Au début de son merveilleux petit livre sur George Orwell, Simon Leys fait observer, avec raison, que nous avons là un auteur qui « continue de nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin » [1]....Toutes proportions gardées, ce jugement s’applique parfaitement à l’œuvre de Christopher Lasch et plus particulièrement à La Culture du narcissisme, qui est sans doute son chef-d’œuvre. Voici, en effet, un ouvrage écrit il y a déjà plus de vingt ans [2] et qui demeure, à l’évidence, infiniment plus actuel que la quasi-totalité des essais qui ont prétendu, depuis, expliquer le monde où nous avons à vivre.
Par sa formation intellectuelle initiale (le « marxisme occidental » et, plus particulièrement, l’École de Francfort) Lasch s’est, en effet, trouvé assez vite immunisé contre ce culte du « Progrès » (ou, comme on dit maintenant, de la « modernisation ») qui constitue , de nos jours, le catéchisme résiduel des électeurs de Gauche et donc également un des principaux ressorts psychologiques qui les retient encore à cette étrange Église malgré son évidente faillite historique. Présentant, quelques années plus tard, la logique de son itinéraire philosophique, Lasch ira jusqu’à écrire que le point de départ de sa réflexion avait toujours été cette « question faussement simple : comment se fait-il que des gens sérieux continuent encore à croire au Progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée ? » [3]. Or, le simple fait d’accepter de poser cette question sacrilège ne permet pas seulement de renouer avec plusieurs aspects oubliés du socialisme origine [4]. Il contribue également à lever un certain nombre d’interdits théoriques qui, en se solidifiant avec le temps, avaient fini par rendre pratiquement inconcevable toute mise en cause un peu radicale de l’utopie capitaliste. C’est ainsi, par exemple, que la question soulevée par Lasch rend à nouveau possible l’examen critique de l’identification devenue traditionnelle — par le biais d’une forme quelconque de la théorie des « ruses de la raison » — entre le mouvement, posé comme inéluctable, qui soumet toutes les sociétés au règne de l’Économie et le processus d’émancipation effective des individus et des peuples. En d’autres termes, si l’on consent à traduire les concepts a priori de l’entendement progressiste, devant le tribunal de la Raison, si, par conséquent, on cesse de tenir pour auto-démontrée l’idée que n’importe quelle modernisation de n’importe quel aspect de la vie humaine constitue, par essence, un bienfait pour le genre humain, alors plus rien ne peut venir garantir théologiquement que le système capitaliste — sous le simple effet magique du « développement des forces productives » — serait historiquement voué à construire, « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » (Marx), la célèbre « base matérielle du socialisme », autrement dit l’ensemble des conditions techniques et morales de son propre « dépassement dialectique ». Cela signifie en clair — pour s’en tenir à quelques nuisances bien connues — que le développement d’une agriculture génétiquement modifiée, la destruction méthodique des villes et des formes d’urbanité correspondantes ou encore l’abrutissement médiatique généralisé et ses cyberprolongements, ne peuvent, de quelque façon que ce soit, être sérieusement présentés comme un préalable historique nécessaire, ou simplement favorable, à l’édification d’une société « libre, égalitaire et décente » [5]. Ce sont là, au contraire, autant d’obstacles évidents à l’émancipation des hommes, et plus ces obstacles se développeront et s’accumuleront (qu’on songe par exemple à certaines lésions probablement irréversibles de l’environnement), plus il deviendra difficile de remettre en place les conditions écologiques et culturelles indispensables à l’existence de toute société véritablement humaine. Ceci revient à dire, le capitalisme étant ce qu’il est, que le temps travaille désormais essentiellement contre les individus et les peuples, et que plus ceux-ci se contenteront d’attendre la venue d’un monde meilleur, plus le monde qu’ils recevront effectivement en héritage sera impropre à la réalisation de leurs espérances — y compris les plus modestes. Or cette idée constitue la négation même du dogme progressiste, lequel pose par définition que la Raison finit toujours par l’emporter et qu’ainsi, il est d’ores-et-déjà acquis que le XXIe siècle sera grand et l’avenir radieux. C’est pourquoi la critique de l’aliénation progressiste doit devenir le premier présupposé de toute critique sociale. Et malheureusement c’est une critique qui, jusqu’à présent, n’a guère dépassé le stade des commencements [6].
Si l’admirable clairvoyance de Lasch a un secret, il n’est par conséquent pas très difficile à découvrir. Il réside dans l’articulation originale qui a toujours sous-tendu son œuvre entre, d’une part, une imperméabilité absolue aux mythologies modernistes et de l’autre une fidélité jamais démentie au point de vue des travailleurs et des simples gens, c’est-à-dire de ceux qui, par la force des choses, ont l’habitude de déchiffrer une société en la considérant sous le seul angle approprié, à savoir de bas en haut. Le bénéfice le plus tangible d’une telle position — qui est à la fois politique et épistémologique — est de rendre aussitôt perceptible l’illusion qui confère à la Gauche moderne, dans sa dérisoire « pluralité », le peu de cohérence intellectuelle dont elle a encore besoin pour s’assurer de ce semblant d’autonomie qui est indispensable à sa survie électorale.
Cette illusion, pour ainsi dire transcendantale, c’est l’idée bien connue selon laquelle le système capitaliste représenterait par nature un ordre social conservateur, autoritaire et patriarcal, fondé sur la répression permanente du Désir et de la Séduction, répression qu’exigerait la discipline du Travail et dont la Famille, l’Église et l’Armée seraient les agents privilégiés [7]. Cette représentation est certainement très reposante pour un esprit moderne. Elle exige cependant qu’on oublie que, dès 1848, Marx avait pris la précaution d’invalider par avance une interprétation des faits aussi furieuse qu’invraisemblable. « La bourgeoisie — rappelait-il ainsi — ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux », alors que « le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence ». C’est pourquoi — ajoutait-il — au fur et à mesure que le système capitaliste progresse, « tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d’une caste s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané ». L’un des plus grands mérites théoriques de Lasch est, assurément, d’avoir toujours su prendre au sérieux cette hypothèse de Marx et d’avoir cherché à en éprouver le pouvoir éclairant sur tous les aspects de la société américaine. Naturellement, à partir du moment où l’on reconnaît que le système capitaliste porte en lui — comme la nuée l’orage — le bouleversement perpétuel des conditions existantes, un certain nombre de conséquences indésirables ou iconoclastes ne peuvent manquer de se présenter. Sous ce rapport, l’un des passages les plus dérangeants de La Culture du narcissisme demeure, de toute évidence, celui où Lasch développe l’idée que le génie spécifique de Sade — l’une des vaches sacrées de l’intelligentsia de gauche — serait d’être parvenu, « d’une manière étrange », à anticiper dès la fin du XVIIIe siècle toutes les implications morales et culturelles de l’hypothèse capitaliste, telle qu’elle avait été formulée pour la première fois par Adam Smith, il est vrai dans un tout autre esprit. « Sade — écrit ainsi Lasch — imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d’échange. Elle incorporait également et poussait jusqu’à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l’état d’anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre — un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l’agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fût. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n’a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises. »
Si nous acceptons cette analyse, il devient d’un seul coup plus facile de saisir les liens métaphysiques essentiels qui unissent, dès l’origine, bien que de façon évidemment inconsciente, les deux moments théoriques de l’idéal capitaliste : d’un côté l’exhortation prétendument « libertaire » à émanciper l’individu de tous les « tabous » historiques et culturels qui sont supposés faire obstacle à son fonctionnement comme pure « machine désirante », de l’autre, le projet libéral d’une société homogène dont le Marché auto-régulateur constituerait l’instance à la fois nécessaire et suffisante pour ordonner au profit de tous, le mouvement brownien des individus « rationnels », c’est-à-dire enfin libérés de toute autre considération philosophique que celle de leur intérêt bien compris. Ce que Lasch appelle « l’individu narcissique moderne », avec sa peur de vieillir et son immaturité si caractéristique — dont l’américain des classes moyennes n’a été que la préfiguration burlesque — n’est, en définitive, rien d’autre que l’expression psychologique et culturelle de ce compromis libéral-libertaire devenu avec le temps historiquement réalisable. Et tout l’art de Lasch est d’établir avec rigueur comment cette rencontre, à première vue surprenante, a fini par trouver dans les métamorphoses du capitalisme contemporain ses conditions pratiques de possibilité. Quand la consommation est célébrée comme une forme de culture à part entière — avec son imaginaire et ses conventions spécifiques — plus rien ne s’oppose, en effet, à ce que les deux faces métaphysiquement complémentaires du paradigme libéral — faces qui, pour des raisons historiques, avaient dû, jusqu’à présent, se développer de façon indépendante et antagoniste — se réconcilient, et même fusionnent, dans l’unité d’une sensibilité aussi cohérente que moderne. On conçoit naturellement qu’une telle analyse ait pu choquer — aux États-Unis comme en Europe — les bonnes consciences progressistes. Elle les obligeait à reconnaître que l’ingénieuse hypothèse capitaliste — la « commercial society » imaginée par Adam Smith en réponse aux problèmes politiques du temps — n’empruntait pas ses principes (Individu, Raison, Liberté) aux anciennes barbaries ou au « ténébreux Moyen âge », mais bien à l’axiomatique des Lumières, c’est-à-dire, si on y réfléchit, à la même matrice culturelle que celle dont la Gauche est issue [8].
Il n’est guère besoin de souligner l’intérêt politique majeur de l’hypothèse défendue par Lasch. Elle éclaire, par exemple, d’une lumière particulièrement cruelle le destin d’une époque qui aura vu, sans rire, le drapeau de la révolte tomber progressivement des mains de Rosa Luxembourg dans celles d’une Ségolène Royal.
La Gauche traditionnelle, en effet, malgré sa foi simpliste dans le mythe bourgeois du « Progrès », avait toujours conservé — notamment à travers le contrôle des bureaucraties syndicales et de nombreuses municipalités ouvrières — un minimum d’enracinement dans les milieux populaires et donc de compréhension envers leurs cultures et leurs sensibilités. C’est pourquoi ses programmes politiques, et parfois même ses luttes, maintenaient généralement un certain nombre d’aspects anticapitalistes, qui étaient autant de survivances tangibles des compromis historiques autrefois passés entre la Gauche et le socialisme ouvrier.
À partir des années soixante, au contraire, la convergence — rétrospectivement tout à fait logique — de différents processus « modernisateurs » — qui, sur le moment, pouvaient sembler indépendants les uns des autres — acheva rapidement de décomposer le peu d’esprit « anti-capitaliste » qui habitait encore les instances dirigeantes de l’ancienne Gauche. D’abord, le déclin accéléré des capacités de séduction de l’Empire soviétique, c’est-à-dire de la triste imitation d’État du progrès capitaliste ; ensuite, et de manière infiniment plus décisive, l’entrée de l’Europe occidentale dans l’ère du capitalisme de consommation, et donc l’installation inévitable au centre même du spectacle de cette « culture jeune » qui est chargée d’en légitimer l’imaginaire et d’assurer sans fin la circulation, sous mille emballages différents, de la même agréable pacotille ; enfin, et surtout, la destruction de la classe ouvrière elle-même, c’est-à-dire non pas, bien sûr, la disparition réelle des ouvriers (qui est, en partie, un artifice statistique) mais celle de la conscience de classe qui les unissait, disparition obtenue d’une part par la liquidation méthodique des quartiers populaires et, de l’autre, par les nouvelles formes d’organisation du travail dans l’entreprise modernisée et les techniques de management « anti-autoritaires » qui ont permis de les imposer [9]. Ce qui, en ces temps baptismaux, a été désigné comme la « nouvelle Gauche » n’est en définitive rien d’autre que l’écho politique de ces différents processus. Il faut donc également voir dans ce courant multicolore une des traductions politiques privilégiées de la montée en puissance de ces nouvelles classes moyennes — si bien décrites, à l’époque, par Georges Perec — qui, parce qu’elles sont préposées à l’encadrement technique, managérial ou « culturel » [10] des formes les plus modernes du capitalisme, sont condamnées à asseoir leur pauvre image d’elles-mêmes sur leur seule aptitude à courber l’échine devant n’importe quelle innovation, « flexibilité » humaine pathétique qui en fait la proie rêvée des psychothérapeutes et le gibier électoral de prédilection de toute gauche « citoyenne » et progressiste. C’est seulement à la faveur de cette configuration culturelle très particulière que l’occasion historique put être enfin offerte aux représentants les plus ambitieux de la nouvelle sensibilité libérale-libertaire de confisquer à leur usage exclusif les derniers instruments de lutte ou d’influence dont les classes populaires avaient encore la disposition.
Si La Culture du narcissisme apparaît comme un livre si prophétique, c’est donc, en vérité, parce qu’en décrivant avec une précision remarquable, sur la base des données empiriques déjà disponibles à l’époque, les formes d’individualisation requises par le capitalisme de consommation (cet « homme psychologique de notre temps qui est le dernier avatar de l’individualisme bourgeois »), Lasch délimitait en même temps par avance [11] le cadre psychologique et intellectuel très étroit à l’intérieur duquel devraient dorénavant se débattre les militants « pluriels » de toute gauche moderne, et d’une façon plus générale, les représentants de ces nouvelles classes moyennes dont la fausse conscience est devenue l’esprit du temps. Ainsi s’éclaire le curieux destin — qui n’est, bien sûr, paradoxal qu’en apparence — d’une gauche occidentale qui a, partout, en se modernisant, « renoncé à l’émancipation sociale et se contente d’aménager une infirmerie pour accueillir les blessés de la guerre économique » [12], quand, encore, elle ne prend pas sur elle de diriger cette guerre avec l’enthousiasme des néophytes et le zèle des parvenus. De leur côté, pour s’être laissés déposséder du peu d’autonomie politique qui leur restait, par ces bienveillants tuteurs à l’esprit si ouvert (et dont — cela va de soi — la plupart des membres avaient fait leurs classes du bon côté des barricades), les vaincus du monde moderne — c’est-à-dire, comme toujours, les travailleurs et les simples gens — finissent par se retrouver, pour des raisons symétriques, dans la même situation d’impuissance que les ouvriers du XIXe siècle, lorsqu’ils ne s’étaient pas encore dotés d’organisations politiques indépendantes. « À ce stade — écrivait Marx (qui n’imaginait pas qu’en théorisant ainsi le passé il théorisait aussi le futur) — les ouvriers forment une masse disséminée à travers le pays et atomisée par la concurrence. S’il arrive que les ouvriers se soutiennent dans une action de masse, ce n’est pas encore là le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c’est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie ; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise. « Manifeste communiste ») Telle est la raison historique principale qui fait que, depuis vingt ans, chaque victoire de la Gauche correspond obligatoirement à une défaite du Socialisme.
Parvenu à ce point, j’imagine sans peine que le type de révolution intellectuelle auquel l’œuvre de Lasch nous invite ne pourra être que très mal accueillie par le public « éclairé », c’est-à-dire par celui qui se sait, par droit divin, situé à jamais dans le camp du Bien et de la Vérité. Pour un lecteur qui est avant tout soucieux de la correction politique de ses idées (sans doute parce que, pour lui, une idée n’est pas tant un moyen de comprendre le monde que celui d’apaiser ses propres inquiétudes), il ne peut, en effet, y avoir aucun doute sur ce qui donne son sens à l’époque présente : l’affrontement titanesque entre, d’un côté, les faibles forces qu’essaient de rassembler à grand-peine les guérilleros héroïques de la modernité et, de l’autre, les hordes déferlantes et puissamment organisées de la « Réaction » et du terrible passé. Dans cette vision, à coup sûr très touchante, de l’Histoire, il va de soi que ceux qui s’obstineraient à prétendre qu’il existe toujours des classes dirigeantes (mondialisées de surcroît) et qu’elles ont bien pour premier souci de façonner une humanité nouvelle conforme à leurs intérêts égoïstes, doivent être considérés comme les victimes d’une évidente prédisposition à la paranoïa. Quant à vouloir combattre la domination de ces puissances en prenant appui sur la dignité et les vertus des classes populaires, voilà qui témoigne au mieux d’une nostalgie déplacée pour un monde « disparu », au pire d’une fascination coupable pour ce « populisme » dont les médias unanimes ont le bon goût de nous rappeler quotidiennement de quelle bête immonde son ventre est toujours fécond. En prenant le risque de rééditer La Culture du narcissisme il n’entrait pas dans nos intentions — ni, certes, dans nos possibilités — de troubler le repos intellectuel de cette partie du public. Il n’est pas impossible, malgré tout, que même parmi ces lecteurs il s’en trouve quelques uns pour reconnaître au livre de Lasch la vertu de déranger leurs habitudes intellectuelles (ce qui pour tout moderniste est normalement une qualité) et donc d’appeler, par son caractère provocant, la réfutation en règle qu’il mérite. Il faudra par conséquent que de tels lecteurs aient aussi le courage d’aller jusqu’à la question suivante. Comment se fait-il qu’un ouvrage si stimulant — et, pour cette raison, discuté dans le monde entier — ait pu être publié en France dès 1981, s’y trouver rapidement épuisé grâce à ce « bouche à oreille » qui est devenu le samizdat des régimes libéraux — cela sans que la perspicace critique officielle se soit sentie tenue de lui consacrer une seule analyse sérieuse, c’est-à-dire à la mesure des enjeux réels du livre — pour ne rien dire ici, évidemment, de la pourtant si bavarde sociologie d’État ? Il est vrai que cette manière d’opérer est, depuis assez longtemps, la marque de fabrique du paysage intellectuel français et que tout livre qui dérange réellement l’ordre établi et sa bonne conscience « citoyenne », est ordinairement condamné à paraître soit dans un silence de plomb soit sous un déluge de calomnies. Mais ceci est justement une raison supplémentaire pour que chacun s’interroge sur ce curieux état de fait et s’efforce à tout le moins d’en dégager les implications principales. Cela signifierait-il, par exemple, qu’à force de se « moderniser » les intellectuels officiels et les médiatiques en sont revenus aux mœurs d’une époque où — selon les mots de Marx — « désormais il ne s’agit plus de savoir si tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital » et où de ce fait « la recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l’apologétique » ? (Marx, Postface à la deuxième édition allemande du Capital). Si tel était le cas, la situation aurait, bien sûr, quelque chose de profondément désespérant. À moins, au contraire, qu’on y lise précisément, comme jadis Hegel, le signe irrécusable que « tout continue » et que, par conséquent, nul n’est encore en mesure de prétendre que la vieille taupe creuse ses galeries en vain. Choisir la bonne interprétation n’est peut-être, après tout, qu’une affaire de tempérament. Mais ce qui est sûr, et quoi qu’il puisse advenir, c’est que Christopher Lasch aura été de ceux qui ont le plus aidé ce sympathique mammifère à poursuivre sa tâche ingrate. Et en ces temps étranges et difficiles, je ne connais pas de meilleure manière de recommander un livre.
Commentaires