... le moindre écart (fût-il de langage) ...

Jean-claude Michéa
lundi 20 février 2017
par  LieuxCommuns

Extrait du livre de J.C. Michéa « Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès », Climats 2011, p.204-214, Scolie V, point [H].


Lorsque le développement logique du libéralisme atteint le point où toute expression publique d’un jugement personnel ferme et précis (et l’existence des « nouvelles technologies » – à l’image du téléphone portable – permet aujourd’hui de rendre publique n’importe quelle conversation privée ou off) commence à être perçue comme une volonté perverse de nuire à tous ceux qui sont d’un avis différent, la société entre alors dans ce que j’ai appelé la « guerre de tous contre tous par avocats interposés ». Les effets de cette guerre juridique moderne (qui, ne nous leurrons pas, n’en est encore qu’à ses débuts) apparaissent d’autant plus inquiétants que ceux qui se sont arbitrairement institués en gardiens officiels du temple libéral (mais le nom de policiers de la pensée leur conviendrait mieux) semblent à présent tenir la logique (et, avec elle, le vieux principe de contradiction) pour une fantaisie purement privée qui ne saurait, à aucun titre, peser le moindre poids dans un débat public (on reconnaît là l’une des conséquences extrêmes de cette curieuse épistémologie postmoderne pour laquelle la science elle-même ne serait, en fin de compte, qu’une simple « construction sociale » arbitraire).

De ce point de vue, la récente « affaire » Éric Zemmour est assurément emblématique. Ce journaliste (l’un des rares représentants du « néoconservatisme » à la française autorisé à officier sur la scène médiatique) [1] ayant, en effet, déclaré, lors d’un débat télévisé, que les citoyens français originaires d’Afrique noire et du Maghreb étaient massivement surreprésentés dans l’univers de la délinquance (et notamment dans celui du trafic de drogue), la police de la pensée s’est aussitôt mobilisée pour exiger sa condamnation immédiate — voire, pour les plus intégristes, sa pure et simple interdiction professionnelle (Beruf verboten, disait-on naguère en Allemagne). Je me garderai bien, ici, de me prononcer officiellement sur le bien-fondé de l’affirmation d’Éric Zemmour, et ce pour une raison dont l’évidence devrait sauter aux yeux de tous. Dans ce pays, l’absence de toute « statistique ethnique » (dont l’interdiction est paradoxalement soutenue par ces mêmes policiers de la pensée) rend, en effet, légalement impossible tout débat scientifique sur ces questions (un homme politique, un magistrat ou un sociologue qui prétendrait ainsi établir publiquement que l’affirmation de Zemmour est contraire aux faits – ou, à l’inverse, qu’elle exprime une vérité – ne pourrait le faire qu’en s’appuyant sur des documents illégaux). Il n’est pas encore interdit, toutefois, d’essayer d’envisager toute cette étrange affaire sous l’angle de la pure logique (« en écartant tous les faits », comme disait Rousseau). Considérons, en effet, les deux pro­positions majeures qui structurent ordinairement le discours de la gauche sur ce sujet.

Première proposition : « la principale cause de la délinquance est le chômage – dont la misère sociale et les désordres familiaux ne sont qu’une conséquence indirecte » (comme on le sait, c’est précisément cette proposition – censée s’appuyer sur des études sociologiques scientifiques – qui autorise l’homme de gauche à considérer tout délinquant comme une victime de la crise économique – au même titre que toutes les autres – et donc à refuser logiquement toute politique dite « sécuritaire » ou « répressive »).

Seconde proposition : « les Français originaires d’Afrique noire et du Maghreb sont -du fait de l’existence d’un ’racisme d’État’ particulièrement odieux et impitoyable [2] – les victimes privilégiées de l’exclusion scolaire et de la discrimination sur le marché du travail. C’est pourquoi ils sont infiniment plus exposés au chômage que les Français indigènes ou issus, par exemple, des différentes communautés asiatiques » [3]. (Notons, au passage, que cette dénonciation des effets du « racisme d’État » soulève à nouveau le problème des statistiques ethniques mais, par respect pour le principe de charité de Donald Davidson, je laisserai de côté cette objection.)

Si, maintenant, nous demandons à n’importe quel élève de CM2 (du moins si ses instituteurs ont su rester sourds aux oukazes pédagogiques de l’inspection libérale) de découvrir la seule conclusion logique qu’il est possible de tirer de ces deux propositions élémentaires, il est évident qu’il retrouvera spontanément l’affirmation qui a précisément valu à Zemmour d’être traîné en justice par les intégristes libéraux (« Le chômage est la principale cause de la délinquance. La communauté A est la principale victime du chômage. Donc, la communauté A est la plus exposée à sombrer dans la délinquance »). Les choses sont donc parfaitement claires. Ou bien la gauche a raison dans son analyse de la délinquance et du racisme d’État, mais nous devons alors admettre qu’Éric Zemmour n’a fait que reprendre publiquement ce qui devrait logique­ment être le point de vue de cette dernière chaque fois qu’elle doit se prononcer sur la question [4]. Ou bien on estime que Zemmour a proféré une contrevérité abominable et qu’il doit être à la fois censuré et pénalement sanctionné (« pas de liberté pour les ennemis de la liberté » – pour reprendre la formule par laquelle Saint-Just légitimait l’usage quotidien de la guillotine) [5], mais la logique voudrait cette fois (puisque ce sont justement les prémisses de « gauche » qui conduisent nécessairement à la conclusion de « droite ») que la police de la pensée exige simultanément la révocation immédiate de tous les universitaires chargés d’enseigner la sociologie politiquement correcte (ce qui reviendrait, un peu pour elle, à se tirer une balle dans le pied), ainsi que le licenciement de tous les travailleurs sociaux qui estimeraient encore que la misère sociale est la principale cause de la délinquance ou qu’il existerait un quelconque « racisme d’État » à l’endroit des Africains (au risque de décourager l’une des bases militantes privilégiées de la pensée correcte).

Le fait qu’il ne se soit trouvé à peu près personne – aussi bien dans les rangs de la gauche que dans ceux des défenseurs de droite d’Éric Zemmour – pour relever ces entorses répétées à la logique la plus élémentaire [6] en dit donc très long sur la misère intellectuelle de ces temps libéraux. On en serait presque à regretter, en somme, la glorieuse époque de Staline et de Beria où chaque policier de la pensée disposait encore d’une formation intellectuelle minimale. Dans le long voyage idéologique qui conduit de l’ancienne Tcheka aux ligues de vertu « citoyennes » qui dominent à présent la scène politico-médiatique [7], il n’est pas sûr que, du point de vue de la stricte intelligence (ou même de celui de la simple moralité) le genre humain y ait vraiment beaucoup gagné.


[1Grâce à la traque diligente entreprise par Raphaëlle Bacqué (Le Monde du 4 avril 2011), il est même désormais possible de chiffrer le nombre exact de ces néoconservateurs qui ont réussi à infiltrer sournoisement l’appareil médiatique libéral. II y aurait ainsi, sur la centaine de professionnels reconnus du « débat » médiatique (d’Alain Duhamel à Laurent Joffrin, en passant par Edwy Plenel, Claude Askolovitch ou l’inimitable Jean-Michel Apathie), pas moins de cinq représentants de la pensée « réactionnaire » (la liste complète est d’ailleurs affichée dans Le Monde). On comprend donc que certains – parmi ces valeureux défenseurs (de gauche ou de droite) de l’idéologie libérale – puissent déjà éprouver le sentiment angoissant d’être devenus politiquement minoritaires (si les chiffres stupéfiants du Monde sont exacts, ils ne représentent plus, en effet, que 95 % du personnel employé) voire, pour les plus exaltés d’entre eux, politiquement incorrects et soumis aux persécutions les plus terribles. Le fait, en revanche, que sur l’ensemble des chaînes de télévision existantes, il n’existe aucun représentant de la critique radicale du libéralisme – par exemple de la décroissance – qui soit autorisé à porter régulièrement la contradiction à tout ce joli monde, n’a jamais choqué personne (et au Monde, visiblement, moins que partout ailleurs).

[2La notion de « racisme d’État » joue un rôle désormais central dans toutes les analyses du « système Sarkozy » proposées par le Nouveau Parti anticapitaliste. Il s’agit là, à vrai dire, d’une dérive idéologique (et morale) pour le moins inquiétante, surtout quand on sait qu’Olivier Besancenot est historien de formation. Il est bien sûr possible que le jeune leader « trotskiste » n’ait encore jamais eu le temps d’ouvrir un livre consacré à l’histoire de l’apartheid sud-africain, de la politique raciale national-socialiste ou de la situation des Noirs dans le sud des États-Unis avant les années 60 (après tout, de nos jours, l’ignorance s’ enseigne aussi à l’université). Mais, dans le cas contraire, cela voudrait donc dire qu’il y a désormais – de la part de certains chefs actuels du NPA – une volonté consciente et délibérée de relativiser les horreurs du racisme réel et de faire croire aux nouvelles générations militantes – pour ne prendre qu’un exemple – que la situation et le sort des Juifs sous Hitler n’étaient pas très différents, au fond, de ceux d’un immigré clandestin dans la France d’aujourd’hui (on sait, d’ailleurs, que dans le petit monde très trouble de cette nouvelle extrême gauche, certains n’hésitent déjà même plus à employer les termes de « rafle » et de « camp, dans les deux cas) [En 1941, Orwell résumait ainsi le mode de fonctionnement psychologique des intellectuels fascinés par le totalitarisme : « Il n’y a pas beaucoup de liberté d’expression en Angleterre ; par conséquent, il n’y en a pas plus qu’en Allemagne. Être au chômage est une terrible épreuve ; par conséquent, ce n’est pas pire de connaître les chambres de torture de la Gestapo. Chacun sait que deux noires valent une blanche, et qu’avoir un demi-pain ou pas de pain du tout revient au même » (Le Lion et la Licorne, Essais, volume II, p. 137).]. On préfère donc pencher – pour l’instant encore – en faveur de la thèse de l’ignorance.

[3Je prends à dessein cet exemple parce que, dans tous les travaux que la sociologie politiquement correcte consacre habituellement aux populations « issues de l’immigration », la communauté asiatique – malgré son importance numérique et le fait qu’elle doive affronter, en raison d’une évidente distance culturelle, des problèmes d’intégration beaucoup plus importants – est, en général, la grande oubliée. Il faut dire que la prise en compte des spécificités culturelles de cette communauté (elle-même très différenciée selon les pays d’origine et les dates d’arrivée sur le sol français) conduirait à remettre en cause bon nombre d’analyses sur lesquelles repose la bonne conscience (et le plan de carrière) d’une grande partie des universitaires de gauche. Et, comme on le sait, lorsque la réalité contredit le dogme (ou dérange ses ambitions personnelles), l’intellectuel de gauche préférera toujours nier la réalité – quitte à légitimer alors le pire des racismes qui soit : celui qui conduit à refuser d’accorder à l’autre le fait même qu’il existe.

[4La police de la pensée aurait, bien sûr, une solution de secours. Elle consisterait à soutenir que même si l’affirmation de Zemmour est effectivement la conclusion logique d’un raisonnement de gauche, ses intentions réelles, en revanche, étaient manifestement de nuire à autrui (ce qui constitue, comme on le sait, la seule définition possible du crime dans le droit libéral). Le problème, c’est que si la recherche des intentions réelles (ou des logiques cachées) est tout à fait légitime dans une analyse philosophique, elle ne saurait avoir la moindre place dans l’exercice du droit qui – comme le rappelait Spinoza – ne peut prohiber que des actes ou des appels explicites à un crime précis. En s’émancipant aujourd’hui de cette vieille limite protectrice, la police de la pensée (dont l’existence est déjà indécente en elle-même) est donc inexorablement conduite à se transformer en police des intentions et des sentiments cachés. C’est, sans aucun doute, l’un des signes les plus inquiétants (et les plus « nauséabonds ») de la montée en puissance de ce qu’Orwell appelait déjà les « petites idéologies malodorantes qui rivalisent maintenant pour le contrôle de notre âme ».

[5Le combat de la gauche moderne pour abolir toutes les formes de discrimination et de « stigmatisation » exige, bien sûr, que soient simultanément discriminés et stigmatisés tous ceux qui ne se reconnaîtraient pas dans ce combat. C’est certainement sur ce point que les fondateurs historiques du libéralisme auraient été le plus surpris par les conséquences à long terme de leur propre philosophie. Un Voltaire, par exemple, mettait un point d’honneur à se mobiliser pour défendre la liberté d’expression de ses ennemis politiques (les Zemmour ou les Dieudonné de l’époque) chaque fois qu’elle se trouvait menacée. De nos jours, ce genre d’attitude lui attirerait à coup sûr les foudres de SOS Racisme, de la Licra et des autres organisations libérales (pour ne rien dire, évidemment, de nos brillants journalistes). Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de remonter aussi loin dans le temps. Qui, en 2011, pourrait croire un seul instant que ces nouveaux chasseurs de sorcières (ou ces nouveaux tartuffes) laisseraient encore un Coluche ou un Pierre Desproges s’exprimer librement ?

[6Avant 1968, les futurs enseignants de philosophie devaient obligatoirement recevoir une formation élémentaire de logique mathématique (et parmi les professeurs qui les formaient à cette discipline, certains – comme Roger Martin ou Jean Largeault – comptaient alors parmi les plus grands logiciens européens du temps). En mai 68, l’une des premières revendications des étudiants « contestataires » fut, comme on s’en doute, d’obtenir la suppression définitive de cet enseignement obligatoire au prétexte – du moins selon les plus « radicaux » d’entre eux – qu’il risquait d’imposer à la jeunesse rebelle un mode de pensée contraignant et par conséquent de nature « fasciste » (inutile de dire que l’administration gaulliste s’empressa, dès la rentrée suivante, de satisfaire une revendication aussi légitime). Il est possible, quarante ans après, que ceci explique cela [L’affaire dite des « quotas ethniques » tendrait malheureusement à confirmer cette hypothèse pessimiste. Un projet – certes inefficace et maladroit – visant à protéger la présence en équipe de France des joueurs issus de l’immigration (certains des meilleurs attaquants français, comme Moussa Sow ou Gonzalo Higuain ayant déjà opté pour des sélections étrangères) a pu ainsi être lu et présenté par la quasi-totalité du personnel médiatique comme une entreprise odieuse et « nauséabonde » destinée à chasser de cette même équipe tous ceux qui n’avaient pas la « bonne couleur de peau ». À ce niveau d’unanimité dans l’illogisme, les exigences habituelles de la désinformation (sans parler des nombreux bénéfices personnels qu’il y a toujours, dans une société libérale, à dénoncer son voisin comme « raciste ») ne peuvent pas tout expliquer. La possibilité d’un crétinisme généralisé des nouvelles élites médiatiques ne saurait être écartée.].

[7Sur la façon dont de nombreux militants des ligues « citoyennes » et « antiracistes » d’avant guerre (dont le pouvoir était évidemment beaucoup plus limité que celui de leurs héritières d’aujourd’hui) ont logiquement fini par se compromettre avec les différents pouvoirs totalitaires de l’époque, on lira Hitler ou Staline. Le Prix de la paix (Christian Jelen, Flammarion, 1988) – ouvrage qui met notamment en évidence les errements idéologiques d’une partie des cadres de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen (tous n’ont pas eu la cohérence, et le courage, d’un Victor Basch) [a] – et Un paradoxe français : antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (Simon Epstein, Albin Michel, 2008).
Quant à la psychologie profonde des chefs de ces ligues « citoyennes » (ces « eunuques dont le seul plaisir est d’en faire d’autres »), on lira avec profit le pamphlet publié en 1789 par Marie-Joseph Chénier, Dénonciation des inquisiteurs de la pensée (Mille et une nuits, 2011). Chénier y fustigeait déjà ces « contradicteurs de la liberté de publier sa pensée » qui entendaient « conserver ainsi un petit coin de tyrannie ».

[a] Rappelons que tel est le nom complet sous lequel cette organisation avait été fondée en 1898 (il s’agissait, à l’époque, de se conformer à la tradition révolutionnaire française dont la déclaration des « droits de l’homme et du citoyen » entendait ainsi maintenir l’équilibre philosophique entre les libéraux – ou Girondins – et les républicains – ou Montagnards). De nos jours, en revanche, tout semble être fait (y compris sur le site officiel de l’association) pour qu’on puisse seulement évoquer une mystérieuse « Ligue des droits de l’homme ». Cette étonnante volonté de détourner sans bruit l’héritage des fondateurs de la Ligue en éliminant toute référence officielle au républicanisme jacobin (et donc à son anticapitalisme spécifique) doit certainement avoir un sens politique.


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