Il nous faut avant tout dresser une manière d’inventaire de l’irréparable. Ce n’est pas pour l’esprit tâche facile. Car, enfin, la renaissance d’une grande partie de l’Europe, sa reprise économique ont été prodigieuses. Bien de villes sont plus belles et plus animées qu’avant le désastre. Les marques imprimées sur les paysages par la première guerre mondiale (plateaux défoncés, champs éventrés) ont été plus profondes que les traces de 1940-1945. On peut, de nos jours, parcourir presque toute l’Europe occidentale, et même l’Union soviétique, sans découvrir d’endroits précis où replacer les événements de la seconde guerre mondiale ou les souvenirs personnels qui gisaient sous les amas de cendres de 1945. C’est comme si avait prévalu un puissant besoin d’oublier et de rebâtir, une espèce d’amnésie féconde. Il était choquant de survivre, plus encore de recommencer à prospérer entouré de la présence tangible d’un passé encore récent. Très souvent, en fait, c’est la totalité de la destruction qui a rendu possible la création d’installations industrielles entièrement modernes. Le miracle économique allemand est, par une ironie profonde, exactement proportionnel à l’étendue des ruines du Reich.
Pourtant, le paysage mécanisé et fréquemment aseptique de l’Europe contemporaine peut être trompeur. Si bruyants, si pleins d’activité économique que soient les espaces qu’elles limitent, les façades neuves manifestent un manque de vie curieux. Il n’est que de penser aux centres urbains restaurés. Sans ménager ni l’argent ni la peine, des villes entières, Altstädte, ont été reconstruites, pierre à pierre, minutieusement, pot de fleur après pot de fleur. La photographie ne relève aucune différence ; la patine des pignons est même plus riche qu’auparavant. Cependant, il est incontestable que quelque chose ne va pas. Allez donc voir Dresde ou Varsovie, plantez-vous sur une de ces places de Vérone reconstituées avec tant de grâce, et vous en aurez pleinement conscience. La reconstitution, dans toute sa perfection, a un éclat de laque. Comme si la lumière des corniches n’avait pas été rétablie, comme si l’atmosphère ne convenait pas et conservait des relents d’incendie. Cette impression n’a rien de mystique : le malaise est quasi littéral. C’est peut-être que la cohérence d’une chose ancienne est une harmonique de la durée, que la perspective d’une rue ou d’un toit qui ont eu le temps de vieillir, qu’il est possible de copier, ne saurait être recréée. Même quand, dans les meilleures conditions, on ne la distingue pas de l’original, la reproduction n’est jamais la forme vive. En dépit de son élégance, la Vieille Ville de Varsovie n’est qu’un décor, et les humains qui la parcourent ne soulèvent aucun écho. C’est l’image de ces façades restaurées dans le moindre détail, de ces ombres et de ces lumières trop bien réglées, que je garde à l’esprit tandis que je m’efforce de distinguer ce qui est perdu à jamais, même si l’objet est à portée de la main, de ce qui est vivant.
Je dois laisser de côté l’aspect génétique, et cette omission peut se révéler très préjudiciable. Il est évident que notre situation présente se ressent de pertes énormes, non seulement en ressources humaines (ceux qui maintenant penseraient et souffriraient avec nous) mais aussi en ce qu’ils représentaient d’avenir. Certaines orientations décisives ont été sans rémission éliminées de l’éventail des possibles. Mais, comme je l’ai mentionné plus tôt, la « biosociologie », et la génétique historique en sont encore à un stade trop rudimentaire, s’appuient sur des ensemble de concepts trop lâches pour permettre une évaluation sérieuse, scientifique, des atteintes portées à l’organisme de la civilisation occidentale. C’est sur la destruction de schèmes profonds que je veux m’arrêter.
Le premier d’entre eux concerne l’implantation de la civilisation avancée. La culture occidentale partait du principe, rarement discuté, que son propre héritage, la géographie de ses réminiscences, était en fait « ce qu’on avait pensé et dit de mieux ». Issue de sources judéo-grecques, dans un cadre remarquablement adapté au travail humain, au sein d’une matrice raciale dont la supériorité était obscurément tenue pour acquise, l’histoire occidentale en était arrivée à une vigueur privilégiée. Du haut de ce promontoire, l’histoire, l’organisation sociale, les créations artistiques et intellectuelles des autres races prenaient des proportions étriquées d’accidents. Non qu’on les négligeât totalement. A plusieurs reprises, la culture de l’Islam et celle de l’Extrême-Orient ont mordu sur l’âme européenne. Les chinoiseries du dix-huitième siècle, l’intérêt manifesté par certains penseurs victoriens et les tenants de l’idéalisme allemand pour « la lumière venue de l’Orient », sont à ce point de vue des épisodes caractéristiques. Mais où on chercherait en vain un sentiment d’égalité, et plus encore d’infériorité. Le mythe du bon sauvage avait intégré un dogme hiérarchique intransigeant : la sensibilité occidentale pouvait à loisir célébrer avec nostalgie les vertus des Iles, jusqu’à y voir une condamnation de ses propres erreurs ; en aucun cas, sa primauté n’était sérieusement mise en question. La nostalgie pastorale et le mea culpa tournaient autour d’un axe solide.
Rien n’ébranla cette stabilité avant les années vingt et trente. La fascination exercée par les « formes barbares » sur l’imagination plastique et musicale, fascination qui se révèle dans le jazz, le fauvisme, la danse, le théâtre du masque et du rituel, avait des origines complexes. Pourtant, on ne saurait l’isoler du cataclysme de la guerre mondiale et de la soudaine vacuité des valeurs classiques. Les masques africains qui peuplent de leurs grimaces l’art post-cubiste sont des emprunts désespérés à un désespoir d’emprunt. Et même ces injections de dynamite ne vinrent pas à bout de l’héritage occidental. Il continua de produire les pierres de touche de l’ordre et cette coulée ininterrompue d’énergie intellectuelle qui avait, sans conteste, rendu maîtres du globe Européens et Anglo-Saxons.
De nos jours, après une crise qui ne dépasse pas une génération, ce tableau semble remonter au déluge. Marchands de slogans et philosophes d’occasion tels que Susan Sontag ont voulu persuader l’Occident que l’homme blanc est la plaie de l’univers, que sa civilisation est une monstrueuse imposture ou, au mieux, le masque fourbe et cruel de l’exploitation économique et militaire. On nous annonce, sur un ton d’hystérie vengeresse, que notre culture est condamnée, et c’est alors le modèle spenglérien d’apocalypse rationnelle ; ou bien encore que, seule, une transfusion massive de la vitalité et des modes de sentir du « Tiers Monde » la ramèneront à la vie. Aux peuples du Tiers Monde « l’âme » véritable, la beauté de la peau noire et de l’amour. Ce néo-primitivisme, qui est peut-être une forme de masochisme, pousse ses racines jusqu’au coeur de la crise occidentale ; et il est bon de l’interpréter psychologiquement et sociologiquement. Je reprendrai cette question. La leçon à en tirer est claire : il ne faut pas attendre un retour spontané à la prééminence ancienne. Pour la grande majorité de ceux qui réfléchissent, en particulier pour les jeunes, l’image d’une culture occidentale incontestablement supérieure, incarnation du trésor d’énergie morale et intellectuelle du monde, est une absurdité teintée de racisme ou un anachronisme caractérisé. En Amérique surtout, et l’Amérique est aujourd’hui la source principale et le grand réservoir de véhicules de la culture, en Amérique donc, les assises solides de la géographie traditionnelle se sont effondrées. Jusqu’à quel point ce sentiment d’une perte et la culpabilité qui l’accompagne sont-ils justifiés ?
Contrairement aux fantasmes « scythiques » de fin du monde qui hantaient le dix-neuvième siècle, la barbarie ne vint pas du coeur de l’Europe. La sauvagerie adopta — sous des formes parodiques et dégradées, c’est entendu — certaines des conventions, tournures de langage et valeurs superficielles de la haute culture. Et, nous l’avons vu, dans bien des cas, la contamination fut réciproque. Minés par l’ennui [1] et l’esthétique de la violence, une partie importante de l’intelligentsia européenne et nombre d’institutions de culture, telles que les Lettres, les arts, l’université, firent à l’inhumain un accueil non dépourvu de chaleur. Rien, dans le monde tout proche de Dachau, ne venait troubler la saison de musique de chambre de Beethoven dont s’enorgueillissait Munich. Les toiles ne tombaient pas des murs quand les bourreaux parcouraient respectueusement les galeries, catalogue en main.
Il est en outre vrai (les spécialistes d’histoire économique et sociale établiront dans quelle mesure) qu’une fraction considérable du superflu, des loisirs, des échelles de valeur implicites dans la culture occidentale, reposaient sur la domination d’autres races et d’autres continents. Que le colonialisme ait comporté des éléments féconds d’échange, qu’il ait apporté des avantages indéniables, ne modifie pas radicalement ce fait. Des rapports de domination, souvent impossibles à justifier, ont stimulé la mainmise culturelle de l’Occident sur le reste du monde. Mais, afin d’en saisir les dimensions exactes, il faut ramener l’acte d’accusation sur ses lieux d’origine : au sein même de la civilisation classique et européenne, beaucoup d’œuvres marquantes, aussi bien littéraires qu’artistiques ou philosophiques, sont inséparables de l’absolutisme, de l’extrême injustice sociale, et même de l’abjecte violence dans lesquelles elles se sont développées. Toute discussion sérieuse de la « culpabilité de la civilisation » ne doit pas s’arrêter au capitalisme et à la boulimie impérialiste ; il faut prendre en considération la vraie nature des rapports entre l’art et la pensée, d’une part, et les régimes de force et de coercition de l’autre. En deux mots, ce genre de débat couvre non seulement la tutelle de l’homme blanc en Afrique ou en Inde, mais aussi, chacun à sa façon, la cour des Médicis, Racine à Versailles et l’orientation de la littérature russe contemporaine. (Dans quelle mesure le stalinisme est-il indispensable à la venue d’un Mandelstam, d’un Pasternak, d’un Soljénitsyne ?)
Quels que soient l’intensité des griefs et le degré de macération de la discussion, la suprématie occidentale pendant deux millénaires et demi n’en demeure par moins irrécusable. Sans mettre en cause le travail de Joseph Needham (dont la séduisante réorganisation de l’univers culturel et scientifique autour de la Chine et, peut-être, de l’Inde est un des hauts faits de l’intellect occidental contemporain), les foyers d’inspiration philosophique, scientifique, poétique, se sont concentrés dans la matrice raciale et géographique définie par le Bassin méditerranéen, l’Europe septentrionale et les pays anglo-saxons. Les causes d’une telle hégémonie sont manifestement multiples et il est vraisemblable qu’elles se recoupent à trop de niveaux pour qu’un seul esprit, ou une seule théorie de l’histoire, puisse les embrasser toutes. Elles peuvent aller de données climatiques et alimentaires, comme la ration de protides des Occidentaux, jusqu’au détail de l’héritage et des hasards génétiques dont nous connaissons encore si mal l’influence au regard de l’histoire. Mais c’est un truisme, ou du moins ce devrait en être un, que le monde de Platon n’est pas celui des Chamans, que la physique de Galilée et de Newton ont rendu intelligible une grande partie de la réalité qui nous entoure, que les œuvres de Mozart vont plus loin que les battements de tambour et les clochettes javanaises, si émouvants et chargés de vieux rêves qu’ils puissent être. A cela s’ajoute que l’attitude même de remords et d’auto-accusation adoptée maintenant par de larges secteurs de la conscience occidentale est un autre phénomène culturel bien spécifique. Est-il d’autres races qui se soient tournées, dans un esprit de pénitence, vers leurs anciens esclaves ? D’autres civilisations qui aient désavoué, au nom de la morale, l’éclat de leur passé ? L’examen de conscience fondé sur des impératifs éthiques est, encore une fois, un acte proprement occidental et dans la lignée de Voltaire.
L’impossibilité où nous nous trouvons aujourd’hui d’aborder ouvertement des problèmes si flagrants, de les côtoyer en dehors d’un réseau serré de culpabilités et d’élans masochistes, crée de sérieuses difficultés. Nous rabaissons le passé en essayant de maîtriser les furies du présent. Nous salissons l’héritage de grandeur qui, quelles que soient nos faiblesses personnelles, nous revient de par notre histoire, nos langues, l’armure ou, si l’on veut, le fardeau de notre peau. D’autant plus que les faux-fuyants, les mortifications, les reconstructions arbitraires du souvenir historique que la culpabilité nous impose sont généralement mensongers. Les êtres humains doués d’assez d’empathie pour se glisser véritablement dans une ethnie différente, pour adopter les catégories, les normes de conscience d’une culture non blanche ou appartenant au « Tiers Monde », sont nécessairement en nombre très restreint. Presque tous les mages et camelots occidentaux qui chantent le nouvel œcuménisme de la pénitence, qui se proclament esprits frères des âmes irritées ou vindicatives de l’Asie ou de l’Afrique, vivent un mensonge rhétorique. Ils sont, au sens le plus aigu du terme, en situation fausse [2]. Par les loyautés mal placées qu’elle suscite, une telle situation appauvrit encore nos réserves affectives et intellectuelles. Si nous voulons comprendre à quel moment, en termes politiques et sociaux, le passé classique a fait fausse route, nous devons non seulement en saluer l’inégalable fécondité, mais encore accepter la permanence aussi bien que l’incertitude des liens qui nous rattachent à lui.
En ce moment, pourtant, un tel appel est illusoire. Le centre, ce me semble, se dérobe. Rome n’est plus dans Rome.
Perdu lui aussi, à mes yeux, ou du moins irrémédiablement atteint, est l’axiome du progrès permanent, la croyance mobilisatrice que l’histoire occidentale suivrait une courbe ascendante. Il est clair que cette présomption n’était pas sans soulever des objections. J’ai signalé, précédemment, une espèce de démarche contraire du mythe, les allusions, couramment admises et mi-théologiques, mi-romantiques et pastorales, à un paradis déchu, à un âge d’or. Malgré les ressources de leur pathétique, ces Arcadies ne nuisaient guère à l’impression dominante d’essor. L’âme collective réprimait avec une vigueur inimaginable les présages de mort aussi dramatiques que ceux qu’apportaient l’étude de l’entropie et les découvertes de la thermodynamique à partir de 1820. La vision morne d’un « éternel retour », de l’histoire comme déjà-vu [3], comme mouvement circulaire, qu’on trouve chez Nietzsche et Yeats, demeurait un cauchemar excentrique. Le bon sens l’entendait autrement : bien qu’il faille s’attendre à des obstacles passagers, à des détours insupportables, à des culs-de-sac, bien que la flèche puisse paraître, à l’occasion, voler avec une lenteur inexplicable, l’histoire allait de l’avant. Socialement, intellectuellement, qu’on considère les ressources ou les perspectives d’avenir, l’homme civilisé était en marche. En vérité, la régularité de son pas l’opposait à l’inertie, à l’immobilisme figé dans le mythe du « sauvage ». Seuls les beaux-arts et la poésie semblaient, selon Marx, présenter une anomalie agaçante pour s’être, autrefois, élevés à un niveau de réussite sans doute inégalé depuis et qui jamais ne fut surpassé. En ce qui concerne les forces dominantes de l’histoire, le progrès ne relevait pas du dogme mais de la simple observation. Sur ce point, Marx et Hegel ne différaient en rien. De même que Darwin et Samuel Smiles dont l’Origine des espèces et Caractère, Conduite et Persévérance, si curieusement parallèles et fort remarqués à l’époque, furent publiés dans le courant du même mois de 1859, au zénith d’une ère sûre de son destin.
Il nous reste peu de chose de cette assurance de principe (car il s’agissait bien de cela). Le concept kierkegaardien de « l’infinité des possibles », d’une réalité offerte dans son entier à la déchirure du désastre et de l’absurde, est maintenant un lieu commun. Nous en sommes revenus à une politique de torture et d’otages. La violence, institutionnelle et individuelle, lèche les murailles de la cité, creuse, érode, comme le fait l’eau brunâtre de Venise. Notre seuil d’entendement s’est affaissé. Quand les premières rumeurs des camps de la mort parvinrent clandestinement de Pologne, on refusa de les prendre au sérieux : il ne se passait rien de tel, en Europe, au milieu du vingtième siècle. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer un acte de cruauté, un accès de répression ou de dévastation qui nous dépasse, qui ne trouve pas spontanément sa confirmation. Moralement et psychologiquement, il est effroyable de rester aussi impassible. Ce nouveau réalisme ne peut que se faire l’allié de ce que la réalité renferme de moins acceptable.
De plus, nous ne sommes pas portés à considérer l’atmosphère de démesure qui nous entoure comme un recul transitoire, une étape déplaisante à franchir au plus vite. Ceci est de première importance. Appelez ça Kulturpessimus (et ce n’est pas par hasard que le terme est allemand) ou stoïcisme moderne. L’histoire n’est plus pour nous une progression. Il est maintenant trop de centres vitaux où nous sommes trop menacés, plus offerts à l’arbitraire de la servitude et de l’extermination que ne l’ont jamais été les hommes et femmes de l’Occident civilisé depuis la fin du seizième siècle. Nous pouvons, sans exagération, dire avec Edgar dans le Roi Lear :
Et je puis connaître pis encore. Le pire n’est point tant Que nous pouvons dire : « Voici le pire. » [4]
Et pourtant, matériellement, le bond en avant est considérable et bien visible. Ce sont là les « miracles » de la technologie, de la médecine, de la science. Les êtres humains ont en beaucoup plus grand nombre qu’auparavant des chances d’atteindre l’âge d’homme, de donner le jour à des enfants normaux, de s’arracher à la routine millénaire d’une maigre subsistance. Négliger une vérité si évidente et si pleine d’espérance est la preuve d’un snobisme flagrant. « Imaginez un monde sans chloroforme », suggérait C.S. Lewis.
Mais cette vérité se joue également de nous. Et cela de deux façons, aussi éloignées l’une que l’autre du « méliorisme » rationaliste du dix-huitième siècle que des victoriens. D’une part, nous savons maintenant, alors que Adam Smith et Macaulay l’ignoraient, que le progrès matériel participe d’une dialectique de la destruction, qu’il rompt des équilibres irremplaçables entre la société et la nature. Les perfectionnements techniques, admirables en eux-mêmes, contribuent à détruire l’équilibre écologique et l’intégrité des systèmes vivants élémentaires. Le devenir historique n’est plus, pour nous, linéaire, mais en forme de spirale. Nous concevons aisément une utopie technocratique et aseptique fonctionnant en l’absence de tout contrôle humain.
Autre dérision qui naît d’un écart disproportionné. Nous n’acceptons plus l’extrapolation, implicite dans le modèle classique d’un capitalisme bienfaisant, selon laquelle le progrès est voué à rayonner sur tous les hommes à partir de quelques centres privilégiés. Un superflu éhonté au sein des sociétés avancées coexiste avec ce qui ressemble beaucoup à une famine chronique pour le reste de la terre. En réalité, l’augmentation des chances de vie et l’accroissement, grâce aux pratiques médicales modernes, de la moyenne d’âge au niveau individuel, a accéléré le cycle de la surpopulation et de la faim. Il n’est pas rare que l’on dispose des stocks alimentaires et des circuits de distribution qui permettraient de mettre fin à la famine et à la pauvreté ; la cupidité et l’ambition politique interdisent cependant toute action. Trop souvent, la technocratie moderne ne se contente pas de détruire les valeurs anciennes ou substitutives, elle se révèle incapable d’opérer autre chose qu’une mise en pratique locale, tout entière tournée vers le profit. Ce qui nous place dans une position ambiguë, pleine de réticences, par rapport au dogme du progrès et à l’incroyable bien-être matériel dont tant de nous bénéficient, en fait, dans cet Occident technologique.
Cette attitude ambivalente n’est pas sans avantages. La doctrine de la perfectibilité telle que la défendaient Rousseau et Godwin masquait mal une certaine complaisance. L’optimisme du dix-neuvième siècle sent le commun et même la fatuité. Nous nous abandonnons au cauchemar, non seulement par un réflexe de défense, comme on passe la langue sur une dent malade pour endormir la douleur, mais aussi par fidélité au « principe de réalité ». Selon la terminologie freudienne, nous avons atteint la maturité. Mais à quel prix ! Celui d’un élan spécifique, d’une métaphysique et d’une pratique du « rêve de demain » dont Das Prinzip Hoffnung, d’Ernst Bloch, est la profession de foi inspirée. Personne avant nous n’avait, il me semble, éprouvé le besoin d’accoler l’adjectif « sale » au mot « espoir » comme le fait Anouilh dans Antigone.
Il n’est pas commode d’évaluer l’étendue du mal. Aux points nodaux, notre déception est une trahison envers le passé. Il se peut que le programme grandiose de libération sociale ait été, depuis le début, une monumentale erreur ; que la vision qu’eut Marx « d’une base nouvelle de production émergeant de l’histoire » abrite, dans sa naïveté, les germes d’une future tyrannie. Il se peut que le tableau de la science libératrice, servante de la société et de l’esprit, si net chez Wordsworth et Auguste Comte, n’ait été dès le départ qu’une invention non réfléchie, source d’illusion. La noblesse de ces erreurs est pourtant aujourd’hui aussi incontestable que l’était hier leur effet mobilisateur. L’aspect le plus vrai de notre culture sentait l’utopie ontologique. C’est faire preuve de modestie et de réalisme que d’écarter le rêve millénariste, mais c’est mentir que de nier la bonne fortune de ceux qui y cédèrent. Ou encore d’oublier que notre lucidité toute neuve provient en droite ligne d’un échec lamentable des virtualités de l’homme.
D’autant plus qu’il n’est pas prouvé qu’on puisse établir un modèle de culture, un projet heuristique de perfectionnement, sans un noyau d’utopie. La question : « Pourquoi l’effort, pourquoi le labeur ? » retombe vite au niveau d’un obscur dessein de l’instinct, ou d’un a priori de l’espoir, enraciné moins dans les processus ou les tracés réels de l’histoire que dans un rêve d’élévation :
Dans l’ombre de Caucase,
Depuis des siècles, en rêvant,
Conduit par les hommes d’extase,
Le genre humain marche en avant ;
Il marche sur la terre ; il passa,
Il va dans la nuit, dans l’espace,
Dans l’infini, dans le borné,
Dans l’azur, dans l’onde irritée,
Le libérateur enchaîné ! [5]
Tous les traits émoussés de l’exaltation visionnaire y sont : les meneurs en transe, la marche en avant de l’humanité, comme en un songe, et le symbole prométhéen de la rébellion régénératrice, aussi actif chez Marx que chez Shelley. Comment saurons-nous trouver ailleurs le réconfort alors que nous ne partageons plus la confiance de Victor Hugo, alors que l’histoire n’est plus pour nous une « marche en avant » [6], ou seulement de façon diffuse, sur un mode ironique ? Une mise en accusation pessimiste de la culture est une démarche positive. La satire même, et c’est là que réside son autorité formelle, s’exerçait à partir d’un postulat implicite d’utopie, ou contre ce même postulat.
Nous ne pouvons plus invoquer cette « récompense des cieux » qui imprimait aux sociologies figées ou circulaires du Moyen Age ou de la pré-Renaissance leur déséquilibre dynamique et ambitieux. Comment renoncer à un modèle linéaire qui a explicitement orienté nos consciences dans le sens du progrès dès avant le dix-septième siècle ? Rien, si ce n’est la réalité, ne nous a préparés à l’immobilité ou au recul.
Concevoir une théorie de la culture qui puisse tenir en l’absence de tout dogme ou d’un impératif métaphorique de perfectibilité et de progrès me paraît l’une des tâches les plus difficiles qu’il nous revienne d’affronter. Le diagnostic le plus sûr est celui de Dante alors qu’il analyse la nature exacte de la prophétie aux Enfers :
Perd comprender puoi che tutta morta
fia nostra conoscenza da quel punto,
che del futuro fia chiusa la portal.
Inferno, 10. [7]
« S’il faut fermer la porte de l’avenir », c’est-à-dire abandonner l’axiome ontologique du devenir historique, « tout savoir » devient chose morte.
Le troisième axiome que nous ne pouvons plus mettre en doute sans d’extrêmes réserves est celui qui lie l’humanisme, considéré comme un programme d’éducation, un référent idéal, au comportement social de l’homme. Le problème doit être énoncé avec soin. L’idéologie de l’éducation libérale, d’un humanisme fondé sur le classicisme et intégré aux schèmes culturels du dix-neuvième siècle, est la réalisation d’aspirations bien précises du siècle des Lumières. Elle se manifeste à plusieurs niveaux : réforme de l’université, mise à jour des programmes, accroissement du savoir minimum, éducation des adultes, dissémination de la qualité à travers éditions et publications bon marché.
Ces aspirations, dans la lignée de Locke ou de Jefferson si l’on veut, étaient devenues diffuses et évidentes, ou évidentes parce que diffuses, l’universalité leur ayant ôté toute précision. Mais leur maxime centrale était claire : façonner la sensibilité et l’intellect entraîne naturellement l’individu, et par conséquent la société dans laquelle il s’insère, à adopter une conduite rationnelle et bénéfique. Qu’il revienne à l’éducation d’assurer le progrès moral et politique, tel était bien le dogme laïc : l’instruction publique, par l’entremise des lycées, bibliothèques municipales et cours du soir, se substituait aux illuminations intérieures, aux élans vers la perfection morale, jusque-là sanctionnés, pour une poignée d’élus, par la religion. C’est ainsi que la formule des Jacobins, selon laquelle l’école est le temple et le forum moral d’un peuple libre, marque la sécularisation d’un pacte utopique, d’essence théologique, entre la réalité et les ressources de l’homme. La folie, la cruauté humaine révélaient l’ignorance et l’injustice à laquelle on devait ce fait que l’héritage grandiose de la philosophie, de la science et des arts, n’avait été que le privilège d’une certaine caste. Pour Voltaire et Matthew Arnold, dont on peut dire qu’ils posèrent les jalons de cette période de foi en la culture, il existe une conformité frappante entre l’épanouissement de l’esprit individuel grâce au savoir formel et l’amélioration des composantes décisives de la vie. Tout en s’exprimant dans un langage différent et en faisant appel dans leur raisonnement à des éléments distincts, Voltaire et Matthew Arnold tenaient tous deux pour acquis le lemme fondamental selon lequel les humanités humanisent. La racine « humaine » éclate dans les deux termes, que l’étymologie unit étroitement. Mais tout cela est bien connu.
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