L’univers mental des stalinoïdes

mardi 9 août 2016
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de G. Fargette,« Le Crépuscule du XXe siècle », n°14-15, mars 2006

Le texte de Miguel Benasayag, cité ci-dessous, est le “canevas” d’une chronique enregistrée pour France-Culture le 19 mars. Contrairement à ce que la rumeur laisse entendre, ce n’est pas elle qui aurait motivé son éviction de cette radio institutionnelle, mais divers accrochages au fil des mois entre l’auteur et l’organisatrice des programmes. Mais peu importe, au fond, les raisons de cette fâcherie entre une représentante symbolique de la gauche caviar (et mitterrandolâtre comme Laure Adler) et un Benasayag qui se veut emblématique de la gauche “alter- mondialiste”.

Ce “canevas” fournit l’occasion de plusieurs remarques, non pas tant parce qu’il prolongerait le débat sur le voile (où il est particulièrement pauvre), mais parce qu’il l’amalgame de manière volontaire aux réactions contre les lois “sécuritaires” de Sarkozy. Il s’agit dans les deux cas d’un type d’erreur de raisonnement analogue, appuyé sur une dénonciation rageuse qui a sans doute pour fonction de détourner l’attention de cette faiblesse. La manière de mêler le vrai et le faux, d’insérer des considérations de détail exactes dans un cadre manifestement forcé, évoque le style, que l’on aurait pu croire lointain, typique des pro-chinois de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. C’est un peu ce qui était au principe de l’accusation d’hystérie contre la grande majorité de la population française chez E. Terray (mais celui-ci a l’air d’un aigle de la pensée par comparaison). On retrouve également cette manière dans une page de diatribe rédigée par Alain Badiou dans Le Monde du 22 février 2004, “Derrière la loi foulardière, la peur [1]. Il est à noter que Benasayag, et sans doute beaucoup de ceux qui dénoncent la loi sur le voile, confondent ou affectent de confondre juridiction pénale et juridiction administrative (particularité française qui n’a guère d’équivalent à l’étranger). La loi sur le port des signes religieux relève de la juridiction administrative (coiffée par le Conseil d’État comme instance ultime).

Parmi les intellectuels cités ci-dessus, deux au moins présentent des titres universitaires fort prisés dans le petit univers français. Benasayag compense peut-être son manque de statut par sa prétention à être “philosophe et psychanalyste” et son passé de guérillero guévariste en Argentine, c’est-à-dire une référence où le stalinisme se paraît du costume romantique de l’aventure latino-américaine. Dans tous les cas, ces individus n’ont l’excuse ni d’un défaut d’information ni d’une incapacité à comprendre leur sujet. Leurs réactions s’appuient sur un type d’affect qui vise à manipuler un public : l’important n’est pas de lui dire la vérité, mais de lui communiquer une réaction émotionnelle qui lui ferait tourner la tête dans la supposée “bonne direction”. On ne lui dit pas ce que l’on croit conforme à la réalité, on publie ce que le bon peuple doit entendre. Cette posture est profondément répandue chez les militants de toute sorte, à des degrés divers. Même si en petit comité, il leur arrive fréquemment d’admettre que telle chose embarrassante peut être vraie, ils finissent toujours par insister sur un point : “il ne faut pas le dire” au grand public.

L’irréalité militante de Benasayag s’expose le plus clairement à son point d’aboutissement : s’il y a de la délinquance, ce sera la faute aux lois sécuritaires, de même que s’il y a des foulards islamiques, ce sera le produit de la loi passée récemment. L’objet exact de ces textes de loi serait non pas de résoudre un problème mais de l’entretenir. Bref, non seulement il y a complot, mais il est pervers. Pour quelqu’un se présentant comme psychanalyste, ce type de posture est tout de même lourd de sens.

Contre toute vraisemblance, et contre les faits, il considère que les chiffres des délinquances contre les personnes seront gonflés pour entretenir la peur (tout ne serait que manipulation à but électoral de court ou moyen terme). Il devrait lire le Canard Enchaîné qui, avec son humour décapant, possède quelques réflexes rafraîchissants sur le sujet : on a pu constater au fil des décennies que les statistiques courantes sur la délinquance sont inversement proportionnelles à la popularité des ministres de l’intérieur auprès de la base policière. Ni plus, ni moins.
Benasayag s’étonne que la délinquance de rue soit censée avoir diminuée à Paris de 21 %, mais il montre seulement sa légèreté : les effectifs policiers sont, de fait, de plus en plus concentrés sur cette ville, au détriment des banlieues proches, pour présenter une vitrine satisfaisante. Le discours sécuritaire est d’abord une fiction sur les résultats et les remèdes. Il est exact que le nombre de détenus augmente (on parle de 61 000 personnes aujourd’hui), mais il vaudrait mieux donner les chiffres non pas en “stock” mais en “flux” (il y a quinze ou vingt ans, on pouvait constater par extrapolation que plus de 100 000 personnes passaient par les prisons chaque année, la plupart pour de courtes peines). Cela donne une image plus parlante. Pour les États-Unis, le stock est considérable, bien que peu d’auteurs nous donnent des chiffres clairs (voir L. Wacquant, Les prisons de la misère, ouvrage datant de 1999) et le flux serait encore plus éloquent. Si la répression était au même stade en France que dans ce pays, il y aurait en tout cas 400 000 personnes en même temps dans les établissements pénitentiaires français (au lieu des 61 000).
Benasayag oublie de préciser que, si le régime judiciaire et carcéral “américain” est féroce, c’est en bonne partie parce qu’il repose sur des réflexes juridictionnels beaucoup plus “démocratiques” que dans “notre” pays.
L’argument de l’emprisonnement comme source de récidive mériterait aussi un traitement plus rigoureux : selon le type de délit, etc. L’impunité de fait, par manque de places dans les prisons, est-il un mythe ? A moins d’être introduit dans le milieu judiciaire, comment se faire une idée de la réalité ? Les discours opposés se croisent sans jamais se rencontrer.

La référence au livre de Loïc Wacquant, qui dénonçait en 1999 une “panique morale” venue des États-Unis, est conforme à l’ambiance générale du texte de Benasayag, bien que ce livre soit nettement plus fouillé et qu’il fournisse des éléments d’information consistants. Son argument central consiste à dénoncer une “criminalisation de la misère”, qui est avérée dans certaines parties des États- Unis (car ce pays fédéral grand comme deux fois l’Europe connaît des différences de traitement considérables d’un Etat à un autre). Par d’autres sources, on sait que la prison pour dettes semble bien avoir été rétablie (en Arizona, un an de loyer impayé vaut incarcération). L’archipel pénitentiaire américain atteint une telle ampleur qu’il est légitime de se demander si on n’assiste pas là-bas à la naissance d’un complexe très particulier. L’image d’un goulag utilisant une main-d’œuvre captive est tentante, bien que L. Wacquant rappelle l’ampleur des obstacles institutionnels s’opposant à l’utilisation massive de cette maind’œuvre à disposition. Mais un tel “goulag libéral” (si cette expression a un sens) ne s’établit pas à l’insu de l’ensemble de la population, ni contre sa “volonté”. C’est tout le problème. Il répondrait plutôt à une demande sociale particulièrement forte, jusque dans la population pauvre. Comment expliquer sinon le comportement et le relatif succès d’un groupe comme la “Nation de l’islam” dans la population noire ? Un de ses grands arguments est de chasser les dealers et les gangs des quartiers qu’il conquiert. Les tenants du politiquement correct oublient systématiquement que la plupart des victimes de délinquance sont des pauvres. Benasayag, dans son billet hâtif, met involontairement en lumière les faiblesses du livre de L. Wacquant.

Benasayag émet surtout un verdict manipulateur et faux : l’américanisation de la justice ne serait pas une tendance, encore balbutiante, il faudrait la considérer comme déjà advenue. Les résistances visiblement nombreuses dans tous les pays européens seraient négligeables. Ou bien le fait de les reconnaître démobiliserait-il ceux qu’il veut prêcher ?
On a dénoncé en France, en 2002, le traitement médiatique de l’insécurité, qui aurait fait le lit du désastre électoral de Jospin. C’est encore oublier que le PS avait participé au chœur presque général. N’y voir qu’une erreur de tactique est un peu léger : la pression sociale diffuse, comme pour le foulard islamique, était là et ne permettait pas d’atermoiement indéfini sous peine de sanction politique aggravée. La posture politiquement correcte définit un discours qu’il convient d’observer en contre-champ. Il consiste à dire à “l’homme de la rue” : vous avez supporté une croissance continue de la délinquance depuis trente ans au moins (cette tendance sur le long terme est beaucoup moins sujette à manipulation que les comparaisons d’une année sur l’autre). Tant que cette croissance se maintient sans s’accélérer démesurément, vous n’avez rien à dire. Vouloir réagir contre cela mènerait à faire le lit de la droite et du Front national. C’est le même discours que celui des technocrates : “il n’y a pas de risque zéro” (sous-entendu : vous avez déjà tant accepté, qu’un risque de plus ne vous fera rien, il serait en tout cas illégitime d’y trouver à redire). Ces partisans du “politiquement correct” n’imaginent pas un seul instant que même si la “délinquance” était statistiquement “stable”, il pourrait arriver un moment où la population qui la subit perd patience et estime qu’elle n’est plus supportable à ce niveau-là... Ces politiciens du correct semblent toujours se placer, consciemment ou non, du point de vue du prédateur, qui ne serait qu’une victime de la société et n’aurait aucune part de libre arbitre. Les victimes de celui-ci n’existent pas pour le politicien correct, lacune qui ouvre évidemment un boulevard idéologique aux partisans de “l’état pénal” (selon la formulation de L. Wacquant).
Benasayag poursuit son oraison en affirmant que la simple contestation de l’ordre sera pénalisée. A l’entendre, nous serions en janvier 1933 (il ne le dit pas, mais son discours y fait penser). En tout cas, “le-fascisme” serait à nos portes, une fois de plus. Les infractions créées par la loi de sécurité intérieure de 2003 se déduiraient d’un comportement (racoler, mendier, bavarder en groupe devant un immeuble) et non plus d’une atteinte à des individus particuliers. C’est oublier que le type de cas signalé correspond à des plaintes précises que le code pénal ne parvenait pas à qualifier comme délits répréhensibles. L’application sur l’occupation des halls d’immeuble semble problématique, mais pour la raison inverse de celle invoquée par Benasayag : les gens subissant l’intimidation n’osent pas aller jusqu’au bout de leur plainte, par peur des représailles. Il s’agit donc bien de nuisances concernant des individus particuliers.

L’inversion polémique de la réalité menée par Benassayag se sert d’éléments exacts : la droite réalise certains aspects des propositions du Front national, pompeusement qualifiées de “programme”, mais il oublie de rappeler que les partis de gauche faisaient exactement la même chose à l’époque où L. Wacquant écrivait son livre, en 1999, et que celui-ci en parle expressément. Notons tout de même que signaler la demande d’augmentations de salaires pour les policiers comme un élément significatif de cette copie de programmes laisse planer quelque doute sur le sérieux de l’auteur : à trop vouloir prouver... Benasayag considère que “l’état social” n’est pas seulement attaqué, il est en cours de démantèlement (cela pourrait passer pour la diatribe d’un militant cégétiste qui ne fait pas dans le détail, mais cette rengaine dure depuis trente ans ; à force de crier “au loup”, on n’est plus cru quand il est là). En voyant “l’état social” comme le produit d’une volonté du Conseil national de la Résistance de 1945, Benasayag trahit son peu de recul vis-à-vis du mythe résistancialiste (résidu probable de son engagement passé dans une logique de guérilla). Ce glissement permet de constater qu’il n’a sans doute pas rompu avec les errements mythiques anciens. Il annonce que Sarkozy tentera de rétablir la peine de mort (ce qui est invraisemblable dans le contexte de l’Union européenne, pour laquelle ce rejet constitue une condition d’adhésion, voir l’état de la discussion avec la Turquie), de supprimer l’école de la Magistrature et d’interdire le syndicalisme dans la magistrature : ces « réformes » virtuelles constituent l’élément qui devrait emporter la conviction de l’auditeur de France-Culture. L’immédiateté de l’action de la Justice paraît à Benasayag recéler tous les dangers. Or, la lenteur de cette Justice est un des grands reproches qui lui est fait dans la société.

On verrait donc naître un “traitement pénal de masse” de la délinquance, comme si elle n’avait pas été déjà “gérée” de façon massive jusque-là, mais à une échelle qui demeure à ce jour qualitativement moindre que la pratique judiciaire aux Etats-Unis. Le nouveau traitement, encore virtuel, concernerait tous ceux pour lesquels il n’y a plus de perspective “d’ascenseur social”. Cette thématique démagogique est volontiers utilisée à gauche, bien que l’on puisse tout de même se demander ce qui restera “en bas” si tout le monde “monte” ! Cet “ascenseur social” n’a pu fonctionner de 1950 à 1975 que dans le cadre d’une extension importante du nombre d’emplois avec importation d’une main-d’œuvre immigrée nombreuse pour les postes les moins qualifiés. C’est dire qu’une telle ascension générale, en l’absence d’abolition des inégalités sociales, n’a pu, au mieux, qu’appartenir à une période très particulière, datée et limitée. La référence à “l’ascenseur social” est un tour de prestidigitation qui permet à l’oligarchie de gauche d’introduire “l’élitisme républicain”. Toutes ces approximations rattachent Benasayag à l’univers mental du versant gauche de l’oligarchie, auquel il semble avoir finalement fort peu à reprocher.
L’objet des lois diverses votées depuis 2002 viserait, selon Benassayag , à séparer les populations utiles (électeurs, salariés), des populations inutiles (chômeurs, délin- quants, immigrés). Il paraît étonnant, mis à part ceux que la rhétorique du Front national convainc (et encore, puisque les chômeurs sont nombreux dans sa clientèle) que les chômeurs (état tout de même transitoire pour beaucoup) et les immigrés soient considérés comme des populations “inutiles”. Benassayag, tout à sa démonstration, a voulu élargir le champ des groupes concernés pour faire masse. Mais l’amalgame permet rarement des raisonnements solides.

Il est exact que la peur et l’individualisation sont dissuasifs de mobilisations sociales, mais ces réflexes moléculaires sont moins le produit d’opérations politiques ou médiatiques (dont le temps d’action est le très court terme) que le résultat d’une situation d’ensemble qui s’est établie au fil des décennies (à l’autre bout de l’échelle sociale, on rencontre la structuration de l’oligarchie en bande dominante). La partie déshéritée de la population subit les effets terribles d’un désagrégation sociale qui menace de se communiquer aux couches qu’elle côtoie directement (et qui s’y communique lentement de mille manières). Contrairement à ce que veulent croire les tenants du politiquement correct, cette désagrégation ne se traduit pas principalement par une “délinquance”, dont il faudrait ménager les porteurs. Ceux-ci peuvent tout autant être considérés comme des agents aggravants de la désagrégation parmi lesquels on puise éventuellement des recrues pour la “sécurité”, ce que Benassayag oublie tranquillement. L’oligarchie et les bas-fonds se rencontrent et s’associent de plus en plus volontiers dans la pénombre de l’époque.

Benasayag, dans son mauvais “billet d’humeur” à la Philippe Val (celui-ci compense néanmoins ses ambitions idéologiques moindres par une verve polémiste mieux ajustée), amalgame encore tous les “employés de sécurité” en une armée de l’ordre répressif pour mieux faire passer sa thèse centrale : la relégation d’une partie de la population dans une infra-société (“le peuple de l’abîme” écrivait plus justement Jack London) serait le produit d’une opération volontaire pilotée par les auteurs d’un complot social. La complexité des mécanismes sociaux à l’œuvre est ainsi escamotée.
Bref, d’un bout à l’autre, il s’agit d’un discours militant destiné à un public prêt à se transformer en militants.
Entre gens du même monde, ils devraient se plaire. Le défaut, c’est qu’un tel discours ne peut convaincre que les convaincus.
Badiou, Terray, Benassayag, et la kyrielle des idéologues en déshérence de stalinisme, composent un type particulier d’intellectuels qui n’ont pas compris que le “politiquement correct” était assez largement disqualifié, jusque chez les ténors officiels de cette pose. Ils tendent à surenchérir en paroles, en recourant à des artifices transposés du radicalisme militant le plus obtus. Ce qui s’esquisse là ne pourra jamais devenir qu’un politique extrêmement correct. Mais ses partisans manifestent une ténacité dans la confusion qui devrait durer. C’est au fond leur rôle de “tribuns virtuels” qui est en jeu, c’est-à-dire leur mode d’insertion et d’intégration à la société existante.

Plus généralement, il est remarquable que les partisans d’une émancipation générale et de l’abolition de l’inégalité sociale soient incapables de tenir un discours sensé sur cette question de la délinquance. C’est d’abord le reflet de l’absence de tout mouvement social profond visant à abolir les conditions existantes. Le reflux qui dure depuis trente ans, qui s’est transformé en régression puis en débâcle sociale, ne permet pas d’échappatoire facile. Il n’a pas de précédent historique dans l’époque inaugurée il y a plus de deux siècles par la révolution de 1789. Seule une analyse prioritaire de la nature qualitativement nouvelle de ce reflux immense, qui a franchi un seuil de rupture de la continuité historique, peut permettre de préserver la perspective de l’émancipation sociale.
Vouloir faire l’économie d’une telle analyse ne mène qu’à des réactions activistes dépourvues de base solide et génératrice de confusions catastrophiques. Prétendre offrir des solutions simples et de bon goût sur un sujet comme celui de la délinquance et de la sécurité des personnes, mène à des erreurs de jugement désastreuses. On n’a en fait le choix qu’entre des issues étrangères à nos aspirations (répression plus ou moins aveugle ou laxisme laissant des millions de victimes invisibles à la merci de prédateurs sans états d’âme). Les poses tribuniciennes ont leurs exigences, mais leur logique ne sied qu’aux vocations de manipulateurs. Il est d’autant plus significatif que Benasayag soit amené à recourir à ce genre de procédés dans son billet de France-Culture, que cet idéologue n’est pas tout à fait aveugle sur l’ampleur inouïe des questions qui se posent depuis plusieurs décennies (puis- qu’il a prétendu essayer d’en tenir compte dans divers ouvrages).
L’effort d’analyse fondé sur la prise en compte de ce reflux inédit, qualitativement nouveau, est précisément au fondement de la démarche du Crépuscule du XXe siècle. Le paralogisme expliquant qu’il ne faudrait pas “démoraliser Billancourt” n’a produit que des mensonges à terme plus démoralisateurs que toute description honnête des situations.

Tant que l’on considère le “capitalisme” plus comme un “système” que comme un chaos, il faut lui attribuer des intentions, ou lui trouver des marionettistes. En revanche, dès lors que l’on ne fait pas cet honneur au monde existant de le considérer comme un “système”, l’assurance fictive de son renversement et de l’organisation automatique du nouveau monde disparaît peut-être, on gagne néanmoins en lucidité sur le présent et les possibilités historiques.

La forme marché est à bien des égards un chaos, entretenu ou non, où diverses populations peuvent tenter d’improviser une “régulation” plus ou moins barbare. La désagrégation de la partie inférieure de la société n’est pas en discontinuité avec ce chaos institutionnalisé, c’est ce qui rend la situation si difficile à saisir, si peu engageante. Ce sont les modalités du chaos qui varient et c’est là-dessus qu’il faut porter le regard.

Paris, le 2 avril 2004

PS : Dans Le Monde du 31 mars 2004, Benasayag conclut son différend avec la rédaction de France-Culture par la déclaration suivante : « Malgré la vacherie, je serai toujours reconnaissant à Laure Adler et à Nicolas Demorand de m’avoir donné cette expérience. J’oublie la vacherie et je garde la richesse de l’expérience ; mais, pour le moment, je suis fâché ». Ce sont des phrases qui dénotent bien l’appartenance à un même monde de connivence pour le moins espérée.


Un stalinoïde altermondialiste à France-culture : Michel Benasayag

Voici le texte devant servir de canevas à la chronique du 20 mars 2004, diffusé par internet. Il était présenté comme ayant causé le licenciement du chroniqueur...

A quoi servent les lois sécuritaires ?

Les textes sécuritaires votés depuis deux ans à l’initiative du gouvernement n’ont paradoxalement pas pour objet de réduire la délinquance, pas plus que la loi contre les discriminations n’aura pour effet de réduire le nombre de foulards islamiques dans les écoles. Ces lois stigmatisent au contraire des populations cibles, en les excluant socialement, comme si l’objectif était de les dresser contre la République. On aura ainsi obtenu la démonstration recherchée, selon laquelle il est décidément impossible d’intégrer dans la société française les femmes musulmanes et les jeunes des banlieues, appartenant d’ailleurs aux mêmes réserves de ces nouveaux indiens, les « arabo-musulmans ».
Tout ce passe comme si, au contraire, ces lois d’exclusion devaient maintenir la pression de la peur sur les électeurs, entretenir leur effroi pour les refuznik de la République, en attendant les barbares des banlieues au journal télévisé du soir. Le but des lois sécuritaires est d’utiliser politiquement la délinquance de rue comme trompe-l’oeil idéologique, de masquer le démantèlement de l’état social, tel qu’il résultait du programme de 1945 du Conseil National de la Résistance. Mais l’actuel gouvernement risque d’être lui-même victime de ce jeu de leurre de l’opinion publique ; car il est en train de réaliser en partie le pro- gramme du Front National (187 pages, 300 propositions), sans pour autant être certain de capter l’électorat d’extrême droite.

Séduire l’électorat d’extrême droite

Il apparaît que sur les 24 propositions du F.N. ,en matière de « justice et police », 11 d’entre elles ont déjà été réalisées par D. Perben et N Sarkozy :

  • « expulser les délinquants étrangers » : A cette fin, la loi immigration du 26 nov 2003 fait passer de 12 à 32 jours le délai de rétention des sans papiers pour augmenter le taux effectif d’expulsions.



  • « bannir la politisation de la magistrature » : Le projet du Garde des Sceaux de modifier le serment des magistrats en étendant l’obligation de réserve y pourvoira, ainsi que les poursuites actuelles contre des magistrats du Syndicat de la Magistrature : Hubert Dujardin (affaire Tibéri et hélicoptère dans l’Himalaya), Albert Levy (affaire des cantines du front national à Toulon) C Schouler (livre « vos papiers » sur les contrôles d’identité ) et E Alt ( déclaration contre la loi Perben 2 à l’audience).



  • « organiser une coopération étroite entre police et justice » : C’est l’idée de « chaîne pénale » qui supprime la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire ; la circulaire du 4 février 2004 du ministère de l’intérieur enjoint même aux policiers de faire des remontrances aux procureurs si leurs décisions ne leur conviennent pas.



  • « rétablir la justice de paix » : la loi du 9 septembre 2002 crée les juges de proximité, notables locaux sans indépendance statutaire.



  • « réhabiliter les peines promptes, certaines et incompressibles » : La loi Perben du 9 septembre 2002 permet de prononcer jusqu’à 20 ans de prison en comparution immédiate.



  • « réduire l’écart entre le maximum et le minimum de la peine » : La proposition de loi sur les peines plancher, soutenue par N. Sarkozy, prévoit que l’emprisonnement ferme sera automatique à la 3ème récidive ; par exemple, on ira en prison pendant 3 ans au 4ème vol de CD rom.



  • « rééchelonner la hiérarchie des peines » : la loi « criminalité organisée du 9 mars 2004 punit par exemple de 15 ans de prison le vol en série de pièces de monnaie dans les horodateurs, organisé par 3 personnes, y compris des mineurs ; un attouchement sexuel, sans violence physique, sur une adolescente, entraînera l’inscription de l’auteur pendant 20 ans sur le fichier des délinquants sexuels, après l’exécution de sa peine, et rendra très difficile sa réinsertion.



  • « sanctionner les manifestations publiques de la débauche » : la loi sécurité intérieure du 18 mars 2003 crée le délit de racolage passif.



  • « créer 13 000 nouvelles places de prison » : loi de programmation de la justice du 3 août 2002 le prévoit.



  • « resocialiser les mineurs délinquants en centres fermés et responsabiliser les parents » : la loi du 2 août 2002 crée 600 places en centres éducatifs fermés et le projet sur la prévention de la délinquance imposera des stages payants aux parents « irresponsables ».



  • « améliorer la rémunération des policiers » : des primes de rendement sont créées pour les policiers et les magistrats.



Il manque encore, dans l’application du programme du FN par le gouvernement Sarkozy, le rétablissement de la peine de mort, la suppression de l’École de la Magistrature et l’interdiction du syndicalisme dans la magistrature.

Les lois sécuritaires ont deux objectifs communs :

  • identifier et contenir les populations inutiles pour l’ordre économique, les classes non laborieuses (chômeurs, jeunes des cités, immigrés, mendiants, prostituées, nomades) étant devenues des classes dangereuses.



  • traiter pénalement les questions sociales en marginalisant l’autorité judiciaire, afin de passer du traitement artisanal actuel de la délinquance par la justice à un traitement de masse, industriel, cogéré par les autorités administratives.



Les prescriptions de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (droits de la défense, présomption d’innocence) ralentissent en effet la production de sanctions par la justice. Le projet « prévention de la délinquance » de N. Sarkozy permet à des autorités administratives de coproduire des sanctions pour les familles « à problèmes ». En amont de la justice, les maires pourront imposer des stages parentaux payants, des tutelles aux prestations sociales, des expulsions pour troubles de voisinage ; en aval de la justice, l’administration pénitentiaire devient juge de l’application des peines afin d’accélérer la gestion des flux carcéraux , en accordant elle-même des réductions de peine (loi criminalité organisée). Ce traitement pénal de masse de la délinquance a en outre l’avantage de créer des emplois dans l’industrie de la punition (surveillants pénitentiaires, vigiles...,).

Le leurre sécuritaire :

Ces lois sécuritaires ont une fonction de captation de l’opinion publique, d’occultation idéologique de la politique actuelle de liquidation de l’état social.
L’objet réel de la loi contre le foulard à l’école et des lois sécuritaires n’est pas de traiter les problèmes qu’elles dénoncent (intégrisme, délinquance, criminalité organisée...). Il faut au contraire que ces phénomènes perdurent. Il est même souhaitable que les chiffres de la délinquance contre les personnes augmentent ou soient gonflés pour tenir en haleine les électeurs apeurés ; il est nécessaire de stigmatiser les filles voilées et le danger musulman pour détourner l’attention des chiffres du chômage, des délocalisations d’entreprises, des enfants vivant en France en dessous du seuil de la pauvreté (1million 1/2), de l’augmentation des expulsions locatives et du nombre de S.D.F.

Pendant qu’on agite le chiffon rouge contre de jeunes lycéennes voilées et contre l’insécurité de nos villes (pourtant les délits de voie publique ont diminué de 21% en 2 ans à Paris), les affaires du MEDEF peuvent continuer.
L’attention des électeurs est détournée, et c’est bien là l’essentiel, de la détresse des chômeurs, de la précarisation des salariés et de la remise en cause du système des retraites et de l’assurance maladie. Le résultat certain de la loi « contre les discriminations » est qu’on exclura de plus en plus de jeunes filles des lycées, car le durcissement de convictions déjà rigides est le réflexe de tout groupe victimisé. Le résultat annoncé des lois sécuritaires est qu’on entassera encore plus de détenus dans les prisons, dont chacun sait qu’elles sont des machines à produire de la récidive.
Ainsi, selon les statistiques du ministère de la justice, 65% des personnes condamnées à de l’emprisonnement ferme retour- neront en prison, tandis que seulement 11% de ceux qui ont bénéficié d’une peine de sursis simple ou d’une libération conditionnelle récidiveront (infostats justice juillet 2003). L’emprisonnement n’a donc pas pour effet de réduire la délinquance !

Un ordre mobile.

Malgré l’inefficacité réelle de l’emprisonnement sur la délinquance, la machine pénitentiaire tourne à plein régime : Déjà presque 61 000 détenus, (c’est à dire 7% de hausse en un an !) en février 2004, et l’inflation s’amplifiera par la création de nouvelles infractions (loi Sarkozy), tandis que le nouveau jugement sur négociation de la peine avec le procureur va la faire exploser. Au lendemain des élections présidentielles d’avril 2002, une député UMP (N. Kosciusko-Morizet, le Monde du 14 nov 2002) avait plaidé pour l’avènement d’un « ordre mobile » : « Il importe avant tout que le curseur de l’action se place là où l’adhésion accompagne le signe de l’ordre ». Ordre mobile, justice en temps réel, ce sont des valeurs « modernes », empruntées à la mondialisation du marché, qui entrent dans l’univers judiciaire. Comme la circulation des marchandises, les lois doivent être fluides et flexibles, et la justice doit être immédiate. Effrayant aveu d’un projet de société pénalisant la simple contestation de l’ordre, N Sarkozy met en place cet « ordre mobile » : Les infractions crées par la loi « sécurité intérieure » du 18 mars 2003 ne résultent plus d’un préjudice matériel et concret causé à quelqu’un ; elles se déduisent d’un comportement, mendier, se prostituer, bavarder en groupe devant un immeuble...
L’ordre social seul est en cause dans ces nouvelles infractions qui n’occasionnent aucun préjudice à une victime particulière. La loi « criminalité organisée » du 9 mars 2004 complète le dispositif en orientant ces procédures vers « la négociation de la peine » avec le parquet. Une misérable justice, sans juges et sans audiences, pour des affaires de misère. Aux États-Unis, ce système de plea-bargaining a été déterminant dans l’émergence des villes-prisons (taux d’incarcération 7 fois supérieur à celui de la France), accompagnée par l’automaticité des peines fermes en cas de récidive.

Séparer les populations utiles des populations inutiles

Les récents textes sécuritaires s’articulent donc par une vision cohérente de l’organisation sociale, dont l’objet est de séparer les populations utiles (électeurs, salariés), des populations inutiles (chômeurs , délinquants, immigrés).
Qu’il s’agisse de la loi Perben du 9 septembre 2002 sur les « orientations de la justice », de la loi Sarkozy du 18 mars 2003 sur la « sécurité intérieure », de la loi sur l’immigration du 26 nov 2003, ou de la loi « criminalité organisée »du 9 mars 2004, toutes les lois récentes illustrent le traitement pénal des ques- tions sociales.
Car la disparition des emplois industriels, le déséquilibre des relations salariés /employeurs, laissent sans activité et sans espoir, d’immenses réservoirs de main d’œuvre, jusqu’ici utilisés dans l’essor économique. Un traitement social de ces populations en déréliction nécessiterait une autre politique de services publics, une autre distribution des richesses, que le MEDEF ne peut accepter. La seule alternative qui s’offre à l’actuel gouvernement est d’appliquer un traitement pénal de masse à ces populations désormais au chômage pour lesquelles il n’est plus possible de monter dans l’ascenseur social, et qui ne peuvent même plus prétendre à la condition ouvrière de leurs parents. La crise du libéralisme détermine cette régression conservatrice, et ces lois sécuritaires. Celles ci permettent à la fois d’alimenter la peur, l’individualisme, donc d’empêcher les mobilisations sociales, mais aussi de créer des emplois dans « l’industrie de la punition » et de la surveillance, selon l’analyse de Niels Christie.

L’industrie de la punition

L’ensemble du secteur de la sécurité publique et privée (policiers, vigiles, surveillants, gendarmes...) représente presque 400 000 emplois en France ; il est en croissance constante, puisque 14 000 policiers et gendarmes vont encore être recru- tés d’ici 2007. La 13ème édition de « MILIPOL Paris 2003 », salon entièrement dédié aux technologies de la » sécurité intérieure des états et de la lutte anticriminelle », témoigne de la prospérité de ce secteur économique qui génère de nouveaux métiers et crée des emplois autour de la biométrie (identification humaine), des caméras intelligentes, des entreprises d’intelligence économique (stratégie du risque)... Bourdieu remarquait déjà en 1993, dans « la Misère du monde », que le chiffre d’affaires de la sécurité privée représentait le tiers du budget de la police nationale (article de Rémi Lenoir, « Désordre chez les agents de l’ordre ») . C’est ainsi que dans une période où 10% de la population est au chômage, la prison a une fonction asilaire, mais aussi un rôle économique.
L’ouverture des champs pénitentiaire et judiciaire aux entreprises privées se manifestent par des modifications importantes des règles concernant les marchés publics : Les lois de programmation pour la sécurité intérieure et pour la justice prévoient des dérogations aux procédures d’appels d’offres, pour la construction des 13 000 nouvelles places de prison et des 600 places de centres fermés pour mineurs. Le montant des sommes engagées s’élevant à 1,3 milliard d’euros pour les seules prisons, tout le secteur des travaux publics va bénéficier de la politique du tout carcéral, sans compter la construction de commissariats et de la création d’une centaine d’unités de gendarmerie, d’ici 2007 (toujours selon des procédures dérogatoires au code des marchés publics). Si on se fie aux pratiques actuelles des entreprises du bâtiment, on verra bientôt le Ministère de la justice lui-même mis en examen dans des affaires de corruption.... Pour de nombreux groupes (Valeo, Vahiné, Assistance Publique des Hôpitaux de Paris...), le travail des prisonniers, payé bien en dessous du SMIC, représente un main d’œuvre flexible à souhait, sans syndicat ni risque de grève, sans que le droit du travail ne s’applique.
Les cantines des prisons assurent depuis longtemps de confortables bénéfices à la multinationale Sodexho. Les prisonniers sont rémunérés à la tâche pour assembler des matériels de perfusions ou des équipements de voitures, tandis que des entreprises se partagent les profits du renouvellement des armes des policiers (300 000 armes de poing pour 90 millions d’euros ), des bracelets électroniques (Elmotech), des flash-balls....
La vidéo surveillance des rues ou des parkings concerne 388 communes en France, avec un budget d’environ 100 000 euros par commune ; ce marché va se développer considérablement car le projet de loi Sarkozy sur la « prévention de la délinquance » accorde des réductions d’impôts en cas d’installation de caméras dans les immeubles collectifs !
Tandis que certains font des affaires grâce à l’expansion du marché du sécuritaire en profitant de l’idéologie de la tolérance zéro, des pans entiers de la population sont relégués soit dans une infra-société, sans services publics et sans égalité des droits, survivants du RMI et du travail précaire, soit dans les prisons, qui sont plus que jamais, comme l’a démontré Loïc Wacquant, celles de la misère. ___ Aujourd’hui, dans les prisons françaises, il n’y a jamais eu autant de détenus depuis la fin de la guerre...


[1Ce texte exprime jusqu’à la caricature tous les défauts caractéristiques des stalinoïdes, mais en retracer une critique détaillée serait faire sans doute beaucoup d’honneur à cet ancien pro-chinois qui se présente depuis comme un héritier philosophique des indigents Deleuze et Guattari.


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