Voir la partie précédente : L’exigence démocratique aujourd’hui
C’est le moment de revenir sur la question de la pensée démocratique. Qu’est ce que la pensée démocratique ?
Pour reprendre une distinction esquissée dans l’introduction, elle est d’abord pensée de la démocratie, réflexion sur la démocratie. Mais démocratique, elle l’est aussi en elle-même : elle est pensée de nature démocratique. Qu’est-ce qu’une pensée qui « se comporte démocratiquement » ? C’est une pensée qui soupèse des arguments, les soutient fermement, mais est capable de les abandonner s’ils s’avèrent déficients. Une pensée qui se construit dans et par la raison et le raisonnable, et qui refuse non la force de l’argument mais bien la force tout court. Une pensée d’individus libres visant le dialogue avec les pensées d’autres individus libres. Elle est sans doute autre chose encore, mais compte tenu de ces pistes quelques fortes présomptions peuvent déjà être avancées : cette pensée proprement démocratique existe ; elle est née, comme forme de pensée, en relation avec certaines formes spécifiques d’être et d’agir individuellement et collectivement ; elle est probablement née comme projet humain, et en tout cas elle est pour nous un projet d’être et d’agir toujours à reprendre. On saisit mieux dès lors la nécessité d’élucider le lien profond et l’implication réciproque entre la démocratie (les idées et réalités qu’elle recouvre) et la pensée démocratique.
Cela posé, revenons à la pensée de la démocratie. Quel est son statut ? et quel rôle joue-t-elle objectivement ? Elle se caractérise avant tout par une posture spécifique. Dans son auto-positionnement à l’égard des choses politiques, la pensée démocratique combine explicitement un retrait et une implication. Cette combinaison, elle l’opère d’abord par la décision d’assumer un retrait méthodologique (car la distance est nécessaire à l’objectivation et à la saisie raisonnée des choses) sur fond d’une implication « naturellement sociale » en un lieu et un temps (car il est dans la nature de tout penseur d’être également un Homme inséré dans une société et du même coup dans un contexte politique). Mais à s’en tenir là on manquerait l’essentiel. Car ce qui la caractérise par dessus tout, c’est la combinaison explicite d’un retrait méthodologique et d’une implication « politiquement sociale » dans la société politique (et virtuellement, dans l’Humanité) où elle se déploie. Pour ramasser le tout en une formule : la pensée démocratique est réflexion sur la démocratie du point de vue et en faveur de la démocratie. Du coup, il ne saurait être question de « science ». La pensée démocratique est réflexion et discours rationnels et argumentés. Elle est rigoureuse (du moins y prétend-elle) dans ses descriptions, ses analyses et son travail en général. Mais elle est réflexion et discours orientés politiquement, en l’occurrence orientés politiquement à la démocratie. Là réside la spécificité de sa posture. Elle est fondamentalement œuvre de connaissance, mais elle est aussi, et indissociablement, prise de position éthique-politique [1]. C’est à partir de là qu’il faut envisager son rôle. En bref, elle ambitionne d’éclairer et accompagner l’agir politique des Hommes visant la démocratie. Ce qui signifie préparer les voies à cet agir et le soutenir, et certainement pas le commander. Qu’elle y parvienne toujours ou même seulement parfois, rien de moins assuré, mais en tout cas elle s’y emploie. Un rappel s’impose ici : la pensée politique démocratique, quoiqu’elle oeuvre sur le plan théorique, n’est pas essentiellement « théorie ». Elle n’est pas contemplation de vérités qui une fois saisies sont à appliquer dans le monde sociohistorique. Ainsi réfute-t-elle l’idée selon laquelle le problème politique de la démocratie serait à résoudre dans la pratique par l’application, de nature finalement technique, de vérités déduites théoriquement. Elle se distingue par là à la fois des conceptions théoricistes et des attitudes technicistes face aux choses politiques (lesquelles sont liées à un niveau profond).
On aura sans doute noté que je parle ici de pensée politique de la démocratie et non de politologie ou de sociologie politique. C’est qu’en effet il s’agit bien d’autre chose. Se démarquant des disciplines instituées, cette pensée politique se définit dans les termes d’une approche transdisciplinaire qui met à contribution la philosophie, la sociologie et l’histoire. Elle subordonne toute une série de points de vue cognitifs ainsi que les domaines d’objets réels qu’ils s’attribuent à une perspective plus vaste. Car la pensée de la démocratie, comme du reste de toute forme d’existence socio-politique, commande de mettre à contribution simultanément la recherche historique, l’analyse sociologique et l’élucidation philosophique des formes de pensée et de pratique sociale [2], tout cela dans le cadre général d’une étude synchronique et diachronique des sociétés prises comme ensembles structurés d’institutions matérielles et idéelles. Dernier point, essentiel : n’étant pas oeuvre de « connaissance pure », elle est indissociablement pensée du politique (sphère ou dimension constitutive de l’existence humaine-sociale) et de la politique (activité humaine-sociale absolument centrale, en droit comme en fait, dans l’optique démocratique) et surtout elle appelle une pensée de la jonction entre pensée et faire politiques, ce qui implique une certaine acception du rapport théorie / pratique que l’on peut définir en première approximation comme non-objectivante et non-techniciste.
Le renouvellement de la pensée démocratique
Je soutiens pour ma part l’idée qu’au sein de la pensée politique contemporaine — et tout spécialement dans les travaux des cinq auteurs présentés plus haut : H. Arendt, C. Castoriadis, J. Habermas, C. Lefort et J. Rawls — s’est dessiné un renouvellement de la pensée démocratique [3]. Il consiste d’abord en une affirmation nouvelle de la pensée politique, type spécifique d’activité de connaissance qui refuse le morcellement académique du réel. Cette approche est commandée par la nature même des phénomènes et problèmes qui l’occupent, car les « choses politiques » existent d’une façon tout à fait transversale, et elles sont ainsi parce que les sociétés humaines sont des ensembles organisés caractérisés d’une façon décisive par l’aspect qu’y prennent chaque fois le politique et la politique. L’originalité de cette pensée démocratique renouvelée se repère à la façon dont elle saisit son objet, qui est lui-même absolument déterminant pour la mise en forme de la pensée qui le saisit [4]. En effet, la démocratie ne recouvre pas un problème politique quelconque. Elle met en jeu un certain mode d’être de la société politique, et du même coup un certain rapport de la société politique à elle-même. Elle n’est pas qu’un moyen, elle a aussi sa finalité en elle-même — par exemple en tant que participation de tous à la politique, à la détermination de l’être et de l’agir politiques collectifs —, elle est un mode de vivre pour les individus et pour le collectif. La pensée démocratique, qui n’est pas une connaissance désintéressée, se trouve donc impliquée dans son objet. Elle l’est en se mettant pour ainsi dire « en correspondance » avec ceux qui désirent pour eux et pour tous l’exercice effectif de la souveraineté. Dans sa face critique comme dans sa face constructive, elle est en fin de compte à leur service. Il y a là une donnée de base pour toute investigation plus poussée de ses motivations et intérêts, visées, perspectives, méthodes et résultats. Dans tout cela, il reste bien sûr à tenir compte de l’autonomie de la pensée démocratique elle-même. Déjà, elle se trouve la plupart du temps à creuser son sillon contre la société instituée, contre les dynamiques, attitudes et discours dominants. Mais en plus, elle poursuit sa propre élaboration quand bien même n’existeraient pas des tendances ou mouvements démocratiques forts, pour s’employer alors, à son niveau et avec ses moyens, à leur frayer la voie.
Le renouvellement de la pensée démocratique se traduit par plusieurs choses. D’abord, par une problématisation renouvelée de la démocratie, appuyée sur le constat des conditions inédites posées dans le monde contemporain et enracinée dans une certaine tradition occidentale de pensée et d’action du même coup réactualisée. Ensuite, par un apport « positif » substantiel, des perspectives et réponses constructives nouvelles. C’est le résultat d’une réflexion qui se veut coactrice (et non ordonnatrice) du mouvement vers la démocratie et participe à l’élaboration des normes, valeurs et principes normatifs coextensifs à la démocratie, tout en étant prise dans le mouvement incertain d’une recherche interminable de la vérité. Outre cela, notons que se trouve pris en charge à nouveaux frais l’aspect théorique-abstrait du problème politique de la démocratie [5], lequel a pour objet, rappelons-le, l’instauration d’un autogouvernement effectif de la communauté politique des citoyens libres et égaux. En prolongement s’opère aussi une réactualisation de la question de la démocratie. En d’autres termes, la pensée démocratique contribue à poser aujourd’hui une question politique pleine et essentielle, et ce de manière qu’elle soit saisissable par tous. Déjà, elle travaille à la dire publiquement, en soulignant ses implications profondes et multiples, mais en plus, elle travaille à la repenser en fonction de notre temps et pour les Hommes contemporains. Elle s’adresse aux sociétés, aux individus et aux collectivités au milieu desquels elle vit en leur montrant que le problème de la démocratie est déjà le leur. Pour finir, ce renouvellement concentre des apports théoriques et politiques importants pour l’explicitation du Projet démocratique. Projet politique, c’est-à-dire visant la polis dans et par l’action de la polis, projet théorique et pratique, projet collectif (effectivement ou virtuellement) repris et assumé par les individus et les collectivités, celui-ci a pour contenu, en bref, l’instauration d’une démocratie véritable [6]. Nous pouvons dire qu’aujourd’hui il n’est pas explicité comme projet global et qu’il nous faut donc y travailler. Cela implique notamment d’en esquisser les grandes lignes en termes programmatiques. Or le contenu de ce « programme » — idées, valeurs et principes fondamentaux, institutions matérielles et immatérielles fondamentales, formes d’organisation et d’action, attitudes individuelles et collectives, etc. — se déduit pour l’essentiel des exigences et créations démocratiques effectivement portées et opérées par les gens. Ce n’est pas le produit d’une pure spéculation, mais celui d’une réflexion politique menée à partir d’une reconstruction en pensée des idées sociales et théories, des pratiques socio-politiques, des expériences historiques qui ont donné et donnent corps à l’invention démocratique. Autre manière de le dire : ce projet est déjà présent dans le réel mais sous une forme « objective », implicite, éclatée, et il revient à la réflexion démocratique de l’expliciter en s’appuyant sur les mouvements et institutions démocratiques effectifs. Que ce projet puisse être réalisé, c’est une autre affaire, mais personne ne saurait raisonnablement soutenir a priori que c’est impossible, et en tout cas nous avons déjà à le penser. En se plaçant délibérément au coeur des multiples tensions concrètes —réalités / virtualités, passivité / activité des Hommes, projet global / luttes locales, etc. — qui traversent les réalités démocratiques, il s’agit pour la pensée démocratique, qui n’est pas abstraite mais bien intramondaine, de réfléchir sur les conditions et formes d’une transformation délibérée du monde par les Hommes, cela en sachant que le savoir résultant d’une telle réflexion, sans représenter une garantie, est une composante non négligeable de la « puissance de transformation » humaine. Mais, point essentiel, elle le fait en proposant une interprétation de la démocratie faite et non une « théorie » de la démocratie à faire, c’est-à-dire une vérité de surplomb qu’il suffirait d’appliquer correctement, ce qui montre bien que l’interprétation et la pensée politiques se veulent couplées à une réaffirmation de la Politique dans la Cité.
Une problématique de référence
À ce stade, il me semble utile de proposer une problématique de référence. Tout penseur de la politique, de la société et de l’histoire occupe, au moins implicitement, une position sur les questions réunies ci-dessous. Certains auteurs du passé tentaient de traiter l’ensemble de ces problèmes, et par suite également ceux du Vrai, du Bien et du Beau, ou encore, plus profondément, ceux relatifs au sol de toute pensée possible. C’est loin d’être le cas aujourd’hui, et de cela il existe toute une série de facteurs explicatifs. Mais il n’en découle pas que ces problèmes ne se posent plus. Établir une référence problématique trouve là-même son sens et sa justification. Ce qui suit doit être pris comme l’ébauche d’un catalogue raisonné des questions incontournables auxquelles doit faire face toute pensée politique de la démocratie — et auxquelles elle répond en fait nécessairement, même si c’est de façon souvent implicite. Cet essai d’inventaire ne vise pas l’exhaustivité, mais je pense y signaler les grands secteurs problématiques réunis dans la Question démocratique, et il faut insister là sur la structuration logique de ce catalogue dont les quatre volets s’enchaînent. Bien sûr, cette esquisse est tout sauf immuable ou définitive, et la discussion en est ouverte. Mais il n’en reste pas moins que les réponses, idées et principes formulés par quiconque devront toujours être évalués par référence aux quatre problèmes généraux suivants : les conditions posées à toute perspective démocratique globale dans et par le monde contemporain ; le statut et le contenu du Projet démocratique, projet politique global ; le fondement et la validité d’un tel projet ; les conditions et formes de sa mise en œuvre.
Réalités et conditions contemporaines. La Question démocratique implique la recherche d’une description et analyse correcte de la réalité socio-historique présente et passée [7]. Au plus haut niveau de généralité, nous sommes face à une réalité toujours présente : la Société et l’Histoire [8]. Ensuite, pour ce qui concerne la réalité présente. nous devons porter l’attention sur les sociétés contemporaines [9], puis sur ce métaniveau que constitue le monde contemporain [10]. Enfin, dans l’exploration de la réalité passée, nous trouvons deux moments privilégiés, concernant l’un la naissance et le devenir de la démocratie [11], et l’autre la Modernité [12].
Qu’est-ce que le Projet démocratique ? Une fois éclairées les diverses attitudes fondamentales à l’égard de la Question démocratique [13], la réflexion débute par un faisceau de définitions préliminaires : « projet », « démocratie » et bien sûr « projet démocratique [14] ». À propos maintenant du contenu de ce projet, on peut discerner cinq interrogations. Les deux premières concernent les idées et pratiques inscrites dans un tel projet, mais à deux niveaux différents. L’une s’attache à leur visée profonde d’un point de vue « formel ». Autrement dit, ce projet vise-t-il l’implication éthique-politique des hommes dans la détermination de leur vie individuelle et collective ? L’autre s’attache à leur visée profonde d’un point de vue « substantiel ». Autrement dit, si l’implication des Hommes est nécessaire, c’est en vue d’un faire-quelque-chose, mais alors, justement, quel est le contenu de ce faire ? Bien qu’il faille distinguer ces deux points de vue, ils ne sont en réalité pas dissociables. La troisième interrogation porte sur la position que l’on peut et doit adopter vis-à-vis de la démocratie (déjà) réalisée, et donc pour l’essentiel vis-à-vis des « démocraties occidentales modernes ». De fait, bien qu’étant le moins insatisfaisant des régimes existants, la démocratie moderne est déficiente à bien des égards. Alors, dans quel sens peut-on et doit-on en envisager un réexamen théorique et pratique ? En quatrième lieu, on doit questionner la démocratie sur sa portée. Est-elle le cadre privilégié d’une résolution des problèmes de notre temps, voire « la solution » à ces problèmes ? Si oui, est-elle une solution réservée à un Occident replié sur lui-même, ou plus largement une solution mondiale ? La dernière interrogation tourne autour de la transvalidité de la démocratie (et donc aussi du Projet démocratique). Il est évident qu’elle n’est pas hors du socio-historique. Or, tant dans l’ordre du fait (les réalités) que dans l’ordre du droit (les prétentions raisonnables), on constate deux choses. D’abord, elle a son ancrage en Occident, mais en même temps elle n’est pas seulement occidentale : elle a une validité trans-sociale (du moins y prétend-elle). De manière analogue, elle est ancrée temporellement, mais en même temps elle n’est pas seulement de son époque : elle a une validité trans-historique (du moins y prétend-elle). C’est seulement à partir de tels constats que la question de la validité trans-sociohistorique de la démocratie peut être valablement articulée [15].
Fondement et validité du Projet démocratique. Au point où nous en sommes, une double difficulté s’impose en toute logique. Elle a trait d’une part au fondement du Projet démocratique — à partir de quoi se construit-i1 [16] ? — et d’autre part à sa validité — pour quels motifs, en vertu de quelles raisons peut-on le soutenir ? Ces deux questions réunies correspondent au problème global de la justification [17]. À partir de là, le Projet démocratique doit être considéré sous deux angles : en lui-même et du point de vue de son assomption (et donc aussi sa propagation) effective. À ce stade, il faut examiner la validité de droit du point de vue de ses prétentions à être une validité trans-historique et trans-sociale, c’est-à-dire une validité réellement universelle. C’est tout le problème de l’universalité du Projet démocratique [18]. On ne peut éviter pour finir de s’interroger sur le poids de la validité de droit, préalablement explicitée, face aux objections tant de droit que de fait. Qu’en est-il de la solidité de cette justification, compte tenu de l’éventualité, de la forte probabilité, voire de la certitude, qu’un conflit permanent opposera le Projet démocratique à ce qu’il réfute et qui le réfute [19] ?
L’Incarnation du Projet démocratique. À titre préliminaire, rappelons deux choses. D’abord, que la réflexion sur la Question démocratique ne saurait être linéaire et que l’on doit conserver à l’esprit les renvois croisés entre les différents moments de l’interrogation, et plus généralement le bouclage de la problématique sur elle-même. Et ensuite, que c’est bien sûr aussi au stade de l’incarnation du Projet démocratique que se présentent les objections, mais elles sont alors plutôt, quoique non exclusivement, de l’ordre du fait. Ceci posé, on peut entamer la discussion en rappelant la prégnance du binôme catégorial réalité / projet et l’importance d’une exploration des médiations et passages concrets entre ces deux instances. À cela s’ajoute la nécessité d’expliciter ce qu’est (ou serait) un projet politique théorique-et-pratique, en lequel ces deux moments — théorie et pratique — seraient correctement conçus et articulés. Ce qui implique d’avoir rendu compte et raison du politique (dimension ou niveau où s’opère une certaine mise en forme des sociétés humaines), de la politique et de cette politique spécifique, la politique démocratique au sens fort, qui est activité individuelle et sociale en vue de l’instauration de la démocratie. Dès lors, l’attention doit se porter vers les médiations entre projet et réalité concrète [20]. À la suite de quoi on discutera des formes et moyens de la politique démocratique — une conscience active des fins du Projet démocratique étant bien sûr présupposée. Il s’agit de s’affronter à cette question à la fois simple et terriblement complexe : qu’implique dans la réalité, tant matérielle qu’idéelle, l’instauration d’une démocratie véritable [21] ? Le dernier faisceau d’interrogations concerne l’« ouverture » socio-historique qui va de pair avec la démocratie. Elle est à considérer dans deux perspectives. D’un point de vue intraculturel, on se questionnera sur sa signification profonde, sur sa réversibilité ou irréversibilité, ainsi que sur un point épineux et crucial : la rencontre du besoin humain-social de garanties pour l’avenir avec le tragique d’une société sans aucune garantie ultime et absolue. Au-delà, on se demandera quelles formes et contenus spécifiques cette ouverture peut avoir dans une perspective démocratique radicale. D’un second point de vue, transculturel, il faut étudier le rapport de l’ouverture démocratique aux cultures particulières (l’occidentale y compris), en s’attachant tout particulièrement au problème du relativisme et de l’universalisme et à celui du respect des identités éventuellement assaillies par un « impérialisme démocratique [22] ». Pour finir, il serait bon de s’attacher au problème de la « société démocratique mondiale », en tentant de sonder la nécessité, la possibilité, la probabilité ou l’inéluctabilité d’une telle polis démocratique universelle.
Il est évident que la problématique de référence esquissée ici est inabordable et intraitable en tant que telle. Elle sert avant tout à nous construire une perception globale de la Question démocratique, afin d’en saisir la logique interne et d’expliciter quelque peu les connexions entre ses différents moments. C’est pourquoi la réflexion se consacrera en pratique à des thèmes (ou groupes articulés de thèmes) tant que possible englobants, fédérateurs et riches de prolongements, mais qui joueront surtout comme autant de sondages dans la perspective de balayer et baliser le champ de nos interrogations politiques [23] et de perpétuation du Sens (social vécu). Inséré dans la Question démocratique, il revient à demander : le sens préexiste-t-il à la création-position des formes concrètes d’organisation et d’action démocratique (auxquelles il fournirait donc leur sens), ou bien émerge-t-il dans et par cette création-position ? Ou encore : est-il possible de dissocier ces deux éléments, la forme et le sens, dans l’être-même des formes démocratiques concrètes ? Le problème de la représentation (politique) est un moment essentiel de cette discussion. Que l’on considère à cet égard le fait suivant : liée au projet d’instaurer une réelle prise de l’ensemble des citoyens sur les processus de discussion et de décision, la critique de la représentation au sens classique, de son principe et de ses conséquences concrètes, peut préluder à la position d’un autre type d’organisation des mêmes processus, d’une autre forme, par exemple une démocratie des Conseils, ou plus généralement une démocratie effectivement participative. Dans une autre direction, on peut chercher à savoir s’il existe quelque chose comme un « destin » des formes d’organisation et d’action, qui, tôt ou tard mais nécessairement, contredirait leurs fins données a priori, ou encore, prenant la question par l’autre bout, s’il existe ou non des garanties que ces formes ne dégénèrent pas.
[1] Cela ne signifie cependant pas que le travail de connaissance soit purement et simplement surdéterminé par une perspective politique normative, ni que la pensée démocratique se trouve instrumentalisée au service d’une force sociale quelconque. Car elle se développe de façon autonome, en tant que force critique et constructive soucieuse avant tout de mettre en avant de façon rigoureuse des questionnements.
[2] La philosophie intervient dans le travail de la pensée démocratique comme voie et moyen privilégiés de saisir la dimension de la signification, et donc aussi les significations particulières — entre autres celles politiques — créées et assumées par les Hommes en société.
[3] Dans une grande mesure, ce renouvellement s’établit par contrecoup de deux phénomènes qui ont décisivement marqué le XXe siècle. À savoir, d’abord, l’avènement des totalitarismes. Tout en tenant compte des différences entre fascisme, nazisme et stalinisme, on constate au minimum que ces diverses formes se construisent toutes contre la démocratie et les régimes démocratiques existants. Mais on constate aussi que les totalitarismes naissent soit dans les démocraties (fascisme et nazisme), soit au nom de doctrines se présentant comme démocratiques (marxisme-léninisme, stalinisme ou « communisme »). Sans que l’on puisse tenir la démocratie pour générant nécessairement le totalitarisme, il est clair qu’elle entretient des rapports complexes avec lui, qui ne sont pas uniquement d’exclusion. La réflexion sur le totalitarisme est donc indissociablement réflexion sur la démocratie, qui doit s’analyser et se redéfinir à la lumière du totalitarisme. Le second phénomène est plus diffus. Il correspond aux multiples réalités qui donnent corps au devenir socio-historique effectif de ces deux grandes « idéologies incarnées », le Libéralisme et le Marxisme. À scruter le devenir de ces ensembles relativement cohérents de principes, pratiques et institutions, la pensée démocratique comprend qu’elle doit éviter un double écueil. D’une part, la neutralisation effective, à l’Ouest comme à l’Est, de tous les questionnements politiques porteurs d’une critique radicale de l’existant d’inspiration ni « libérale » ni « marxiste ». D’autre part, à un niveau plus idéologique, le discrédit porté sur tout projet politique démocratique radical, pris entre le Charybde lénifiant du libéralisme et le Scylla horrifiant du marxisme, pris entre la soi-disant « démocratie libérale réalisée une fois pour toutes » et la soi-disant « démocratie égalitariste disqualifiée une fois pour toutes ». Il n’est certes pas interdit d’opérer des différenciations, mais le constat s’impose néanmoins que le libéralisme et le marxisme(-léninisme) ont dominé la scène contemporaine, ils ont formé l’essentiel du paysage intellectuel et politique à notre époque. Or il s’avère que dans la grande majorité de leurs manifestations concrètes (forces théoriques, partis, régimes politiques et sociaux...) ils ont fonctionné comme des idéologies au sens négatif. La domination conjointement exercée par le libéralisme et le marxisme(-léninisme) a été avant tout une domination idéologique. Comment s’est-elle traduite dans les faits ? Depuis l’installation de la démocratie libérale en Occident, à la fin du XIXe siècle, depuis la Révolution russe d’octobre 1917 et dès la mise en place d’une polarisation du monde entre Est et Ouest, elle a eu parmi ses principaux résultats d’évacuer la quasi-totalité des interrogations et conceptions politico-sociales « non-conformes », et non seulement les diverses orientations fascistes, ce qui est heureux, mais aussi les autres. Certes, le paysage actuel s’est modifié du fait de la décomposition socio-historique et théorique du marxisme-léninisme (en réalité le seul « marxisme réalisé »). Mais c’est là un phénomène très récent, et l’emprise des schèmes de pensée marxistes — ni uniquement ni centralement réductibles à l’idée de la révolution — est loin d’avoir perdu son efficace. Surtout, cette décomposition du marxisme-léninisme n’a fait que laisser le champ libre non pas à l’imagination théorique et politique, mais à toutes les formes de libéralisme, et singulièrement aux plus vulgaires et extrémistes. C’est dans ce contexte que se renforce la prégnance, par exemple, des thèses et schèmes ultralibéraux, expressions d’un libéralisme économique poussé en ses ultimes et absurdes conséquences plus généralement, le soi-disant triomphe du libéralisme et de l’idéologie libérale est avant tout celui du libéralisme économique et du marché, et seulement de manière secondaire et dérivée celui du libéralisme politique et de la liberté. D’où la nécessaire critique, dans une perspective démocratique cohérente, de toutes les conceptions ou théories purement et simplement apolégétiques à l’égard des « réalités libérales », ou, s’il en reste, à l’égard des « réalités marxistes ». Car elles sont les deux faces d’une même médaille.
[4] On voit là que les problèmes de méthode ne sont pas étrangers aux problèmes de contenu : méthode et contenu ne sont pas séparables. Dans le cas présent, la méthode est doublement conditionnée. D’un côté, par l’objet de connaissance lui-même, qui a une existence indépendante comme réalité socio-historique vivante. De l’autre, par ce que l’on veut faire de la connaissance acquise et de l’objet lui-même— le problème étant alors non seulement de mener l’objet à révéler ce qu’il est et comment il l’est, mais aussi d’adopter une certaine posture vis-à-vis du dynamisme propre d’un objet qu’il ne s’agit pas simplement de contempler. Il s’agit donc de voir en quoi et comment l’objet se transforme lui-même, et au-delà, en quoi et comment l’on peut, à travers le travail de la pensée et ses résultats, participer à cette transformation — laquelle s’opère toujours, il va sans dire, dans un certain sens.
[5] L’autre face du problème est pratique, concrète et directement politique, et c’est la face décisive, celle où le projet devient, ou du moins peut devenir réalité. Elle relève toujours de l’agir des hommes concrets, des individus et collectivités, des citoyens regroupés. Car tous ceux qui vivent aujourd’hui dans les sociétés contemporaines restent au bout du compte la seule instance effective capable de délibérer et d’agir. Mais qu’ils le fassent effectivement suppose au minimum que la démocratie fasse sens pour eux, non seulement comme une « seconde nature » mais comme un projet, et qu’ils la veuillent. Or de ces données la pensée démocratique renouvelée tient compte. Elle prend acte du fait que la démocratie ne peut se faire ni sans les gens ni contre eux, pris individuellement ou collectivement. Elle sait en outre que la question politique de la démocratie ne se réduit ni à celle du pouvoir (qui n’est pas une malédiction, soit dit en passant), ni à un problème technique de gestion, puisqu’elle concerne le gouvernement de la communauté civique par et pour la communauté civique. Elle est convaincue enfin que les relations entre théorie et pratique doivent être envisagées à la lumière de quelques constats-clés. Parmi lesquels : la démocratie en tant que complexe de principes, valeurs, institutions, etc. a historiquement émergé toujours d’abord dans la pratique ; la théorie est susceptible d’élaborer de son côté la Question démocratique d’une manière profonde et fructueuse ; la démocratie ne se construit pas par l’application de recettes ; la théorie ou pensée politique démocratique peut rester inentendue ; la démocratie se réalise dans la pratique ou elle n’est rien (elle reste une idée).
[6] 1. Cette idée a évidemment des implications substantielles. Prenons par exemple le problème de la « question politique », la « question sociale » et leur articulation. Cette dernière est en effet l’une des occasions majeures de voir le Projet démocratique ou bien radicalement limité ou bien radicalement étendu. En théorie comme en pratique, elle est justiciable d’interprétations très diverses. Pour s’en tenir aux positions polaires, tel considérera qu’elles doivent être intimement associés et tel autre qu’elles doivent être fermement dissociées. Si ces décisions, enracinées chaque fois dans une conception générale de la démocratie, doivent être questionnées, c’est précisément parce qu’elles impliquent toujours une certaine définition du contenu du Projet démocratique. De fait, lorsqu’on dissocie au sein de la Question démocratique la question politique et la question sociale, on soutient qu’il est possible de séparer l’aspect politique de la démocratie de son aspect social. C’est-à-dire, pour reprendre un couple de notions fondatrices, qu’il est possible de disjoindre la liberté et l’égalité, ladémocratie politique — la liberté et les institutions qui la supportent — et la démocratie sociale — l’égalité et les institutions qui la favorisent. L’articulation des deux questions a été et reste susceptible d’interprétations très diverses, car, en théorie comme en pratique, elle ne va pas de soi, il n’existe aucune solution naturelle et indiscutable. Pour ma part, je soutiens l’idée que leur disjonction est intenable : elles doivent être pensées ensemble car elles ne peuvent être solutionnées qu’ensemble. Il n’est donc pas concevable de se satisfaire d’une acception strictement « politiste » de la démocratie. Par nature, le Projet démocratique est global et radical, et il ne peut donc être seulement politique-constitutionnel. Car le problème de la démocratie est aussi celui des conditions concrètes d’un exercice plein de la citoyenneté. Il est aussi celui de l’autogouvernement effectif(même si non-immédiat) dans toutes les sphères d’activité sociale. Revendiquer l’existence d’un espace public de réflexion, de délibération et de choix n’a en effet que peu de sens si on laisse de côté la question des conditions de possibilité effectives de cet espace public. De même, revendiquer encore et toujours des droits politiques et sociaux ne revient pas à dire qu’ils soient purement « formels » dans les démocraties occidentales modernes, mais bien plutôt qu’ils y sont incomplètement réalisés, et par conséquent à réaliser plus complètement. Enfin, n’hésitons pas à redire ce truisme : la question sociale est éminemment politique. Cela ne règle bien sûr pas toutes les difficultés et des objections peuvent se présenter. Mais il faut alors opérer des distinctions. Car par exemple, décréter que la question sociale, la question de l’égalité concrète, est non-politique, indigne ou dangereuse est une objection de droit, aux lourdes implications pratiques. En revanche, dire que tout n’est pas intégralement démocratisable est une objection de fait, une objection « réaliste » appuyée sur des considérations fonctionnelles-sociologiques. Statut, implications, poids politique : tout distingue ces objections, dont le seul point commun est qu’elles ne sauraient être acceptées sans discussion.
[7] Bien sûr, en tant que médiation entre cette réalité et nous s’impose un point de vue, une interprétation intéressée du réel orientée vers le futur dans et par un projet. La difficulté peut sembler simplement méthodologique, mais cette catégorie montre ses limites si l’on considère la nature proprement politique de notre problème.
[8] Se profile alors la question de savoir comment la (toute) société « tient ensemble » : en bref, qu’en est-il de son institution et de sa cohérence constitutives ? L’interrogation porte notamment sur le statut et la fonction du symbolique ou de l’imaginaire ainsi que sur les rapports entre I’« idéel » et le « matériel », entre réalités idéelles et matérielles. La rencontre est ici inévitable avec la question des identités collectives, de leur nature, forme et contenu. De même pour le problème de l’« ouverture » (la dynamique historique) de la société.
[9] Il faut leur appliquer les interrogations valable au niveau le plus général. Au-delà, nous devons demander ce qu’il en est d’un certain nombre de faits et phénomènes, parmi lesquels : l’État et ses rapports avec la société (civile) ; le politique et la politique ; l’économique ; la démocratie déjà réalisée ; les valeurs de liberté, égalité et justice, les discours et pratiques liés aux Droits de l’Homme, ceux liés à l’exigence politique démocratique, etc.
[10] On passe du niveau des sociétés particulières et ensembles de sociétés (ou aires culturelles-civilisationnelles) à un niveau supérieur qui mérite d’être examiné pour lui-même. Il importe de comprendre ce qui le caractérise en termes de rapports sociaux, d’économie, de politique, de culture, de relations internationales. Cela revient no‑ tamment à le considérer sous l’angle des processus concrets d’universalisation et des résistances qu’ils rencontrent, ou à l’inverse sous celui des processus d’affirmation identitaire et des résistances qu’ils suscitent.
[11] Il s’agit là, d’une part, de retracer la genèse et l’évolution des réalités démocratiques concrètes, résultats d’un travail socio-historique objectif, et par suite d’interroger les pratiques et institutions démocratiques sur leur contenu, leur signification et leur unité profonde éventuelle. Et d’autre part, d’étudier la genèse et l’évolution des idées (sociales et savantes) démocratiques, en quelque sorte fruits d’un travail socio-historique de la pensée, et par suite de questionner leur contenu, leur signification et leur unité éventuelle. Les rapports entre cette notion — la démocratie — et ces réalités — les réalités démocratiques — doivent également nous retenir : manifestent-ils une unité ou bien une diversité hétérogène ? mettent-ils en scène un sens univoque ou au contraire une plurivocité (voire des retournements) de sens ? Pour finir, il est nécessaire de réfléchir sur le contenu et la signification politique des tendances pratiques et théoriques historiquement advenues.
[12] Cette élucidation est particulièrement importante pour notre propos, parce qu’il y a un lien profond, évident mais complexe, entre la démocratie moderne et la Modernité. Il faut donc scruter celle-ci, en vue d’expliciter ce que recouvre la transformation globale dont elle procède et qu’elle incarne. C’est le lieu, entre autres, d’une réflexion sur la perte des garants transcendants de l’ordre social et politique, nouveauté et difficulté coextensives à la Modernité. On peut aussi s’attacher au problème de la création culturelle moderne, de ses formes et contenus, ainsi qu’à cette création plus spécifique qui va de pair avec l’émergence de la démocratie moderne.
[13] Si nous partons d’un projet politique visant l’instauration d’une certaine démocratie, on comprend aisément qu’il faille s’interroger sur celle déjà réalisée du point de vue de celle à faire. Or cela force à examiner les diverses positions (occupables et occupées) vis-à-vis du Monde, de l’activité des Hommes, de la prise des Hommes sur leur propre histoire, etc. Là, c’est clair, la conception politique liée au Projet démocratique comporte au minimum une vision « constructive » de la réflexion, de la volonté et de l’action des individus et collectivités lucidement engagés dans la politique. Or c’est là tout autre chose que de contempler le monde changeant objectivement : une action est encore possible dans le Monde et sur lui. Scrutant la notion de démocratie, c’est tout bonnement la forme et le contenu de celle-ci qui doivent être discutés. Enfin, sur la notion de Projet démocratique, le questionnement comprend trois étapes (distinguées analytiquement, mais en fait ni isolées ni isolables) : Existe-t-il un projet ou bien seulement des réalités démocratiques ? Quel sens y a-t-il à vouloir expliciter un projet politique ayant comme contenu la démocratie ? Qu’en est-il du statut et de la visée propres du Projet démocratique ?
[14] Pour ce qui est de la notion de projet, on considérera d’abord ce qu’il met en jeu en tant que forme — à savoir notamment sa propre définition comme « forme », l’auto-position et l’hétéro-position de l’Homme qui se trouvent réalisées à travers lui, l’articulation des temporalités qui s’y opère, les modalités de sa conception et de sa concrétisation, les places respectives de la maîtrise et de l’immaîtrisable en son sein —, puis les différents types de projets advenus et incarnés dans l’ordre humain et socio-historique, tout cela bien sûr dans la perspective d’élucider le statut et le rôle du Projet démocratique.
[15] Derrière cette question, on repère aisément des enjeux bien réels et concrets, notamment ceux dessinés par les processus concrets d’uniformisation et d’occidentalisation du monde contemporain — processus en l’occurrence plus économiques que politiques, et plus capitalistes que démocratiques. Au vu de leurs résultats, il est clair que la dimension universelle de la démocratie ne leur est nullement réductible. Cela dit, ce qu’il faut bien nommer la dynamique d’« uniformisation démocratique » doit (et ne peut que) composer avec ces processus. D’autant qu’ils ont pu en un certain sens contribuer à la constitution d’une « base élargie », en termes de « conditions objectives », pour une transformation démocratique de l’Humanité.
[16] Cela revient à demander si ce projet a un ancrage socio-historique, ou bien éthico-politique ou encore philosophique ou anthropologique, etc. En prolongement, il faut prendre conscience des glissements qui peuvent se produire du fondement à la « fondation », et de la fondation à la « fondation en raison ».
[17] Plus que jamais sous contrainte de la dualité fait / droit, nous sommes portés à formuler le problème de lajustification, soit en termes de « fondation rationnelle », soit en termes de « justification raisonnable », la nuance étant d’importance. Quelle que soit l’option retenue, nous devons questionner la justification universelle du Projet démocratique, autrement dit sa validité de droit Et d’abord, pourquoi avons-nous besoin d’une telle validité ? Puis, bien sûr : quel est le contenu des « raisons » qui l’assoient ? Quels sont les différents types de fondation rationnelle ou raisonnable — dans une téléologie du « bon régime », dans une Nature, dans les Droits de l’Homme, dans un décisionnisme absolu ou dans toutes les variantes possibles de ces positions — pouvant être trouvés au Projet démocratique ? On s’attachera ensuite aux passages de la validité de droit à la validité de fait, et réciproquement. Ce qui implique de se pencher sur le problème des valeurs, sur leur conflit et sa résolution, et finalement sur la question des rapports entre valeurs (sociales) et validité de droit. Ce qui implique en outre de réfléchir la question de la norme ou de la loi : à partir de quoi peuvent-elles être formées dès lors que la transcendance est pour une bonne part évacuée, dès lors que la société ne se rapporte plus qu’à elle-même ?
[18] Force est d’abord de constater qu’à bien des égards il recoupe la question, plus générale, de l’universalisme. S’appuyant sur la reconnaissance d’une distinction-opposition, aux implications lourdes, entre relativisme et universalisme, on peut et doit soutenir que tous les discours et toutes les « vérités » ne se valent pas. Bien sûr, cette affirmation ne peut pas simplement découler de l’ancrage dans une culture particulière ; elle ne serait alors que pure et simple (ré)affirmation d’un fait, celui d’être ce que l’on est. Non, le problème est bien celui d’une justification en raison de l’idée selon laquelle tout ne se vaut pas. Il s’impose alors de questionner la légitimité de la revendication d’universalité portée par le Projet démocratique. D’où ce projet, avec tout ce qu’il convoie, tire-t-il son universalité supposée ? Comment peut-il l’acquérir ? D’ailleurs, le doit-il ? Y a-t-il un impératif, et lequel, en sa faveur ? Dans le même ordre d’idées, il faut se demander si la dualité relativisme / universalisme recouvre ou non une aporie théorique. À partir de quoi l’on doit chercher à savoir, dans la négative, si et comment se résout le problème de la justification, et dans l’affirmative, si et comment se monnaie la résolution pratique de cette aporie théorique. Enfin, il faut discuter les diverses réponses possibles au problème posé. Là, doivent d’abord être exa‑ minés l’appel à la Raison et au Droit, les justifications qui le soutiennent et les modalités de la « persuasion » qui lui est associée. Il faut ensuite revenir sur la question de la Raison pour demander : dans la perspective démocratique, qu’est-ce que cette raison ? Si l’on répond que c’est la nôtre — entendre : la raison occidentale —, cette apparente tautologie doit être creusée en vue de montrer que « notre » raison n’est pas seulement celle que l’on croit et contre laquelle on bataille légitimement, c’est-à-dire la raison instrumentale. Bref, la raison occidentale n’est pas une, elle contient aussi la « raison démocratique » (peut-être la « raison politique » par excellence), qu’il faut alors spécifier.
[19] Les cas de figure possibles sont réductibles à un nombre relativement limité de formes de base, mais ces dernières n’en restent pas moins multiples. Pour ne citer qu’un exemple : comment gérer les situations où ceux qui seraient à persuader, arguant de la validité indiscutable de leurs croyances religieuses, refusent d’entrer dans le cercle de la discussion raisonnable, de la réflexion et de la délibération à propos des valeurs fondamentales ? Là encore, il apparaît clairement que ni la démocratie ni le Projet démocratique ne vont de soi...
[20] 2. Primo, il faut envisager à nouveau les rapports entre Projet démocratique et réalité(s) — qu’en est-il des statuts respectifs du fait et du projet démocratiques, et qu’en est-il de leurs rapports ? — le problème étant de penser les passages du fait au droit, et réciproquement. Secundo, on doit se concentrer sur les porteurs, actuels et potentiels, de ce projet : qui le veut et le porte ? qui peut le vouloir et le porter ? qui doit le faire ? Du même coup réfléchira-t-on aussi sur le rôle de la pensée démocratique dans cette médiation réalité / projet. Tertio, il est indispensable d’élucider l’ancrage du Projet démocratique dans les exigences démocratiques concrètes et dans les pratiques démocratiques. Car une pensée politique démocratique doit être capable d’accompagner la pratique de la citoyenneté, ce qui suppose qu’elle se trouve dans un certain rapport de correspondance avec la communauté politique qui donne sens à son existence. Et si cette communauté politique n’existe pas, elle doit alors contribuer à la faire être. Au total, projet et pratiques démocratiques sont pris dans une implication circulaire et une dynamique de feedback : le projet à la fois suit et précède les pratiques, tout en gardant l’oeil sur certaines idées et valeurs fondamentales.
[21] Une séparation tranchée entre fins et moyens paraît ici inadéquate. Autrement dit, ne faut-il pas plutôt constater le caractère non-instrumental du rapport aux « instruments » de la politique démocratique, qui sont eux-mêmes des fins ? Et en conséquence, s’interroger sur les fins devenant des moyens et sur les moyens devenant des fins, par exemple les organes délibératifs ? Cette discussion de la profonde solidarité / distinction des fins et des moyens nous entraîne vers le problème (capital) des Formes et du Sens. Il a pour objet les modalités d’émergence
[22] Par implication, nous rencontrons la question d’une éventuelle « imposition » de la démocratie à ceux qui n’en veulent pas : est-elle justifiée et comment peut-elle se monnayer concrètement sans être auto-contradictoire ? Par implication encore, on se demandera si ceux qui n’en veulent pas peuvent ne pas en vouloir, et au nom de quoi ? Autrement dit, le Droit a-t-il une effectivité concrète, est-il fort et contraignant hors la réflexion et la théorie, comment peut-il être rendu effectif ?
[23] À titre de complément et sans esprit de limitation, voici plusieurs séries de thèmes qui trouvent place dans ce cadre. Il y a là d’abord des questions générales : la nature et l’étendue du champ du questionnement politique ; la pensée politique, ses axes, sa double nature (critique et constructive), son insertion dans la politique ; les médiations théorie / pratique ; la domination sociale et politique, ses traits distinctifs, ses principes permanents, son évolution historique, ses formes modernes ; le désir de liberté et le désir d’égalité, leurs ressorts profonds, leurs rapports, leur destin historique, leur sort moderne ; la « nature humaine », ou plus précisément les ressorts de l’identité humaine et les motivations de l’agir humain ; la nature et portée des « passions » et « pulsions » (de vie et de mort) dans la culture et la politique. Il y a ensuite des questions d’analyse sociale et historique : les réalisations démocratiques effectives jusqu’à nos jours ; le totalitarisme, ses formes et conséquences, ses origines et ses rapports avec le régime et la société démocratiques ; la création culturelle consubstantielle à la modernité ; l’élucidation et critique de ce qui « mène » les sociétés contemporaines ; la place de l’économie dans le monde moderne ; l’antinomie capitalisme / démocratie ; l’État (État et société civile, État et démocratie) ; les formes et facteurs de cohésion des sociétés contemporaines ; les identités collectives dans les sociétés contemporaines ; la tendance à l’hypermédiatisation, à la déréalisation et à l’anesthésie qui a cours dans ces sociétés ; la critique des idéologies contemporaines ; « société de masse » et « société politique » ; Modernité, post-modernité et politique ; les mouvements sociopolitiques contemporains ; l’organisation et le fonctionnement du monde
Commentaires