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Première partie disponible ici
Version en Italiano : Le giustificazioni teoriche dell’oligarchia
Aveuglements politiques et anthropologiques
Ce que les auteurs néotocquevilliens appellent « démocratie », c’est donc bien cet état bâtard où nous sommes et dont l’avenir est loin d’être écrit. Non seulement les sociétés de type occidental traînent leurs vieilles formes d’hétéronomie (religion, autorité théologique, tradition aristocratique, sexisme, etc.) mais elles en génèrent de nouvelles : imaginaire capitaliste, messianisme économico-technologique, racisme « scientifique », divers totalitarismes, etc. Sur toutes ces formes, la pensée inspirée de Tocqueville est borgne. C. Castoriadis avait vu cela, qui disait à propos de Cl. Lefort : « pour parler tout à fait franchement […], je pense qu’il y a chez Lefort une apologie de la démocratie en général – une théorie de la démocratie si l’on veut […] –, mais ce que je ne vois pas chez Lefort […] c’est une quelconque critique de la société contemporaine. Et là-dessus, je suis à la fois très ferme et très désagréablement surpris » [1]. Même Gauchet, pourtant sensible aux impasses auxquelles sont amenées les sociétés contemporaines, semble incapable de pousser son analyse sur la crise de cette « démocratie » qui ne cesse de se tourner « contre elle-même » [2]. Il pose les régimes actuels comme indépassables. Or, rien, au sein de ces régimes, ne semble pouvoir empêcher l’émergence d’une inégalité débarrassée de toute justification idéologique, et qui serait tout simplement le résultat d’une guerre de tous contre tous. Le genre d’inégalité qu’on voit poindre actuellement, en somme. Tout à leur éloge de l’état actuel des sociétés occidentales, les néotocquevilliens se refusent à imaginer d’autres régimes politiques possibles ou d’autres personnalités que ceux et celles existant d’aujourd’hui.
Individualisme libéral et autoritarisme étatique
Tocqueville est l’héritier d’une tradition : Platon, Aristote, Hobbes et son anthropologie individualiste, Montesquieu, Rousseau et ses analyses sur le bourgeois et le citoyen en tant que types humains, Benjamin Constant et sa distinction entre « anciens » et « modernes »… La philosophie politique gréco-occidentale a toujours abordé les grandes questions politiques d’un point de vue anthropologique. C’est cette tradition que suit Tocqueville lorsqu’il essaye d’élucider le type de société qui émerge à son époque [3]. Pour lui, un des traits essentiels de l’individu « démocratique » est sa mentalité, qu’il appelle « passion du bien-être ». C’est l’ethos du bourgeois de Rousseau et de l’homme moderne de B. Constant : leur souci majeur consiste à garantir leurs « jouissances privées ». Or, il s’agit d’un ethos fondamentalement libéral, très proche de ce que C. B. Macpherson décrivait sous le terme d’« individualisme possessif » [4].
Ce type humain n’a pas grand-chose à voir avec une véritable démocratie. La démocratie requiert une participation active des citoyens à la gestion des affaires publiques. Hobbes est très clair sur ce point : en suivant la théorie politique classique, il explique le passage d’un régime politique d’une forme de gouvernement démocratique à une forme aristocratique (c’est-à-dire oligarchique) en invoquant, parmi d’autres raisons, le manque d’intérêt pour la participation aux assemblées et la préoccupation grandissante pour les « affaires privées » [5]. Pour Tocqueville aussi, il est évident que ce type d’individu n’est nullement porteur des vertus politiques et civiques. Celles-ci, selon la pensée républicaine (et aussi selon Tocqueville [6]), sont censées préserver la liberté politique. S’il n’était pas conscient de cela, Tocqueville n’aurait pas consacré tout le deuxième volume de la Démocratie en Amérique (1840), aux risques que comporte la dynamique historique vers l’égalité des conditions sociales [7]. Il y constate que l’individualisme moderne peut, dans l’absolu, donner naissance aussi bien à un régime libéral-oligarchique qu’à une forme autoritaire de gouvernement qui s’incarnerait dans le fameux « État tutélaire » (ou dans l’absolutisme et le bonapartisme français, selon L’Ancien régime et la révolution).
Le génie de Tocqueville est qu’il saisit très tôt l’étrange rapport qui existe entre individualisme libéral et autoritarisme étatique, rapport pour la première fois mis à jour par Hobbes, mais sur un plan purement spéculatif et philosophique.
Accompagner le libéralisme philosophique…
Ce qu’entend Tocqueville par « démocratie » est donc plus proche de l’anthropologie libérale critiquée par Adam Ferguson et Rousseau que de l’esprit civique dont a besoin tout régime politique démocratique pour pouvoir se reproduire. Ce n’est pas l’égalité démocratique : c’est plutôt une égalité libérale, fruit de la notion des droits humains naturels et prétendument inaliénables dont parlent les grandes déclarations de la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est pas l’égalité politique : les pouvoirs restent aux mains d’oligarchies et de groupes particuliers. Ce n’est pas non plus l’égalité économique : l’égalité anthropologique n’est pas en contradiction avec la division de la société en classes, pourvu qu’il ne s’agisse pas de castes [8]. C’est aussi pour cela que Tocqueville croit qu’il existe un rapport d’antagonisme entre démocratie/égalité et liberté. Il reprend les lieux communs libéraux. Il confond l’égalité avec l’uniformité, l’homogénéisation et la massification de l’individu. Sa liberté est la « liberté des modernes ». C’est le résultat de l’effort de se libérer de l’emprise non seulement du pouvoir politique mais aussi, comme le soulignait B. Constant, de la politique en général, en tant que préoccupation pour les affaires publiques [9]. Seule une conception libérale de la liberté, qui réduit celle-ci à la liberté privée ou « négative » (liberty et non pas freedom), peut la penser menacée par l’égalité, celle-ci étant conçue comme l’imposition d’une norme homogénéisante qui diminue la liberté individuelle des particuliers [10]. C’est le contraire de la « démocratie des anciens », où la liberté est conçue comme liberté collective qui s’exprime dans l’exercice direct du pouvoir. L’égalité, loin de lui être un obstacle, en constitue au contraire une dimension fondamentale.
… effacer les inégalités…
Pourquoi Tocqueville perçoit-il ainsi les rapports entre égalité et liberté ? Approfondir un peu les fondements philosophiques de sa conception de l’égalité permet de comprendre certaines des tendances théoriques aujourd’hui dominantes. Selon le schéma tocquevillien, l’inégalité se réduit à ce qui se fonde sur des critères socialement inaltérables (inégalités « ontologiques ») : l’origine, le sexe, la couleur de peau, etc. Des critères qui existent donc de fait et non de droit, de facto, et non pas de jure. Toutes les autres formes d’inégalité, comme par exemple l’inégalité économique ou politique, fondées sur des critères purement sociaux ou « non ontologiques » (la domination, la puissance), deviennent secondaires. Leur existence n’est pas considérée comme contradictoire avec le prétendu caractère démocratique d’un régime.
C’est ainsi que pour Tocqueville l’existence d’une stratification sociale et de rapports de domination entre classes sociales, entre sexes, etc., divisant la société entre ceux qui sont placés plus haut dans l’édifice social et qui bénéficient du pouvoir, des richesses ou des privilèges, et ceux d’« en bas », soit la notion même de hiérarchie, s’identifie finalement à la notion théocratique – et traditionnelle – du terme, c’est-à-dire aux hiérarchies de type aristocratique qui s’appuient essentiellement sur des critères de type ontologique.
De ce point de vue, l’approche de l’anthropologue Louis Dumont est caractéristique : il décrit l’entrée dans la modernité comme une sortie progressive des sociétés traditionnelles de type « hiérarchique ». La modernité est ainsi définie comme la montée de l’individualisme et la sortie du « holisme » (système de castes sanctifié théologiquement ou « ontologiquement »). C’est par ce biais que la modernité est associée à la « démocratie » [11]. L’étape suivante consiste à associer la « démocratie » à l’« indétermination », comme le fait Cl. Lefort : il n’existe plus de Vérité officielle. Il n’existe plus non plus de détenteur immuable du pouvoir désigné par la tradition (Roi, grand Prêtre,...), et qui serait consacré sur la base d’un rapport privilégié avec cette Vérité officielle [12]. Donc, il ne pourrait exister aucun régime politique ou social déterminé d’avance, et la démocratie se réduit à l’existence d’un individu libéré du joug de toute appartenance sociale non choisie par lui-même.
… et se convertir au libéralisme culturel
L’approche des néotocquevilliens recoupe largement les présupposés de ce qu’on pourrait appeler libéralisme culturel. Arrêtons-nous un instant sur ce terme. Si le capitalisme a besoin d’une forme de libéralisme, ce n’est pas tant de sa forme économique (il s’en est très bien passé dans l’histoire, comme actuellement, malgré les dogmes en vigueur à gauche et chez la droite néolibérale) ni moins encore de sa forme politique, qui n’a pas grand-chose à voir avec les principes de l’imaginaire capitaliste. Ce dont le capitalisme a vraiment besoin, c’est du libéralisme culturel, sans lequel la production et la consommation ne peuvent pas prendre leur plein essor. La créativité entrepreneuriale ne peut s’exprimer dans une société hétéronome où les tabous, les interdits, les principes, la morale, la religion, etc., restreignent l’imagination des individus. Et le consumérisme exige des êtres libérés de toute norme qui voudrait déterminer a priori le contenu de leur vie privée : valeurs, coutumes, habitudes, décence, etc.
Les transformations culturelles qu’a subies le capitalisme à partir des années 1950 ont considérablement renforcé cette tendance. Au vieil idéal bourgeois et puritain a succédé un mode de vie ludique et hédoniste. L’individu et la culture que fabrique ce type de capitalisme favorisent la diffusion de l’imaginaire libéral. Celui-ci est indissociable de l’idée d’une « neutralité axiologique » du pouvoir : tous les régimes se vaudraient pourvu qu’ils laissent une marge de manœuvre à l’innovation productive et à la surenchère consumériste. Cela tient lieu, le plus souvent, de légitimation à un mode de vie consacré à la recherche effrénée de jouissances privées.
L’impasse postmoderne des néotocquevilliens
Avant de critiquer les « Nouveaux Philosophes », Lefort avait qualifié leur contribution de positive. Car au fond, leur priorité politique est la même : ils dénoncent le totalitarisme, mais sans faire de critique des sociétés modernes du point de vue de la démocratie.
Aujourd’hui, on ne distingue pas ce qui différencie les dithyrambes des néotocquevilliens sur l’« indétermination » et les théories d’écrivains poststructuralistes ou clairement postmodernes comme Judith Butler, Lyotard, Foucault ou Derrida : leur souci principal est la critique des grands Récits, l’attaque contre les normes de l’« hétéronormativité », la déconstruction de la métaphysique occidentale, etc. En d’autres termes, la critique de ce qu’ils appellent, non par hasard, essentialisme. Ce qu’ils désignent ainsi, c’est la tendance à substantialiser les traits socialement acquis et à considérer qu’ils proviennent non pas de la société – ce qui voudrait dire qu’ils sont modifiables – mais d’une quelconque essence, et donc qu’ils ont été institués une fois pour toutes.
Il s’agit de la même critique du système des castes qu’on retrouve chez Tocqueville ou Dumont, avec la différence qu’ici, ce modèle est projeté sur l’existence des institutions et des règles sociales elles-mêmes.
Cela amène à rejeter la normativité tout court, l’existence même de normes d’où qu’elles viennent. Et finalement, ce libéralisme culturel ne diffère en rien de la conception de la démocratie de nos néotocquevilliens : l’individu serait opprimé par les représentations collectives et les grandes visions de la société – les fameux « grands récits » dont on célèbre la fin : l’émancipation passerait par leur abolition totale. Cette idée constitue le noyau conceptuel du postmodernisme.
Le postmodernisme est donc l’expression la plus extrême du libéralisme culturel. Son objectif est la déconstruction de toute espèce de cohérence sociale, politique ou idéologique. L’existence même de cette cohérence élémentaire est considérée comme une forme d’essentialisme, et est identifiée à la clôture, à l’hétéronomie et au totalitarisme. Ce n’est pas par hasard qu’au niveau politique, une des priorités fondamentales du postmodernisme est la critique de tout projet politique global et l’exaltation d’une attitude sévèrement négative et défensive qui nie toute normativité.
Les postmodernes rejettent tout projet global en le dénonçant comme totalitaire. Les néotocquevilliens réduisent quant à eux la démocratie à l’indétermination et considèrent tout projet politique global comme l’expression d’un « rationalisme utopique » potentiellement totalitaire. Les deux démarches aboutissent aux mêmes conclusions [13]. Dans les deux cas, la voie vers le relativisme – voire le nihilisme – politique est ouverte.
En France, ce type de délire s’incarne chez quelqu’un comme Pierre-André Taguieff. Cet auteur s’acharne trop souvent à identifier tout mouvement social au « national-populisme ». Son souci d’analyser les ramifications du populisme, et l’attention qu’il porte au phénomène du racisme lui ont ôté toute aptitude à distinguer entre mouvements démocratiques et mouvements populistes et hétéronomes. Parfois, son souci de démythologiser certaines situations se transforme en volonté de provocation. Dure vie, que celle de l’intellectuel professionnel, qui a souvent du mal à saisir la chose politique ! Il suffit de jeter un œil à ce qu’il a écrit sur les soulèvements arabes et les mouvements des « indignés » de 2011 [14]. S’y trouvent tous les lieux communs de la droite grecque ou américaine : il ne s’agirait que de mouvements populistes, ne réussissant qu’à remplacer les anciennes dictatures par des nouvelles, ne proférant que des stupidités facho-populistes les assimilant aux Tea Party et à l’extrême droite européenne, etc. Taguieff ne fait aucune distinction, par exemple, entre la version française des « indignés » – cas le plus hétéronome et politiquement stérile – et ses équivalents espagnol, grec ou américain, qui s’en trouvent discrédités.
Ces mouvements sont largement critiquables, mais le Mouvement des Places en Grèce ne se résumait pas au slogan « Nazi-nazi Merkel-Sarkozy », la distinction entre la partie haute et la partie basse de la place de Syntagma était politique, et incarnait deux perceptions politiques très différentes, etc. [15]. Avec des grilles de lecture aussi grossières, notre auteur n’aurait pas crié « CRS-SS » en Mai 68 : il aurait défilé avec les gaullistes et les libéraux de l’époque, qui réduisaient le mouvement à une poussée totalitaire parce qu’ils entendaient des étudiants invoquer Mao et la « révo’ cul’ ». Cette réduction de l’évolution et de la réalité social-historique aux idées, aux slogans ou au contenu des livres – et la négligence des facteurs sociaux, économiques, etc. – est un symptôme fréquent du type de pensée antitotalitaire.
Ces conceptions ont des impacts tangibles sur les mouvements sociaux. Ce fut le cas lors du mouvement Occupy Wall Street de 2011. Les adeptes de la French theory y eurent alors une influence considérable. Ces admirateurs de Foucault et Deleuze militèrent avec succès contre la formulation de toute revendication, l’émergence de tout projet politique, l’élaboration du moindre projet collectif. Puis ils se grisèrent du succès médiatique d’Occupy, masquant son échec réel par leur habituel charabia post-structuraliste [16].
On aurait tort de faire de ces exemples des cas particuliers : c’est le destin qui attend tous ceux qui s’enferment dans de telles pseudo-subversions, où qu’ils soient et où qu’ils pensent être. Elles se révèlent n’être, à l’examen, que la version infantile du discours savant dont il est ici question.
Sortir de l’impasse
Résumons-nous. L’approche des néotocquevilliens confond les sociétés de type occidental, en tant qu’elles se sont débarrassées, au moins de droit, des discriminations ontologiques, et un régime démocratique où le peuple prend les décisions. Ils confondent donc l’être humain tel que nos sociétés le façonnent avec ce que serait, et était au moins partiellement, un individu participant de plain-pied à la direction et à l’organisation sociale et politique. En assimilant ainsi les régimes actuels à l’auto-gouvernement, ils en viennent naturellement à avaliser des courants antidémocratiques qui sont le propre de la modernité.
Ainsi, le capitalisme, bien entendu, et surtout son corollaire, le libéralisme culturel, érigé en fondement ultime de l’éthique civique contemporaine, ne sont nullement interrogés. Le prurit de s’élever coûte que coûte dans la hiérarchie des biens et des pouvoirs, le « droit » de jouir tranquillement dans son coin des « bienfaits » de la société de consommation, sont vus comme la continuité de la lutte contre l’hétéronomie religieuse, les divisions sociales héréditaires ou la discrimination sexiste. La liberté conquise dans l’histoire, la possibilité pour un individu et une collectivité de déterminer ses propres normes (auto-nomie), ses propres limites, ne se distingue plus de la volonté d’échapper à toute normativité, toute règle, toute valeur. Et c’est bien cette liberté négative que revendique, en fin de compte, le postmodernisme [17]. Le libéralisme culturel et ses avatars postmodernes aboutissent à qualifier de démocratiques des éléments de la modernité qui ne le sont pas – et même à les encourager. En dernière instance, tout serait démocratique dans la modernité occidentale. Même le renversement de la démocratie en son contraire absolu, le totalitarisme, émanerait de la démocratie. Finalement, cette approche confère un caractère métaphysique au projet démocratique. Contrairement aux craintes de Lefort, ce sont précisément l’« indétermination » et l’« ouverture » qui relèvent de l’utopie et qui font du projet démocratique une pure forme transcendantale capable de se matérialiser dans n’importe quelles conditions et de prendre n’importe quel contenu.
Mais en faisant de « démocratie » le synonyme de « modernité », on en dénature le sens. La démocratie n’est pas toute la modernité occidentale ; elle n’en est qu’une des composantes et a combattu farouchement les autres. Le régime d’hétéronomie brisée dans lequel nous sommes est entremêlé avec l’émergence de la modernité, mais il ne doit en aucun cas être confondu avec elle – le cas de l’Antiquité grecque est là pour le rappeler.
Repenser la démocratie à nouveaux frais
Nous voulons reprendre à notre compte la distinction entre régime politique et état social – ou, mieux, entre régime politique et régime anthropologique. Nous disons que la démocratie est le régime politique qui a comme corrélat anthropologique l’état social que C. Castoriadis appelait « autonomie ». En d’autres termes : il ne peut y avoir de réelle démocratie sans autonomie individuelle et collective. Et il ne peut y avoir de réelle autonomie individuelle et collective sans démocratie [18]. En apparence tautologique, cette assertion a un arrière-fond complexe et des implications lourdes.
Il y a d’abord la conscience de l’interpénétration de la culture du peuple et de la nature de son régime, que les soulèvements populaires rendent évidente. Il y a ensuite, pour un tel projet démocratique, l’incontournable nécessité d’une reprise de l’institution sociale dans sa totalité, ce qui exige à la fois l’implication de tous et le décloisonnement de la pensée comme des pratiques. Il y a enfin la conscience que la démocratie n’est pas une simple forme minimale de l’exercice du pouvoir (qui se matérialiserait, par exemple, dans une Constitution, aussi soignée soit-elle), mais aussi et surtout un état de la société et un type d’individu porteurs de traits anthropologiques, moraux, éthiques, culturels qui s’opposent catégoriquement aux valeurs dominantes actuelles.
D’un autre côté, cette prise de conscience nous permet de dissiper certains fantasmes. Et d’abord celui du militant de « gauche », pour qui un changement de société consiste simplement en un changement de clique au pouvoir et quelques réformes idoines dans la production, les rémunérations et l’imposition fiscale. Celui, ensuite, du soi-disant « révolutionnaire » en général, qu’il soit d’extrême gauche ou anarchiste, pour qui le type anthropologique, la mentalité, la culture, ne sont que des traits conjoncturels modifiables à volonté ou, mieux encore, qui s’évaporeraient dans la fièvre révolutionnaire. Ou encore celui de l’Occidental urbanisé et frustré, fasciné par les sociétés « primitives » dites « sans État », selon l’expression de P. Clastres [19]. Et enfin – c’était l’objet de ce texte – celui du néotocquevillien satisfait par les régimes occidentaux contemporains parce que tout simplement l’individu y grandit dans une certaine autonomie, sans se demander pour combien de temps encore.
Notre démarche ne se réduit donc pas simplement à imaginer des modèles de société qui rempliraient la pure forme que serait une « démocratie » à laquelle il ne manquerait qu’un contenu substantiel. Elle ne consiste pas davantage à chercher – du côté de Rousseau – à articuler n’importe quelle culture populaire avec un régime analogue. Il y aurait à promouvoir l’invention conjointe (et comment ne le serait-elle pas ?) d’une culture, d’une organisation sociale et économique et d’un régime politique cohérents et démocratiques.
Collectif Lieux Communs Juin 2012 – avril 2013