Jack Goody, anthropologue britannique, particulièrement connu dans sa spécialité pour quelques aperçus intéressants sur les sociétés de l’écriture et la manière dont il envisage tout l’arc de civilisations qui s’est développé à partir du Proche- orient, a aussi commis quelques “essais” où l’érudition de façade lui sert d’introduction commode pour tenter de faire passer en contrebande des visées politiques qui ne supportent pas la discussion. “L’Orient en Occident” (1999) et “L’islam en Europe” (2003), qui prolonge le premier, sont des pamphlets politiques qui n’exposent même pas les références sur lesquelles ils s’appuient, mais qui entendent apporter des conclusions toutes faites au lecteur.
Le fond de ces thèses consiste à affirmer que, par-delà les
variétés apparentes, il n’existe qu’une seule civilisation historique depuis l’âge du cuivre, et qu’elle s’est étendue à toute
l’Eurasie. Seuls les Amérindiens, les Océaniens, et les Africains
au sud du Sahara échapperaient à cet englobement. Dès lors,
aucun “choc de civilisation” ne serait imaginable (il n’y aurait
qu’une seule civilisation depuis cette époque).
Les techniques inventées récemment en Occident ne pourraient
que se diffuser à toute l’Eurasie, de la même manière que la
révolution industrielle en Europe du Nord-Ouest s’est diffusée
à tout l’Occident, puis au Japon. Cette transmissibilité des
techniques ratifierait une identité civilisationnelle. Le raisonnement sous-jacent est au fond plus que “matérialiste” : il est
primaire. Une “civilisation” se caractériserait par les outils
qu’elle parvient à maîtriser. Les dimensions économiques,
sociales, anthropologiques ne seraient pas pertinentes pour
caractériser les groupes humains, les distinguer, voire les
opposer. Il va de soi qu’une telle position, dont la formulation
explicite rend éclatante l’absurdité, surtout chez un “anthropologue” de métier, demeure dissimulée à l’arrière-plan des
développements de l’auteur.
On pourrait, d’autre part, penser que Goody utilise sa familiarité avec les trésors de sa spécialité pour étayer ses thèses.
Il n’en est rien. Ses positions sont présentées sommairement
dans une introduction du premier ouvrage, puis simplement
“illustrée” au fil d’une érudition de détail, qui ne démontre
rien mais cherche à convaincre par accumulation. Il n’y a
aucune argumentation, la conclusion seule est donnée par
répétition rituelle, dans une inlassable illustration éclatée et
invérifiable. Le second ouvrage aggrave ce défaut en dévoilant
de façon plus claire encore les présupposés de l’auteur.
Il insiste sur le fait que, jusqu’au XVème siècle, l’Europe
n’avait aucune avance d’aucune sorte sur le reste du monde
(cette vision est sujette à caution, bien évidemment). L’Europe
serait même fille de l’islam, à travers la Sicile et l’Espagne
musulmanes, sources ignorées de la modernisation de ce
continent. La démarche de Goody est foncièrement anti-occidentaliste et se résume à cette dénégation : l’Europe aurait
tout appris des autres, mais ne voudrait pas le reconnaître.
De fait, c’est la dimension de la création historique que cet
auteur entend bien escamoter. Il ne se présente pas ouvertement comme “déterministe”, bien que l’allure de son exposé
implique une rigidité simpliste de cette nature. Tous ses efforts
semblent concentrés sur la dénégation de l’extraordinaire
créativité, historique et pas seulement technique, qui s’est
déployée en Europe de l’Ouest à partir du IXe siècle, puis du
XIIème siècle et qui s’est accélérée de façon exceptionnelle à
partir du XVIème siècle, avant de bénéficier d’un effet démultiplicateur au XIXème. Pour lui, l’originalité de la Grèce
ancienne n’existe même pas. Quant à mentionner l’importance et l’ancienneté de la mutation mégalithique de l’Europe de
l’Ouest, avant même la cristallisation des civilisations sumériennes ou égyptiennes, cela tiendrait sans doute du blasphème.
Jack Goody exprime si peu ses présupposés idéologiques qu’il
faut s’en remettre à quelques indices. Un détail dans “L’Islam
en Europe” met sur la voie : il prend la peine de citer un poème
visiblement insignifiant de Mao Tse Toung pour rappeler que
les nomades turcs ont fait partie des invasions mongoles,
aspect particulièrement banal pour quiconque n’aurait lu ne
serait-ce qu’un seul ouvrage sur la question. Goody est donc
suffisamment connaisseur des œuvres complètes du “grand
timonier” pour avoir retenu un élément aussi convenu, en
considérant que l’avis de l’égocrate chinois fait toujours autorité, en quoi que ce soit !
Comme le montre le passé d’intellectuels français (de mandarins) tels que Terray ou Badiou, cet anti-occidentalisme idéologique se situe dans la lignée d’un vieux et sinistre filon, dont
l’anti-impérialisme et le tiers-mondisme, ont prétendu être les
avatars longtemps présentables. L’élégance et la rigueur de la
démonstration n’est pas leur souci premier. L’important est de
diffuser au public la vulgate qu’il est censé reprendre. Celui-ci
n’a pas à réfléchir par lui-même, mais à suivre la ligne juste
du moment.
La teneur des deux titres de Goody est par ailleurs captieuse :
“L’Orient en Occident” décrit la perception qu’a eu l’Occident
de l’Orient et non la manière dont celui-ci aurait secrètement
façonné celui-là. “L’Islam en Europe” est précédé d’une introduction où l’auteur dissimule à peine ses présupposés. Il les
considère comme si naturels qu’il serait très étonné que l’on y
perçoive des a prioris.
L’ouvrage se contente surtout de rappeler cette banalité que
l’Espagne et la Sicile furent un certain temps sous régime
musulman et connurent des périodes assez brillantes, quelque
peu mythifiées pourtant. Il escamote le fait que ces marges
du monde musulman vantées par quelques intellectuels
aujourd’hui n’eurent pratiquement aucune influence en retour
sur le reste de l’aire islamique. Il tente d’insinuer que
l’Occident se serait construit à partir de ces têtes de pont islamiques, mais l’énormité de l’escamotage surprend : les mille
ans de l’empire byzantin, dont les lettrés n’eurent jamais trop
de difficulté à connaître les auteurs grecs anciens, semblent
n’avoir jamais existé. Et le fait que les traductions musulmanes aient été un relais pour certains textes antiques ne
permet certainement pas de faire de la Renaissance un produit de l’islam ! Surtout quand on sait la lecture biaisée que
les lettrés musulmans ont fait de ces textes.
La position d’intermédiaire qu’a assumé la zone islamique
entre époques et civilisations lointaines fut au fond sa principale “qualité”, ce que l’on pourrait aussi analyser en terme
d’usurpation. Celle-ci a volé en éclat avec les découvertes des
voies maritimes transocéaniques. La manière dont l’islam a
stérilisé depuis plus d’un millénaire les régions qui avaient
été parmi les plus développées et les plus inventives avant
son arrivée (tout le Proche-Orient, l’Égypte et l’Iran) devrait
laisser songeur. L’islam peut bien se présenter comme une
“civilisation” avant tout urbaine (grâce à son annexion précoce de la Syrie, de la Mésopotamie et de l’Iran), la matrice
prédatrice et nomade l’a toujours hanté. Les invasions
turques et mongoles lui ont en ce sens renvoyé une caractéristique dont il a pâti, mais que ses sectateurs avaient utilisée sans complexes.
La méthode hypercritique employée par Goody contre l’Occident serait infiniment dévastatrice si elle était appliquée au monde islamique lui-même. Mais l’égalité de traitement et l’objectivité sont hors de propos. Ces ouvrages sont avant tout des ouvrages militants destinés à illustrer une thèse par la répétition, l’infamie essentielle de l’Occident. Elle n’est ni négociable, ni soumise à vérification. Ce sont des prêches qui avancent masqués.
Ce Jack Goody, dès qu’il sort de son domaine de spécialité,
est bel et bien un stalinoïde. S’il a perdu la centrale de référence de sa foi, il ne peut admettre que l’Europe se soit
constituée de manière originale à partir du moment où elle a
été coupée du Proche-orient par les invasions islamiques, et
qu’elle se soit même constituée en résistance aux deux
assauts pluriséculaires de l’islam. L’offensive des Croisades
pourrait aussi bien être considérée comme une tentative
volontariste pour surmonter cette coupure. A rebours de ce
que tant d’idéologues bien pensants nous assènent quotidiennement, l’Europe s’est bel et bien constituée comme
l’Autre de l’islam. Et tout indique que l’effort de “retour aux
sources” qui caractérise tous les regains de l’islam depuis
quatre-vingts ans vise à reprendre l’assaut contre l’Occident
pour en finir avec cet Autre indompté.
Il est d’autant plus significatif que Goody, dans “L’Islam en
Europe” se permette d’avaliser les thématiques idéologiques
des salafistes djihadistes. Ils réagiraient par exemple contre
l’Europe pour ce qui se passe en Palestine, mais il oublie que
l’Europe soutient assez largement les Palestiniens. Il prétend
même que les attentats du 11 septembre 2001 seraient le produit de la situation en Palestine, alors que le groupe de Ben
Laden n’a jamais utilisé cette “cause” que de façon marginale et instrumentale. De toute façon, les pays européens
auraient eu leurs colonies les plus importantes en Orient
(comme si l’Afrique subsaharienne et les Amériques étaient
en Orient). Cette focalisation permet d’escamoter ce fait
massif que tous les États arabo-musulmans de quelque
importance ont tendu à l’empire prédateur et que l’empire
ottoman, dernier avatar du “califat“ a bel et bien méthodiquement colonisé les populations arabes.
Sa fascination pour l’islam comme “spectre” qui hanterait
aujourd’hui le monde, à la manière du communisme au XIXe
siècle (voir page 9 de son introduction), résume la confusion
et la mauvaise foi de l’auteur.
Mais le plus étonnant demeure la capitulation silencieuse devant le discours globalisant des théoriciens de l’islam politique. Tout ce qui s’est produit d’intéressant dans les pays colonisés par l’islam serait imputable à la religion et non à la société particulière qui la subissait [1]. Les relations qu’elle a pu entretenir avec des régions non musulmanes ne relèveraient pas davantage d’un lien concret et singulier mais seraient médiatisées par la centralité de l’islam avec la zone non-musulmane. Ce genre de paralogisme trahit et disqualifie son auteur.
Paris, le 22 octobre 2005
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