« Le raisonnement inflexible qui, rencontrant une contradiction dans la réalité, ordonne de passer outre, doit en fin de compte mener à des erreurs coûteuses. » [1]
La France n’est pas sortie de l’histoire migratoire, contrairement à une idée répandue qui voudrait qu’elle fasse exception dans une Europe aux flux intenses. Vieux pays d’immigration, elle a connu plusieurs cycles migratoires, dont le dernier démarre au milieu des années 1990. Depuis, l’immigration étrangère y a certes été moins forte que chez certains de ses voisins, mais elle rivalise en intensité avec celle que la France a connue pendant les Trente Glorieuses. L’immigration étrangère n’est donc pas seulement notre passé. Elle est aussi notre présent et probablement notre avenir. En effet, nous aurons vraisemblablement à composer avec une immigration étrangère qui dépendra plus de l’évolution propre aux pays de départ potentiels que de la politique migratoire de la France, largement impuissante.
Si ces pays se développent durablement, leurs
ressortissants, après une phase d’émigration encore intense
qui accompagne souvent le décollage économique, pourraient
décider de rester chez eux. Mais les effets de ce dernier
risquent de prendre un certain temps et la pression
démographique pourrait se maintenir pendant un bon moment
dans nombre de pays, notamment ceux de l’Afrique
subsaharienne. Le peuplement européen aura le temps de
changer au point de devenir méconnaissable, avant qu’un
assèchement des flux migratoires n’intervienne. C’est plus ou
moins ce qu’envisage l’UE dans ses scenarii démographiques.
Elle ne considère aucune alternative à l’immigration pour
remédier au vieillissement et au dépeuplement de l’UE. La
solution par l’immigration est pourtant, on l’a vu, largement un
remède imaginaire. Subordonner son destin démographique
au désir des autres peuples de venir s’installer chez soi, c’est
une manière de céder la place qui, de toute façon, n’aura qu’un
temps. En effet, dans ses projections, l’UE n’envisage qu’une
remontée très lente de la fécondité d’ici 2150, date à laquelle
elle n’atteindrait même pas le niveau nécessaire pour assurer
le remplacement des générations [2] . Il est raisonnable de
penser que, d’ici là, les autres pays, qui vont voir eux aussi
leur population vieillir, n’auront plus forcément beaucoup de
forces vives à envoyer en Europe pour que celle-ci continue
d’exister. En se programmant un tel destin, c’est sa propre
disparition que l’Europe met en équation.
Quant à la politique migratoire de la France, elle est
désormais une compétence partagée avec l’Union européenne,
laquelle pèse et continuera de peser en faveur de l’immigration
en provenance des pays tiers. Sauf à supposer une dégradation
de la cohésion européenne telle qu’elle conduise à sa
décomposition ou à son éclatement, on ne voit pas les instances
européennes abandonner les prérogatives qu’elles ont
conquises sur la souveraineté des États. La logique
bureaucratique va plutôt dans le sens d’un renforcement du
pouvoir de l’administration européenne.
On ne voit pas non plus l’UE s’orienter vers un
fonctionnement plus démocratique. Depuis le « fiasco » du
référendum sur la Constitution européenne en 2005, on évite
soigneusement de demander leur avis aux peuples européens
pour autoriser les abandons de souveraineté auxquels les
États consentent. Comme l’écrit Shmuel Trigano, l’UE
ressemble plus à un empire sans frontière géographique
définitive qu’à une véritable démocratie : « un entassement
chaotique de vingt-sept nations [...] sans compter une
multitude de communautés de migrants d’autres continents.
Enfermés, chacun dans leur univers linguistique indépassable
[...], ces peuples ne coexistent que par la médiation d’une
structure bureaucratique [...]. Une gouvernance aux frontières
floues et pas de gouvernement responsable devant un
parlement européen ». L’Europe ne dispose cependant pas de
figure charismatique, de « personnage sacro-saint, incarnant
une autorité de type religieux, inculquant naturellement la
sujétion. » Néanmoins, les droits de l’homme peuvent offrir un
substitut à cette autorité de type religieux [3] . L’Europe affiche
des ambitions morales. Elle prêche le respect, la tolérance, la
paix, le progrès. Au lieu d’en faire un principe vivant, l’Europe
a transformé la démocratie en utopie visant à convertir les
candidats potentiels.
Si l’Union européenne devait se défaire, cela ne reviendrait
probablement pas à détricoter, pas à pas, ce qui a été accompli
pour retomber sur la configuration politique qui était celle qui
a précédé la construction européenne. Il se pourrait que tout
ceci intervienne dans un climat de rancœur, de désillusion et
de fragmentation propice à tous les excès. On impute
généralement les presque 70 années de paix entre les pays
membres de l’UE à la construction européenne. Mais rien ne
dit que, sans elle, les Européens se seraient à nouveau fait la
guerre, sauf à essentialiser les Allemands comme d’incurables
va-t-en-guerre, incapables de tirer les leçons de leur tragédie
et la démocratie allemande comme l’habillage d’un troisième
Reich toujours prêt à renaître de ses cendres, en somme « la
continuation du troisième Reich par d’autres moyens » [4]. Au
contraire, on peut s’inquiéter du lien si serré qui lie (à la gorge
pour certains) désormais, avec la monnaie européenne et le
pacte budgétaire européen, des pays si différents les uns des
autres, et des conflits qu’il est susceptible d’engendrer. Si la
convergence budgétaire nécessaire pour rassurer l’Allemagne
– à nouveau dans une position dominatrice qui n’a rien pour
rassurer les Européens [5] – et les créanciers nécessite un
appauvrissement considérable des pays du Sud de l’Europe, le
ressentiment des peuples européens à l’égard de ce qu’ils
perçoivent comme la cause de leur malheur sera inévitable.
C’est déjà plus ou moins le cas [6] .
Les circonstances politiques dans lesquelles la France est
susceptible de retrouver la maîtrise de sa politique migratoire
l’autorisant à réguler vers le bas les entrées d’étrangers en
provenance des pays tiers sont donc bien incertaines. Il y faut
une volonté politique qui a bien souvent manqué. La faible
marge de manœuvre dont la France dispose, elle refuse
généralement de s’en servir. On l’a constaté à plusieurs
reprises, y compris du temps où Nicolas Sarkozy était aux
affaires. En 2007, pour réduire l’immigration étrangère, le
gouvernement a essayé de copier les Pays-Bas qui avaient
introduit un test civique et linguistique obligatoire avant la
migration pour les adultes rejoignant un membre de famille.
Le débat parlementaire a dérivé vers un autre objectif – celui
de faire réussir l’intégration – avec cours gratuits, si
nécessaire, sans obligation de résultat. Une autre occasion a
été offerte au gouvernement de peser sur la politique
migratoire européenne que le gouvernement français n’a pas
saisie. En 2011, la Commission a lancé une consultation sur des
modifications éventuelles de la directive sur le regroupement
familial. La France [7] a répondu qu’elle n’était pas favorable à
une révision du cadre actuel. Les Pays-Bas ont, au contraire,
longuement argumenté sur la nécessité de mieux prendre en
compte l’intérêt général du pays. Ils interprètent, en
conformité avec la Cour européenne de sauvegarde des droits
de l’homme [8] , le droit à vivre en famille comme n’établissant
pas un droit automatique de vivre en famille dans un État
membre de l’UE. Ils réclament plus d’exigence vis-à-vis des
demandeurs de regroupement familial et souhaitent que la
directive s’étende à la venue de conjoints auprès de nationaux.
Ils plaident pour que la libre circulation des conjoints
d’Européens ne s’applique qu’une fois que ceux-ci auront
acquis la nationalité. Ils seraient, en attendant, régis par la
directive sur le regroupement familial. Ils veulent aussi limiter
la réitération des demandes de venue de conjoints. Bref, les
Pays-Bas ont exposé leur point de vue, leurs souhaits et ont
longuement argumenté leur réponse, avec une introduction de
trois pages (sur 18 pages) [9] quand la France a formulé une
réponse technique et lapidaire aux questions posées par la
Commission avec une introduction de 8 lignes (sur 8 pages) [10] .
À supposer qu’une volonté politique existe, il ne suffirait pas
non plus que la France se délie de ses engagements européens
pour retrouver une maîtrise de sa politique migratoire. Il
faudrait encore qu’elle se défasse de ceux qui la lient aux
conventions internationales qu’elle a ratifiées et des
interprétations jurisprudentielles qui en ont été tirées, mais
aussi qu’elle revienne sur ce que les juridictions internes ont
institué (le droit à une vie familiale normale en France institué
par le Conseil d’État en 1978, par exemple). Il ne faut donc pas
trop y compter. Il est pratiquement impossible de revenir en
arrière en supprimant des droits, surtout lorsqu’ils mettent en
jeu les droits de l’homme. Il y faudrait des doigts de fée pour
ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
La conception des droits de l’homme qui prévalait après-
guerre a été profondément transformée. Elle visait à garantir
des droits aux individus et non, comme c’est trop
fréquemment le cas aujourd’hui, à des individus en tant qu’ils
appartiennent à des groupes, souvent au mépris de la
coercition qui sévit à l’intérieur de ces groupes. La grande
réceptivité du Conseil des droits de l’homme des Nations unies
aux demandes de l’OCI visant à interdire le blasphème ou à
régionaliser les droits de l’homme [11] n’est en aucun cas la
marque d’une volonté de lutter contre les régimes totalitaires,
volonté qui a pourtant contribué, après-guerre, à forger les
droits de l’homme. On a même parfois l’impression que ce sont
les démocraties qu’il s’agit de désarmer.
La conversion des instances européennes à l’idée d’une
politique migratoire qui soit autre chose que la gestion de
droits toujours plus étendus accordés aux migrants des pays
tiers est peu probable. Elle suppose un changement complet
du logiciel européen. Il y a donc de grandes chances pour que
l’immigration étrangère reste d’actualité en France et plus
largement en Europe. Sauf si s’opère un basculement politique
de quelques pays européens vers des positions beaucoup plus
dures vis-à-vis de l’immigration étrangère. Les majorités au
Parlement européen ou au Conseil ou dans les deux instances à
la fois pourraient s’en trouver fortement chamboulées. On a
vu le succès de Beppe Grillo en Italie. Le parti du peuple
danois (DP), qui combine des positions anti-immigrés et anti-
européennes est passé, dans les sondages, devant le parti
social-démocrate actuellement au pouvoir [12]. La philosophie actuelle de la Commission ne résisterait pas longtemps à un tel
renversement de majorité. L’appareil bureaucratique de
l’Europe changerait de mains et on peut se demander si le
projet européen y survivrait.
Les instances européennes voient dans l’immigration en
provenance de pays tiers un facteur essentiel à la survie de
l’UE et à la leur. Peu importe de quels peuples l’UE sera
formée pourvu qu’elle perdure. On pourrait même dire que
plus son peuplement se sera diversifié, moins les adhérences
aux anciennes nations seront fortes et plus l’ingénierie sociale
dont elle a le secret sera nécessaire pour faire advenir respect
et tolérance. Valeurs qu’elle prône d’ores et déjà dans la
politique d’intégration qu’elle a su imposer aux États
européens alors même que l’intégration n’est pas encore une
compétence européenne. La persistance des nations est plus
une gêne qu’une facilité pour l’UE, car elles ont tendance à
freiner ses velléités d’extension ou d’approfondissement. La
définition de l’intégration européenne, qui revient à
s’accommoder de la diversité croissante sans accorder de
privilège aux héritiers des nations européennes, est
parfaitement cohérente avec le projet post-national qui la
sous-tend.
Il y a fort à parier que cet intérêt pour l’intégration des
immigrés et de leurs descendants va prendre une place de plus
en plus importante dans l’agenda européen. Puisqu’il a été
décidé que l’immigration était le seul avenir démographique de
l’UE, toute l’énergie bureaucratique va se reporter sur
l’intégration, c’est-à-dire, rappelons-le, l’accommodement des
peuples européens à une diversité aussi croissante
qu’irréversible. Si l’instauration de la paix a été, prétend-on, le
moteur qui a poussé les États Européens à s’unir, cette mission
pacificatrice pourrait bien avoir à se poursuivre à destination
des Européens eux-mêmes afin d’éviter toute rébellion contre
ce qu’on leur annonce être inévitable. La violence pourrait être
à nouveau de la partie en Europe.
Se retourner contre les immigrés ou leurs descendants n’est
certainement ni juste ni utile. Ils ne sont pour rien dans la
construction européenne et ne sont pas responsables des
décisions que nous avons accepté de prendre. On ne peut leur
reprocher d’avoir tenté leur chance. Chercher à améliorer son
sort est profondément humain. Ce ne sont d’ailleurs pas leurs
mobilisations qui ont créé la situation dans laquelle nous
sommes aujourd’hui. Ils n’ont fait qu’utiliser les droits qui leur
ont été accordés. Pourquoi s’en seraient-ils abstenus ?
D’autres se sont mobilisés pour eux, comme on cherche à
protéger des espèces en voie de disparition. Nous avons fait
notre propre malheur nous-mêmes en nous défendant
d’exiger les adaptations indispensables. Notre souci de
prendre toute la responsabilité à notre charge pour ce qui va
mal a épargné aux immigrants l’examen de conscience sur les
raisons qui les ont poussés à venir en Europe et sur leurs
propres ambiguïtés : « Pourquoi les pays dans lesquels ils ont
grandi sont en si mauvaise posture ? Pourquoi l’indépendance
des pouvoirs coloniaux a conduit, dans tant de situations, à
plus de pauvreté et de répression et non l’inverse ? Et
pourquoi ont-ils décidé de venir dans des pays qu’ils
condamnent avec tant de passion et regardent, très souvent,
avec un sentiment combinant la crainte et le dégoût ? N’y
aurait-il pas, finalement, quelque chose d’accueillant dans les
cultures libérales, quelque chose d’éminemment attrayant
qu’aucune société au monde ne peut ignorer ? » [13]
En abandonnant toute exigence à l’égard des immigrés et de
leurs descendants avec lesquels les Européens sont sommés de
trouver en permanence des accommodements, nous avons
suscité l’audace des musulmans dont le poids en Europe, et
tout particulièrement en France, n’a cessé d’augmenter. Nous
avons sous-estimé la spécificité de l’islam, en présumant qu’il
ne rendrait pas les musulmans plus difficiles à assimiler que ne
l’avaient été les migrants en provenance d’Europe. Nous
n’avons pas non plus imaginé qu’ils pourraient se tourner de
plus en plus vers la religion et préserver leur potentiel
démographique en améliorant la transmission et en pratiquant
une endogamie très stricte. L’endogamie religieuse étant
plutôt la règle que l’exception, on ne peut faire reproche aux
musulmans de se marier entre eux. Ils sont juste un peu plus
endogames que les natifs au carré catholiques. La
sécularisation inexorable des musulmans, une fois en Europe,
était une illusion portée par des sociétés très sécularisées –
tout particulièrement leurs élites – qui n’ont pas imaginé un
autre destin que le leur aux populations venues s’installer en
Europe.
Nous avons péché par excès d’optimisme en imaginant avoir
résolu une fois pour toutes la question des prétentions
religieuses sur la vie politique. La sécularisation des sociétés
européennes nous paraît être un progrès universel vers lequel
ne manqueront pas de graviter, un jour ou l’autre, les
musulmans européens. N’ont-ils pas sous les yeux, tous les
jours, les avantages que procurent de telles sociétés,
notamment la protection dont ils font l’objet en vertu de la
liberté de conscience ?
Les Européens n’ont pas toujours conscience de la fragilité
de ce qu’ils appellent leurs valeurs. Pourtant, ce n’est pas
parce qu’ils se sont battus pour elles qu’elles sont
définitivement acquises. Ils n’ont plus l’humeur belliqueuse et
ne voudraient pas avoir à recommencer, avec les musulmans,
la bataille menée contre l’Église. Ils s’illusionnent et espèrent
que les musulmans comprendront d’eux-mêmes sans qu’on les
bouscule que leur avenir n’est pas dans toujours plus de
religion. Entrés dans l’ère de la tolérance après avoir terrassé
l’Église, les Européens ne sont pas prêts à un nouvel
affrontement avec la religion. « Les Européens attendent de
l’islam qu’il s’effondre de lui-même [...], les Européens se sont
donnés le plus grand mal pour isoler l’islam des méthodes
voltairiennes. On a confondu la volonté de ridiculiser l’islam
avec la xénophobie et le racisme. On attend de ceux qui se
posent des questions sur cet islam qu’ils se contentent de
botter le train du cheval fourbu chrétien dans l’espoir que les
musulmans en déduisent que les lois générales ainsi établies
s’appliquent aussi à leur religion. » [14]
Le nouveau modèle d’intégration prêchant le respect et la
tolérance n’est pas le cadre idéal pour mener une nouvelle
bataille visant à acclimater l’islam. Il invite au contraire à
s’instruire sur la culture de l’Autre afin d’induire un
comportement compréhensif. Une fois instruits des coutumes
des autres chez eux, les Européens ne pourraient, d’après la
nouvelle doctrine, que développer de l’empathie à l’égard de
l’Autre. Et tout finirait par s’arranger. Rappelons nous
l’initiative italienne menée à Turin – Touriste chez soi –
tellement vantée par l’UE. « Lorsqu’on aura goûté aux
délicieux falafels et kebabs, on aura fait un premier pas vers
les fascinants exotismes de la culture étrangère. » [15] Cela
devrait lever les appréhensions relatives à la charia. « Derrière
ce raisonnement fallacieux se trouve peut-être une sorte
d’approche touristique des vrais problèmes sociaux et
politiques. » [16]
Le défaut de cette approche touristique est qu’elle
essentialise absolument tout. Le touriste, en effet, voyage pour
découvrir des modes de vie, des cultures qu’il espère
authentiques : « les chasseurs de tête devraient toujours errer
dans les forêts, les cannibales dévorer leurs ennemis, les
voleurs se faire couper les mains. » [17] C’est tout le contraire
pour l’habitant qui ne souhaite pas voir ces mœurs étrangères
envahir sa vie quotidienne. Il ne veut pas vivre en touriste
chez lui. Et c’est mieux ainsi car il évite alors de tomber dans
un culturalisme radical selon lequel tout homme est ligoté par
sa propre culture et incapable d’évolution. Il n’y a aucune
raison pour que l’on s’habitue à voir perpétrer des actes
répugnants au seul motif que c’est la coutume dans une autre
culture [18] . Et ce n’est pas parce que ces pratiques sont celles de
minorités que ces dernières devraient être protégées contre la
critique. D’autant que les rapports de force ne sont pas
toujours très clairs dans un contexte de mondialisation et de
communications hyper rapides. On l’a vu à diverses reprises
avec la réaction de par le monde à des événements
extrêmement localisés. Faut-il laisser grandir les groupes de
pression aux pratiques totalitaires issus des minorités et
attendre qu’ils deviennent majoritaires pour en faire la
critique ? Un tel raisonnement apparaît ridicule dès qu’on le
transpose à l’extrême droite, contre laquelle il faut toujours
sévir dès la première heure. Et, comme l’écrivent Jens-Martin
Eriksen et Frederik Stjernfelt, cela pourrait vite aboutir à
cantonner la liberté d’expression à la seule critique du
gouvernement qui, en démocratie, représente la majorité [19].
En fait, comme l’expliquent ces deux auteurs, le
culturalisme sévit aussi bien à gauche qu’à droite. À gauche, on
est xénophile et on exalte le respect des différences et de
l’authenticité. On aime trop « l’immigré » pour vouloir qu’il
change. À droite, on est plutôt xénophobe, en raison d’une
même conception immuable des cultures qui amène à déclarer
toute évolution impossible. Les deux camps se battent sur le
même terrain. Ces perceptions culturalistes trouvent un écho
dans les minorités elles-mêmes et les encouragent, en quelque
sorte, à durcir leur identité. L’islamisme, c’est aussi l’idée qu’il
faut revenir à un islam authentique, les salafistes poussant le
scrupule jusqu’à chercher à modeler leurs comportements sur
ceux des pieux ancêtres.
En valorisant les différences et les cultures venant d’ailleurs,
la gauche a attisé le feu de la fierté nationale qu’elle cherche
pourtant à éteindre en permanence. En mettant l’accent sur la
diversité et en valorisant les appartenances ethniques des
minorités, elle a contribué à faire surgir la question identitaire
chez les natifs au carré. C’est vrai en France mais aussi ailleurs
en Europe. Si les personnes d’origine étrangère ont une
identité si précieuse qu’il faille se mobiliser pour la préserver,
pourquoi n’en irait-il pas de même pour les natifs au carré ?
En quoi les identités des uns seraient-elles plus illégitimes que
celles des autres ?
L’assimilation, peut-être de manière contre-intuitive, n’est
pas une conception culturaliste de l’intégration. Elle ne
considère pas que l’autre soit incapable de modifier ses
comportements. C’est même tout le contraire. Elle n’implique
pas non plus une valorisation excessive de la culture nationale
mais impose simplement son ascendant sur les cultures
venues d’ailleurs afin que les « autochtones » n’aient pas
l’impression de vivre en touristes dans leur propre pays et
qu’ils éprouvent un sentiment de continuité avec leur propre
histoire. La cohésion sociale ne nécessite pas seulement un
dialogue entre les présents, mais aussi avec ceux qui les ont
précédés.
Ce modèle d’intégration français est désormais frappé de
péremption et désavoué par les classes dirigeantes, de gauche
comme de droite, qui lui ont préféré le modèle
multiculturaliste européen [20] . Cette mutation coïncide avec
une réalité bien particulière, marquée à la fois par une
résistance à l’assimilation du côté des musulmans et par le
découragement de classes populaires natives au carré qui en
sont venues à se séparer afin de préserver leur mode de vie.
Ce n’est pas une particularité française. Les Britanniques qui
ont expérimenté la cohabitation inter-ethnique à Londres en
reviennent eux aussi. Ils quittent leurs quartiers londoniens.
Une Londonienne a raconté dans le Telegraph pourquoi elle
souhaitait quitter Acton, un quartier populaire où elle avait
emménagé en 1996. Acton est de plus en plus marqué par une
présence musulmane qui, sans être forcément hostile,
revendique de plus en plus sa séparation des autres habitants.
Elle le ressent dans la rue, avec l’impossibilité de croiser le
regard des femmes trop lourdement voilées comme des
hommes. Dans les magasins tenus par des musulmans aussi où
elle est moins bien accueillie. Et, plus généralement dans les
espaces publics. Par exemple, un commerçant a affiché une
interdiction de boire de l’alcool, non seulement dans son
magasin, mais aussi dans les rues avoisinantes. Même si elle
n’apprécie pas beaucoup l’ébriété sur la voie publique, elle y
voit une forme de prise de territoire. Ce qui lui manque le plus
ce sont les conversations ordinaires qu’elle avait avec ses
voisins. Mais ses voisins sont aujourd’hui soit des Européens
de l’Est fraîchement arrivés et ne parlant pas anglais, soit des
musulmans dont le regard est devenu insaisissable. Une des
rares personnes qui lui parlent encore est la pharmacienne,
une femme musulmane qui lui a conseillé dernièrement de
couvrir son corps entièrement lorsqu’elle va à la piscine. C’est
plus sain. Elle a donc décidé de partir : « Moi aussi, j’ai décidé
de quitter mon quartier et de suivre les pas de tant de mes
voisins. Je n’en ai pas vraiment envie. J’ai travaillé dur et
longtemps pour venir m’installer à Londres, pour trouver un
bon travail et acheter une maison et j’aimerais vraiment
pouvoir rester. Mais je suis une étrangère dans ces rues et
tous les “bons” quartiers, avec des rues sûres, de beaux
logements et des cafés agréables sont hors de ma portée. Je
vois Londres devenir une place destinée presque
exclusivement aux immigrants pauvres et aux très riches. » [21]
Respect et tolérance, nous dit l’UE, tel doit être l’objectif
d’une politique d’intégration. Exiger la tolérance, c’est déjà
beaucoup. Mais exiger le respect, c’est peut-être trop
demander. « La tolérance est un acte qui doit être accompli
par ceux qui se sentiraient insultés ou offensés et qui consiste
à supporter l’affront au lieu de supprimer ce qui offense. » [22] Ainsi, tout nous oblige, quoi qu’on en pense, à tolérer le port du
voile dans des lieux publics où il n’est pas interdit sauf s’il
couvre le visage et sauf à l’école et plus généralement dans la
fonction publique. Ceux qui s’en prennent aux femmes qui
portent le voile dans la rue font effectivement preuve
d’intolérance. Il est difficile d’imaginer un principe légitimant
l’interdiction du voile dans la rue. Le fait que le voile nous
déplaise et qu’il ne corresponde pas à la tradition française
n’est pas un argument juridiquement recevable. Par contre, si
nous sommes obligés de le tolérer, on ne peut exiger de nous
que nous l’estimions ou que nous en ayons un jugement positif.
C’est trop demander. Il en va de même pour les musulmans
excités à la moindre parole, au moindre écrit qui leur semble
blessant. Ils doivent le supporter sans qu’on leur demande de
trouver cela respectable. Exiger le respect, c’est recommander
l’insincérité dans la plupart des échanges : « si on est forcé de
respecter [...] il s’agira forcément d’un respect spécieux, d’une
reconnaissance feinte, d’un intérêt simulé. » [23] Exiger le
respect, c’est aussi miser sur la violence. Le respect, on ne le
sait que trop dans les banlieues difficiles, est une notion
ambiguë. Il peut être inspiré par la crainte [24] . C’est ce que
découvre avec ivresse Maajid Nawaz lorsque son frère,
invoquant la bombe soi-disant cachée dans son sac à dos, fait
plier le petit groupe néonazi de Mickey qui les poursuit de son
assiduité belliqueuse. Ils repartent « la queue entre les
jambes » (cf. Épilogue en fin d’ouvrage). C’est aussi cela le
respect, le respect « mafia » tel que le dénomment Jens-
Martin Eriksen et Frederik Sthernfelt [25] . Salman Rushdie
voyait comme l’un des plus grands dangers le fait que des
hommes bien puissent céder à la peur en appelant cela du
respect [26] . Alors que la tolérance est la condition nécessaire à
la liberté d’expression, le respect peut en être l’exact opposé
puisqu’il peut l’empêcher, la museler. La crainte, qui inspire le
respect et qui se manifeste généralement par la langue de bois,
peut s’étendre, au-delà de la peur des réactions violentes, à
celle de se voir traîné devant les tribunaux pour avoir exprimé
des idées non conformes.
En appelant à la fois à la tolérance et au respect, l’UE sème
donc la confusion et donne à la politique d’intégration deux
objectifs absolument contradictoires. Elle place les Européens
dans une situation orwellienne. Cette confusion est
parfaitement illustrée par l’initiative prise par certaines
personnes au Danemark qui, en pleine crise des caricatures,
alors même que des ambassades danoises partaient en fumée,
n’ont rien trouvé de mieux que d’organiser, pour lutter contre
la xénophobie, un festival gastronomique permettant de
déguster des plats de la cuisine du Moyen-Orient [27] . On se
croirait dans Mars attaque de Tim Burton. Autre exemple,
suite aux émeutes qui ont éclaté à Clichy-sous-Bois en 2005
après que deux jeunes gens ont trouvé la mort dans un
transformateur pour échapper à la police, une stèle en leur
hommage a été élevée sur une coulée verte en enfilade avec
les monuments de la première et de la seconde guerres
mondiales [28] . Le 27 octobre, on commémore la mort des deux
jeunes gens, événement dramatique mais fortuit, combinaison
d’une initiative policière qui a mal tourné et d’une prise de
risque démesurée... avant de commémorer, le 11 novembre, à
deux pas, l’armistice de la première guerre mondiale ! Sans
émeutes, il n’y aurait probablement pas eu de stèle. Que
célèbre-t-on ? La mort en martyrs de ces jeunes gens avec
toutes les ambiguïtés que cela peut évoquer ?
La contradiction de la politique européenne d’intégration (et
donc de celle de la France puisqu’elle y a souscrit) transparaît
clairement si l’on prend le temps de décrypter les écrits
émanant des instances européennes. C’est le cas lorsqu’elles
recommandent d’instituer des codes de conduite pour les
journalistes, dont ces derniers accepteraient volontairement
de se doter, afin qu’un discours positif sur la diversité
« améliore la perception du public » et finisse par convaincre
les Européens [29] . C’est aussi très visible dans les appels d’offre
ou les questionnaires de l’UE, dont les titres ne sont guère
marqués par l’incertitude quant aux résultats. On peut citer,
entre autres, Accept Pluralism ou encore Arguments
économiques en faveur de la diversité. Tout ceci a un fumet
qui rappelle les pratiques des démocraties populaires, sauf
que, dans ces dernières elles étaient reçues pour ce qu’elles
étaient et produisaient un « jeu conscient, collectif, plutôt
qu’une adaptation individuelle [...], destiné à protéger la
pensée et les sentiments individuels » [30] La pratique assidue
du Ketman [31] , dans toutes les subtilités décrites par Czelaw
Milosz, est peut-être ce à quoi nous serons réduits, non pour
éviter la visite de la police politique, mais pour avoir la paix,
recueillir l’approbation, éviter l’infamie et, dans certains cas,
ne pas se faire tuer.
Que peut donc faire la France maintenant que son modèle
d’intégration fondé sur l’assimilation est désavoué et ne
saurait, de toute façon, fonctionner faute de « combattants » ?
La France a, malgré la doctrine européenne, déjà marqué sa
différence sur la question du voile. D’après les données sur le
port du voile en 2008, cette politique semble porter ses fruits
et les voiles y sont moins fréquents que dans d’autres pays
européens. Elle a mis, comme la Belgique, le holà au port de
vêtements dissimulant le visage, dans la sphère publique.
Même si la loi semble difficile à appliquer, elle a un effet
dissuasif. Elle nous évitera au moins les braquages de banques
par des hommes en burka qui se sont multipliés à Philadelphie
aux Etats-Unis [32] .
Et puisque nous sommes entrés dans l’ère du
multiculturalisme, autant opter pour une application la plus
restreinte possible, c’est-à-dire tolérer ce qu’il n’est pas
possible d’interdire sans violation des droits de l’homme, pris
au sens premier du terme – c’est-à-dire les droits des
individus et non des groupes. Pour le reste, il me semble que
deux principes devraient nous guider pour refuser tout ce qui
porte atteinte à la liberté individuelle : protection interne et
protection externe [33] . Si l’on prend l’exemple de l’islam, les
pressions exercées sur un musulman – ou sur une personne
considérée comme musulmane par d’autres – pour qu’il se
conforme à ce que son environnement ou les autorités
religieuses promeuvent ne doivent pas être tolérées. Un lieu
privilégié pour l’apprentissage de cette liberté est l’école où la
tendance culturaliste doit cesser, notamment lorsqu’elle
revient à anticiper des demandes non exprimées. C’est le cas
des cantines dans lesquelles les enfants doivent pouvoir choisir
leur repas parmi les options proposées, comme cela se
pratique à Montfermeil, sans interférence des personnels. Les
parents sont libres de donner des consignes à leurs enfants en
matière alimentaire. Ce n’est pas à l’école d’y veiller, sauf
prescription médicale. La tolérance, ce n’est pas respecter
toutes les susceptibilités des uns et des autres. Les enfants
doivent y être accoutumés dès leur plus jeune âge. Une
application ferme et intelligente du principe de laïcité devrait y
aider [34] . L’interdit d’apostasie et les menaces qui peuvent en
découler sont donc radicalement contraires à ce principe de
protection interne. Il ne peut être toléré, qu’il figure ou non
dans tel ou tel texte sacré. La protection externe récuse toute
entrave à la liberté des individus situés à l’extérieur d’un
groupe pour qu’ils se conforment aux desiderata de ce groupe.
Par exemple, le refus de dessiner Mahomet ne vaut que pour
ceux qui y croient. Les musulmans qui croient à cet interdit
peuvent donc s’imposer des restrictions à eux-mêmes pourvu
qu’ils y consentent mais ne sauraient intimider leur
environnement pour que les autres s’imposent les mêmes
restrictions.
Ce que la France voudra imposer, elle devra désormais le
faire par la loi, comme avec le voile, sans trop compter sur le
corps social qui n’est plus vraiment de la partie. On l’a dit, les
classes populaires ont retiré leurs billes et il ne faut pas trop
miser sur elles pour exercer la pression sociale nécessaire aux
ajustements qui seront encore souhaités. En tout cas, tant que
les choses resteront aussi confuses. Tout devra désormais
passer par la loi et c’est infiniment plus difficile de faire
respecter une règle lorsque le corps social n’a pas réussi à
l’imposer. D’habitude, la loi n’intervient pas pour prescrire ce
qui devrait aller de soi. Quand plus rien ne va de soi, il lui
revient de tracer les lignes rouges. C’est pourquoi, si l’on veut
que des initiatives telles que la crèche Baby-Loup [35] survivent,
il faudra une loi étendant au privé l’interdiction du port du
voile aux femmes qui exercent une mission d’intérêt public, ce
qui est manifestement le cas de l’accueil de la petite enfance.
Les problèmes doivent être posés et les options débattues
de manière à donner aux Français une vue d’ensemble. Il leur
faut trouver un nouveau compromis qui ne sera pas un retour
à l’ancien modèle devenu impraticable. Ce nouveau compromis
ne doit pas être élaboré par les élites, avec un énième rapport
qui confisquerait le débat – surtout si c’est pour aboutir au
rapport Tuot qui bannit jusqu’au terme d’intégration, exhorte
la France à devenir plus inclusive et fait la leçon à peu près à
tout le monde sur un ton grandiloquent et prétentieux [36] –,
sans la participation des citoyens ordinaires, car ce sont eux
qui sont confrontés aux cohabitations difficiles. C’est sans
doute ce qu’avait intuitivement compris Nicolas Sarkozy
lorsqu’il avait lancé son fameux débat sur l’identité nationale.
Mais c’était prendre le problème à l’envers. Il ne faut pas tant
discuter de ce que nous sommes dans le détail pour le
défendre bec et ongles. Au contraire, il nous faut envisager
comment préserver ce qui peut encore l’être et définir en
conséquence les mesures politiques à prendre, en respectant
et en défendant les valeurs qui sont les nôtres. La liberté de
pensée et d’expression est l’une des plus menacées.
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