Esprit - L’actualité immédiate, avec la guerre du Golfe et la fin du communisme, nous semble poser la question de la valeur du modèle démocratique. Ne doit-on pas dire qu’il y a somme toute une forme de relativisme dans l’ordre international ? Y a-t-il d’autre part une nouvelle bipolarité, ou bien une suprématie renouvelée des États-Unis ?
Cornelius Castoriadis - Avec l’effondrement de l’empire russo-communiste, l’impuissance de la Chine, le cantonnement, peut-être provisoire, du Japon et de l’Allemagne dans le champ de l’expansion économique, la nullité manifeste de l’Europe des Douze comme entité politique, les États-Unis occupent seuls la scène de la politique mondiale, réaffirment leur hégémonie, prétendent imposer un « nouvel ordre mondial ». La guerre du Golfe en a été une manifestation. Je ne pense pas, cependant, que l’on puisse parler d’une suprématie absolue ou d’un ordre unipolaire. Les États-Unis ont à faire face à un nombre extraordinaire de pays, de problèmes, de crises, devant lesquels leurs avions et leurs missiles ne peuvent rien. Ni l’ « anarchie » croissante dans les pays pauvres, ni la question du sous-développement, ni celle de l’environnement ne peuvent être réglées par des bombardements. Et même du point de vue militaire, la guerre du Golfe a probablement montré la limite de ce que les États-Unis peuvent faire – en deçà de l’utilisation des armes nucléaires.
En même temps, les États-Unis subissent un affaissement, un délabrement interne dont je crois que l’on ne se rend pas compte en France – à tort, car ils sont le miroir où les autres pays riches peuvent regarder leur avenir. L’érosion du tissu social, les ghettos, l’apathie et le cynisme sans précédent de la population, la corruption à tous les niveaux, la crise fantastique de l’éducation (la plupart des étudiants « gradués » sont maintenant d’origine étrangère), la mise en cause de l’anglais comme langue nationale, la dégradation continue de l’appareil productif et économique ; tout cela mine, à terme, les possibilités d’hégémonie mondiale des États-Unis.
La crise du Golfe ne représente-t-elle pas l’échec de la prétendue portée universelle des valeurs occidentales ?
La crise du Golfe a agi comme un formidable révélateur de facteurs que l’on connaissait, ou que l’on devait connaître déjà. On a pu voir les Arabes, et les musulmans en général, s’identifier massivement à ce gangster et bourreau de son propre peuple qu’est Saddam Hussein. Du moment que Saddam s’opposait à l’ « Occident », ils étaient prêts à gommer la nature de son régime et la tragédie de son peuple. Les manifestations se sont tassées après la défaite de Saddam, mais le courant de fond est toujours là : l’intégrisme ou « fondamentalisme » islamique est plus fort que jamais, et s’étend sur des régions que l’on croyait sur une autre voie (Afrique du Nord, Pakistan, pays au sud du Sahara). Il s’accompagne d’une haine viscérale de l’Occident, ce qui se comprend : un ingrédient essentiel de l’Occident est la séparation de la religion et de la société politique. Or l’islam, comme du reste presque toutes les religions, prétend être une institution totale, il refuse la distinction du religieux et du politique. Ce courant se complète et s’auto-excite par une rhétorique « anticolonialiste » dont le moins que l’on puisse dire, dans le cas des pays arabes, est qu’elle est creuse. S’il y a des Arabes aujourd’hui en Afrique du Nord, c’est que celle-ci a été colonisée par les Arabes à partir du VIIe siècle ; de même pour les pays du Moyen-Orient. Et les premiers « colonisateurs » non arabes du Moyen-Orient (et de l’Afrique du Nord) n’ont pas été les Européens, mais d’autres musulmans – les Turcs seldjuks d’abord, les Turcs ottomans ensuite. L’Irak est resté sous domination turque pendant cinq siècles — et sous protectorat britannique pendant quarante ans. Il ne s’agit pas de minimiser les crimes de l’impérialisme occidental, mais de dénoncer cette mystification qui présente les peuples musulmans comme n’ayant aucune responsabilité dans leur propre histoire, comme n’ayant jamais fait autre chose que subir passivement ce que d’autres, c’est-à-dire les Occidentaux, leur ont imposé.
Ne trouve-t-on pas ici les limites de cet universalisme représenté par l’Occident face à un culturalisme antidémocratique ?
Il y a plusieurs niveaux à cette question, laquelle atteint aujourd’hui une intensité tragique. En un sens, l’ « universalisme » n’est pas une création spécifique de l’Occident. Le bouddhisme, le christianisme, l’islam, sont « universalistes » puisque leur appel s’adresse, en principe, à tous les humains qui ont tous le même droit (et le même devoir) de s’y convertir. Cette conversion présuppose un acte de foi – et entraîne l’adhésion à un monde de significations (et de normes, de valeurs, etc.) spécifique et clos. Cette clôture est le trait caractéristique des sociétés à hétéronomie forte. Le propre de l’histoire gréco-occidentale est la rupture de cette clôture, la mise en question des significations, des institutions, des représentations établies par la tribu, qui donne un tout autre contenu à l’universalisme ; cette rupture va de pair avec le projet d’autonomie sociale et individuelle, donc avec les idées de liberté et d’égalité, l’autogouvernement des collectivités et les droits de l’individu, la démocratie et la philosophie.
Or ici, nous rencontrons un paradoxe de première grandeur, allègrement escamoté par les discoureurs sur les droits de l’homme, l’indétermination de la démocratie, l’agir communicationnel, l’auto-fondation de la raison, etc. – les Pangloss qui continuent leur rhétorique nombriliste sans se laisser perturber par le bruit et la fureur de l’histoire effective. Les « valeurs » de l’Occident se prétendent universelles – et sans doute le sont-elles au plus haut point, puisqu’elles présupposent et entraînent le dégagement de toute clôture social-historique particulière dans laquelle les humains se trouvent toujours nécessairement pris au départ. Mais il est impossible de méconnaître qu’elles ont un enracinement social-historique particulier, dont il serait absurde de prétendre qu’il a été contingent. Pour aller vite, et prendre l’affaire in medias res : cette rupture de la clôture, nous l’avons derrière nous, vingt-cinq siècles ou cinq siècles derrière nous. Mais les autres ne l’ont pas. Pour nous, il est possible de défendre raisonnablement « nos valeurs » – mais parce que, précisément, nous avons érigé la discussion raisonnable en pierre de touche de l’acceptable et de l’inacceptable. Si l’autre entre dans cette discussion, il a en fait basculé du côté de notre tradition, où tout peut être examiné et discuté. Mais s’il se barricade derrière une révélation divine, ou même simplement derrière une tradition qu’il sacralise (c’est, d’une certaine façon, le cas des Japonais actuels), que veut dire lui imposer une discussion raisonnable ? Et nous avons tendance à oublier trop facilement ce qui arrivait, il n’y a pas si longtemps encore en terre chrétienne, aux livres qui prétendaient mener simplement une discussion raisonnable en ignorant la foi, et à leurs auteurs.
Pour que les autres – islamistes, hindouistes, que sais-je – acceptent l’universalisme avec le contenu que l’Occident a tenté de donner à cette idée, il faudrait qu’ils sortent de leur clôture religieuse, de leur magma de significations imaginaires. Jusqu’ici, ils ne le font que très peu – c’est chez eux, par excellence, que le pseudo-marxisme ou le tiers-mondisme a été un substitut de la religion – et même, pour des raisons sur lesquelles on reviendra, ils se crispent sur elle.
Nous ne pouvons pas discuter, ici et maintenant, pourquoi il en a été, et il en est toujours, ainsi. Pourquoi, par exemple, la philosophie hindoue n’a jamais mis en cause le monde social, ou pourquoi les commentateurs arabes d’Aristote ont écrit interminablement sur sa métaphysique et sa logique, mais ont radicalement ignoré toute la problématique politique grecque : de même qu’il faut attendre Spinoza l’excommunié pour trouver une réflexion politique dans la tradition juive. Mais nous pouvons nous arrêter sur les facteurs qui font que, aujourd’hui, les sociétés occidentales riches sont incapables d’exercer une influence émancipatrice sur le reste du monde, nous demander pourquoi non seulement elles ne contribuent pas à l’érosion des significations religieuses pour autant que celles-ci bloquent la constitution d’un espace politique, mais tendent peut-être finalement à renforcer leur emprise.
Quel est l’ « exemple » que ces sociétés de capitalisme libéral fournissent au reste du monde ? D’abord, celui de la richesse et de la puissance technologique et militaire. Cela, les autres voudraient bien l’adopter, et parfois ils y arrivent (le Japon, les « quatre dragons,,, sans doute bientôt quelques autres). Mais comme le montrent ces exemples, et contrairement aux dogmes marxistes et même « libéraux », cela en tant que tel n’implique rien et n’entraîne rien quant à l’émergence d’un processus émancipatoire.
Mais en même temps ces sociétés présentent au reste du monde une image-repoussoir, celle de sociétés où règne un vide total de significations. La seule valeur y est l’argent, la notoriété médiatique ou le pouvoir, au sens le plus vulgaire et le plus dérisoire du terme. Les communautés y sont détruites, la solidarité est réduite à des dispositions administratives. C’est face à ce vide que les significations religieuses se maintiennent, ou même regagnent en puissance.
Certes, il y a aussi ce que les journalistes et les politiciens appellent la « démocratie », et qui est en fait une oligarchie libérale. On y chercherait en vain l’exemple de ce qu’est un citoyen responsable, « capable de gouverner et d’être gouverné » comme disait Aristote, de ce qu’est une collectivité politique réflexive et délibérative. Sans doute il y subsiste, résultat de longues luttes antérieures, des libertés – importantes et précieuses, quoique partielles ; elles sont essentiellement défensives et négatives. Dans la réalité social-historique effective du capitalisme contemporain, ces libertés fonctionnent de plus en plus comme simple complément instrumental du dispositif maximisateur des « jouissances » individuelles. Et ce sont ces « jouissances » qui sont le seul contenu substantif de l’individualisme dont on nous rebat les oreilles.
Car il ne peut pas y avoir d’individualisme pur, c’est-à-dire vide.
Les individus prétendument « libres de faire ce qu’ils veulent » ne font pas rien, ni n’importe quoi. Ils font chaque fois des choses précises, définies, particulières, ils désirent et investissent certains objets et en refusent d’autres, ils valorisent telles activités, etc. Or ces objets et ces activités ne sont et ne peuvent jamais être déterminés exclusivement, ni même essentiellement, par les « individus » tout seuls, ils sont déterminés par le champ social-historique, par l’institution spécifique de la société où ils vivent et ses significations imaginaires. On peut sans doute parler d’un « individualisme » des vrais bouddhistes, même si ses présupposés métaphysiques sont diamétralement opposés à ceux de l’ « individualisme » occidental (nullité de l’individu là-bas, réalité substantielle autarcique de l’individu ici) ; mais quel est le contenu substantif du premier ? En principe, le renoncement au monde et à ses « jouissances » . De même, dans l’Occident contemporain, l’ « individu » libre, souverain, autarcique, substantiel n’est guère plus, dans la grande majorité des cas, qu’une marionnette accomplissant spasmodiquement les gestes que lui impose le champ social-historique : faire de l’argent, consommer et « jouir » (s’il y arrive ... ). Supposé « libre » de donner à sa vie le sens qu’il « veut », il ne lui « donne>>, dans l’écrasante majorité des cas, que le « sens » qui a cours, c’est-à-dire le non-sens de l’augmentation indéfinie de la consommation. Son « autonomie » redevient hétéronomie, son « authenticité » est le conformisme généralisé qui règne autour de nous.
Cela revient à dire qu’il ne peut pas y avoir d’ « autonomie » individuelle s’il n’y a pas d’autonomie collective, ni de « création de sens » pour sa vie par chaque individu qui ne s’inscrive dans le cadre d’une création collective de significations. Et c’est l’infinie platitude de ces significations dans l’Occident contemporain qui conditionne son incapacité d’exercer une influence sur le monde non occidental, de contribuer à l’érosion de l’emprise des significations religieuses ou similaires dans celui-ci.
Il n’y aurait donc plus de sens global ; mais est-ce que cela veut dire obligatoirement qu’il n’y ait pas des sens périphériques, dans tel ou tel secteur social, dans la liberté des individus et dans la mesure où chacun pourrait, si l’on peut dire, construire un sens pour lui-même ?
D’autre part, il s’est apparemment produit dans notre discussion une sorte de glissement de langage. Lorsqu’on dit qu’il n’y a plus de sens, les gens entendent automatiquement qu’il n’y a plus de sens prédonné. Or, le problème n’est pas là, dans la mesure où l’absence d’un sens prédonné ne crée pas nécessairement un vide. Il peut s’agir au contraire d’une chance, d’une possibilité de liberté, qui permettrait de sortir du « désenchantement ».
En revanche, la grande question n’est-elle pas alors de savoir si cette épreuve de la liberté elle-même n’est pas intenable ?
Il est clair que je ne parle pas de la disparition d’un sens prédonné, et que je ne la déplore pas. Le sens prédonné, c’est I’hétéronomie. Une société autonome, une société véritablement démocratique, est une société qui met en question tout sens prédonné, et où, de ce fait même, est libérée la création de significations nouvelles. Et dans une telle société, chaque individu est libre de créer pour sa vie le sens qu’il veut (et qu’il peut). Mais il est absurde de penser qu’il peut faire cela hors tout contexte et tout conditionnement social-historique. Étant donné ce qu’est, ontologiquement, l’individu, cette proposition est en fait une tautologie. L’individu individué crée un sens pour sa vie en participant aux significations que crée sa société, en participant à leur création, soit comme « auteur », soit comme « récepteur » (public) de ces significations. Et j’ai toujours insisté sur le fait que la vraie « réception » d’une œuvre nouvelle est tout aussi créatrice que sa création.
On le voit clairement dans les deux grandes périodes de notre histoire où émerge le projet d’autonomie et où apparaissent pour la première fois des individus vraiment individués. Le surgissement de créateurs vraiment individuels et d’un public capable d’accepter leurs invocations va de pair, en Grèce ancienne, avec le surgissement de la polis et des significations nouvelles que celle-ci incarne : démocratie, isonomie, liberté, logos, réflexivité. Pour être beaucoup plus complexe, la situation est analogue en Europe occidentale moderne. Certes, ici, pendant une longue période, le grand art et la philosophie, et même la recherche scientifique, restent intimement liés aux significations religieuses. Mais déjà la façon dont ils se situent par rapport à elles change. Et relativement tôt sont créées de grandes formes et œuvres « profanes » que la société suscite et qu’elle se montre capable d’accueillir. Kundera l’a montré à propos du roman, en soulignant sa « fonction » de mise en cause de l’ordre établi, et de la quotidienneté. Et comment oublier le plus grand écrivain de l’Europe moderne, Shakespeare, chez qui on ne trouve pas une once de religiosité ? Mais à la fin du XVIIIe siècle la création européenne se dégage de tout sens « prédonné ». C’est une de ces merveilleuses « coïncidences » de l’histoire que la dernière très grande œuvre d’art religieux, le Requiem de Mozart, est écrite en 1791 – au moment où la Révolution française allait commencer à s’attaquer à l’Église et au christianisme, quelques années après que Lessing eut défini l’esprit des Lumières comme le triple refus de la Révélation, de la Providence et de la Damnation éternelle, quelques années avant que Laplace réponde, à propos de l’absence de Dieu dans le Système du monde, qu’il n’avait pas besoin de cette hypothèse. Cette élimination du sens « prédonné » n’a pas empêché l’Europe d’entrer, pour cent cinquante ans, de 1800 à 1950, dans une période de création extraordinaire dans tous les domaines. Pour les grands romanciers, les grands musiciens, les grands peintres de cette période, il n’y a pas de sens prédonné (pas plus que pour les grands mathématiciens et scientifiques). Il y a l’ivresse lucide de la recherche et de la création du sens – et il n’est certes pas accidentel que la signification la plus lourde de leurs œuvres soit une interrogation permanente sur la signification elle-même, par où Proust, Kafka, Joyce et tant d’autres rejoignent la tragédie athénienne.
Si cette période s’achève autour de 1950 (date évidemment « arbitraire », pour fixer les idées), ce n’est pas parce qu’on entre dans une phase plus « démocratique » qu’avant, on pourrait sans paradoxe soutenir le contraire, c’est parce que le monde occidental entre en crise, et cette crise consiste précisément en ceci, qu’il cesse de se mettre vraiment en question.
N’y aurait-il pas un rapport entre le vide de sens et la perte de ce grand art dont vous parlez ?
Il est clair que les deux vont ensemble. Le grand art est à la fois la fenêtre de la société sur le chaos, et la forme donnée à ce chaos (alors que la religion est la fenêtre vers le chaos, et le masque posé sur ce chaos). L’art est une forme qui ne masque rien. A travers cette forme, l’art montre, indéfiniment, le chaos – et par là, il remet en question les significations établies, jusqu’à la signification de la vie humaine et de ses contenus les plus indiscutables. L’amour est au centre de la vie personnelle au XIXe siècle – et Tristan est à la fois la présentation la plus intense de cet amour, et la démonstration de ce qu’il ne peut s’accomplir que dans la séparation et la mort.
De ce fait, loin d’être incompatible avec une société autonome, démocratique, le grand art en est inséparable. Car une société démocratique sait, doit savoir, qu’il n’y a pas de signification assurée, qu’elle vit sur le chaos, qu’elle est elle-même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes. C’est à partir de ce savoir qu’elle crée du sens et de la signification. Or c’est ce savoir -autant dire le savoir de la mortalité, on y reviendra – que la société et l’homme contemporains récusent et refusent. Et par là même, le grand art devient impossible, au mieux marginal, sans participation re-créatrice du public.
Vous demandiez si l’épreuve de la liberté ne devient pas intenable.
Il y a deux réponses à cette question, qui sont solidaires. L’épreuve de la liberté devient intenable dans la mesure où l’on n’arrive à rien faire de cette liberté. Pourquoi voulons-nous la liberté ? Nous la voulons d’abord pour elle-même, certes ; mais aussi, pour pouvoir faire des choses. Si l’on ne peut, si l’on ne veut rien faire, cette liberté se transforme en la pure figure du vide. Horrifié devant ce vide, l’homme contemporain se réfugie dans le sur-remplissage laborieux de ses « loisirs », dans un train-train de plus en plus répétitif et de plus en plus accéléré. En même temps, l’épreuve de la liberté est indissociable de l’épreuve de la mortalité. (Les « garanties du sens » sont évidemment l’équivalent de la dénégation de la mortalité : ici encore l’exemple des religions est éloquent.) Un être – individu ou société – ne peut pas être autonome s’il n’a pas accepté sa mortalité. Une véritable démocratie – non pas une « démocratie » simplement procédurale – , une société autoréflexive, et qui s’auto-institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l’épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n’est qu’à partir de là qu’elle peut créer et, le cas échéant, instaurer des « monuments impérissables » : impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant le bord de l’ Abîme.
Or il est évident que l’ultime vérité de la société occidentale contemporaine, c’est la fuite éperdue devant la mort, la tentative de recouvrir notre mortalité, qui se monnaie de mille façons, par la suppression du deuil, par les « morticiens » par les tubages et les branchements interminables de l’acharnement thérapeutique, par la formation de psychologues spécialisés pour « assister » les mourants, par la relégation des vieux, etc.
Si l’on refuse de désespérer de la démocratie moderne, si l’on pense qu’il devrait y avoir encore possibilité de création de significations sociales, ne se heurte-t-on pas alors à un discours anthropologique, un discours quelque peu tocquevillien qui irait de Furet à Gauchet, et qui consiste à dire que l’évolution des sociétés démocratiques amène les individus à se réfugier dans la sphère privée, à s’individualiser ? N’est-ce pas là une pente structurelle des sociétés modernes ? Inversement, si l’on s’accorde avec votre pensée, qui est une pensée de l’action, quelles sont les conditions d’un agir autonome dans une société démocratique ? N’y a-t-il pas la possibilité d’agir publiquement dans cet ébranlement ?
La « pente structurelle » dont vous parlez-elle n’est pas « structurelle », elle est historique – est celle des sociétés capitalistes modernes, non celle de la démocratie.
Mais d’abord une remarque « philologique ». Je pense qu’il y a une confusion qui pèse beaucoup sur les discussions contemporaines. Chez Tocqueville, le sens du terme « démocratie » n’est pas politique, il est sociologique. Il équivaut, en dernière analyse, à la suppression des statuts héréditaires, qui instaure une « égalité des conditions », au moins juridique. Cette égalisation aboutit, ou peut aboutir, à la création d’une masse d’individus indifférenciés, qui tiennent à cette indifférenciation et refusent l’excellence. Au bout, il y a l’apparition de l’ « État tutélaire », le plus bénévole et le plus terrible des tyrans, et le « despotisme démocratique » (notion à mes yeux absurde car n’importe quel despotisme ne peut exister qu’en instaurant de nouvelles différenciations). Tocqueville accepte le mouvement d’égalisation, qu’il considère comme la tendance irréversible de l’histoire (à ses yeux voulue par la Providence), mais son pessimisme est nourri par sa nostalgie des temps anciens, où l’excellence et la gloire individuelles n’étaient pas rendues impossibles par ce qu’il appelle « démocratie ».
Pour moi, comme vous le savez, le sens premier – d’où tout le reste découle – du terme démocratie est politique : régime où les citoyens sont tous capables de gouverner et d’être gouvernés (deux termes indissociables), régime d’auto-institution explicite de la société, régime de réflexivité et d’autolimitation.
Cela posé, la question anthropologique est évidemment fondamentale. Elle a toujours été au centre de mes préoccupations, et c’est pour cela que, depuis 1959-1960, j’ai donné une telle importance au phénomène de la privatisation des individus dans les sociétés contemporaines, et à son analyse. Car l’équilibre et la conservation de la société capitaliste moderne, à partir des années 1950, s’obtient par le renvoi de chacun à sa sphère privée et son enfermement dans celle-ci (ce qui est rendu possible par l’aisance économique des pays riches, mais aussi par toute une série de transformations sociales, notamment en matière de consommation et de « loisirs » ), parallèle et synchrone avec un immense mouvement « spontané » (et pour l’essentiel induit par toute l’histoire précédente) de retrait de la population, d’apathie et de cynisme à l’égard des affaires politiques. Et, depuis les années 1950, cette évolution ne fait que s’accentuer, malgré quelques contre phénomènes sur lesquels on reviendra. Or le paradoxe est que le capitalisme n’a pu se développer et survivre que par la conjonction de deux facteurs, qui ont tous les deux trait à l’anthropologie, et qu’il est en train de les détruire tous les deux.
Le premier, c’était le conflit social et politique, traduction des luttes des groupes et des individus pour l’autonomie. Or sans ce conflit il n’y aurait pas eu, au plan politique, ce que vous appelez « démocratie ». Le capitalisme comme tel n’a rien à voir avec la démocratie (il n’y a qu’à regarder le Japon, avant comme après la guerre). Et, au plan économique, sans les luttes sociales, le capitalisme se serait effondré des dizaines de fois depuis deux siècles. Le chômage potentiel a été résorbé par la réduction de la durée de la journée, de la semaine, de l’année et de la vie de travail ; la production a trouvé des débouchés dans les marchés intérieurs de consommation, constamment élargis par les luttes ouvrières et les hausses des salaires réels qu’elles ont entraînées ; les irrationalités de l’organisation capitaliste de la production ont été corrigées tant bien que mal par la résistance permanente des travailleurs.
Le deuxième est que le capitalisme n’a pu fonctionner que parce qu’il a hérité d’une série de types anthropologiques qu’il n’a pas, et n’aurait pas pu, créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc. Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d’eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l’honnêteté, le service de l’État, la transmission du savoir, le belle ouvrage, etc. Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique, devenues dérisoires, où seuls comptent la quantité d’argent que vous avez empochée peu importe comment, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la télévision. Le seul type anthropologique créé par le capitalisme, et qui lui était indispensable au départ pour s’instaurer, était l’entrepreneur schumpétérien : personne passionnée par la création de cette nouvelle institution historique, l’entreprise, et par son élargissement constant moyennant l’introduction de nouveaux complexes techniques et de nouvelles méthodes de pénétration du marché. Or même ce type est détruit par l’évolution actuelle ; pour ce qui est de la production, l’entrepreneur est remplacé par une bureaucratie managériale ; pour ce qui est de faire de l’argent, les spéculations à la Bourse, les OPA, les intermédiations financières rapportent beaucoup plus que les activités « entreprenariales ».
En même temps donc qu’on assiste, moyennant la privatisation, au délabrement croissant de l’espace public, on constate la destruction des types anthropologiques qui ont conditionné l’existence même du système.
Vous décrivez une « oligarchie libérale » qui fonctionnerait en vase clos et en serait très contente, parce qu’elle pourrait ainsi mener tranquillement ses affaires – la population n’intervenant en fait que pour choisir telle ou telle équipe politique. Est-il sûr que cela fonctionne exactement comme cela ? Il y a quand même des luttes sociales, des formes de conflictualité fortes dans cette société. Sans doute sont-elles moins que par le passé centralement organisées autour du travail, comme autrefois les luttes liées aux conflits syndicaux. Il n’est pas certain, cependant, que l’on puisse dire aussi catégoriquement qu’il y a un repli sur la sphère privée.
Prenons un exemple extrême : les formes d’émeutes comme celle de Vaulx-en-Velin témoignent aussi d’une volonté qui est, tout autant que celle du mouvement ouvrier du XIXe siècle, celle d’une participation active. A contrario, la société française d’il y a cinquante ans était beaucoup moins participative, beaucoup plus exclusive qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il y a quand même eu, si l’on peut dire, du « progrès » dans la démocratie – même si c’est au travers de la culture triomphante des médias. On ne peut donc pas simplement dire que tout cela n’est qu’une demande de pouvoir d’achat et d’entrée dans le capitalisme.
Il s’agit de savoir ce que l’on considère comme essentiel ou central dans le système, et ce que l’on considère comme secondaire, périphérique, « bruit ». L’oligarchie libérale ne fonctionne certes pas en vase clos ; mais il faut comprendre que moins elle fonctionne en vase clos, plus elle est forte, en tant qu’oligarchie précisément. En fait, elle est assez « close » sociologiquement (cf les origines sociales du recrutement des grandes Écoles, etc.) ; elle aurait, de son propre point de vue, tout intérêt à élargir les bases de son recrutement, le vivier de l’auto-cooptation. Elle n’en deviendrait pas plus « démocratique » pour autant – pas plus que l’oligarchie romaine n’est devenue démocratique lorsqu’elle a enfin accepté en son sein les homines novi. D’autre part, le régime libéral (par opposition au régime totalitaire) lui permet de percevoir des « signaux » venant de la société, même en dehors des canaux officiels ou légaux, et, en principe, de réagir, de raccommoder. En réalité, elle le fait de moins en moins. A quoi a abouti Vaulx-en-Velin (hormis la création de quelques nouveaux comités et postes bureaucratiques « pour traiter le problème ») ? Où en est-on aux États-Unis avec les ghettos, la drogue, l’effondrement de l’éducation et tout le reste ?
En réalité, après l’échec des mouvements des années 1960, les deux « chocs pétroliers », et la contre-offensive libérale (au sens capitaliste du terme), représentée initialement par le couple Thatcher Reagan mais qui a finalement gagné partout, on constate un nouveau dispositif de « stratégie sociale ». On maintient une situation aisée ou tolérable pour 80 ou 85 % de la population (inhibée, au surplus, par la peur du chômage), et l’on reporte toute la merde du système sur les 15 ou 20 % « inférieurs » de la société, qui ne peuvent pas réagir, ou ne peuvent réagir que par la casse, la marginalisation et la criminalité : chômeurs et immigrés en France et en Angleterre, Noirs et Hispaniques aux États-Unis, etc.
Bien sûr, des conflits et des luttes subsistent et resurgissent ici ou là. Nous ne sommes pas dans une société morte. En France, ces dernières années, il y a eu les étudiants, les lycéens, les cheminots, les infirmières. Il y a eu un phénomène important : la création des coordinations, forme nouvelle d’auto-organisation démocratique des mouvements, traduisant l’expérience de la bureaucratie et la méfiance à son égard – même si partis et syndicats essaient toujours de phagocyter ces mouvements.
Mais il faut aussi constater que ces mouvements contre l’ordre existant sont la plupart du temps corporatistes, et en tout cas très partiels et très limités quant à leurs objectifs. Tout se passe comme si l’énorme désillusion provoquée à la fois par l’effondrement de la mystification communiste et par le spectacle dérisoire du fonctionnement effectif de la « démocratie » aboutissent à ce que personne ne veuille plus s’occuper de politique au sens vrai du terme, le mot lui-même étant devenu synonyme de combine, de magouille, de manœuvre suspecte. Dans tous ces mouvements, toute idée d’élargissement de la discussion ou de prise en compte de problèmes politiques plus larges est refusée comme le diable. (Et l’on ne saurait même pas le leur reprocher, car ceux qui essaient d’y introduire ’ la politique » sont en général des dinosaures résiduels, trotskistes ou autres). Le cas le plus frappant est celui des écologistes, qui ont été tirés à leur corps dé fendant vers des débats de politique générale – alors que la question écologique implique, de toute évidence, la totalité de la vie sociale. Dire qu’il faut sauver l’environnement, c’est dire qu’il faut changer radicalement le mode de vie de la société, qu’on accepte de renoncer à la course effrénée à la consommation. Ce n’est rien de moins que la question politique, psychique, anthropologique, philosophique posée, dans toute sa profondeur, à l’humanité contemporaine.
Je ne veux pas dire par là que l’alternative de l’action est tout ou rien, mais qu’une action lucide doit toujours avoir en vue l’horizon de la globalité, doit s’inscrire dans la généralité du problème social et politique, même si elle doit aussi bien savoir que pour l’instant elle ne peut obtenir qu’un résultat partiel et limité, et cette exigence doit être assumée par les participants.
D’autre part, on ne peut pas dire, comme vous le faites, que la société est aujourd’hui beaucoup plus inclusive, sans se demander : inclusive dans quoi ? Elle est inclusive dans ce qu’elle est elle-même, dans ce magma de significations imaginaires dominantes que j’ai essayé de décrire.
Il y a un point que l’on n’a pas encore abordé, mais que vous venez d’effleurer à propos des incohérences de l’écologie, c’est le problème de l’évolution de la technique. On peut vous poser cette question d’autant plus volontiers que vous êtes un des rares philosophes contemporains à avoir fréquenté le terrain des sciences exactes. Nous sommes à une époque où certains ont tendance à voir la source de tous les maux de notre société dans la technologie. Pensez-vous qu’en effet la technique est un système complètement autonomisé, sur lequel il n’y a plus pour le citoyen de moyen d’agir ?
Deux faits me semblent incontestables. D’abord, que la techno-science s’est autonomisée : personne n’en contrôle l’évolution et l’orientation, et, malgré les différents « comités d’éthique » (le dérisoire de l’intitulé se passe de commentaires, et trahit la vacuité de la chose), il n’y a aucune prise en considération des effets directs et latéraux de cette évolution. Ensuite, qu’il s’agit d’une trajectoire d’inertie, au sens de la physique ; laissé à lui-même, le mouvement continue.
Cette situation incarne et exprime tous les traits de la situation contemporaine. L’expansion illimitée d’une pseudo-maîtrise y est poursuivie pour elle-même, détachée de toute fin rationnelle ou raisonnablement discutable. On invente tout ce qui peut être inventé, on produit tout ce qui peut être (rentablement) produit, les « besoins » correspondants seront suscités après. En même temps, le vide de sens est masqué par la mystification scientiste, plus puissante que jamais, et cela, paradoxalement, à un moment où la véritable science est plus que jamais aporétique quant à ses fondements et aux implications de ses résultats. Enfin, on retrouve dans cette illusion de toute-puissance la fuite devant la mort et sa dénégation : je suis peut-être faible et mortel, mais la puissance existe quelque part, à l’hôpital, dans l’accélérateur de particules, dans les laboratoires de biotechnologie, etc.
Que cette évolution, destructrice, soit aussi à la longue auto-destructrice de la technoscience elle-même me paraît certain, mais ce serait long à discuter. Ce qui doit être souligné dès maintenant, c’est qu’il faut d’abord dissiper cette illusion de toute-puissance. Ensuite que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la question, extrêmement difficile, d’un contrôle (autre qu’ecclésiastique) sur l’évolution de la science et de la technique est posée avec radicalité et urgence. Cela exige une reconsidération de toutes les valeurs et habitudes qui nous dominent. D’un côté, nous sommes les habitants privilégiés d’une planète peut-être unique dans l’univers – en tout cas, si le truisme est permis : unique pour nous – , d’une merveille que nous n’avons pas créée et que nous sommes en train, allègrement, de détruire. D’un autre côté, nous ne pouvons évidemment pas renoncer au savoir sans renoncer à ce qui fait de nous des êtres libres. Mais, comme le pouvoir, le savoir n’est pas innocent. Il faut donc au moins essayer de comprendre ce que l’on est en train de vouloir savoir, et être attentif aux retombées possibles de ce savoir. Là encore apparaît la question de la démocratie, sous de multiples formes. Dans les conditions et les structures présentes, il est fatal que les décisions sur tout cela appartiennent à des politiciens et bureaucrates ignorants et à des technoscientifiques mus essentiellement par une logique compétitive. Impossible que la collectivité politique se forme là-dessus une opinion raisonnable. Encore plus important, sur ce plan on touche pour ainsi dire du doigt la question de la norme essentielle de la démocratie : l’évitement de l’hubris, l’autolimitation.
Ce que vous appelez le « projet d’autonomie » passe donc sans doute finalement par l’éducation.
La centralité de l’éducation dans une société démocratique est indiscutable. En un sens, on peut dire qu’une société démocratique est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanentes de ses citoyens, et qu’elle ne pourrait vivre sans cela. Car une société démocratique, en tant que société réflexive, doit faire constamment appel à l’activité lucide et à l’opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, avec le règne des politiciens professionnels, des « experts », des sondages télévisuels. Et il ne s’agit pas, pas essentiellement en tout cas, de l’éducation dispensée par le « ministère de !’Éducation ». Ni non plus de l’idée qu’avec une énième « réforme de l’éducation » on s’approcherait de la démocratie. L’éducation commence avec la naissance de l’individu et se termine avec sa mort. Elle a lieu partout et toujours. Les murs de la ville, les livres, les spectacles, les événements éduquent – et, aujourd’hui, pour l’essentiel « méséduquent » – les citoyens. Comparez l’éducation que recevaient les citoyens (et les femmes, et les esclaves) athéniens en assistant aux représentations de la tragédie, et celle que reçoit un téléspectateur d’aujourd’hui en regardant Dynasty et Perdu de vue.
L’autolimitation nous ramène au débat sur la mortalité et I’immortalité, qui paraît central : ce qui est frappant lorsqu’on vous lit, est l’impression qu’il y a d’une part les écrits politiques et d’autre part l’œuvre du philosophe-psychanalyste. Mais en fait, il y a dans vos œuvres un thème commun permanent qui est la question du temps : comment à la fois renouer une relation au temps et sortir du. phantasme de l’immortalité ?
Il s’agit d’abord de sortir de l’illusion moderne de la linéarité, du « progrès », de l’histoire comme cumulation des acquisitions ou processus de « rationalisation ». Le temps humain, comme le temps de l’être, est temps de création-destruction. La seule « cumulation » qu’il y ait dans l’histoire humaine, sur le long terme, est celle de l’instrumental, du technique, de l’ensembliste-identitaire. Et même celle-là n’est pas forcément irréversible. Une cumulation des significations est un non-sens. Il peut seulement y avoir, sur des segments historiques donnés, une relation profondément historique (c’est-à-dire tout sauf linéaire et « cumulative ») entre les significations créées par le présent et celles du passé. Et ce n’est qu’en sortant du phantasme de l’immortalité (dont la visée est précisément d’abolir le temps) que l’on peut nouer une véritable relation au temps. Plus exactement – car l’expression « relation au temps » est bizarre, le temps n’est pas quelque chose d’extérieur à nous auquel nous pourrions avoir une relation, nous sommes dans le temps et le temps nous fait – ce n’est qu’alors que nous pouvons être vraiment présents au présent, en étant ouverts à l’avenir et en nourrissant avec le passé un rapport qui ne soit ni répétition, ni rejet. Se libérer du phantasme de l’immortalité – ou, sous sa forme vulgaire, d’un « progrès historique » garanti – c’est libérer notre imagination créatrice et notre imaginaire social créateur.
On peut penser ici à un de vos textes du Monde morcelé, « l’état du sujet aujourd’hui », où l’on voit bien que la question de l’imagination est centrale. Il s’agit en effet de libérer un sujet capable d’imaginer, c’est-à-dire au fond d’imaginer autre chose et donc de ne pas être aliéné par le temps passé-présent. Ce qui est intéressant, c’est que l’œuvre est au fond cette capacité du sujet à devenir sujet imaginant. Doit-on attendre de ce sujet imaginant dans une société démocratique qu’il fasse œuvre, au sens du produit, ou bien ce sujet imaginant n’est-il pas au fond déjà l’œuvre ?
Il y a plusieurs niveaux à la question. D’abord le sujet est toujours imaginant, quoi qu’il fasse. La psyché est imagination radicale. L’hétéronomie peut être aussi vue comme le blocage de cette imagination dans la répétition. L’œuvre de la psychanalyse est le devenir-autonome du sujet au double sens de la libération de son imagination et de l’instauration d’une instance réfléchissante et délibérante qui dialogue avec cette imagination et juge ses produits.
Ce même devenir-autonome du sujet, cette création d’un individu imaginant et réfléchissant, sera aussi l’œuvre d’une société autonome. Je ne pense évidemment pas à une société où tout le monde serait Michel-Ange ou Beethoven, ni même un artisan hors pair. Mais je pense à une société où tous les individus seront ouverts à la création, pourront la recevoir créativement, quitte à en faire ce qu’ils veulent.
Le problème de « faire œuvre » au sens d’œuvre d’art, est donc secondaire.
Il est secondaire au sens que tout le monde ne peut pas, ni ne doit, être créateur d’œuvres d’art au sens propre du terme. Il n’est pas secondaire au sens de la création d’œuvres, au sens le plus général du terme, par la société : œuvres d’art, œuvres de pensée, œuvres institutionnelles, œuvres de « culture de la nature »,si je peux m’exprimer ainsi. Ce sont les créations qui vont au-delà de la sphère privée, qui ont trait à ce que j’appelle les sphères privée-publique et publique-publique. Ces créations ont nécessairement une dimension collective (soit dans leur réalisation, soit dans leur réception), mais sont aussi le lest de l’identité collective. C’est ce qu’oublient, soit dit par parenthèse, le libéralisme et l’ « individualisme ». Et il est vrai qu’en théorie et rigoureusement parlant, dans le libéralisme et l’ « individualisme », la question d’une identité collective -d’un ensemble auquel on puisse, à des égards essentiels, s’identifier, au quel on participe et dont on se soucie, du destin duquel on se sent responsable – ne peut et ne doit pas se poser, elle n’a aucun sens. Mais comme c’est une question incontournable, dans les faits libéralisme et « individualisme » se rabattent honteusement et en cachette sur des identifications empiriquement données, et en réalité sur la « nation », Cette nation sort comme un lapin du chapeau de toutes les théories et « philosophies politiques » contemporaines. (On parle à la fois des « droits de l’homme » et de « souveraineté de la nation » !) Or, si la nation ne doit pas être définie par le « : droit du sang » (ce qui nous conduit directement au racisme), il n’y a qu’une seule base sur laquelle elle peut être raisonnablement défendue : comme collectivité qui a créé des œuvres pouvant prétendre à une validité universelle. Au-delà des anecdotes folkloriques et des références à une « histoire » largement mythique et unilatérale, être Français signifie appartenir à une culture qui va des cathédrales gothiques à la Déclaration des droits de l’homme et de Montaigne aux impressionnistes. Et comme aucune culture ne peut revendiquer pour ses œuvres le monopole de la prétention à la validité universelle, la signification imaginaire « nation » ne peut que perdre son importance cardinale.
Si ses institutions constituent une collectivité, ses œuvres sont le miroir dans lequel elle peut se regarder, se reconnaître, se mettre en question. Elles sont le lien entre son passé et son avenir, elles sont un dépôt de mémoire inépuisable en même temps que l’étai de sa création à venir. C’est pourquoi ceux qui affirment que dans la société contemporaine, dans le cadre de l’ « individualisme démocratique », il n’y a plus de place pour de grandes œuvres, portent, sans le savoir et sans le vouloir, un arrêt de mort sur cette société.
Quelle sera l’identité collective, le « nous », d’une société autonome’ ? Nous sommes ceux qui faisons nos propres lois, nous sommes une collectivité autonome formée par des individus autonomes. Et nous pouvons nous regarder, nous reconnaître, nous remettre en question dans et par nos œuvres.
Mais n’a-t-on pas le sentiment que ce « se regarder dans une œuvre » n’a jamais fonctionné dans la contemporanéité ? les grandes périodes de création artistique ne sont pas en même temps le moment où la société se regarde dans ses œuvres. la société de l’époque ne se regardait pas dans Rimbaud, ni dans Cézanne : c’est après coup qu’elle l’a fait. D’autre part, ne doit-on pas considérer aujourd’hui que nous sommes tributaires de toutes les traditions qui ont fait notre société, même si elles ne sont pas compatibles les unes avec les autres ?
Vous prenez un cas, presque unique, certes plein de signification, mais pas de celle que vous lui attribuez. Pour parler brièvement, le « génie méconnu » à cette échelle est une production du XIXe siècle finissant. Il s’y produit, avec la montée de la bourgeoisie, une scission profonde entre culture populaire (rapidement détruite, du reste) et culture dominante, qui est la culture bourgeoise de l’art pompier. Le résultat, c’est l’apparition, pour la première fois dans l’histoire, du phénomène de l’avant-garde et d’un artiste qui est « incompris » non pas « par accident » mais nécessairement. Car l’artiste est alors réduit au dilemme suivant : être acheté par les bourgeois et la IIIe République, devenir un artiste officiel et pompier – ou suivre son génie et vendre, s’il y arrive, quelques tableaux pour cinq ou dix francs. Puis, il y a la dégénérescence connue de l’ « avant-garde », lorsque la seule chose qui compte c’est d’ « épater le bourgeois ». Ce phénomène est lié à la société capitaliste, non pas à la démocratie. Il traduit précisément la scission non démocratique entre la culture et la société dans son ensemble.
Par contre, la tragédie élisabéthaine ou les Chorals de Bach sont des œuvres que le peuple de l’époque allait voir au théâtre du Globe ou chantait dans les églises.
Quant à la question de la tradition, une société n’est pas obligée de la répéter pour avoir un rapport avec elle, c’est même tout le contraire. Une société peut avoir avec son passé une relation de répétition rigide, c’est le cas des sociétés dites précisément traditionnelles, ou simplement érudite, muséique et touristique, et c’est de plus en plus le cas de la nôtre. Dans les deux cas, il s’agit d’un passé mort. Un passé vivant ne peut exister que pour un présent créateur et ouvert à l’avenir. Considérez la tragédie athénienne. Parmi la quarantaine d’œuvres qui nous sont parvenues, il n’y en a qu’une, les Perses d’Eschyle, qui s’inspire d’un événement d’actualité. Toutes les autres prennent leur sujet dans la tradition mythologique ; mais chaque tragédie remodèle cette tradition, renouvelle sa signification. Entre l’ Électre de Sophocle et celle d’Euripide, il n’y a pour ainsi dire rien de commun, sauf le canevas de l’action. Il y a là une fantastique liberté nourrie d’un travail sur la tradition et créant des œuvres dont les rhapsodes récitant les mythes ou même Homère n’auraient pas pu rêver. Plus près de nous, on peut voir comment Proust transsubstantie dans une œuvre profondément novatrice toute la tradition littéraire française. Et les grands surréalistes étaient infiniment plus nourris de cette tradition que les académiciens de leur époque.
Nous n’allons pas relancer le débat sur la vie intellectuelle française. Mais il est frappant d’observer, relativement au problème de la mortalité, le courant actuel de la déconstruction, autour d’un fond heideggérien ou juif. Certains nous parlent indéfiniment de la mortalité ou de la finitude, mais une finitude dont on ne pourrait rien dire d’autre que constater qu’elle est finitude. N’y a-t-il pas là le symptôme d’une sorte de blocage ? Si on suit ce courant, il ne faudrait surtout pas agir ; on aboutit finalement à une espèce d’éloge de la passivité. Si l’on admet que tous ces gens ne sont pas des bateleurs, et tous ne le sont sans doute pas, on voit qu’il y a une pensée de la finitude qui pour ainsi dire se mord la queue. Pourquoi alors cette pensée a-t-elle tant de prise ?
J’y vois pour ma part une autre manifestation, une de plus, de la stérilité de l’époque. Et ce n’est pas un hasard si cela marche de pair avec les ridicules proclamations de « la fin de la philosophie », les à-peu-près confus sur « la fin des grands récits », etc. Pas davantage, si les représentants de ces tendances ne sont capables de produire rien d’autre que des commentaires sur les écrits du passé et évitent soigneusement de parler des questions que soulèvent la science, la société, l’histoire, la politique actuelles.
Cette stérilité n’est pas un phénomène individuel, elle traduit précisément la situation social-historique. Il y a certes aussi un facteur philosophique « intrinsèque » pour ainsi dire : la critique interne de la pensée héritée, notamment de son rationalisme, doit évidemment être menée. Mais malgré les pomposités de la « déconstruction »,cette critique est menée de façon réductrice. Ramener toute l’histoire de la pensée gréco-occidentale à la « clôture de la métaphysique » et à I’« onto-théo-logo-(phallo)-centrisme », c’est escamoter une foule de germes infiniment féconds que contient cette histoire ; identifier la pensée philosophique à la métaphysique rationaliste est simplement absurde. D’autre part et surtout, une critique qui n’est pas capable de poser d’autres principes que ceux qu’elle critique est condamnée précisément à rester elle-même dans le cercle défini par les objets critiqués. C’est ainsi que finalement toute la critique du « rationalisme » menée aujourd’hui aboutit simplement à un irrationalisme qui n’en est que l’autre face et, au fond, à une position philosophique aussi vieille que la métaphysique rationaliste elle-même. Le dégagement par rapport à la pensée héritée présuppose la conquête d’un nouveau point de vue, que cette tendance est incapable de produire.
Mais encore une fois, c’est la situation social-historique dans son ensemble qui pèse ici très lourd. L’incapacité de ce qui passe aujourd’hui pour la philosophie de créer de nouveaux points de vue, de nouvelles idées philosophiques exprime, dans ce champ particulier, l’incapacité de la société contemporaine de créer de nouvelles significations sociales et de se mettre en question elle-même. J’ai essayé tout à l’heure d’éclairer, autant que faire se peut, cette situation. Mais il ne faut pas oublier que lorsque tout a été dit, nous n’en avons pas, et nous ne pouvons pas en avoir, une « explication ». De même que la création n’est pas « explicable », la décadence ou ]a destruction ne le sont pas non plus. Les exemples historiques sont légion, je n’en citerai qu’un. Au Ve siècle, il y a Athènes, sans parler du reste, les trois grands tragiques, Aristophane, Thucydide. Au IVe siècle, rien de comparable. Pourquoi ? On pourra toujours dire que les Athéniens ont été les vaincus dans la guerre du Péloponnèse. Et alors ? Leurs gènes ont-ils été transformés pour autant ? Athènes au IVe siècle n’est déjà plus Athènes. Il y a évidemment les deux grands philosophes qui prennent leur envol à la tombée de la nuit mais qui sont essentiellement les étranges produits du siècle précédent. Et il y a surtout les rhéteurs – dont précisément aujourd’hui nous sommes abondamment pourvus.
Tout cela se combine avec une totale irresponsabilité politique.
Certes, la plupart de ces « philosophes » crieraient, à qui veut les entendre, leur dévouement à la démocratie, aux droits de l’homme, à l’antiracisme, etc. Mais au nom de quoi ? Et pourquoi les croirait-on alors qu’ils professent en fait un relativisme absolu, et qu’ils proclament que tout n’est qu’un « récit » – vulgo, un racontar ? Si tous les « récits » se valent, au nom de quoi condamner le « récit » des Aztèques et leurs sacrifices humains, ou le « récit » hitlérien et tout ce qu’il implique ? Et en quoi la proclamation de la « fin des grands récits » n’est-elle pas elle-même un récit ? L’image la plus claire de cette situation est fournie par les « théories du postmodernisme », qui sont l’expression la plus nette, je dirais la plus cynique, du refus (ou de l’incapacité) de mettre en question la situation actuelle.
Quant à moi, précisément parce que j’ai un projet que je n’abandonne pas, je me dois d’essayer de voir le plus clairement possible la réalité et les forces effectives en jeu dans le champ social-historique. Comme disait l’autre, j’essaie de regarder avec des « sens sobres ». Il y a des moments dans l’histoire où tout ce qui est faisable dans l’immédiat est un lent et long travail de préparation. Personne ne peut savoir si nous traversons une brève phase de sommeil de la société, ou si nous sommes en train d’entrer dans une longue période de régression historique. Mais je ne suis pas impatient.
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