La mondialisation bouleverse les sociétés. Elle s’accompagne de changements techno-économiques majeurs que l’on assimile souvent à la modernité tout court. Elle se traduit au niveau global par l’accélération de la production et des échanges, la réduction des distances, l’emprise croissante des systèmes experts (automatismes, logiciels), le désencastrement du temps et de l’espace (le téléphone cellulaire et l’Internet multiplient les interactions en dehors du face-à-face). Des règles impersonnelles et une justice procédurale tendent à remplacer les anciennes allégeances et la coutume. Le destin social des individus est moins immédiatement lié à leur origine que par le passé. Mais les rythmes de ces changements divergent. Et ces divergences créent dans chaque société des chocs d’une telle intensité qu’ils suscitent des contre-réactions puissantes.
Certains observateurs affirment que cette modernisation s’engage sur un chemin unique, que les résistances sont des exceptions ou de simples retards (Emmanuel Todd, Philippe Fargues). D’autres, considérant l’opposition entre modernité et tradition comme contestable et ethnocentrique, ne veulent pas voir l’unité des changements et récusent l’idée même de modernité (Achille Mbembe, Jean-Loup Amselle pour l’Afrique, Partha Chatterjee en Inde, Gilberto Velho au Brésil). Pourtant, si la modernité japonaise diffère de l’américaine et de l’européenne, on peut admettre, je crois, l’existence d’une accélération globale de la modernisation tout en reconnaissant la pluralité des voies et des rythmes qui y conduisent.
Cette modernisation techno-économique rapide est marquée, dans les pays occidentaux aussi bien que dans les pays émergents, par un découplage entre : 1) l’intégration des marchés, 2) l’unification politique et institutionnelle, 3) l’évolution des briques de base de la société : famille, communautés et religion. L’articulation des transformations techno-économiques, culturelles et politiques est toujours difficile, mais singulièrement dans la période actuelle.
En Europe, cette modernisation ne s’est accompagnée ni de l’érosion de l’État-nation ni d’une intégration des nations dans une véritable entité politique. De nouveaux États ont émergé de l’ancienne Union soviétique (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, républiques baltes). Malgré l’élargissement de l’Union européenne (UE), la fragmentation est allée croissante entre les États membres et en leur sein. La République tchèque et la République slovaque se sont séparées, plusieurs États ont émergé des décombres de l’ex-Yougoslavie. La Belgique est sur le point de se dédoubler et les tendances irrédentistes sont puissantes au Royaume-Uni (Écosse et pays de Galles), en Espagne (Catalogne, Pays basque), en Italie (Piémont), en Autriche (Tyrol, Carinthie), en Roumanie (Transylvanie). Le seul contre-exemple significatif est l’Allemagne. La dynamique d’unification des nations engagée aux XIXe et XXe siècles, intégrant des groupes différents au sein d’ensembles plus vastes politiquement articulés, s’est – provisoirement ? – arrêtée. L’état de l’UE, qui peine à constituer une réalité politique, est un bon indice de cet enlisement institutionnel depuis les années 1990. Les États membres renâclent à abandonner leurs prérogatives et recherchent une meilleure protection de leurs intérêts étroitement compris.
Parallèlement à cette fragmentation politique, on observe une élévation des inégalités au Nord. En 1830, les métropoles des empires coloniaux étaient très clivées : les classes étaient nettement marquées, les ouvriers et paysans se distinguaient et s’opposaient radicalement aux bourgeois. De 1830 à 1960, une part croissante des inégalités de ressources dans le monde était venue d’une inégalité entre les pays. Et, au moins dans les pays riches, on avait assisté à une diminution des inégalités internes. Ainsi, l’écart de revenu par tête entre l’Afrique et l’Europe était de 1 à 3 en 1830, contre 1 à 14 en 1960. Les inégalités dans le monde séparent alors essentiellement les pays riches et les pays pauvres. Depuis 1960, les inégalités au sein des pays riches tendent à augmenter, légèrement en Europe continentale, plus sensiblement dans le monde anglo-saxon. Parallèlement, dans les grands pays émergents — Brésil, Chine, Inde, Russie —, les inégalités se sont élevées mais simultanément l’écart de richesse avec les pays les plus développés s’est réduit. Aujourd’hui, les pays les plus développés sont plus inégalitaires et disposent surtout d’un moindre avantage relatif sur les autres, l’Afrique exceptée. Au Nord, la globalisation érode singulièrement les positions des classes populaires autochtones : ce sont elles qui sont les plus menacées par cette formidable redistribution des cartes à l’échelle de la planète. Dans les pays européens, elles ont longtemps bénéficié des États-providence les plus généreux. Le système d’assurances sociales, après la Seconde Guerre mondiale, a contribué à former des sociétés plus égales, constituant des ensembles unifiés par une histoire commune et définis par une assez forte similitude de conditions de vie. Si la demande de main-d’œuvre faiblement qualifiée s’est réduite au milieu des années 1970, entraînant l’interruption de l’immigration de travail, une immigration liée à la différence de richesse s’est poursuivie dans les années 1980 et 1990, à un rythme variable selon les pays. Les migrations vers les villes d’Europe continentale viennent alors principalement des régions rurales de l’Afrique et de la Turquie, tandis qu’un fort contingent asiatique se dirige vers le Royaume-Uni. Aujourd’hui, les couches populaires autochtones, menacées par le chômage, la précarisation de leurs statuts, la baisse de leurs revenus et de leurs retraites, manifestent une colère visant, entre autres, les migrants du Sud qui sont pris comme boucs émissaires et subissent de plein fouet, à travers les réactions xénophobes, ce backlash politique. En Europe, le choc de la globalisation s’est manifesté par la montée des politiques identitaires, la fermeture des frontières, le développement d’une idéologie sécuritaire. On a assisté au cours des dernières décennies à une élévation de la xénophobie et à un développement des mouvements populistes d’extrême droite. La ségrégation des quartiers s’est accrue en même temps que se développaient une polarisation des mœurs et un affaiblissement de la mixité dans les lieux publics.
Dans leur ensemble, les sociétés occidentales ont vu s’amorcer au cours des trois dernières décennies un reflux de la liberté mettant un point d’arrêt au mouvement de sécularisation. Cette involution morale en Occident est entrée en résonance avec le tournant conservateur et la re-traditionalisation des mœurs dans les pays que Sophie Bessis [1] appelle l’arc arabo-musulman et, par extension, dans les pays d’origine des migrants – Afrique, Asie centrale. Le retour de bâton politique et moral dans beaucoup de pays d’Orient a touché les formes familiales, les relations entre les sexes, les usages de l’espace public, atteignant l’ensemble de la sphère pré-politique pour paraphraser Hannah Arendt.
En Europe, rétrécissant la sphère publique, altérant les canaux et les institutions censés socialiser les nouveaux venus, ce retour de bâton stimule des conflits qui ont d’autres causes, également déterminantes. Les émeutes urbaines, la délinquance, les suicides, la séparation des sexes se diffusent dans de nombreux quartiers situés à la périphérie des grandes villes. Ces phénomènes qui impliquent spécifiquement les jeunes sont, selon moi, les symptômes d’une nouvelle question sociale qui n’a pas été envisagée dans toutes ses dimensions. Face aux dérives de la jeunesse, on a souvent insisté en France, à juste titre, sur les effets du chômage et de la réduction de la proportion des hommes actifs dans les quartiers sensibles. Là sont en effet réunies des conditions économiques et sociales comparables à celles qui ont conduit aux dérives connues dans les ghettos urbains d’Amérique du Nord : le chômage massif et sélectif s’est territorialisé et ethnicisé, les taux d’activité ont diminué, la dépendance de la population aux transferts sociaux s’est élevée. Depuis trente ans, cette situation n’a pas été fondamentalement modifiée.
Pour s’expliquer les dérives persistantes des quartiers, au-delà de la prise en compte – plus fréquente à gauche qu’à droite – des conditions économiques et sociales, deux types d’interprétation complémentaires ont été avancés en France. La première prétend que ces zones seraient le théâtre d’une désorganisation des familles et d’une altération des solidarités, alimentées par des politiques d’assistance sociale trop généreuses : une crise de l’autorité paternelle, un laxisme éducatif, un manque d’intérêt pour l’ école y seraient courants. Plus ou moins ouvertement, on suggère que les transferts sociaux apportant un soutien aux mères isolées et des revenus de substitution aux ménages les plus démunis favorisent une perte d’exigence et un affaiblissement des valeurs du travail. On insinue, voire on affirme qu’ils contribuent à produire des parents qui n’exercent plus leur rôle d’adultes sur les enfants.
La seconde interprétation stigmatise le repli sur soi des migrants venus notamment d’ Afrique et de Turquie. Elle met en avant le danger de dérives communautaristes où elle voit les ferments d’une contestation du droit commun et des valeurs républicaines [2]. Ces quartiers seraient peu à peu gagnés par des mœurs et des traditions venues d’ ailleurs et jugées incompatibles avec les principes fondamentaux des sociétés occidentales. S’ exprimerait ainsi, aux yeux des autochtones, un intolérable refus d’intégration : les populations immigrées ou issues de l’immigration seraient, au fond, coupables de ne pas « s’arracher » à leurs cultures d’origine, de souscrire aux injonctions supposées de coutumes et de pratiques radicalement contraires aux normes élémentaires de la société d’ accueil.
Ces deux interprétations cohabitent parfois dans les mêmes discours alors qu’elles sont à bien des égards antinomiques : dissolution des mœurs et de l’autorité traditionnelle d’un côté, retour de la tradition et de certaines formes d’ autoritarisme patriarcal de l’ autre ; pas assez de valeurs dans le premier cas, trop (et surtout pas les bonnes...) dans le second ; pathologies d’une modernité rétive à imposer une autorité structurante sur les plus jeunes ici, refus de plus en plus catégorique de la modernité là. Quoi de commun, au final, entre la thèse d’un déclin moral et celle d’une radicalisation culturelle ?
À rebours de la première interprétation, ma conviction est que les dérives des quartiers d’immigration ont des ressorts qui, au-delà des difficultés socio-économiques, puisent dans un excès d’autorité ainsi que dans un déficit d’autonomie des femmes et des adolescents. Dans les quartiers, ce n’est pas tant un délitement du lien social entretenu par un phénomène de « désaffiliation » qui fait problème, qu’une forme de « suraffiliation » des individus à des liens locaux et à diverses formes d’emprises familiales. Qu’on le veuille ou non, ces difficultés ont aussi à voir avec des questions culturelles.
Est-ce à dire qu’il faudrait embrasser la seconde interprétation ? Je ne le pense pas non plus. La thèse du retour à la tradition s’avère également défaillante, car elle tend à essentialiser la culture d’origine : conçue comme un monolithe de représentations et de croyances en exil, celle-ci se voit alors doter de traits et d’orientations invariables qui dicteraient aux individus leurs conduites et leurs choix et les rendraient inaccessibles au pacte républicain. Or, s’il y a bel et bien aujourd’hui, dans les quartiers d’immigration, un problème culturel, celui-ci résulte moins d’un irrédentisme des cultures d’origine que des normes et des valeurs nées de leur confrontation avec les sociétés d’accueil. Ce sont les conditions de l’expérience migratoire, cette rencontre complexe et souvent douloureuse, tissée de conflits et de frustrations, qui engendrent une grande partie des difficultés.
Pour comprendre la nouvelle conflictualité sociale, qui implique non seulement les quartiers pauvres et immigrés mais aussi les autres segments de la société, il faut s’intéresser de près aux courants migratoires, aux cultures, aux structures familiales. Ce sont précisément les pays d’Afrique, appauvris dans les décennies 1980-1990, qui ont nourri les migrations vers l’Europe et notamment vers la France. La ségrégation urbaine joue également un rôle majeur. Le reflux de l’idéal de solidarité et de la capacité d’intégration politique a ouvert une période de tensions, qui a fait ressurgir une question urbaine qu’on avait soigneusement enfouie. En prenant pour référence les ghettos nord-américains, auxquels nos cités HLM ne se comparent ni par la taille ni par le degré de ségrégation, on a longtemps cherché à récuser, en même temps que la qualification de ghetto, l’existence de processus d’ethnicisation qui ne touchent certes qu’une fraction limitée des quartiers de nos villes. La prise de distance avec les migrants a des conséquences négatives en termes de réussite scolaire mais elle crée aussi le sentiment d’une citoyenneté de second ordre. Les émeutes urbaines et les déviances ont donc surtout mobilisé les enfants des grandes familles isolées par la ségrégation urbaine. Et, à l’ intérieur de cet ensemble, elles ont d’ abord impliqué des adolescents masculins qui cumulent plus de difficultés scolaires que les filles. Ces réalités sont l’expression d’arrangements familiaux et de rapports entre les sexes qui tranchent radicalement avec l’évolution des mœurs en Europe amorcée, du nord au sud, au lendemain de la guerre.
Faute de tenir compte de ces questions, les pouvoirs publics apportent des réponses à la fois globales et craintives. Obligés de donner des gages à une opinion publique inquiète, ils oscillent entre l’affirmation d’une indifférence de principe à la confession, à la couleur de la peau et à la culture d’origine, et des actions ostentatoires pour refouler les « nouveaux barbares » venus du Sud. Cette occultation a été largement partagée en France par la droite et la gauche. On n’envisage pas de lire les phénomènes sociaux en référence à l’origine culturelle. On ne le peut pas, ajoutera-t-on, la statistique publique rechignant à tenir compte de ces paramètres. Or cet obstacle à son tour est un produit de notre histoire : sans y prendre garde, on a étendu un principe – tout ce qui relève des choix subjectifs ne saurait apparaître dans les statistiques publiques – à l’ensemble de ses conséquences objectives, comme, par exemple, le fait de donner une éducation confessionnelle à ses enfants. On a ainsi glissé du respect des consciences individuelles et des préférences privées à la dissimulation des faits sociaux. Des éléments aussi déterminants que la langue maternelle, la confession dans laquelle on a été élevé, le lieu de naissance des ascendants n’existent pas ou bien ont été éliminés des données publiques [3]. De fait, les aspects objectifs essentiels qui situent un individu dans une culture, qui façonnent sa socialisation et une partie de son rapport au monde, sont délibérément ignorés. Nous sommes condamnés à faire la sociologie de la nation telle qu’elle voudrait être et non telle qu’elle est. Aussi les politiques publiques qui s’attachent à traiter la question des banlieues ont-elles ceci en commun qu’elles ne disent pas à qui elles s’adressent. Les « chômeurs », les « jeunes en difficulté » n’ont d’autre identité, dans les rapports publics, que le déficit par lequel on les caractérise. Au total, la neutralité affichée est moins égalitaire et universaliste qu’aveugle aux différences et aux besoins de ces familles.
Cette occultation des différences de valeurs n’ est pas neutre : au contraire, elle renforce l’hostilité et favorise la ségrégation. Chez les classes moyennes, antiracistes en paroles, elle encourage des pratiques inavouées de contournement de l’esprit républicain dont les dérogations à la carte scolaire sont peut-être le témoignage le plus criant. Dans les classes populaires autochtones, elle entretient une xénophobie déjà alimentée par les difficultés économiques : elles ne comprennent pas cet « excès de sollicitude » envers des gens qui trichent parfois avec le système de protection sociale et ont des mœurs que beaucoup réprouvent en privé. Au total, il n’ est ni honnête ni finalement efficace de faire comme si nous portions tous les mêmes valeurs, comme si nous souscrivions tous aux mêmes principes, alors que nous avons des modes de vie distincts, des conceptions différentes des rapports entre les sexes et entre les générations, et que nous nous faisons une idée variable de l’autorité et de la liberté.
Les raisons du refus de considérer la dimension culturelle des questions sociales sont d’abord idéologiques et politiques. Ceux qui tentent de résister à ce consensus sont vite soupçonnés de complaisance à l’égard du discours raciste, d’infraction aux valeurs républicaines ou encore d’indulgence relativiste. Bref, qui parle « culture » ou « origines ethniques » s’expose à des accusations de droite comme de gauche. Du coup, cohabitent le silence gêné de ceux qui n’osent pas aborder ces sujets, et les simplifications bruyantes des briseurs de tabous professionnels qui ne craignent pas, eux, de s’emparer du terrain abandonné par les premiers.
Ce « déni des cultures » n’ est pas seulement le fait de l’opinion courante et du débat public. Il touche également la recherche académique et le monde savant. Les tropismes de la tradition sociologique hexagonale, en particulier, poussent à écarter ou à contourner ces catégories. Et, là encore, faute de reconnaître la dimension culturelle des enjeux d’une société postnationale, nous nous trompons souvent sur leur nature, leurs ressorts et les remèdes qui pourraient y être apportés.
Les conséquences de ce refus sont nombreuses.
On parle souvent de l’immigration au singulier là où il y a des itinéraires et des contextes historiques très divers. Les différences entre les personnes et les familles venues du Maghreb, d’ Afrique sahélienne, des pays qui bordent le golfe de Guinée ou de Turquie, pourtant déterminantes, sont gommées. Du coup, on cible mal les réponses. Par exemple, on reste dans une logique d’ assistance sociale tournée vers les familles défaites, abîmées par l’ alcool ou les drogues, alors même qu’ à la différence de ce qui se passe dans le « quart-monde » d’origine européenne, la plupart des familles sahéliennes ou turques ne connaissent pas ces difficultés : contrairement aux idées reçues, elles forment le plus souvent des foyers unis, ce qui ne les empêche pas de connaître des taux de délinquance et d’échec scolaire plus élevés que la moyenne. Plus largement, faute de distinguer entre ces diverses expériences, on ne voit pas que les quartiers sensibles sont aujourd’hui marqués par des problématiques propres aux migrations récentes d’ Afrique subsaharienne, posant des questions différentes de celles que soulèvent les familles d’origine maghrébine.
On laisse le champ libre à diverses formes d’essentialisation rapides de l’origine culturelle, qui favorisent le rejet populaire. On ne veut pas reconnaître qu’il existe des conflits normatifs et que la meilleure réponse à y apporter n’ est pas le déni. Prenant pour contre-référence les ghettos nord-américains, avec lesquels nos cités HLM n’ ont que peu de points communs, on récuse d’un même élan l’existence de processus d’ethnicisation, qui certes ne touchent qu’une fraction limitée des quartiers de nos villes, mais affectent beaucoup plus largement les rapports sociaux.
On nourrit une crise de confiance entre les migrants et les institutions. Faute d’avoir construit un tel rapport de confiance, on est conduit, pour décrire les dérives d’une fraction de la population jeune issue de l’immigration africaine, à utiliser une terrible langue de bois et à parler par euphémismes. Cette incapacité à dire clairement les problèmes qu’elle pose et à reconnaître les tares qui sont les nôtres se retourne en marque de mépris.
Le rejet dont ces populations sont victimes est le corollaire de notre incapacité à porter des jugements sur les mœurs qui se développent dans les quartiers. Au cours des dernières décennies, ils ont été gagnés par une involution morale. Il ne s’agit pas de l’acceptabilité des croyances mais de leur affichage. Un des aspects nouveaux de l’islam dans les quartiers est la dé-privatisation des pratiques et des marques de religiosité. Particulièrement dans un pays comme la France où le religieux a été étroitement confiné à la sphère privée et aux lieux de culte, cela constitue un bouleversement. Pour ne pas accroître le malaise, on s’interdit d’interroger les mœurs qui prévalent dans les quartiers, le processus diffus de séparation des sexes dans l’espace public, de réduction des libertés des femmes et des filles, d’abandon en pratique d’un idéal de mixité et d’égalité entre les sexes. Ce sont pourtant là les témoignages de la diffusion de mœurs néopatriarcales et d’une religiosité étroite.
Ces tensions entre les quartiers et le courant central de la société française, et cette dualisation des mœurs sont préoccupantes. Appellent-elles une réponse autoritaire, fondée sur une ignorance délibérée du fossé culturel ? Selon moi, l’action publique ne doit pas renoncer à mettre en œuvre des politiques d’intégration. Mais elle doit considérer la diversité des cultures qui cohabitent sur notre territoire comme un point de départ incontournable. L’objectif de ce livre n’est pas de susciter de nouvelles polémiques ni d’aiguiser les différends culturels, mais d’objectiver un certain nombre de faits et de mobiliser des outils d’analyse pour sortir à la foi du déni et des instrumentalisations idéologiques. Il s’agit en somme de mieux comprendre ce qui arrive à nos sociétés en reconnaissant qu’elles sont confrontées à une question culturelle dans les quartiers sensibles. Ces difficultés ne se réduisent pas aux contraintes et aux blocages qui viennent des institutions et elles ne se ramènent pas non plus à la question, au demeurant importante, de la discrimination des minorités visibles : elles plongent également leurs racines dans les fonctionnements sociaux, les configurations familiales, les tensions et les conflits qui résultent des dynamiques à l’œuvre au sein de la société civile, notamment en raison des migrations récentes. Or, considérer l’ origine culturelle et les parcours migratoires comme des déterminants importants de la situation présente, c’est bouleverser le récit habituel, aussi bien sociologique que politique, de nos difficultés.
Après quelques hésitations, j’ai adopté les termes d’origine culturelle ou ethnoculturelle pour désigner les différences qui renvoient, selon des configurations variables, à la région de naissance des parents des interviewés, à la langue parlée, aux modèles familiaux [4]... La querelle du « sémantiquement correct » bat son plein. Le mot race est une abomination. C’est en son nom que des holocaustes ont eu lieu. Son funeste destin emporte avec lui des mots comme ethnie ou ethnicité qui n’ont pas su se démarquer d’une résonance biologique, qu’ils charrient de manière d’autant plus honteuse qu’ils prétendent l’euphémiser. Dans le sillage de l’ethnie, la culture n’est pas indemne, surtout quand d’aventure elle prétend expliquer et qu’elle voisine alors avec le culturalisme. La notion d’identité, enfin, est complexe et renvoie autant au projet des migrants, au trajet engagé qu’aux dispositions dont ils héritent. Or, c’est cette dimension de l’héritage, un héritage sous inventaire, remodelé, réapproprié, dont je souhaite, comme on le fait avec le milieu socioprofessionnel, marquer la puissance. Comme le note fort justement Didier Fassin, notre embarras sémantique n’ appelle pas une rectification mais une problématisation. Il faut d’abord remarquer que les mots ne portent plus aujourd’hui le même sens qu’hier [5]. L’utilisation du mot race dans le contexte du XIXe siècle véhiculait, outre une arrogance et une volonté dominatrice, une prétention taxinomique qui ne se limitait pas à repérer des différences phénotypiques mais se voulait explication naturaliste de l’ordre social. Les Français qui, de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970, ont vécu dans un espace culturellement assez homogène, en sont restés de ce point de vue à l’armistice signé en 1958 à l’Unesco avec le texte de Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, où l’illustre ethnologue livrait une brillante réfutation des thèses racistes. Mais ils ignorent le plus souvent un autre texte, « Race et culture », dans lequel le même auteur souligne la présence dans toutes les cultures d’une bonne dose d’ethnocentrisme [6]. C’est la dialectique des deux qui nous constitue.
Pour ma part, j’emploie l’adjectif culturel pour parler des liens qu’un individu a, du fait de sa naissance et de sa socialisation, avec une ou des cultures. La culture ou l’ethnicité désigne à l’échelle individuelle à la fois un ensemble de dispositions et d’orientations morales, et une référence identitaire. Tylor mentionne « l’héritage que tout individu acquiert dans son contexte de vie » [7]. En parlant d’héritage et d’acquisition, il suggère que l’individu ne reçoit pas la culture passivement mais qu’il se l’approprie. J’essaierai d’éviter d’employer le mot ethnie en tant que substantif pour ne pas suggérer qu’il existerait un véritable groupement humain défini par une descendance commune ou des interactions effectives, ou a fortiori qu’il y aurait un invariant biologique, alors même qu’il n’est question que de délimiter des rapports humains.
Quand on distingue, dans le contexte nord-américain, les comportements des Noirs et des Blancs, on n’a pas besoin de supposer qu’il existe une race noire ni une race blanche, mais seulement de constater une ligne de démarcation qui fut et reste très forte entre ceux dont les ascendants, à quelque degré, sont noirs de peau et ceux qui ont le teint blanc. Un fait simple et sidérant oblige à le reconnaître : l’ absence d’ intermariage entre ces groupes [8]. La frontière qui sépare les Afro-Américains des Euro-Américains est absolument étanche. Ce n’est pas en refusant de la nommer qu’on y change quelque chose : la color line est une réalité [9]. À quoi s’ajoute le fait que ces Blancs et ces Noirs ont des références identitaires qui les particularisent : les Blancs sont d’origine européenne et les Noirs sont les descendants d’esclaves capturés dans leur grande majorité dans les zones de la forêt en Afrique de l’Ouest. Pour caractériser les différences ethnoculturelles, je reprends ici une distinction d’Irène Théry à propos du sexe, qui me paraît cruciale : « La distinction masculin/féminin est adverbiale, normative, relationnelle, elle définit une manière de se comporter, un rôle, et ne peut être rabattue sur le masculin et le féminin comme substances. Ce qui a un genre, ce ne sont pas les individus mais les relations sociales elles-mêmes. » [10]. À mon sens, l’utilisation de ces catégories de culture et d’ethnicité en Europe ne peut se faire sans prendre en compte au moins deux données essentielles : l’histoire des migrations et les formes de ségrégation spatiale. Les tensions qui traversent en Amérique du Nord les relations entre Noirs et Blancs renvoient à l’esclavage et aux lois d’apartheid sur le sol même des États-Unis. Les Noirs y sont des autochtones, tandis que les migrants sont, selon des temporalités variables, des Européens venus au début du XXe siècle, puis des Hispaniques. Quand, pour réfléchir aux tensions dans les quartiers d’immigration ici, on identifie les Noirs européens aux Noirs américains, on privilégie une homologie coloriste qui peut être trompeuse : les couleurs ne sont pas faites de la même manière de part et d’autre de l’Atlantique. On décalque, parfois hâtivement, me semble-t-il, les problématiques nord-américaines. La grande utilité de la comparaison des histoires et des politiques publiques est de s’attacher à définir des homologies qui ne font pas nécessairement correspondre les éléments terme à terme.
Les analyses qui vont suivre privilégient les familles venues d’Afrique noire et notamment du Sahel. Il me semble d’abord que, présentant le contraste maximal avec les normes dominantes, elles donnent à voir les problèmes d’une manière plus nette. Par ailleurs, ces migrants venus du Sahel, englobés dans l’appellation de Subsahariens, qualification en creux des Noirs d’Afrique, ont reçu beaucoup moins d’attention en France que les familles maghrébines. En outre, les problèmes posés par les quartiers dits sensibles ne sont pas les problèmes des familles africaines. Ce sont des questions de justice et d’inclusion sociale qui impliquent les familles situées dans et hors de ces quartiers, qu’elles soient africaines, autochtones ou issues d’autres régions du monde. Les difficultés et les tensions affectent l’ensemble des rapports entre les groupes sociaux en France et, bien sûr, le fonctionnement des institutions. Elles ne se résoudront pas sans que de puissantes actions publiques permettent à une fraction croissante des enfants des familles maghrébines et noires de se sentir appartenir pleinement à notre société.
En situant les faits dans leur contexte politique et moral, je me propose de parcourir les diagnostics majeurs à travers lesquels on a pensé les tensions sociales à la fin du siècle dernier. L’originalité du propos à cet égard sera de confronter ces lectures à la réalité d’un échantillon de quartiers sensibles. Les problèmes et les tensions des quartiers pauvres ont été, si l’on peut dire, interprétés successivement à travers plusieurs récits, notamment le récit du déracinement par la mobilité et la désaffiliation, et le récit de l’effondrement de l’ autorité. Ces constructions ont pour point commun de contourner les différences culturelles. J’insiste au contraire sur ce qu’une conscience des enjeux culturels nous apprend, en prenant spécifiquement pour objet les questions qui ont trait à la socialisation de la jeune génération. En raison de leur isolement et de l’absence de réponses politiques adéquates, se sont développées dans les quartiers pauvres des réactions — abstention politique, réclusion des femmes, violences — qui, loin de s’exclure, sont complémentaires. On peut comprendre dès lors que la clé d’une autre dynamique sociale et culturelle pour les quartiers pauvres et immigrés passe, non par une demande incantatoire de restauration de l’ autorité, mais par un vigoureux encouragement à l’autonomie. Sur ce chemin, doivent être mis en avant, selon moi, une extension de l’activité des femmes issues de l’immigration et un développement de leur autonomie susceptible d’endiguer les dynamiques autoritaristes mais aussi de restaurer leur autorité sur les enfants. Loin d’être utopique, cette transformation se profile dans les quartiers d’habitat social même, et demande à être encouragée. Elle appelle en particulier la mise en place d’une politique d’empowerment des femmes.
Dans les premiers chapitres (I et II), je propose un tableau récapitulatif des évolutions les plus marquantes de ces dernières décennies (développement des tensions urbaines en Europe, fermeture des frontières, manifestations de xénophobie et réactions politiques et morales liées à l’inquiétude provoquée par l’ouverture économique du monde). Dans les trois chapitres suivants (III à V), je décris les processus économiques et sociaux qui ont conduit à la formation des cités telles que nous les connaissons et les effets des changements migratoires et de la ségrégation sur les conduites des adolescents. J’envisage ce que les difficultés de réussite et les inconduites des jeunes doivent à l’héritage familial, aux coutumes véhiculées par les migrations récentes et aux conditions de vie des familles en France. J’observe ensuite (chapitres VI à VIII) que la dégradation de la situation sociale constatée ces dernières décennies dans les quartiers les plus ségrégés a interagi avec l’involution des moeurs. Je décris la synergie, à mon sens négative, sur les plans social et moral ainsi que ses conséquences à l’échelle locale de cette culture de la pauvreté, soulignant que cette sous-culture spécifique des familles originaires d’Afrique noire dans les cités diffère sensiblement de la « culture de la pauvreté » décrite à propos des ghettos nord-américains. Dans les derniers chapitres (IX à XII), j’aborde les enjeux liés aux politiques publiques, aussi bien celles qui ont été menées jusqu’ici que celles qui pourraient ou devraient l’être dans les années à venir. C’est aussi l’occasion d’examiner certains des schémas d’explication mobilisés pour rendre compte des dérives de ces quartiers, notamment à travers l’idée de « désaffiliation ». Quelles sont les conditions d’une intégration plus réussie des familles migrantes venues d’Afrique ? Quels sont les apports des politiques de la ville ? Je suggère qu’on doit distinguer entre mixité sociale et mixité culturelle. Je me demande comment des politiques sociales plus inclusives pourraient être définies à partir de l’idée de sous-culture spécifique et notamment autour de l’empowerment des femmes dans les cités. Bref, à quoi pourraient ressembler des politiques qui s’appuient sur la pluralité culturelle qui est désormais la nôtre ?
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