ont cherché qu’à accéder au consumérisme : si la sortie de la misère matérielle les orientait profondément (ce qui n’est déjà pas du tout la même chose), leur ralliement au modèle occidental s’articule essentiellement autour de ses aspects proprement émancipateurs, lesquelles sont issus justement de ces luttes en Occident, du moins avant les années 50.
Les critiques pratiques de la société de consommations qui se sont déroulées depuis, notamment autour des années 60-70 sont notables mais très discutables, comme le fait Baudrillard de manière un peu cruelle. Mais il me semble qu’il manque justement toute la dimension « spirituelle » de ces recherches d’alternatives dont les surréalistes puis les Beatnik semblent les moments inauguraux les plus connus. Faut-il s’étonner d’une opposition quasi-religieuse à un ordre quasi-religieux ? Il serait également excessif d’interpréter l’islamisme – qui se réclame d’une véritable résistance à l’Occident - à travers ce prisme, mais il est aussi difficile de ne pas y penser. Autrement dit : les ruptures d’avec le consumérisme se font, aussi et peut-être surtout sur le plan métaphysique, en en reconduisant les grands schèmes religieux, et il semble que les héritages politiques qui permettraient d’en sortir ne sont plus significatifs pour les populations.
Terrible ironie de l’Histoire : alors que le modèle de société consumériste n’est plus ouvertement ni collectivement contesté, il ne pourra ni s’imposer à tous, ni même perdurer chez ceux qui s’y sont finalement résignés. Car la sortie de la « société de consommation » sera sans doute forcée à terme par les limites bio-physiques de la planète, même si d’ici-là de nouvelles pistes seront avidement recherchées pour repousser ce traumatisme planétaire. Quelles seront les réactions ? On peut déjà mesurer aujourd’hui leurs prémices à la simple éventualité de ne pas voir les « conditions matérielles » croître continuellement... S’il s’agit effectivement de la chute brutale d’un système de croyance qui avait pris le relais, ou servait de béquille ou de substitut, aux religions traditionnelles devenues impraticables, les comportements sont totalement imprévisibles. Certains parlent de « panique anthropologique », et il me semble difficile de balayer l’idée d’un tour de main : si effectivement la société de consommation est un système de croyance qui structure les psychismes depuis deux ou trois générations (au moins), son effondrement subi ouvre sur un inconnu. Examiner dans l’Histoire la fin de certaines religions pourrait être éclairant. A moins d’une réinvention d’une dynamique émancipatrice, reprenant les principes d’une justice sociale et d’une égalité politique, on peut craindre le maintien coûte que coûte ou la reformulation des grands schèmes de recherche de puissance, alimentés par le souvenir d’un âge d’or ayant réellement existé, comme la référence souterraine aux « Trente Glorieuses » oriente déjà aujourd’hui massivement les réactions sociales collectives.
Bien entendu, l’avenir n’est pas écrit, et la « logique » de la consommation que j’ai tenté de circonscrire n’est pas, ne peut pas être, et ne sera jamais la seule à l’œuvre : nos sociétés ne continuent d’exister que parce qu’à chaque seconde des milliards de comportements, de réflexions, d’actes, de principes, de relations entravent, la plupart du temps silencieusement, le procès délirant qui y règne aujourd’hui. La question est d’abord de savoir si ces réactions et attitudes visent l’émancipation ou le seul retour nostalgique à un état antérieur, et ensuite si elles seront capables, en temps de crise, de se coaliser et de dégager un nouvel horizon politique et social. Mais ces deux questions ne peuvent être posées qu’à partir de l’analyse de l’aliénation, et surtout du degré d’adhésion des populations au monde tel qu’il va, soit des besoins et désirs auquel ce dernier répond, tant bien que mal.
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