Ce texte fait partie de la brochure n°22 « Idéologies contemporaines »
Effondrement et permanence du politico-religieux
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Sommaire :
- Introduction — ci-dessous
« Les modernes, en effet, depuis Rousseau, s’imaginent qu’il existe une sorte de nature [humaine] normale, à laquelle la culture et la religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut les aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans le savoir, menons nos vies de civilisés dans une confusion proprement insensée de religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; de morales jadis exclusives mais qui se superposent ou se combinent à l’arrière-plan de nos conduites élémentaires ; de complexes ignorés mais d’autant plus actifs ; et d’instincts hérités bien moins de quelque nature animale que de coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales, tout inconscientes et, de ce fait, aisément confondues avec l’instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans le temps et dans l’espace. »
Denis de Rougemont
Ces propos de D. de Rougemont, tirés de sa remarquable enquête sur les formes amoureuses occidentales [1], heurtent le sens commun. L’idée que ce que nous faisons, ce que nous pensons, ce que nous désirons même, ne nous serait pas propre, mais proviendrait, pour une part écrasante, d’un ailleurs, est parfaitement insupportable. Et pourtant il n’existe aucune liberté de faire, de penser et de désirer sans admettre et rechercher la part du déterminé dans ce que nous sommes – ou, plus précisément, croyons être.
Les textes rassemblés dans cette brochure partent tous de cette constatation, au-delà de leur assemblage apparemment disparate, de leur diversité dans les thèmes traités, dans leur approche, leur adresse et leur forme même. Chacun d’eux cherche à interroger, à sa façon, des positions ou des discours politiques pour y déceler des allants-de-soi inquestionnés, des postulats implicites, un ordre sous-jacent, soit un schéma intellectuel invisible à ceux qui les tiennent, une source extérieure à leurs propos, une hétéronomie de la pensée, bref une idéologie dont il s’agirait de mettre les racines à nu.
Le terme n’est pas ici synonyme de système d’idées, de doctrine, de dogme ou de catéchisme affirmés, revendiqués et surtout explicités. Nous l’employons tout au contraire dans un sens proche de celui que Marx, revu par Cl. Lefort, lui a donné : « logique des idées dominantes dérobées à la connaissance des acteurs sociaux et ne se révélant qu’à l’interprétation, dans la critique des énoncés et de leurs enchaînements manifestes » [2]. Elle suppose que nos goûts, nos opinions, nos propos, nos avis, nos convictions échappent pour une part écrasante à notre libre conscience, mais reposent tacitement sur des schémas globaux, des agencements logiques, des axiomes de base qui sont de l’ordre d’une croyance sociale passée sous silence, implicite ou inconsciente et finalement si peu individuelle.
Le lecteur rigoureux rétorque déjà que débusquer l’ordre caché derrière les discours des autres expose immédiatement au soupçon d’être soi-même aveugle à sa propre idéologie. Argument irréfutable et indispensable auquel il est couramment répondu de deux manières distinctes mais complémentaires.
Soit il est effectivement admis que tout discours contient une part cachée d’obscurité, de détermination, d’idéologie et nous voilà alors plongés dans cette nuit où tous les discours sont gris : chaque position ne se soutenant que d’un même arbitraire se dérobant à lui-même, c’est le règne du soupçon permanent, du scepticisme intégral, du relativisme intellectuel, de la défiance généralisée – c’est-à-dire, finalement, une démission de la pensée.
Soit, complément logique, affectif ou chronologique de ce nihilisme intellectualisé, la posture militante qui refuse tout examen de ses présupposés et qui ne cherche qu’à remplacer une idée fausse par une autre supposée Vérité, son corpus censément subversif contre un corpus forcément illusoire, une « idéologie » par une autre prétendument « réelle » : il y eut de la pensée créative, mais il n’y en a plus, il ne peut plus y en avoir, il n’y a plus qu’à illustrer à l’infini la véracité de l’héritage reçu. Ici la démission se double d’une interdiction de penser, d’ailleurs de plus en plus explicite et nourrissant les haines grandissantes des chasseurs de sorcières. On reconnaîtra là l’alpha et l’oméga de la quasi-totalité des volontés politiques contemporaines, et leur finalité ultime.
Parvenir à sortir de cette alternative infernale, c’est-à-dire se permettre de penser, est loin d’être aisé, plus rare encore, de moins en moins fréquent et ne semble même plus désirable – d’autant que l’on s’aperçoit vite qu’il ne s’agit jamais d’une démarche purement et uniquement intellectuelle. Car a regarder l’histoire des sociétés humaines, l’interrogation libre est allée de pair avec le surgissement de la délibération populaire, et la formation d’un individu singulier. Ce sont ces perspectives qui s’effacent aujourd’hui, comme disparaît la perspective d’une pensée qui se voudrait autonome.
Il y aurait alors à examiner les racines de cette malédiction idéologique, ses métamorphoses et les possibilités éventuelles qui seraient les nôtres de rompre son charme. L’ambition n’est pas nouvelle, qu’elle ait été nommée « généalogie », « déconstruction » ou « archéologie » [3], mais elle mériterait d’être renouvelée dans la perspective d’une démarche politique qui viserait l’émancipation. Telle est la visée de cette brochure, et particulièrement de son dernier texte, qui en reprend le titre.
Lieux Communs
Juin 2017
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