Pour un néophyte en politique qui s’intéresse à la gauche, il peut sembler difficile de s’y
retrouver : « socialisme » ou « social-démocratie » ?
« Gauche sociale », « gauche libérale », « gauche de
la gauche »...? Il en va de même au sein du parti
socialiste : de la Gauche populaire à la Gauche
durable, en passant par Maintenant la gauche
ou encore L’Espoir à gauche..., les courants se
font et se défont au gré des alliances et des
congrès. Certains y voient encore le signe d’un
« débat démocratique » au sein d’une gauche
dont l’aspect pluriel ne cesse de s’accentuer. On
peut au contraire y voir le symptôme du morcellement des anciennes doctrines qui n’en finissent
pas de se décomposer.
Dans son livre Droit d’inventaire (Éd. du
Seuil, 2009), François Hollande affirmait que le
« socialisme navigue à vue ». Depuis lors, la situation n’a pas fondamentalement changé, d’autant
qu’il faut faire face à la dette publique et à
l’absence de croissance, en assumant plus ou
moins clairement une politique de rigueur. La
gauche change dans une recherche éperdue
d’une nouvelle identité qui tente tant bien que
mal de faire le lien ou la « synthèse » entre l’ancien et le nouveau. En réalité, la plupart des
débats sans fin sur la redéfinition de la gauche se
font en occultant une mutation fondamentale
qui a déplacé son centre de gravité de la question sociale vers les questions de société. Cette
mutation s’est opérée sous l’influence d’un gauchisme culturel inséparable des effets sociétaux
qu’a produits la révolution culturelle de mai 68
et son « héritage impossible ». Tel est précisément
ce que cet article voudrait commencer à mettre
en lumière.
La notion de « gauchisme culturel » désigne
non pas un mouvement organisé ou un courant
bien structuré, mais un ensemble d’idées, de
représentations, de valeurs plus ou moins
conscientes déterminant un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique
et dans les médias. Il s’est affirmé à travers cinq
principaux thèmes particulièrement révélateurs
du déplacement de la question sociale vers
d’autres préoccupations : le corps et la sexualité ;
la nature et l’environnement ; l’éducation des
enfants ; la culture et l’histoire. En déplaçant la
question sociale vers ces thèmes, le gauchisme
culturel s’inscrit dans les évolutions des sociétés
démocratiques, mais il le fait d’une façon bien
particulière : il se situe dans la problématique de
la gauche qu’il adapte à la nouvelle situation historique en lui faisant subir une distorsion, en
recyclant et en poussant à l’extrême ses ambiguïtés et ses orientations les plus problématiques [1].
Il a fait valoir une critique radicale du passé et
s’est voulu à l’avant-garde dans le domaine des
mœurs et de la culture. En même temps, il s’est
érigé en figure emblématique de l’antifascisme et
de l’antiracisme qu’il a revisités à sa manière. Plus
fondamentalement, ce sont toute une conception
de la condition humaine et un sens commun qui
lui était attaché qui se sont trouvés mis à mal.
Ces conceptions et ces postures du gauchisme culturel sont devenues hégémoniques au
sein de la gauche, même si certains tentent de
maintenir les anciens clivages comme au « bon
vieux temps » de la lutte des classes et du mouvement ouvrier, en les faisant coexister tant bien
que mal avec un modernisme dans le domaine
des mœurs et de la culture. Ce gauchisme culturel
est présent dans l’appareil du parti socialiste,
dans l’État, et il dispose d’importants relais
médiatiques. Le PS et la gauche au pouvoir ont
pu ainsi apparaître aux yeux de l’opinion comme
étant les représentants d’une révolution culturelle qui s’est répandue dans l’ensemble de la
société et a fini par influencer une partie de la
droite.
Nous n’entendons pas ici analyser l’ensemble de la thématique du gauchisme culturel. Mais la façon dont la gauche s’est comportée dans le débat et le vote de la loi sur le mariage homosexuel nous a paru constituer un exemple type de la prégnance de ce gauchisme et des fractures qu’il provoque dans la société. Dans cette affaire, le gauchisme culturel a prévalu au sein du PS et dans l’État à tel point qu’il est difficile de les démêler. En partant du thème de l’homoparentalité et en le reliant à d’autres comme ceux de l’antiracisme, de l’écologie ou de la nouvelle éducation des enfants, nous avons voulu mettre au jour quelques-unes des idées clés et des représentations qui structurent les comportements dans l’espace politique et médiatique.
Le nouveau domaine de l’égalité
La gauche a fait voter la loi sur le mariage
homosexuel dans une situation sociale particulièrement dégradée. Le chômage de masse
conjugué avec l’éclatement des familles et l’érosion des liens traditionnels de solidarité a produit
des effets puissants de déstructuration anthropologique et sociale. Exclues du travail, vivant
dans des familles gentiment dénommées monoparentales ou recomposées – alors qu’elles sont
décomposées et marquées dans la plupart des
cas par l’absence du père –, des catégories de la
population connaissent de nouvelles formes de
précarité sociale et de déstructuration identitaire. Les drames familiaux combinés souvent
avec le chômage alimentent presque quotidiennement la rubrique des faits divers. C’est dans
ce contexte que la gauche a présenté le mariage
et l’adoption par les couples homosexuels
comme la marque du progrès contre la réaction.
On attendait la gauche sur la question sociale
qui constitue historiquement un facteur essentiel de son identité. En fait, elle a abandonné une
bonne partie des promesses électorales en la
matière, tout en se montrant intransigeante sur
une question qui a divisé profondément le pays.
Elle a ainsi reporté sur cette dernière une démarcation avec la droite qu’elle a du mal à faire
valoir dans le champ économique et social. Les
anciens schémas de la lutte contre l’« idéologie
bourgeoise », contre le fascisme montant se sont
réinvestis dans les questions sociétales avec un
dogmatisme et un sectarisme d’autant plus exacerbés.
Les partisans du « Mariage pour tous » l’ont
affirmé clairement : « Pour nous, les craintes et
les critiques suscitées par ce projet n’ont pas de
base rationnelle. » [2]. Dans ces conditions, le débat
avec des opposants mus par des craintes irrationnelles et une phobie vis-à-vis des homosexuels ne sert à rien. Les Jeunes Socialistes de
leur côté ont appelé les internautes à dénoncer
les « dérapages homophobes » de leurs élus sur
l’Internet et sur Twitter à l’aide d’une « carte
interactive » signalant leur nom, leur mandat,
leur parti, la date et la « teneur du dérapage » [3].
La gauche au pouvoir a donné quant à elle
l’image d’un État partisan, d’hommes d’État
transformés en militants. La façon pour le moins
cavalière dont elle a consulté les représentants
religieux et a réagi à la prise de position de
l’Église catholique avait des relents de lutte
contre la religion du temps du père Combes, à
la différence près que la loi de séparation a été
votée depuis cette époque et que l’Église catholique a fini par se réconcilier avec la République.
Restent les intégristes, que l’on n’a pas manqué
de mettre en exergue. Lors des grands rassemblements de la Manif pour tous, des journalistes
militants braquaient systématiquement leurs
micros et leurs caméras sur les petits cortèges de
Civitas et de l’extrême droite, guettant le moindre
incident qui viendrait confirmer leurs schémas
préconçus et leur permettrait de déclarer comme
un soulagement : « Voyez, on vous l’avait bien
dit ! » Quoi de plus simple que de considérer ce
mouvement contre le mariage et l’adoption pour
les couples homosexuels comme un succédané
du fascisme des années 1930 et du pétainisme,
de le réduire à une manifestation de l’intégrisme
catholique et de l’extrême droite qui n’ont pas
manqué d’en profiter ? Les partisans du mariage
homosexuel se sont trouvés pris au dépourvu :
ils n’imaginaient pas qu’une loi, qui pour eux
allait de soi, puisse susciter des manifestations
de protestation d’une telle ampleur.
Pour la gauche, il ne faisait apparemment
aucun doute que les revendications des groupes
homosexuels participaient d’un « grand mouvement historique d’émancipation » en même temps
que leur satisfaction représentait une « grande
avancée vers l’égalité ». La Gay Pride, à laquelle
la ministre de la Famille fraîchement nommée
s’est empressée de participer avant même le vote
de la loi, leur apparaissait comme partie intégrante d’un « mouvement social » dont elle se
considère le propriétaire légitime. Ce mouvement s’est inscrit dans une filiation imaginaire
avec le mouvement ouvrier passé tout en devenant de plus en plus composite, faisant coexister
dans la confusion des revendications sociales, écologistes, culturelles et communautaires. Devenu
de plus en plus un « mouvement sociétal » par
adjonction ou substitution des revendications
culturelles aux vieux mots d’ordre de la lutte des
classes, son « sujet historique » s’en est trouvé
changé. À la classe ouvrière qui « n’ayant rien à
perdre que ses chaînes » se voyait confier la
mission de libérer l’humanité tout entière, aux
luttes des peuples contre le colonialisme et l’impérialisme se sont progressivement substituées
des minorités faisant valoir leurs droits particuliers et agissant comme des groupes de pression.
C’est ainsi que les revendications des lesbiennes,
gays, bi et trans se sont trouvées intégrées dans
un sens de l’histoire nécessairement progressiste, en référence analogique lointaine et imaginaire avec le mouvement ouvrier défunt et les
luttes des peuples pour leur émancipation.
En inscrivant le « Mariage pour tous » dans la
lutte pour l’égalité, la gauche a par ailleurs opéré
un déplacement dont elle ne perçoit pas les effets.
« Égalité rien de plus, rien de moins », proclamait
un slogan des manifestations pour le mariage
homosexuel en janvier 2012, comme s’il s’agissait
toujours du même combat. Or, appliquée à des
domaines qui relèvent de l’anthropologie, cette
exigence d’égalité change de registre. Elle concerne
de fait, qu’on le veuille ou non, une donnée de
base fondamentale de la condition humaine : la
division sexuelle et la façon dont les êtres humains
conçoivent la transmission de la vie et la filiation.
Obnubilée par la lutte contre les inégalités, la
gauche ne mesure pas les effets de ce changement de registre qui ouvre une boîte de Pandore :
dans cette nouvelle conception de la lutte contre
les inégalités, les différences liées à la condition
humaine et les aléas de la vie peuvent être considérés comme des signes insupportables d’inégalité et de discrimination. Dans le domaine de la
différence sexuelle, comment alors ne pas considérer le fait de pouvoir porter ou non et de
mettre au monde un enfant comme une « inégalité » fondamentale entre gays et lesbiennes ?
Dans ce cadre, la revendication de la gestation
pour autrui paraît cohérente et prolonge à sa
manière cette nouvelle lutte pour l’« égalité ».
Ce changement de registre marque une nouvelle étape problématique dans la « passion de
l’égalité » propre à la démocratie. Dans la conception républicaine, la revendication d’égalité se
déploie dans un cadre juridique et politique lié à
une conception de la citoyenneté qui implique
un dépassement des intérêts et des appartenances
particulières pour se penser membre de la cité ;
la lutte contre les inégalités économiques s’inscrit dans le cadre d’une « justice sociale » et vise
à créer les conditions favorables à cette citoyenneté. C’est en se plaçant dans cette perspective
que la lutte contre les inégalités prend son sens
et ne verse pas dans l’égalitarisme, en ne s’opposant pas à la liberté mais en l’intégrant comme
une condition nécessaire et préalable pour que
celle-ci puisse concerner le plus grand nombre
de citoyens. Dans cette optique, il s’agit d’améliorer les conditions économiques et sociales, de
développer l’éducation tout particulièrement en
direction des couches les plus défavorisées afin
d’accroître cette liberté. En ce sens, les paroles
de Carlo Rossi, socialiste, antifasciste italien,
assassiné en 1937, constituent le meilleur de la
tradition de la gauche et du mouvement ouvrier :
« Le socialisme c’est quand la liberté arrive dans
la vie des gens les plus pauvres. » [4] Cette conception de l’égalité articulée à la
liberté et finalisée l
par elle ne se confond pas avec
le « droit à la réussite pour tous » ou la revendication des « droits à » de la part des individus ou des
groupes communautaires. Ces derniers portent
en réalité la marque de la « démocratie providentielle » [5]. En ce sens, la mobilisation des Noirs
américains des années 1960 pour les « droits
civiques » en référence à la Constitution américaine est un combat pour la liberté et la citoyenneté. Ce combat n’est pas de même nature que
la revendication pour le mariage et l’adoption
pour les couples homosexuels, dans la mesure où
cette dernière s’insère dans la lignée des « droits
créances » qui se sont multipliés au fil des ans en
sortant du registre économique et social. Les
partisans du mariage homosexuel ont même fait
valoir l’amour pour légitimer leur demande de
droits : « Nous, citoyens hétéros ou gays, nous
pensons que chacun a le droit de s’unir avec la
personne qu’il aime, de protéger son conjoint,
de fonder une famille. » [6] Qui pourrait aller à
l’encontre d’un si noble sentiment ?
La gauche s’est voulue rassurante en faisant
valoir à ses adversaires qu’il ne s’agissait pas de
changer ou de retirer des droits existants mais
simplement d’en ouvrir de nouveaux, comme si
ces derniers raisonnaient dans le cadre du « social-
individualisme » (la société comme service rendu
aux individus) avec son « militantisme procédurier et demandeur de droits
» [7]. Contrairement à
ce que la gauche a laissé entendre, le rejet de la
loi n’impliquait pas nécessairement un refus de
prendre en compte juridiquement les situations
des couples homosexuels et des enfants adoptés.
Les opposants ont mis en avant, en tout cas, un
questionnement et des conceptions différentes
qui heurtaient la bonne conscience de la gauche
ancrée dans ses certitudes. Dans cette affaire, les
manifestations des intégristes catholiques, les
provocations et les violences de l’extrême droite
sont venues à point nommé pour ramener la
confrontation à des schémas bien connus.
L’antifascisme revisité
La gauche s’est toujours donné le beau rôle de l’antifascisme qui constitue un des principaux marqueurs de son identité. La mort de Clément Méric dans une rixe avec des skinheads d’extrême droite a relancé une nouvelle fois la mobilisation en même temps qu’elle faisait apparaître une configuration nouvelle. Les skinheads et les « antifas » se sont rencontrés dans un appartement de The Lifestyle Company lors d’une vente privée de vêtements de marque Fred Perry qu’ils affectionnent particulièrement ; la bagarre qui s’ensuivit et la mort de Clément Méric ne ressemblent en rien aux violences et aux assassinats pratiqués par les chemises noires de Mussolini et encore moins à la terreur et à la barbarie des SA et des SS. Même l’extrême gauche de mai 68 aurait du mal à s’y retrouver, elle qui pourtant avait déjà tendance à traiter les CRS de « SS » et à voir du fascisme partout. Autres temps, autres mœurs : à cette époque, l’attirance pour les marques n’aurait pas manqué d’être considérée par les militants comme un goût « petit- bourgeois » ou le signe certain de l’« aliénation capitaliste ». Les violences entre « fascistes » et « antifas » des nouvelles générations ont des allures de révolte et de règlements de comptes entre bandes d’adolescents ou de post-adolescents mus par le besoin de décharger leur agressivité dans une société qui se veut policée, à la manière des affrontements de certains supporters de clubs de football. Les idéologies extrémistes peuvent venir s’y greffer sans pour autant aboutir aux mêmes phénomènes que par le passé. Cela ne justifie en rien la mort de Clément Méric, la haine, les violences et les exactions commises par ces groupuscules, mais contredit les analogies historiques rapides et les amalgames. Ces derniers n’ont pas manqué à travers les propos de gens de gauche qui n’ont pas hésité à faire le rapprochement entre la mort de Clément Méric et la Manif pour tous.
L’antifascisme constitue en réalité un fonds
de souvenirs passionnels et un stock d’idées
toujours prêts à rejaillir à la moindre occasion,
occultant la plupart du temps la façon dont le
communisme l’a promu et la grille d’interprétation qu’il a fournie à la gauche à cette occasion.
Dans le schéma communiste, le fascisme n’est
qu’une forme de la dictature de la bourgeoisie
poussée jusqu’au bout, constituée des éléments
les plus réactionnaires du capitalisme. Le fascisme étant étroitement lié au capitalisme, « le
ventre est toujours fécond d’où est sortie la bête
immonde » et le combat antifasciste est un perpétuel recommencement tant que ne sera pas
mis à bas le capitalisme. Ce schéma méconnaît
l’opposition entre démocratie et totalitarisme et
fait toujours porter le soupçon sur une droite
qui, représentant les intérêts de la bourgeoisie,
est constamment tentée de s’allier avec les éléments les plus réactionnaires.
La gauche ne semble pas vraiment avoir rompu
avec ce schéma. En témoignent, par exemple,
les déclarations du premier secrétaire du parti
socialiste demandant à l’UMP de dissoudre la
« droite populaire
» [8], ou accusant la droite, lors
d’affrontements provoqués par des groupuscules opposés au Mariage pour tous, de « s’abriter
derrière l’extrême droite », de se comporter
« comme la vitrine légale de groupes violents » [9].
Un « antiracisme de nouvelle génération »
La façon dont la gauche s’est comportée sur
la question du mariage homosexuel n’est pas le
seul exemple de ses orientations problématiques.
La lutte contre le racisme en est une autre illus-
tration. Cette cause apparaît simple, répondant
à une exigence morale, mais les meilleures inten-
tions ne sauraient passer sous silence le glisse-
ment qui s’est là aussi opéré. La façon dont
l’antiracisme a été promu dans les années 1980
par SOS Racisme, étroitement lié au pouvoir
socialiste mitterrandien, a entraîné la gauche vers
de nouveaux horizons.
Dans son livre Voyage au centre du malaise
français. L’antiracisme et le roman national [10]
, Paul Yonnet a été l’un des premiers à mettre en
lumière le paradoxe présent au cœur même de
cet « antiracisme de nouvelle génération » : en
promouvant de fait les identités ethniques dont
le slogan « Black, blanc, beur » deviendra l’expression, il a introduit le principe racial et le
communautarisme ethnique qu’il affirme combattre. Ce faisant, il a rompu à la fois avec la
lutte des classes marxiste et le modèle républicain. Cette rupture intervient au moment même
où se décompose le messianisme révolutionnaire
et le nouvel antiracisme lui a servi d’idéologie de
substitution : « Ainsi, avec SOS Racisme, passe-t‐on d’une vision classiste de la société à une
vision panraciale, des ouvriers aux immigrés,
comme nouveaux héros sociaux, de la conscience
de classe [...] à la conscience ethnique, du séparatisme ouvrier au culturalisme ethnique, de
l’utopie communiste à l’utopie communautaire
. » [11]
Ce changement s’est accompagné d’une
relecture de notre propre histoire qui a renversé
la perspective. Au « roman national épique
» [12] du
gaullisme et du communisme de l’après-guerre
a succédé une fixation sur les pages sombres de
notre histoire, tout particulièrement celles de
Vichy, de la Collaboration et du colonialisme.
Cet effondrement du « roman national » s’est
accompagné de la dissolution de la nation dans
le monde au nom de l’universalisme des droits
de l’homme. Loin de lutter efficacement contre
ce qu’il combat, ce nouvel antiracisme a produit
des effets inverses, en exacerbant les sentiments
collectifs de crise identitaire et en suscitant en
réaction une « xénophobie de défense ». Ce livre
de Paul Yonnet provoquera de violentes polémiques. Soupçonné d’emblée d’être proche des
thèses du Front national, il sera ostracisé par la
gauche et ses thèses n’ont pas donné matière à
un débat de fond.
En mars 2012, lors de sa campagne électorale, François Hollande s’est engagé à demander
au Parlement de supprimer le mot race de l’article premier de la Constitution qui déclare : « La
France assure l’égalité devant la loi de tous les
citoyens sans distinction de race et de religion. »
En mai 2013, les groupes de gauche à l’Assemblée nationale et une partie des centristes ont
voté la loi supprimant le mot « race » de la législation française. Pour une partie de la gauche, il
ne s’agit là que d’une première étape avant la
suppression de ce mot dans la Constitution.
Croit-on sérieusement qu’une telle disposition
puisse faire reculer le racisme ? Jusqu’où ira-t‐on
dans cette volonté d’éradication du langage au
nom de l’antiracisme ?
La révolution culturelle de l’écologie
La conversion rapide de la gauche à l’écologie peut, elle aussi, donner lieu à des changements de problématique non seulement sur les
problèmes sociaux, mais plus globalement sur
une façon de concevoir le devenir du monde.
Les problèmes bien réels de la dégradation de la
nature et de l’environnement ne sont pas ici en
question, mais le sont les discours qui confèrent
à l’écologie une signification et une mission salvatrice qui ne vont pas de soi.
Les écologistes ne cessent d’en appeler à
une « transformation radicale », à la nécessité
absolue de « changer radicalement nos modes de
vie », de « changer l’imaginaire de la société ».
La rupture écologique paraît tout aussi radicale
que celle de la rupture révolutionnaire, mais elle
se présente désormais sous les traits d’une nécessité « en négatif ». En ce sens, l’utopie écologique
apparaît comme une utopie de substitution au
saint-simonisme et aux philosophies de l’histoire,
une sorte de messianisme inversé chargé d’eschatologie rédemptrice. La catastrophe annoncée
de la fin possible de toute vie sur la planète doit
permettre d’ouvrir enfin les yeux d’une humanité vivant jusqu’alors dans l’obscurantisme
productiviste et consumériste, sous le règne prométhéen de la science et de la technique érigées
souvent en entités métaphysiques. Ce n’est plus
désormais par le développement des « forces
productives », de la science et de la technique
que l’humanité pourra se débarrasser d’un passé
tout entier marqué par l’ignorance et les préjugés. L’utopie écologique renverse la perspective en faisant du rapport régénéré à la nature le
nouveau principe de la fraternité universelle et
de la réconciliation entre les hommes.
Un tel schéma de pensée induit une relecture
de notre propre histoire qui, s’ajoutant à celle de
l’antiracisme, renforce la vision noire des sociétés
modernes, en oubliant au passage le fait que le
développement de la production, de la science et
de la technique a permis la fin du paupérisme
et le progrès social. En poussant à bout cette
logique – mais pas tant que cela –, ce sont des
pans entiers de notre culture qui peuvent être
relus et déconsidérés comme étant la manifestation d’un désir de domination sur la nature,
source de tous nos maux. Dans ce cadre, l’expression du philosophe René Descartes « maîtres
et possesseurs de la nature » tient lieu de paradigme. Mais c’est aussi le projet d’émancipation
des Lumières, fondé sur l’exercice de la raison et
sur l’autonomie de jugement, qui lui aussi peut
être interprété comme l’affirmation présomptueuse de la supériorité de l’homme sur la nature.
La révolution culturelle écologique poussée
jusqu’au bout aboutit à remettre radicalement
en question nombre d’acquis de la culture européenne. Celle-ci a été marquée à la fois par
l’héritage des Lumières qui accorde une place
centrale à la raison et à l’idée de progrès, et les
religions juives et chrétiennes, pour qui la dignité
de l’homme est première dans l’ordre de la création, et qui donnent une importance primordiale
à la relation avec autrui. L’écologie est devenue
l’un des principaux vecteurs d’une révolution
culturelle qui ne dit pas son nom.
L’éducation des enfants
Dans la mutation du monde qui s’annonce, les jeunes ont, pour les écologistes, un rôle décisif à jouer. Ils naissent dans un nouveau contexte marqué par la crise et les « désillusions du progrès » et peuvent plus facilement prendre conscience des nouveaux enjeux de l’humanité ; ils sont l’« avenir du monde » et il importe de veiller à l’éducation de ces nouveaux pionniers. À l’école, la notion confuse et élastique de « développement durable » est désormais intégrée au « socle commun de connaissances et de compétences » qui fixe les repères culturels et civiques du contenu de l’enseignement obligatoire, et elle donne lieu à d’étranges considérations sur l’homme, sur la nature et sur les animaux [13] . Ces dernières sont également massivement diffusées en douceur par le biais d’émissions de télévision, de films catastrophes, de dessins animés et toute une littérature enfantine remplie de bonnes intentions. Dans le domaine de l’écologie, les livres abondent. Le Petit Livre vert pour la Terre [14] de la fondation Nicolas Hulot, diffusé à plus de quatre millions d’exemplaires, recense une centaine de bons comportements pour sauver la planète et être un « citoyen de la terre », le tout placé sous l’égide du Mahatma Gandhi cité dès le début du livre : « Soyez vous- mêmes le changement que vous voudriez voir dans le monde. » Cette attention attachée aux gestes les plus quotidiens se retrouve dans toute la littérature écologique pour les enfants sous forme de leçons de morale : « Vous ignorez peut- être qu’en utilisant un mouchoir en papier, vous contribuez très certainement à la déforestation [15] . [...] En jouant, en se lavant, en s’éclairant, en se déplaçant, en mangeant, en consommant on agit nous aussi sur le fonctionnement du monde . » [16] Quant aux nouveaux parents, ils se doivent de reconnaître leurs fautes : « En peu d’années, notre génération et celle de nos parents ont beaucoup abîmé la planète : l’air, l’eau, la mer et la terre, quatre éléments fondamentaux de la vie, pour “raison économique”, pour faire de l’argent . » [17] De la même façon, depuis les années 2000, la littérature enfantine visant à éduquer les enfants aux nouveaux paradigmes de la sexualité et de la famille est en pleine expansion. Ces livres publiés par de petites maisons d’édition ne sont pas seulement destinés à des familles homoparentales, toutes ont le même but : dédramatiser et banaliser l’homoparentalité auprès des enfants. Les petites histoires avec un beau graphisme doivent les aider à mieux comprendre et à aborder des situations qui peuvent ou non les concerner directement : parents divorcés dont le père est devenu homosexuel (Marius [18] ) ; famille homoparentale (À mes amoures [19] , Mes mamans se marient [20] , Dis... mamans [21] ), les fables animalières avec leur couple de pingouins (Tango a deux papas et pourquoi pas ? [22] ), de grenouilles (Cristelle et Crioline [23]), les louves et leur louveteau (Jean a deux mamans [24] ) sont mis à contribution, mais aussi les histoires de princesse (Titiritesse [25] ) pour découvrir en douceur l’homosexualité féminine. Le petit livre J’suis vert [26] accompagné d’un CD de dix chansons aborde sans détour les questions de société qui touchent aussi les enfants, parmi lesquelles le divorce et les familles recomposées sous la forme d’une petite chanson enfantine « Je vous aime tous les deux ». Celle-ci fait approuver par l’enfant le choix de la séparation et présente sous des traits angéliques la nouvelle situation :
« Depuis pas mal de temps déjà je voyais que ça n’allait pas. [...]
« Papa tu rentrais toujours tard, Maman tu faisais chambre à part.
« C’est sûr ça pouvait plus durer, il valait mieux... vous séparer.Refrain
« Mais si ça peut vous consoler, je voulais juste que vous sachiez...
« Que je vous aime, je vous aime tous les deux. [...]
« Enfin, c’est pas ma faute à moi, c’est la faute à personne je crois.
« C’est difficile d’aimer toujours, c’est c’qu’ils disent dans les films d’amour. [...]
« Et pour plus tard ce que j’espère, c’est des demi-sœurs et des demi-frères.
« J’suis sûr qu’on peut bien rigoler dans les familles “recomposées” [27] . »
Les paroles de la chanson, qui sont supposées être celles de l’enfant, reflètent on ne peut
mieux un optimisme gentillet qui a des allures
de déni et semblent faites surtout pour rassurer
les parents.
Un livre plus volumineux répond précisément
à cet objectif en combinant les histoires pour
enfants avec des « fiches psycho-pratiques » à
l’usage des parents. Vendu à plus de 150 000 exemplaires, 100 histoires du soir [28]
a explicitement une
visée à la fois thérapeutique et éducative « pour
surmonter les petits et les gros soucis du quotidien ». Seize histoires fort bien imaginées et écrites
couvrent un vaste ensemble de situations allant
du coucher de l’enfant jusqu’aux « histoires d’écologie et de grignotage », en passant par les maladies, l’école et les copains, le chômage (« Comment
dire à ses enfants qu’on est au chômage ? »), le
divorce des parents (comment lui annoncer un
divorce ?). Les histoires consacrées à l’homoparentalité (« Le petit bisou », « Moi j’ai deux
papas ! », « Deux moineaux japonais... et une
cigogne », « Le Papa au blouson couleur de ciel »)
sont suivies de fiches composées d’une série
d’explications et de recommandations auprès de
parents homosexuels sur la bonne façon de dire
les choses et de bien se comporter vis-à-vis de
l’enfant.
La Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et
les hommes dans le système éducatif (2013-2018)
affirme tout bonnement : « Préjugés et stéréotypes sexuels, ancrés dans l’inconscient collectif,
sont la source directe de discriminations et
doivent être combattus dès le plus jeune âge.
Ainsi, la mixité acquise en droit et ancrée dans
la pratique demeure une condition nécessaire
mais non suffisante à une égalité réelle entre filles
et garçons et plus tard entre femmes et hommes.
Elle doit être accompagnée d’une action volontariste des pouvoirs publics, de l’ensemble des
acteurs de la communauté éducative et des partenaires de l’école
. » [29] La notion de genre si
controversée y figure en toutes lettres : « Les
savoirs scientifiques issus des recherches sur le
genre, les inégalités et les stéréotypes doivent
nourrir les politiques publiques », « donner aux
élèves, étudiants et étudiantes les outils nécessaires pour mieux appréhender le traitement
du genre dans les médias », « rendre visibles les
recherches sur le genre et les expert(e)s à travers
la mise en place de recensements nationaux »,
« réaliser un travail de vulgarisation et de diffusion des recherches sur le genre ». La formation
est pareillement concernée : « La formation des
formateurs et formatrices ainsi que la formation des personnels se destinant à travailler
auprès d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes
doivent comprendre une formation au genre et
à l’égalité s’appuyant sur des données chiffrées
et une vision sensible aux inégalités entre les
femmes et les hommes dans l’ensemble des thématiques abordées. »
De son côté, le ministre de l’Éducation
nationale a déclaré qu’il n’y avait pas de débat
sur la théorie du genre à l’école et qu’il s’agissait
seulement de « lutter contre toutes les discriminations à la fois de race, de religion et bien
entendu sur les orientations sexuelles car elle
cause de la souffrance
» [30]. Pour faire face à cette
souffrance, le partenariat existant entre l’Éducation nationale et des associations lesbiennes et
gays lui donne satisfaction. Pourquoi les associations homosexuelles et pas les autres ? Qui peut
croire qu’elles n’ont pas d’esprit partisan ?
Postures identitaire et mécanismes de déni
À partir de cet examen des changements problématiques de la gauche et de la prégnance de
nouveaux schémas de pensée au sein du parti
socialiste, il nous paraît possible de mieux cerner
les principaux traits du gauchisme culturel.
Celui-ci ne se présente pas comme un mouvement
structuré et unifié autour d’une doctrine dogmatique comme les grandes idéologies du passé. Il
est pluriel dans ses références comme dans sa
composition ; il peut faire coexister des idées et
des attitudes qui, il y a peu de temps encore,
apparaissaient contradictoires et incohérentes. Il
n’en possède pas moins des schèmes de pensée
et de comportements transversaux qui lui donnent
une unité structurant en arrière-fond son identité.
Le gauchisme culturel n’entend pas changer
la société par la violence et la contrainte, mais
« changer les mentalités » par les moyens de
l’éducation, de la communication moderne et
par la loi. Il n’en véhicule pas moins l’idée de
rupture avec le Vieux Monde en étant persuadé qu’il est porteur de valeurs et de comportements correspondant à la fois au nouvel état
de la société et à une certaine idée du Bien. Ce
point aveugle de certitude lui confère son assurance et sa détermination par-delà ses déclara-
tions d’ouverture, de dialogue et de concertation.
Les idées et les arguments opposés à ses propres
conceptions peuvent être vite réduits à des préjugés issus du Vieux Monde et/ou à des idées
malsaines.
Le débat démocratique s’en trouve par là
même perverti. Il se déroule en réalité sur une
double scène ou, si l’on peut dire, avec un
double fond qui truque la perspective : les idées
et les arguments, pour importants qu’ils puissent
paraître, ne changeront rien à la question abordée,
l’essentiel se jouant à un autre niveau, celui des
« préjugés, des stéréotypes ancrés dans l’inconscient collectif », comme le dit si bien la Convention interministérielle pour l’égalité entre les
filles et les garçons, les femmes et les hommes
dans le système éducatif. Il s’agit alors de com-
battre ces préjugés et ces stéréotypes, en sachant
que l’important se joue dans l’éducation des
générations nouvelles plutôt que dans le dialogue
et dans la confrontation avec les opposants considérés comme des individus ancrés dans leurs
préjugés inconscients.
Le gauchisme culturel peut même se montrer
inquisiteur et justicier en traquant les mauvaises
pensées et les mauvaises paroles, en n’hésitant
pas à pratiquer la délation et la plainte en justice.
À sa façon, sans qu’il s’en rende compte, il
retrouve les catégories de faute ou de péché par
pensée, par parole, voire par omission, qui faisaient les beaux jours des confessionnaux. Le
gauchisme culturel est à la fois un modernisme
affiché et un moralisme masqué qui répand le
soupçon et la méfiance dans le champ intellectuel, dans les rapports sociaux et la vie privée.
Ce moralisme s’accompagne d’un pathos
sentimental et victimaire où les mots « amour »,
« fraternité », « générosité » s’opposent emphatiquement à la « haine », à l’« égoïsme », à la « fermeture » dans des discours souvent d’une généralité
confondante qui laissent l’interlocuteur pantois.
L’expression de la subjectivité souffrante agit
pareillement, elle paralyse le contradicteur délicat
qui ne veut pas apparaître comme un « salaud ».
Il faut savoir compatir, « écouter la souffrance »
avant de « mettre des mots sur les maux ». Le
gauchisme culturel pratique ainsi constamment
une sorte de chantage affectif et victimaire qui
joue sur la mauvaise conscience et le sentiment
de culpabilité. Il se veut le porte-parole des victimes de toutes les discriminations en exigeant
réparation ; c’est la voix des opprimés, des persécutés, des oubliés de l’histoire qui parle à
travers sa voix. Que faire face à un interlocuteur
qui se veut le représentant des descendants d’esclaves ? De quel droit peut-il se prévaloir d’un tel
statut ?
De telles questions n’ont guère de chance
d’être prises en considération, car le gauchisme
culturel ne s’adresse pas à la raison. L’indignation lui tient souvent lieu de pensée et le pathos
qui l’accompagne brouille la réflexion. L’affirmation d’idées générales et généreuses, les références emblématiques à la résistance et aux luttes
héroïques du passé accompagnent son indignation et servent d’arguments d’autorité. La morale
et les bons sentiments recouvrent souvent l’inculture et la bêtise, donnant lieu à de vastes synthèses éclectiques et des salmigondis. Mais à
vrai dire, l’affirmation avec émotion et véhémence de ce que l’on ressent suffit dans bien des
cas : il ne s’agit pas de convaincre avec des arguments mais de faire partager aux autres son
émotion et ses sentiments, de les englober dans
son « ressenti » comme pour mieux leur faire avaliser ses propres positions. L’« essoreuse à idées
médiatique » est particulièrement friande de ce
genre d’émotions. Dans les débats publics, à la
radio, sur les plateaux de télévision comme dans
les dîners en ville, il ne s’agit pas de convaincre
mais de gagner en jouant sur tous les registres à
la fois. Tout interlocuteur qui refuse d’entrer
dans ce cadre peut être considéré comme suspect
ou comme un adversaire en puissance. Les doutes
et les interrogations ne sont pas de mise ; nulle
faille apparente ne vient troubler le propos. Le
gauchisme culturel s’est arrogé le magistère de la
morale et cela lui suffit.
L’exigence morale de combattre le racisme,
les exactions de l’extrême droite, les discriminations, pour justifiée qu’elle soit, n’a pas besoin
de longues explications, et c’est précisément ce
qui fait sa faiblesse. Réduisant ces maux à des
pulsions individuelles plus ou moins conscientes,
le gauchisme culturel ne s’attarde pas à l’analyse
des conditions qui les ont rendus possibles, préférant réitérer indéfiniment ses appels à com-
battre le mal, en dénonçant publiquement ses
auteurs et ses complices. Une telle posture a pu,
par réaction, renforcer l’influence de l’extrême
droite auprès des couches populaires qui n’apprécient pas qu’on les traite de « beaufs », de
« racistes » ou de « fachos » parce qu’ils sympathisent ou votent pour le Front national. Mais
depuis des années, le scénario reste fondamentalement le même : déploration, indignation,
dénonciation, appel à la mobilisation contre le
racisme et le fascisme. Non seulement cela n’a
pas empêché l’extrême droite de progresser,
mais cela a contribué à la mettre un peu plus au
centre de l’espace public.
De telles postures permettent également de
mettre à distance les questions qui dérangent et
de se réconforter dans l’entre-soi. Aborder les
questions de la nation, de l’immigration, de
l’islam, dont on sait qu’elles préoccupent beaucoup de nos concitoyens, suscite des réactions
quasi pavloviennes qui empêchent tout examen
et débat serein. Il est vrai que dans cette période
de crise l’extrême droite sait jouer sur les peurs
et les frustrations dans une logique de bouc
émissaire. Mais ce n’est pas la façon dont l’extrême droite et une partie de la droite exploitent
ces questions qui est ici en cause, mais la façon
dont les questions elles-mêmes sont considérées
comme taboues. Le fait même de dire qu’il s’agit
de questions peut être considéré comme le signe
que l’on est contaminé par des idées de l’extrême droite ou, au mieux, que l’on fait son jeu.
Au nom de la lutte contre l’islamophobie, un
glissement s’opère qui barre toute réflexion libre
sur le rapport de l’islam à la modernité.
Idéologies émiettées et mentalité utopique
Ces postures ne sont pas sans rappeler celles
du passé qui s’ancraient alors dans de grandes
idéologies et les utopies issues du XIXe siècle, et
plus précisément du communisme. Ce rapprochement, qui saisit des traits bien réels et souligne à juste titre le danger que le gauchisme culturel fait peser sur la liberté d’opinion et sur
le fonctionnement de la démocratie, n’en est pas
moins trompeur.
Dans le cas du gauchisme culturel, l’« idéologie » – pour autant que l’on puisse utiliser ce
mot – est d’une nature particulière. Elle n’est
pas « une » mais plurielle, composée de bouts de
doctrines anciennes en décomposition (communisme, socialisme, anarchisme), mais aussi
des idées issues des « mouvements sociaux » et
des nouveaux groupes de pression communautaires (écologie, féminisme, mouvement étudiant et lycéen, associations antiracistes, groupes
homosexuels...), voire des références aux
« peuples premiers » et aux spiritualités exotiques,
comme on l’a vu à propos de l’écologie. Elle n’est
pas une « idéologie de granit » – pour reprendre
une expression de Claude Lefort – fondée sur
une science qui prétend englober sous sa coupe
l’ensemble des sphères d’activité, même si l’on
peut y trouver des relents de scientisme. Ses
représentants, qui se montrent parfois sourds,
intransigeants et d’un sectarisme à tout crin, ne
sont pas pour autant de dangereux fanatiques
exerçant la terreur sur leurs adversaires et dans
la société. Ils ont parfois des allures de boy-scouts
et leurs opposants ont souvent l’impression de
« boxer contre des édredons ». Les représentants
du gauchisme culturel ressembleraient plutôt à
ce qu’on appelle des « faux gentils ». Ils affichent
le sourire obligé de la communication tant qu’ils
ne sont pas mis en question ; ils se réclament de
l’ouverture, de la tolérance, du débat démocratique, tout en en délimitant d’emblée le contenu
et les acteurs légitimes.
En ce sens, la droite se trompe en parlant de
nouveau « totalitarisme », même si l’on peut
estimer que le gauchisme culturel en a quelques
beaux restes. En réalité, ce dernier s’inscrit pleinement dans le contexte des « démocraties post-
totalitaires » : il puise dans différentes idéologies
du passé en décomposition qu’il recompose à sa
manière et fait coexister sans souci de cohérence
et d’unité, n’en gardant que des schèmes de pensée
et de comportement. À ses pointes extrêmes, le
gauchisme culturel combine la rage des sans-
culottes et le sourire du dalaï-lama.
Les utopies subissent un traitement semblable. Le gauchisme culturel véhicule bien un
imaginaire qui retrouve nombre de traits anciens
recyclés et adaptés à la nouvelle situation historique : ceux d’une société enfin débarrassée des
scories du passé, réconciliée et devenue transparente à elle-même, d’un monde délivré du tragique de l’histoire, un monde sans frontières,
sans haine, sans violence et sans guerre, pacifié
et fraternel, mû par le souci de la planète, du
plaisir et du bien-être de chacun. À l’échelle
individuelle, cet imaginaire est celui d’un être
indifférencié, un être sans dilemmes et sans
contradictions, débarrassé de ses pulsions agressives, bien dans sa tête et dans son corps, s’étant
réconcilié avec lui-même, avec les autres et avec
la nature. Et, qui plus est, autonome et « citoyen
actif » de la maternelle jusqu’à son dernier souffle,
« citoyen du monde » et « écocitoyen ».
Cet imaginaire, pour utopique qu’il soit, s’articule en réalité aux évolutions problématiques des sociétés démocratiques européennes
qui sont sorties de l’histoire et c’est précisément ce qui lui donne une consistance qui
l’apparente à l’état du monde présent. Cette
imbrication étroite de l’utopie et des évolutions
problématiques de la société change sa nature.
Il ne s’agit plus d’attendre la réalisation de
l’utopie dans un futur indéterminé sur le modèle
du socialisme utopique du XIXe siècle, pas plus
que dans une fin de l’histoire articulée au devenir
historique dont on détiendrait les clés. L’utopie
se conjugue désormais au présent et prétend
ne pas en être une. Tel est le paradoxe qu’a
bien mis en lumière Marcel Gauchet : « En ce
début du XXIe siècle, l’avenir révolutionnaire
a disparu de notre horizon ; l’avenir tout entier
nous est devenu inimaginable ; mais la conscience utopique ne s’est pas totalement évanouie
pour autant ; elle hante véritablement notre présent
. » [31] Mais peut-être vaudrait-il mieux
parler de mentalité utopique dans la mesure où
cette dernière expression désigne un état d’esprit
qui n’est pas nécessairement conscient.
L’écologie est de ce point de vue particulièrement révélatrice du nouveau statut de l’utopie
dans le monde d’aujourd’hui : si elle retrouve
des accents prophétiques annonçant la fin possible du monde et son salut, elle appelle en
même temps à mettre en œuvre dès à présent de
multiples pratiques alternatives. Celles-ci doivent
permettre à la fois de sauver la planète et d’incarner dès maintenant le nouveau monde. Il en
va de même avec les « crèches expérimentales »,
les nouvelles pédagogies qui doivent rendre l’enfant autonome au plus tôt, voire les multiples outils qui permettent de résoudre les
contradictions et les tensions. L’utopie est éclatée
en de multiples « révolutions minuscules », des
« utopies concrètes » (oxymore qui à sa façon
traduit bien le statut nouveau de l’utopie au
XXIe siècle), dont la mise en œuvre s’accompagne
de « guides pratiques », de « boîtes à outils », de
« kits pédagogiques » promus par des spécialistes
patentés.
Aux origines du gauchisme culturel
Il est, en revanche, une utopie d’un genre
particulier dont se réclame plus volontiers le
gauchisme culturel : celle de mai 68 et des mouvements qui l’ont portée. Ce n’est pas l’événe-
ment historique « mai 68 » qui est ici en question :
cet événement historique comme tel n’appartient à personne, il appartient à notre histoire,
comme à celle de l’Europe et à de nombreux
pays dans le monde. Cet événement iconoclaste
à plusieurs facettes peut être globalement analysé
comme un moment de basculement vers le nouveau monde dans lequel nous vivons aujourd’hui,
que nous le voulions ou non [32]
. En ce sens, l’idée
selon laquelle il faudrait « liquider mai 68 » est
absurde. En revanche, ce qui me paraît être
avant tout en question, c’est ce que j’ai appelé
son « héritage impossible
» [33] et c’est précisément
dans cet héritage que le gauchisme culturel a pris
naissance et s’est développé. Textes, discours,
pratiques et comportements de l’époque constituent un creuset premier, chaotique et bouillonnant qui va se répandre sur de multiples fronts,
se pacifier et finir par s’intégrer à la nouvelle
culture des sociétés démocratiques.
En mai 68 mai et dans le sillage de l’événement sont apparus de nouveaux thèmes portant
sur la sexualité, l’éducation des enfants, la psychiatrie, la culture, qui sont venus interpeller les
schémas de la lutte des classes et les idéologies
de l’extrême gauche traditionnelle. Le gauchisme
culturel naît précisément dans ce cadre et c’est
lui qui va le premier déplacer l’axe central de la
contestation vers les questions sociétales, à la
manière de l’époque, c’est-à-dire de façon radicale et délibérément provocatrice. Il est ainsi
devenu le vecteur d’une révolution culturelle qui
a mis à mal l’orthodoxie des groupuscules d’extrême gauche, avant de concerner l’ensemble de
la gauche et de se répandre dans la société.
Quand on étudie la littérature gauchiste de
l’immédiat après-Mai, on est frappé de retrouver
nombre de thèmes du gauchisme culturel d’aujourd’hui, mais, en même temps, ces derniers
semblent bien mièvres et presque banalisés en
regard de la rage dont faisaient preuve les révolutionnaires de l’époque. Leur remise en question radicale a concerné bien des domaines dont
nous ne pouvons rendre compte dans le cadre
limité de cet article [34]
. Mais il suffit d’évoquer ce
qu’il en fut en matière de mœurs et de sexualité
au début des années 1970 pour mieux cerner le
fossé qui nous sépare du présent.
Le désir était alors brandi comme une arme
de subversion de l’ordre établi qui devait faire
sauter tous les interdits, les tabous et les barrières.
Il s’agissait de faire tomber tous les masques, en
pourchassant les justifications et les refoulements
au cœur même des discours les plus rationnels et
les plus savants. Être « authentique », c’était oser,
si l’on peut dire, regarder le désir en face et ne
plus craindre d’exprimer en toute liberté le
chaos que l’on porte en soi. C’est sans doute
pour cette raison que sur le front du désir la classe
ouvrière a pu apparaître muette à beaucoup.
Les religions juives et chrétiennes, la « morale
bourgeoise », l’idéologie, le capitalisme réprimaient le désir, il s’agissait alors ouvertement de
tout mettre à bas pour le libérer. Le mariage et
la famille n’échappaient pas à un pareil traite-
ment. Ils étaient considérés comme un dispositif
central dans ce vaste système de répression, la
cellule de base du système visant à castrer et à
domestiquer le désir en le ramenant dans les
credo de la normalité [35]
. Les lesbiennes et les
gays revendiquaient clairement leur différence
en n’épargnant pas les « hétéro-flics », la « virilité
fasciste », le patriarcat. Il était alors totalement
exclu de se marier et de rentrer dans le rang.
On peut mesurer les différences et le chemin
parcouru depuis lors. Nous sommes passés
d’une dynamique de transgression à une banalisation paradoxale qui entend jouer sur tous les
plans à la fois : celui de la figure du contestataire
de l’ordre établi, celui de la minorité opprimée,
celui de la victime ayant des droits et exigeant de
l’État qu’il satisfasse au plus vite ses revendications, celui du Républicain qui défend la valeur
d’égalité, celui du bon père et de la bonne mère
de famille...
Mais, en même temps, force est de constater
que nombre de thèmes de l’époque font écho
aux postures d’aujourd’hui. Il en est ainsi du
culte des sentiments développé particulièrement
au sein du MLF. Renversant la perspective du
militantisme traditionnel, il s’agissait déjà de
partir de soi, de son « vécu quotidien », de partager ce vécu avec d’autres et de le faire connaître
publiquement. On soulignait déjà l’importance
d’une parole au plus près des affects et des sentiments. Alors que l’éducation voulait apprendre
à les dominer, il fallait au contraire ne plus craindre
de se laisser porter par eux. Ils exprimaient une
révolte à l’état brut et une vérité bien plus forte
que celle qui s’exprime à travers la prédominance
accordée à la raison. À l’inverse de l’idée selon
laquelle il ne fallait pas mêler les sentiments
personnels et la politique, il s’agissait tout au
contraire de faire de la politique à partir des sentiments. Trois préceptes du MLF nous paraissent
condenser le renversement qui s’opère dès cette
période : « Le personnel est politique et le politique est personnel
» [36] ; « Nous avons été dupés
par l’idéologie dominante qui fait comme si “la
vie publique” était gouvernée par d’autres principes que la “vie privée”
» [37] ; « Dans nos groupes,
partageons nos sentiments et rassemblons-les en
un tas. Abandonnons-nous à eux et voyons où
ils nous mèneront. Ils nous mèneront aux idées
puis à l’action
» [38]. Ces préceptes condensent une
nouvelle façon de faire de la « politique » qui fera
de nombreux adeptes.
Resterait à tracer la genèse de ce curieux
destin du gauchisme culturel jusqu’à aujourd’hui,
la perpétuation de certains de ses thèmes et leur
transformation. L’analyse de l’ensemble du parcours reste à faire, mais cette dernière implique
à notre sens la prise en compte du croisement
qui s’est opéré entre ce gauchisme de première
génération avec au moins trois grands courants :
le christianisme de gauche, l’écologie politique
et les droits de l’homme. C’est dans la rencontre
avec ces courants que le gauchisme culturel s’est
pacifié, pris un côté boy-scout et faussement
gentillet, et qu’il s’est mis à revendiquer des
droits. Mais c’est surtout dans les années 1980
que le gauchisme culturel va recevoir sa consécration définitive dans le champ politique, plus
précisément au tournant des années 1983-1984,
au moment où la gauche change de politique
économique sans le dire clairement et entame la
« modernisation ». Le gauchisme culturel va alors
servir de substitut à la crise de sa doctrine et
masquer un changement de politique économique mal assumé. À partir de ce moment, la
gauche au pouvoir va intégrer l’héritage impossible de mai 68, faire du surf sur les évolutions
dans tous les domaines, et apparaître clairement
aux yeux de l’opinion comme étant à l’avant-
garde dans le bouleversement des mœurs et de
la « culture ». Nous ne sommes pas sortis de cette
situation.
Au terme de ce parcours qui rend compte
des glissements opérés par la gauche et de l’influence du gauchisme culturel en son sein, il
nous paraît possible de poser sans détour ce qui
n’est plus tout à fait une hypothèse : nous assistons à la fin d’un cycle historique dont les origines remontent au XIXe siècle ; la gauche a atteint
son point avancé de décomposition, elle est passée
à autre chose tout en continuant de faire semblant qu’il n’en est rien ; il n’est pas sûr qu’elle
puisse s’en remettre. Le gauchisme culturel, qui
est devenu hégémonique à gauche et dans la
société, a été un vecteur de cette décomposition
et son antilibéralisme intellectuel, pour ne pas
dire sa bêtise, est un des principaux freins à son
renouvellement. La gauche est-elle capable de
rompre clairement avec lui ? Rien n’est certain
étant donné la prégnance de ses postures et de
ses schémas de pensée.
Pour nombre de militants, d’adhérents, de
sympathisants, d’anciens ou de nouveaux, d’ex
ou de dissidents, de tels propos ne sont guère
audibles parce que pour eux, la gauche reste
toujours la gauche, quoi qu’il en soit de la réalité
des changements. C’est une question avant tout
« identitaire », une sorte de réflexe indéracinable
fondé plus ou moins consciemment sur l’idée
que la gauche est, malgré tout, le dépositaire
attitré d’une certaine idée du bien, se nourris-
sant encore, pour les plus anciens, de références
au « camp du progrès » et aux luttes passées du
mouvement ouvrier. Et d’en appeler de façon de
plus en plus éthérée à une « vraie gauche » ou à
un « vrai socialisme » qui ne saurait se confondre
avec la gauche et le socialisme « réellement existants » comme pour mieux se rassurer face à des
évolutions problématiques. Quand les mécanismes de défense identitaires l’emportent sur la
liberté de pensée et servent à se mettre à distance de l’épreuve du réel, il y a de quoi s’inquiéter sur l’avenir d’une gauche qui ne parvient
pas à rompre avec ses vieux démons et se barricade entre gens du même milieu qui ont tendance à croire que la gauche est le centre du
monde. Pour ceux qui n’en pensent pas moins,
il est d’autres types d’arguments plus réalistes
qui peuvent faire taire le questionnement.
Quand vos amis sont des gens qui se définissent
comme « naturellement » de gauche, à quoi bon
se fâcher avec eux ? Il en va de même avec un
petit milieu de l’édition, de journalistes et d’artistes militants qui baignent dans le gauchisme
culturel depuis longtemps. On ne tient pas à se
voir coller une étiquette qui combine désormais
le « réac » et le « ringard ». L’argument rabâché
selon lequel « il ne faut pas faire le jeu de la droite
et de l’extrême droite » (souvent confondues)
fait le reste. Malgré les références à l’anticonformisme et aux luttes glorieuses du passé, le courage n’est pas toujours au rendez-vous.
Et pendant ce temps-là, la France continue
de se morceler sous l’effet de multiples fractures
sociales et culturelles. L’extrême droite espère
bien en tirer profit en soufflant sur les braises,
mais, à vrai dire, elle n’a pas grand-chose à faire,
le gauchisme culturel continue de lui faciliter la
tâche.
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