« Aujourd’hui, les niveaux de population dépendent des carburants fossiles et de l’agriculture industrielle. Ôtez-les du tableau et il y aurait une réduction de la population mondiale qui est bien trop horrible pour pouvoir y penser. »
Joseph Tainter [1]
« Il faut réduire doucement la masse humaine pour que chaque être retrouve sa propre dignité. [...] Aucune solution n’est viable tant qu’on n’a pas d’abord réglé la question de la démographie. »
Marguerite Yourcenar [2]
Sommes-nous trop nombreux sur terre ? Formulée ainsi, cette question n’a guère de sens. Trop nombreux pour quoi ? Sûrement pas pour menacer la richesse culturelle et la diversité de notre espèce. Ni sans doute pour qu’une majorité d’humains se sentent à l’étroit sur leur planète. En mettant en oeuvre une gestion rationnelle et équitable des ressources (eau, sols, terres arables, énergie, etc.), la terre serait probablement encore en mesure de nourrir quelque temps le milliard d’affamés actuels. Simple affaire de partage...
C’est lorsqu’on se projette dans le futur qu’on réalise que les marges d’expansion humaine commencent à se faire étroites sur la planète. Le futur n’est certes jamais écrit d’avance, mais l’intransigeance des lois physiques le noircit désormais de quelques certitudes. Résumons donc les constats des chapitres précédents.
1. D’ici la fin de ce siècle, les ressources fossiles se raréfieront peu à peu jusqu’à devenir inaccessibles à la quasi-totalité des humains (sauf chaos global qui suspendrait la raréfaction, mais aussi la civilisation, et donc l’accès de fait à ces ressources).
2. En 2100, le flux d’énergie disponible par humain s’en trouvera grosso modo divisé par 10. La plupart des gisements métalliques seront trop pauvres pour rester exploitables avec ce qui restera d’énergie [3], ne laissant plus guère comme métaux que le stock déjà en circulation. Moyennant quoi, les humains ne pourront plus compter que sur les ressources renouvelables de proximité pour se nourrir, se vêtir, se loger et se chauffer, à ne parler que des clauses les plus basiques d’une continuité de civilisation.
3. Aucun choix politique, aussi écologique, universel et avisé soit-il, ne peut faire décroître les besoins alimentaires vitaux d’un être humain, fût-il doté d’une empreinte carbone réduite à celle de Cro-Magnon.
4. Les fondements biophysiques de l’alimentation (climat, aire arable, qualité des sols et des eaux, biodiversité terrestre et marine...) se dérobent à vitesse accélérée sous nos pieds, sans la moindre perspective crédible d’une inversion de tendance.
5. Même dans l’hypothèse très improbable d’une stabilisation de ces fondements, le rapprochement des constats 2 et 3 conduit à conjecturer avec Paul Chefurka (figure ci-dessous) qu’en 2100, la planète ne pourra plus nourrir qu’un milliard d’humains environ [4]. La population se réduirait donc en moyenne de plus de 75 millions de personnes chaque année pendant 80 ans, un objectif strictement impossible à tenir par le seul contrôle des naissances, et qui implique donc une explosion des décès prématurés par famines, guerres, pandémies ou suicides [5].
6. Sur la base de l’actuelle pyramide mondiale des âges et des effets escomptés de la transition démographique, la plupart des démographes estiment que ce sont autour de neuf milliards d’humains qui sont « dans les tuyaux » démographiques à l’horizon 2050.
Tout argument rationnel qui permettrait d’invalider l’un de ces constats serait rien moins qu’enthousiasmant. Car si ce résumé est correct, la tragédie du XXIe siècle sera l’incompatibilité radicale des constats 5 et 6. D’un côté 7, 8 à 11 milliards d’humains programmés, de l’autre un seul milliard « nourrissable ». Même avec — soyons larges — une marge d’erreur du simple au double, aucun accommodement n’est donc imaginable.
Les deux pieds de l’empreinte carbone
Un rapport onusien de 2009 sur l’état de la population mondiale [6] nous apprend que dans le passé récent, la vague démographique a causé à elle seule 40 à 60 % (la moitié, en gros) de l’accroissement des émissions humaines de CO2. L’inflation du nombre a donc sur l’empreinte écologique un impact du même ordre que celle des consommations par personne.
Ce rapport précise [7] que si l’on parvenait à limiter la population à huit milliards d’humains à l’horizon 2050 (hypothèse basse de l’ONU), les émissions annuelles de carbone se verraient réduites d’un à deux milliards de tonnes par rapport au scénario démographique médian qui envisage un peu plus de neuf milliards de personnes en 2050. Le rapport ajoute que c’est autant que si toutes les nouvelles habitations de la planète étaient construites selon les meilleures normes, ou si l’on remplaçait toutes les centrales actuelles au charbon par deux millions de turbines éoliennes d’un mégawatt !
Or la plupart de nos contemporains – et beaucoup d’écologistes – récusent l’idée d’agir sur le premier des deux fauteurs d’empreinte. Ils étaient pourtant sur le même plan jadis, lorsqu’aucune consommation et aucune procréation n’étaient illégitimes au regard de l’immensité de la terre. À présent que l’humanité a envahi la totalité de l’espace disponible, pourquoi serait-il incongru d’incriminer l’un des deux paramètres ? Pourquoi la raison native du problème resterait-elle taboue ? On cherche en vain une réponse rationnelle à ces questions, à une époque où tous les marqueurs d’un effondrement de civilisation sont passés au rouge et où il est déjà très tard pour réagir. Trop tard, même, pour bien des scientifiques [8].
Alors que faire ? Persister dans le déni de réalité serait sanctionné par une ère de barbarie comme jamais notre espèce n’en a connu. Or le seul paramètre sur lequel nous ayons toute latitude pour agir efficacement et sans douleur est la natalité. Une excellente raison de tenter de la maîtriser, non pour effacer le problème - l’inertie démographique est bien trop grande - mais pour en atténuer les effets à terme.
Des deux leviers actionnables (consommation et natalité), c’est du reste le second qui est objectivement le plus facile à actionner, et de loin. Celles et ceux qui prétendent qu’il est culturellement intouchable (sacré ?) et qu’il serait plus facile et bien suffisant d’agir à la baisse sur notre impact individuel feraient bien de réfléchir à l’énormité du gain en sobriété qu’imposera la division par quatre de l’empreinte écologique du Français moyen. Très peu d’entre nous accepteront les contraintes inscrites dans ce choix, qu’elles soient admises aujourd’hui ou imposées demain. C’est surtout vrai pour les plus privilégiés, dont l’empreinte est très supérieure à quatre planètes et qui ne se sont jamais signalés par leur esprit de sacrifice...
Entendons-nous bien : il n’est pas question de s’exonérer du devoir de réduire les consommations et rejets évitables. Mais se borner à cela déboucherait exactement sur le même effet rebond [9] que la baisse des émissions de CO2 par voiture, dont les bénéfices furent largement annulés par l’augmentation de leur nombre. Alors que l’effet rebond éventuel d’une dénatalité serait un bonus en espace et en agrément de vie pour chacun...
À vrai dire, les limites ont été à ce point outrepassées que nous n’avons plus le choix. Aucune solution ne peut plus prétendre résoudre à elle seule le problème : ni le partage (qui ne saurait réduire l’empreinte moyenne), ni la sobriété (sauf énorme bouleversement des modes de vie), ni la dénatalité (efficace bien trop tard). La situation est trop grave pour nous permettre de faire l’économie d’un type de solution au prétexte qu’il en existe d’autres : même ensemble, elles risquent fort de ne pas suffire
Quand un emballement mortel ne laisse aucune marge de manoeuvre, ce sont tous les leviers disponibles qu’il faut actionner. Le nier, c’est choisir délibérément la sortie de crise par la violence. L’ironie du sort est que même dans ce cas, une dépopulation est inéluctable. À pouvoir encore choisir, mieux vaut donc l’organiser pacifiquement, en toute équité et en préliminaire à toute autre solution. Lorsqu’une baignoire déborde, personne n’irait chercher la serpillière avant d’avoir fermé le robinet...
Il existe bien entendu d’autres moyens de réduire nos effectifs. Famines, guerres et épidémies ont largement fait leurs preuves sur ce point par le passé, y compris récent. Voulons-nous leur retour ? C’est difficile à croire... Nous admettons tous volontiers qu’aucune « faucheuse » n’est préférable à une modération des naissances. Et même si nous discutons du délai, nous savons à présent que se cramponner au tabou démographique, c’est choisir de hâter et d’amplifier la régulation par la catastrophe. Et pourtant, nous nous cramponnons ! Joli cas de dissonance cognitive [10]...
Une exception dans la Nature
Il est difficile de soutenir que notre espèce passe inaperçue sur terre. En 1850, les humains et leur bétail représentaient environ 5 % de la biomasse animale terrestre. En 1950, c’était un peu plus de 10 % et vers 2013 cette part sera passée à 30 % [11] ! La question de l’issue d’une telle progression se pose donc avec une certaine acuité...
Dans le monde animal, le pullulement d’une espèce est un phénomène rare et éphémère. Les facteurs naturels limitants (nourriture, prédateurs, maladies, intoxication par les effluents...) ne manquent jamais de rétablir l’équilibre. L’évitement intervient d’ailleurs le plus souvent en amont de la crise. Chez beaucoup d’espèces, il s’est inscrit à la longue dans le patrimoine génétique. Ce n’est pas le cas chez les campagnols, qui confient la régulation de leurs cycles de pullulation aux bons soins de leurs prédateurs. Mais chez ces derniers (rapaces et carnivores), situés comme nous en sommet de pyramide alimentaire, les choix reproductifs anticipent d’instinct les conditions de l’équilibre. Quand les rongeurs pullulent, la chouette effraie effectue deux pontes dans l’année pour normaliser la situation. À l’inverse, lors des années de « campagnols maigres », elle réduit le nombre d’œufs de sa ponte unique.
Le loup limite sa reproduction au seul couple dominant de la meute pour ajuster ses effectifs aux ressources disponibles. Quand les proies se font rares, la meute reste parfois deux ou trois ans sans mises bas. A contrario, lorsqu’elle investit de vastes territoires vierges de tout congénère (c’est le cas du loup actuellement de retour en France), il arrive que plusieurs femelles de la meute accèdent simultanément au droit de perpétuer l’espèce.
Ce comportement est d’autant plus admirable que le loup a beau être un animal intelligent, il ne dispose pas de cet outil prospectif unique au monde qu’est le néocortex humain. Un outil en l’occurrence totalement déficient : l’unique espèce qui en soit armée s’avère incapable d’accepter, et même de discerner une limite à sa propre prolifération. Et ce, bien qu’elle subisse déjà les premiers effets du flirt avec cette limite. Le franchissement actuel, demain formidablement aggravé d’un effondrement énergétique, aura un coût si épouvantable que l’atténuation préventive de ce coût par révision des normes de perpétuation devient un devoir moral absolu.
Tikopia ou Pâques
Jared Diamond consacre le chapitre IX de son ouvrage Effondrement à l’histoire de l’île de Tikopia. Isolée dans le sud-ouest du Pacifique, cette île volcanique de 5 kilomètres carrés abrite depuis 3 000 ans une population humaine stable d’un millier d’habitants, qui a failli subir le sort des habitants de l’île de Pâques lorsque la phase d’expansion initiale des pionniers arrivés en pirogue a commencé à saper la biocapacité de l’île.
Mais les Tikopiens ont su prévenir l’effondrement. Aidés par un mode de vie plutôt égalitaire – les chefs coutumiers, non héréditaires, étant quasiment soumis au sort commun –, ils ont su débattre à temps de la crise et restructurer la productivité de leur île, allant jusqu’à décider d’abattre tous leurs cochons, jugés trop destructeurs pour le biotope. Ils ont surtout décidé de réguler leur propre natalité, par le mariage tardif, par l’utilisation de plantes contraceptives ou abortives, voire par l’infanticide.
À ceux qui prennent prétexte de cette pratique pour rejeter en bloc toute idée de limitation des naissances, rappelons que cette population ne connaissait pas les moyens contraceptifs sûrs dont nous pourrions disposer si nous acceptions de lever tous les obstacles actuels à leur accès.
Toujours est-il que les Tikopiens avaient compris l’alternative : c’était cela, ou subir le sort des habitants de l’île de Pâques. Ceux-ci, arrivés en pirogue vers l’an 900 sur une île de 180 kilomètres carrés très isolée dans le Pacifique Est, ont prospéré, insouciants du ratio population/ressources, jusqu’à atteindre environ 20 000 personnes (110 habitants au kilomètre carré, comme en France). Ils consacraient beaucoup de temps et d’énergie à des rituels religieux et des rivalités tribales, abattant à tour de bras les arbres de l’île pour pouvoir ériger leurs statues géantes.
Peut-être cette insouciance s’explique-t-elle aussi par le fait que leur île, 36 fois plus grande que Tikopia, ne suscitait pas cette sensation d’exiguïté qui vous fait prendre conscience des limites. Une remarque inquiétante lorsqu’on la transpose à l’échelle de la planète...
Quoi qu’il en soit, cinq siècles après leur arrivée, le sort des Pascuans était scellé. Privés de bois qui aurait permis l’exode ou la pêche en pirogue, ils ont sombré dans des luttes de survie incluant le cannibalisme. En 1722, lorsque l’île fut découverte par les Européens, elle n’avait plus le moindre arbre et comptait moins de 2 000 habitants, décrits comme « petits, maigres, effarouchés et misérables » [12].
Posé ainsi – limitation des naissances ou cannibalisme ultime –, notre choix devrait être facile. La terre est une île de l’espace, infiniment plus isolée qu’aucune île du Pacifique. Les terriens peuvent donc connaître à leur tour le sort des Pascuans, dont ils partagent au demeurant la propension aux luttes tribales de pouvoirs et aux diversions mystiques.
Car les dieux pullulent comme jamais sur notre planète ! Aux innombrables divinités du passé s’est en effet superposée une nouvelle mythologie dont les idoles sont « croissance », « développement », « expansion », ou « progrès », qui excelle à glorifier la démesure et à obscurcir la perception de réalités bassement factuelles telles que les limites. On voit ainsi foisonner des argumentations à prétention rationnelle qui, sur la seule base du prolongement des courbes actuelles, nient tout problème démographique. Hélas, elles se disqualifient totalement en occultant le déterminant le plus décisif, celui des disponibilités en énergie [13].
Pâques et Tikopia nous offrent au fond deux leçons. La première est que la stabilisation d’une population sur le très long terme est possible (3 000 ans, qui dit mieux ?), à condition de savoir discerner les vrais enjeux et d’agir [collectivement] avant le point de non-retour.
La deuxième est que le déni des limites fixées par la biocapacité se paie beaucoup trop cher pour laisser au hasard un enjeu aussi vital que la résultante globale de nos choix individuels. Ce sujet doit faire l’objet d’une gestion démocratique au long cours, intégrant l’inertie démographique. Et lorsque l’exercice d’une liberté individuelle - celle de procréer à volonté - devient menaçant pour l’avenir commun, c’est évidemment l’intérêt de l’espèce et celui de la biosphère qui doivent primer. Les habitants de l’îlot cosmique Terre doivent sortir la natalité de la sphère des choix intimes du couple, la mettre en débat et énoncer une prescription soucieuse de l’intérêt collectif durable. La différence avec les loups étant que chez nous, il n’est pas question de réserver la procréation à une élite, mais seulement (!) d’instaurer une norme sociale qui place la famille nombreuse en contre-modèle de la vertu civique.
La valeur de la vie
Dans les populations animales, le stress de la compétition pour l’espace et les ressources est une des manifestations du surpeuplement. Il peut induire des comportements intra-spécifiques violents, des mises à mort ou des suicides. La valeur de la vie de chaque individu, et donc la répugnance à tuer un congénère s’en trouvent alors amoindries. La population humaine peut-elle sérieusement s’en croire à l’abri ?
On nous dit que dénoncer la norme sociale de la famille nombreuse serait une atteinte à la valeur de la vie. Mais n’est-ce pas pure hypocrisie quand dans le même temps prolifèrent des scandales qui sont la négation même du respect de la vie ? Celui du médicament tueur Mediator illustre bien cette érosion du prix de la vie humaine dans la conscience collective. Cela fait des années que les politiques publiques font primer la santé des labos sur celle des malades et de la Sécurité sociale [14]. Le Mediator n’a été interdit qu’en 2009 grâce à l’opiniâtreté du Dr Irène Frachon, et même à l’heure qu’il est, les 500 à 2 000 morts qu’on lui impute n’ont soulevé aucune vague d’indignation en mesure d’emporter les responsables publics et privés du scandale. À croire vraiment qu’il s’agit d’un accident...
Ce pourrait être une affaire isolée et sans signification, mais elle se déroule sur fond de rognage continu des moyens publics pour sauver des vies humaines. La logique comptable triomphe dans la déconstruction méthodique du système de santé de proximité, les moyens des hôpitaux et de la médecine du travail sont en pleine déliquescence, le remboursement des frais médicaux ne cesse de reculer, cependant que le Téléthon, la Société nationale des sauveteurs en mer, les Restos du coeur et les moyens des ONG en général reposent presque entièrement sur la générosité citoyenne.
Tout aussi glaçante est la rhétorique actuelle autour du troisième âge et du concept de dépendance [15]. Elle installe insidieusement l’idée que ce pan naturel de la solidarité crée une servitude pour les actifs, que toutes ces charges qui s’accumulent, « ça commence à bien faire », et que les vieux ne sont bons qu’à être bannis dans des mouroirs. On n’est plus si loin de la coutume poignante qui prescrivait jadis aux vieux Inuits d’aller se perdre dans le blizzard lorsqu’ils se sentaient devenir une charge pour la famille...
Les appétits privés lorgnent depuis longtemps sur le gâteau de la santé, dont le dépeçage est déjà payé très cher par les plus démunis. Comme en écho sinistre, le budget militaire — dont l’objet, rappelons-le, est de rester en état de détruire des vies à grande échelle — est toujours à financement obligatoire par l’impôt. Il est vrai que le succès d’une collecte de soldats tendant leur sébile aux passants en marmonnant « à vot’ bon coeur, m’sieur-dame » risquerait d’être assez aléatoire [16]...
Rêvons, donc...
Devant cette régression vers la barbarie, on peut se demander quel serait aujourd’hui l’état du monde si la population du globe, au lieu d’avoir triplé (à peu près) depuis ma naissance en 1947 [17], avait doucement diminué au cours de ma vie. On ne le saura évidemment jamais, mais on peut supposer sans risques que la valeur affective et éthique de la vie humaine (la « dignité de chaque être humain », disait Marguerite Yourcenar) en eût été formidablement renforcée, et que bien des morts eussent ainsi été évitées.
On pense évidemment aux guerres, dont les causes profondes furent très souvent des conflits d’accès aux ressources, mais il n’y a pas qu’elles. Par simple arrêt du fractionnement de la part d’espace aujourd’hui dévolue à chaque humain, nous aurions échappé à la crise du logement, à l’explosion des coûts immobiliers et des loyers [18], à la pression foncière sur le moindre arpent de terre, au morcellement sans fin des héritages, à l’urbanisation galopante, à l’extension des bidonvilles.
Nous n’aurions pas connu les banlieues ghettos aux clapiers dévoreurs de campagne, et seul nous incomberait aujourd’hui d’entretenir et de rénover le parc de logements existants : une formidable économie d’empreinte carbone ! Les frictions de promiscuité seraient bien plus anecdotiques qu’aujourd’hui, et les sans-abri, trop rares et insolites au regard pour être assimilés à du mobilier urbain, ne mourraient pas de froid dans les rues.
Nous verrions à coup sûr moins d’espèces menacées, de tensions sur les ressources, de migrations de populations, de vulnérabilité aux pandémies et d’émissions de gaz à effet de serre. L’invasion routière, les déboisements sauvages, le pillage des océans, le mitage des territoires, la pression pastorale et agricole sur la nature ne seraient pas les calamités planétaires qu’ils sont devenus.
Les montagnes de déchets seraient moins hautes et les pollutions moins aiguës. Les concepts de réfugiés de l’environnement et de sinistrés économiques seraient anecdotiques, voire inconnus. Les forêts primaires et leurs trésors biologiques auraient encore un avenir, et les menaces sur le climat seraient, sinon absentes, du moins plus maîtrisables, plus étalées dans le temps et moins proches du seuil de non-retour.
Le quota d’énergie disponible par humain pour améliorer son sort serait potentiellement le triple de ce qu’il est aujourd’hui, facilitant ainsi sa répartition équitable, mais aussi la limitation délibérée de sa part fossile, voire le renoncement au nucléaire et à son legs empoisonné. Comment en effet justifier cette fuite en avant quand la population décroît ?
Un effort conséquent sur les renouvelables (éolien, hydroélectricité, solaire...) eût alors permis d’accroître leur ratio dans le bilan. Le pic des ressources fossiles en aurait été repoussé de plusieurs décennies, laissant aux EnR (Énergie naturelles Renouvelables) une chance de s’installer qu’elles n’ont jamais eue.
Les enfants seraient choyés partout dans le monde. Leur éducation serait une grande priorité, leur maltraitance et leur exploitation seraient minimes et l’on porterait au pinacle le patrimoine humain, qui n’aurait jamais cessé d’être ce qu’il n’est plus : le bien commun le plus précieux.
Avec une main-d’ œuvre beaucoup plus rare, le chômage ne serait pas l’abomination qu’il est aujourd’hui. L’offre en force de travail ne serait pas dépréciée par la concurrence fratricide qu’elle subit actuellement. Elle serait dès lors en bien meilleure posture pour dicter ses exigences sur le partage des plus-values du progrès, privant les élites spoliatrices de leur principal moyen de prélever leur immense dîme [19]. Une fraction bien plus grande de l’humanité aurait ainsi pu accéder au standard de vie européen.
Le plein-emploi et le sentiment général d’utilité sociale auraient formidablement renforcé la cohésion et la stabilité du corps social, fermant la porte à beaucoup d’inégalités, de frustrations, de violence, de mépris des droits de la personne, de trafics illicites, de pulsions au sud vers l’eldorado du nord et de délocalisations d’emplois à coups de chantage aux salaires et à la protection sociale. Dans un tel contexte, la plupart des ressorts du vote d’extrême droite seraient cassés dans l’immense majorité des têtes.
Certes, la population mondiale serait devenue transitoirement plus âgée, et le sempiternel ratio entre actifs et personnes à charge, tant asséné dans le débat sur le financement des retraites, se serait dégradé. Cette objection appelle plusieurs mises au point.
Faisons d’abord remarquer aux natalistes que leur propre scénario de référence (une stabilisation à 9 milliards vers 2050, récemment réévaluée par l’ONU à 10 milliards en 2100 [20]) ne permettrait pas davantage de faire l’économie d’une phase de vieillissement global, qui n’en serait que différée de quelques décennies. L’acharnement à vouloir léguer des problèmes aggravés aux générations futures a décidément la vie dure !
Ensuite, le poids accru des seniors eût été compensé dans un premier temps par le recul de celui des jeunes, dont la charge financière représente aujourd’hui le premier budget de l’État et des familles, même s’il est évident que ce budget se serait réduit à mesure que les actifs actuels auraient fait place aux générations suivantes moins nombreuses.
Mais surtout, il est une épreuve barbare qu’un reflux démographique précoce aurait pu éviter à nos descendants et qu’aucune dénatalité à venir ne peut désormais leur épargner, et surtout pas le scénario de référence. La fenêtre historique constituée par les deux-trois siècles de ponction de ressources fossiles était en effet l’occasion unique d’amortir en douceur l’inexorable [21] phase de vieillissement de notre espèce. Car seuls les formidables gains de productivité permis par cette ponction étaient en mesure de rendre indolore la chute du ratio entre actifs et personnes à charge, inhérente au vieillissement global.
Au lieu de cela, l’humanité a voulu [22] repousser ce vieillissement à l’ère de la décrue fossile, pour le plus grand malheur des actifs de demain qui, sommés de produire davantage avec beaucoup moins d’énergie, se verront submergés de responsabilités intenables vis-à-vis des non-actifs, en particulier au plan alimentaire.
Est-il besoin d’ajouter que toute tentative pour différer davantage la résolution de ce problème ne pourra qu’en amplifier les dégâts ? Au point où nous en sommes, hâter le vieillissement transitoire des populations est de loin la moins mauvaise solution, et atténuerait de façon appréciable l’ampleur de l’effondrement.
À cet inventaire des vertus de la dénatalité, vous pouvez rétorquer que la réalité étant ce qu’elle est, ces rêveries ne servent à rien. Il est vrai que nous sommes à présent sept milliards sur terre et qu’il faut faire avec, par une régulation la moins violente possible. Mais c’est précisément dans cette perspective que ces « rêveries » ont le mérite d’expliciter la réalité la plus méconnue et la plus intouchable des temps présents : le poids écrasant de la démographie sur les problèmes présents et à venir du monde. Et si vous répondez encore qu’il est imaginaire, vous êtes vraiment de mauvaise foi...
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