La survivance du mythe de l’éternel retour
Le problème que nous abordons dans ce dernier chapitre dépasse les limites que nous nous sommes imposées pour le présent essai. Aussi ne pourrons-nous que l’esquisser. II serait en effet nécessaire de confronter « l’homme historique » (moderne), qui se sait et se peut créateur d’histoire, avec l’homme des civilisations traditionnelles qui, on l’a vu, avait à l’égard de l’histoire une attitude négative. Soit qu’il l’abolît périodiquement, soit qu’il la dévalorisât en lui trouvant toujours des modèles et des archétypes transhistoriques, soit enfin qu’il lui attribuât un sens métahistorique (théorie cyclique, significations eschatologiques, etc.), l’homme des civilisations traditionnelles n’accordait pas à l’événement historique de valeur en soi, il ne le regardait pas, en d’autres termes, comme une catégorie spécifique de son propre mode d’existence. Or, la comparaison de ces deux types d’humanité implique une analyse de tous les « historicismes » modernes et une telle analyse, pour être vraiment utile, nous entraînerait loin du thème principal de ce travail. Nous sommes néanmoins contraint d’effleurer le problème de l’homme qui se reconnaît et se veut historique, parce que le monde moderne n’est pas encore, à l’heure actuelle, entièrement acquis à l’« historicisme » ; nous assistons même au conflit des deux conceptions : la conception archaïque, que nous appellerions archétypale et anhistorique, et la moderne, posthégélienne, qui se veut historique. Nous nous contenterons d’examiner un seul aspect du problème, mais un aspect essentiel : les solutions qu’offre la perspective historiciste pour permettre à l’homme moderne de supporter la pression de plus en plus puissante de l’histoire contemporaine.
Les chapitres précédents ont abondamment illustré la manière dont les hommes des civilisations traditionnelles supportaient l’ « histoire ». On se souvient qu’ils se défendaient contre elle, soit en l’abolissant périodiquement grâce à la répétition de la cosmogonie et à la régénération périodique du temps, soit en accordant aux événements historiques une signification métahistorique, signification qui n’était pas seulement consolatrice, mais encore et avant tout cohérente, c’est-à-dire susceptible de s’intégrer dans un système bien articulé où le Cosmos et l’existence de l’homme avaient chacun leur raison d’être. Nous devons ajouter que cette conception traditionnelle d’une défense contre l’histoire, cette manière de supporter les événements historiques, a continué de dominer le monde jusqu’à une époque très rapprochée de nous ; et qu’elle continue encore aujourd’hui à consoler les sociétés agricoles (= traditionnelles) européennes qui se maintiennent avec obstination dans une position anhistorique et sont, de ce fait, en butte aux attaques violentes de toutes les idéologies révolutionnaires. La christianisation des couches populaires européennes n’a réussi à abolir ni la théorie de l’archétype (qui transformait un personnage historique en héros exemplaire, et l’événement historique en catégorie mythique) , ni les théories cycliques et astrales (grâce auxquelles l’histoire était justifiée, et les souffrances provoquées par la pression historique revêtaient un sens eschatologique). C’est ainsi, pour n’apporter que quelques exemples, que les envahisseurs barbares du haut Moyen Age étaient assimilés à l’archétype biblique Gog et Magog et partant, recevaient un statut ontologique et une fonction eschatologique. Quelques siècles plus tard, Gengis-Khan allait être tenu par les chrétiens pour un nouveau David, destiné à réaliser les prophéties d’Ézéchiel. Ainsi éclairées, les souffrances et les catastrophes provoquées par l’apparition des barbares l’horizon historique du Moyen Age étaient « supportées » suivant le même processus qui avait rendu possible, quelques millénaires plus tôt, de supporter la terreur historique dans l’Orient antique. Ce sont de telles justifications des catastrophes historiques qui rendent encore aujourd’hui possible l’existence à des dizaines de millions d’hommes qui continuent à reconnaître dans la pression ininterrompue des événements les signes de la volonté divine ou d’une fatalité astrale.
Si nous passons à l’autre conception traditionnelle — celle du temps cyclique et de la régénération périodique de l’histoire, qu’elle mette en jeu ou non le mythe de 1’ « éternelle répétition » — bien que les premiers auteurs chrétiens s’y soient opposés d’abord avec acharnement, elle a fini pourtant par pénétrer dans la philosophie chrétienne. Rappelons que pour le christianisme le temps est réel parce qu’il a un sens : la Rédemption. Une ligne droite trace la marche de l’humanité depuis la Chute initiale jusqu’à la Rédemption finale, et le sens de cette histoire est unique, parce que l’Incarnation est un fait unique. En effet, comme y insistent le chapitre IX de l’Épître aux Hébreux et la Prima Petri III, 18, le Christ n’est mort pour nos péchés qu’une fois, une fois pour toutes (hapax, ephapax, sernel) ; ce n’est pas un événement réitérable, qui puisse se reproduire à plusieurs reprises (pollakis). Le déroulement de l’histoire est ainsi commandé et orienté par un fait unique, radicalement singulier. Et, par suite, le destin de l’humanité tout entière, de même que la destinée particulière à chacun d’entre nous, se jouent, eux aussi, en une seule fois, une fois pour toutes, dans un tempe concret et irremplaçable qui est celui de l’histoire et de la vie [1]. » C’est cette conception linéaire du temps et de l’histoire qui, tracée déjà au ne siècle par Irenée de Lyon, sera reprise par saint Basile, saint Grégoire et finalement élaborée par saint Augustin.
Mais, en dépit de la réaction des Pères de l’Église, les théories des cycles et des influences astrales sur le destinée humaine et sur les événements historiques ouf été accueillies, en partie tout au moins, par d’autres Pères et écrivains ecclésiastiques tels que Clément d’Alexandrie, Minucius Felix, Arnobe, Théodoret. Le conflit entre ces deux conceptions fondamentales du Temps et de l’Histoire s’est prolongé jusqu’au XVIIe siècle. Nous ne pouvons pas penser à résumer ici les admirables analyses de Pierre Duhem et de L. Thorndike, reprises et complétées par Sorokin [2]. Rappelons seulement que, à l’apogée du Moyen Age, les théories cycliques et astrales commencent à dominer la spéculation historiologigue et eschatologique. Déjà populaires au XIIe siècle (Thorndike, I, p. 455 sq. ; Sorokin, p. 371), elles reçoivent une élaboration systématique au siècle suivant, à a suite surtout des traductions d’écrivains arabes (Duhem, V, p. 223 sq.). On s’efforce d’établir des corrélations toujours plus précises entre les facteurs cosmiques et géographiques et les périodicités respectives (dans le sens déjà indiqué par Ptolémée, au IIe siècle p. J.-C., dans sa Tetrabiblos). Un Albert le Grand, un saint Thomas, un Roger Bacon, un Dante (Conpivio, chap. 14) et bien d’autres croient que les cycles et les périodicités de l’histoire du monde sont régis par l’influence des astres, soit que cette influence obéisse à a volonté de Dieu, et soit son instrument dans l’histoire, ni que — hypothèse qui va s’imposant de plus en plus — on la considère comme une force immanente au cosmos [3]. Bref, pour adopter la formule de Sorokin (op. it. p. 372), le Moyen Age est dominé par la conception eschatologique (dans ses deux moments essentiels : la création et la fin du monde), complétée par la théorie le l’ondulation cyclique qui explique le retour périe-tique des événements. Ce double dogme commande la spéculation jusqu’au XVIIe siècle, bien que, parallèlement commence à se faire jour une théorie du progrès linéaire de l’histoire. Au Moyen Age, les germes de cette théorie sont reconnaissables aussi dans les écrits d’Albert le Grand et de saint Thomas, mais c’est surtout avec l’Évangile éternel de Joachim de Flore qu’elle se présente avec toute sa cohésion et intégrée dans une géniale eschatologie de l’histoire, la plus importante qu’ait connue le christianisme après saint Augustin. Joachin de Flore partage l’histoire du monde en trois grandes époques, inspirées et dominées successivement par une personne différente de la Trinité : le Père, le Fils, le Saint-Esprit. Dans la vision de l’abbé calabrais, chacune de ces époques révèle, dans l’histoire, une nouvelle dimension de la divinité et, de ce fait, permet un perfectionnement progressif de l’humanité aboutissant, dans la dernière phase — inspirée par le Saint-Esprit —, à la liberté spirituelle absolue [4].
Mais, comme nous le disions, la tendance qui s’impose de plus en plus est celle d’une immanentisation de la théorie cyclique. A côté de volumineux traités astrologiques se font également jour les considérations dg l’astronomie scientifique. C’est ainsi que dans les théories de Tycho-Brahé, Kepler, Cardan, G. Bruno ou Campanella, l’idéologie cyclique survit à côté de la nouvelle conception du progrès linéaire que professent par exemple un Fr. Bacon ou un Pascal. A partir du XVIIe siècle, le linéarisme et la conception progressiste de l’histoire s’affirment toujours davantage, instaurant la foi en un progrès infini, foi déjà proclamée par Leibniz dominante au siècle des « lumières » et vulgarisée au XIXe siècle par le triomphe des idées évolutionnistes Il faut attendre notre siècle pour voir s’ébaucher de nouveau certaines réactions contre le linéarisrne historique et un certain retour d’intérêt pour la théorie des cycles (Sorokin, p. 379 sq.) : c’est ainsi que nous assistons, en économie politique, à la réhabilitation des notions de cycle, de fluctuation, d’oscillation périodique ; qu’en philosophie, le mythe de l’éternel retour est remis à l’ordre du jour par Nietzsche ; ou que, dans la philosophie de l’histoire, un Spengler ou un Toynbee s’attaquent au problème de la périodicité [5], etc.
En rapport avec cette réhabilitation des conceptions cycliques, Sorokin observe justement (p. 383, n. 80) que les théories actuelles sur la mort de l’Univers n’excluent pas l’hypothèse de la création d’un nouvel Univers, un peu à la manière de la théorie de la « Grande Année » dans les spéculations gréco-orientales et du cycle yuga dans la pensée indienne (voir plus haut, p. 134 sq.). Au fond, on pourrait dire que c’est seulement dans les théories cycliques modernes que le sens du mythe archaïque de l’éternelle répétition reçoit toute sa portée. Car les théories cycliques médiévales se contentaient de justifier la périodicité des événements en les intégrant dans les rythmes cosmiques et dans les fatalités astrales. Par ce fait, il s’y affirmait aussi, implicitement, la répétition cyclique des événements historiques, même lorsque cette répétition n’était pas considérée comme se prolongeant ad infinitum. Bien plus, du fait que les événements historiques dépendaient de cycles et de situations astrales, ils devenaient intelligibles et même prévisibles, puisqu’ils trouvaient un modèle transcendant ; les guerres, les famines, les misères provoquées par l’histoire contemporaine n’étaient tout au plus que l’imitation d’un archétype, fixé par les astres et par les normes célestes desquelles n’était pas toujours absente la volonté divine. De même qu’à la fin de l’antiquité, ces nouvelles expressions du mythe de l’éternelle répétition étaient surtout goûtées des élites intellectuelles et consolaient particulièrement ceux qui subissaient directement la pression de l’histoire. Les masses paysannes, dans l’antiquité aussi bien que dans les temps modernes, s’intéressaient moins aux formules cycliques et astrales ; elles trouvaient en effet leur appui et leur consolation dans la conception des archétypes et de la répétition, conception qu’ils « vivaient » moins sur le plan du cosmos et des astres que sur le plan mythico-historique (transformant, par exemple, les personnages historiques en héros exemplaires, les événements historiques en catégories mythiques, etc., en conformité avec la dialectique que nous avons dégagée plus haut, p. 52 sq.)
Les difficultés de l’historicisme
La réapparition des théories cycliques dans la pensée contemporaine est riche de sens. Tout à fait incompétents pour nous prononcer sur leur validité, nous nous contenterons d’observer que la formulation en termes modernes d’un mythe archaïque trahit tout au moins le désir de trouver un sens et une justification transhistorique aux événements historiques. Nous voilà ainsi revenus à la position préhégélienne, la validité des solutions « historicistes » de Hegel et Marx à l’existentialisme se trouvant implicitement mise en discussion. Depuis Hegel, en effet, tout l’effort tend à sauver et à valoriser l’événement historique en tant que tel, l’événement en lui-même et pour lui-même. « Si nous reconnaissons que les choses sont telles qu’elles sont par nécessité, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas arbitraires ni le résultat d’un hasard, nous reconnaîtrons également qu’elles doivent être comme elles sont », écrivait Hegel dans son étude sur la Constitution allemande. Le concept de la nécessité historique jouira, un siècle plus tard, d’une actualité toujours plus triomphante : en effet, toutes les cruautés, les aberrations et les tragédies de l’Histoire ont été, et sont encore, justifiées par les nécessités du « moment historique ». Il est probable que. Hegel ne voulait pas aller si loin. Mais comme il était décidé à se réconcilier avec son propre moment historique, il était obligé de voir dans chaque événement la volonté de l’Esprit Universel. C’est pour cette raison qu’il considérait « la lecture des journaux du matin comme une espèce de bénédiction réaliste du matin ». Pour lui, seul le contact journalier avec les événements pouvait orienter la conduite de l’homme dans ses rapports avec le monde et avec Dieu.
Comment Hegel pouvait-il savoir ce qui était nécessaire dans l’Histoire et, par conséquent, devait se réaliser exactement comme cela s’était réalisé ? Hegel croyait savoir ce que voulait l’Esprit Universel. On n’insistera pas ici sur l’audace de cette thèse qui, en fin de compte, annule justement ce que Hegel voulait sauver dans l’Histoire : la liberté humaine. Mais il y a un aspect de sa philosophie de l’histoire qui nous intéresse, parce qu’il garde encore quelque chose de la conception judéo-chrétienne : pour Hegel, l’événement historique était la manifestation de l’Esprit Universel. Or, on peut entrevoir un parallélisme entre la philosophie hégélienne de l’histoire et la théologie de l’histoire des prophètes hébreux : pour ceux-ci, comme pour Hegel, un événement est irréversible et valable en lui-même en tant qu’il est une nouvelle manifestation de la volonté de Dieu, — position proprement « révolutionnaire », rappelons le, dans la perspective des sociétés traditionnelles commandées par la répétition éternelle des archétypes. Ainsi donc, suivant Hegel, la destinée d’un peuple gardait encore une signification transhistorique, parce que toute histoire révélait une nouvelle et plus parfaite manifestation de l’Esprit Universel. Mais avec Marx, l’histoire s’est dépouillée de toute signification transcendante : elle n’est plus que l’épiphanie des luttes des classes. Dans quelle mesure une telle théorie pouvait-elle justifier les souffrances historiques ? Il n’est que d’interroger, entre autres, la résistance pathétique d’un Bielenski ou d’un Dostoiewski qui se demandaient comment pourraient être rachetés, dans la perspective de la dialectique de Hegel et de Marx, tous les drames de l’oppression, les calamités collectives, les déportations, les humiliations et les massacres dont est remplie l’histoire universelle.
Le marxisme conserve néanmoins un sens à l’histoire. Les événements ne sont pas pour lui une succession d’accidents arbitraires ; ils accusent une structure cohérente et surtout ils mènent à un but précis : l’élimination finale de la terreur de l’histoire, le « salut ». Au terme de la philosophie marxiste de l’histoire se trouve ainsi l’Age d’Or des eschatologies archaïques. En ce sens, il est vrai de dire que non seulement Marx a « remis la philosophie de Hegel les pieds sur la terre », mais encore qu’il a revalorisé à un niveau exclusivement humain le mythe primitif de l’Age d’Or, avec cette différence qu’il place l’Age d’Or exclusivement au terme de l’histoire au lieu de le mettre aussi au commencement. Là est, pour le militant marxiste, le secret du remède à la terreur de l’histoire : de même que les contemporains d’un « âge obscur » se consolaient de l’accroissement de leurs souffrances en se disant que l’aggravation du mal précipite la délivrance finale, de même le militant marxiste de notre temps, dans le drame provoqué par la pression de l’histoire, déchiffre un mal nécessaire, le prodrome du triomphe prochain qui va mettre fin à. jamais à tout « mal » historique.
La « terreur de l’histoire » devient de plus en plus difficile à supporter dans la perspective des diverses philosophies historicistes. C’est que tout événement historique y trouve son sens complet et exclusif dans sa réalisation même. Nous n’avons pas à rappeler ici les difficultés théoriques de l’historicisme qui troublaient déjà Rickert, Troeltsch, Dilthey et Simmel et que les efforts récents de Croce, de K. Mannheim ou d’Ortega y Gasset n’exorcisent que partiellement [6]. Nous n’avons pas à débattre dans ces pages le bien-fondé philosophique de l’historicisme comme tel, pas plus que la possibilité de fonder une « philosophie de l’histoire » qui dépasse décidément le relativisme. Dilthey lui-même reconnaissait, à 70 ans, que « - a relativité de tous les concepts humains est le dernier mot de la vision historique du monde ». Vainement proclamait-il une « allgemeine Lebenserfahrung » comme le moyen suprême de dépasser cette relativité. Vainement Meineke invoquait-il l’« examen de conscience » comme une expérience trans-subjective capable de transcender la relativité de la vie historique. Heidegger avait pris la peine de montrer que l’historicité de l’existence humaine interdit tout espoir de transcender le Temps de l’Histoire.
Pour notre propos, une seule question nous importe : comment la « terreur de l’histoire » peut-elle être supportée dans la perspective de l’historicisme ? La justification d’un événement historique par le simple fait qu’il est événement historique, autrement dit par le simple fait qu’il s’est produit de cette façon, aura bien de la peine à délivrer l’humanité de la terreur qu’il inspire. Précisons bien qu’il ne s’agit pas du problème du mal qui, sous quelque angle qu’on l’envisage, demeure un problème philosophique et religieux ; il s’agit du problème de l’histoire comme telle, du « mal » qui est lié non pas à la condition de l’homme, mais à son comportement à l’égard des autres. On voudrait savoir, par exemple, comment peuvent se supporter, et se justifier, les douleurs et la disparition de tant de peuples qui souffrent et disparaissent pour le simple motif qu’ils se trouvent sur le chemin de l’histoire, qu’ils sont les voisins d’Empires en état d’expansion permanente, etc. Comment justifier, par exemple, le fait que le Sud-Est de l’Europe ait dû souffrir durant des siècles — et donc renoncer à toute velléité d’existence historique supérieure, à la création spirituelle sur le plan universel —par la seule raison qu’il s’est trouvé être sur la route des envahisseurs asiatiques et ensuite voisin de l’empire ottoman ? Et de nos jours, alors que la pression historique ne permet plus aucune évasion, comment l’homme pourra-t-il supporter les catastrophes et les horreurs de l’histoire — depuis les déportations et les massacres collectifs jusqu’au bombardement atomique — si, par-delà, ne se laisse pressentir aucun signe, aucune intention transhistorique, si elles ne sont que le jeu aveugle des forces économiques, sociales ou politiques ou, pis encore, que le résultat des « libertés » qu’une minorité prend et exerce directement sur la scène de l’histoire universelle ?
Nous savons comment, dans le passé, l’humanité a pu endurer les souffrances que nous venons de dire : elles étaient considérées comme une punition de Dieu, le syndrome du déclin de « l’Age », etc. Et elles n’ont pu être acceptées, précisément que parce qu’elles avaient un sens métahistorique, parce que, pour la grande majorité de l’humanité, demeurée encore dans la perspective, traditionnelle, l’histoire n’avait et ne pouvait avoir de valeur en soi. Chaque héros répétait le geste archétypal, chaque guerre reprenait la lutte entre le bien et le mal, chaque nouvelle injustice sociale était identifiée aux souffrances du Sauveur (ou, dans le monde pré-chrétien, à la passion d’un Messager divin ou dieu de la végétation, etc.), chaque nouveau massacre répétait la fin glorieuse des martyrs, etc. Nous n’avons pas à décider si de tels motifs étaient ou non puérils, ou si un tel refus de l’histoire s’avérait toujours efficace. Un seul fait compte à notre avis : c’est que grâce à cette vue des dizaines de millions d’hommes ont pu tolérer, des siècles durant, de grandes pressions historiques sans désespérer, sans se suicider ni tomber dans cette sécheresse spirituelle qu’amène toujours avec elle une vision relativiste ou nihiliste de l’histoire.
D’ailleurs, comme noue l’avons déjà noté, une très grande fraction de la population de l’Europe, pour ne rien dire des autres continents, vit encore actuellement dans cette perspective traditionnelle, anti-« historiciste ». C’est donc avant tout aux « élites » que le problème se pose puisqu’elles sont seules obligées de prendre conscience, toujours avec plus de rigueur, de leur situation historique. Il est vrai que le christianisme et la philosophie eschatologique de l’histoire n’ont pas cessé de satisfaire une proportion considérable de ces élites. Jusqu’à un certain point, on peut dire également que le marxisme — surtout dans ses formes populaires — constitue pour certains une défense contre la terreur de l’histoire. Seule la position historiciste, dans toutes ses variétés et dans toutes ses nuances, — du « destin » de Nietzsche à la « temporalité » de Heidegger — demeure désarmée [7]. Ce n’est pas du tout l’effet d’une coïncidence fortuite que le désespoir, l’amor fati et le pessimisme soient promus dans cette philosophie au rang de vertus héroïques et d’instruments de connaissance.
Pourtant, cette position, bien qu’elle soit la plus moderne et, en un certain sens, qu’elle soit à peu près inévitable pour tous les penseurs qui définissent l’homme un « être historique », n’a pas conquis définitivement la pensée contemporaine. Nous avons fait état plus haut de diverses orientations récentes qui tendent à revaloriser le mythe de la périodicité cyclique, voire celui du retour éternel. Ces orientations négligent non seulement l’historicisme mais même l’histoire comme telle. Nous croyons être fondé à déchiffrer en elles, plus qu’une résistance à l’histoire, une révolte contre le temps historique, une tentative pour réintégrer ce temps historique, chargé d’expérience humaine, dans le temps cosmique, cyclique et infini. Il vaut en tout cas d’être. remarqué que l’œuvre de deux des écrivains les plus significatifs de notre temps — T. S. Eliot et James Joyce — est traversée dans toute sa profondeur par la nostalgie du mythe de la répétition éternelle et, en fin de compte, de l’abolition du temps. Il y a lieu également de prévoir que, plus la terreur de l’histoire s’aggravera, plus l’existence deviendra précaire du fait de l’histoire, les positions de l’historicisme perdront encore de leur crédit. Et, à un moment où l’histoire pourrait — ce que ni le Cosmos, ni l’homme, ni le hasard n’ont jusqu’ici réussi à faire, — anéantir l’espèce humaine elle-même dans sa totalité, il se pourrait que nous assistions à une tentative désespérée pour interdire « les événements de l’histoire » par la réintégration des sociétés humaines dans l’horizon (artificiel, puisque édicté) des archétypes et de leur répétition. En d’autres termes, il n’est pas interdit de concevoir une époque, pas trop éloignée, où l’humanité, pour assurer sa survivance, se verra réduite à cesser de « faire » davantage « l’histoire » au sens où elle a commencé de la faire à partir de la création des premiers empires, se contentera de répéter les gestes archétypaux prescrits et s’efforcera d’oublier, comme insignifiant et dangereux, tout geste, spontané qui risquerait d’avoir des conséquences « historiques ». Il serait même intéressant de comparer la solution anhistorique des sociétés futures avec les mythes paradisiaques ou eschatologiques de l’Age d’Or des origines ou de la fin du monde. Mais comme nous nous réservons de poursuivre ailleurs ces spéculations, revenons maintenant à notre problème : la position de l’homme historique par rapport à l’homme archaïque, et essayons de comprendre les objections opposées à ce dernier en vertu de la perspective historiciste.
Liberté et histoire
Dans le rejet des conceptions de la périodicité historique et par suite, en fin de compte, dans le refus des conceptions archaïques des archétypes et de la répétition, nous serions fondés à lire la résistance de l’homme moderne à la Nature, la volonté de l’ « homme historique » d’affirmer son autonomie. Ainsi que Hegel le remarquait avec une noble suffisance, il n’arrive jamais rien de nouveau dans la Nature. Et la différence capitale entre l’homme des civilisations archaïques et l’homme moderne, « historique », réside dans la valeur croissante que celui-ci accorde aux événements historiques, c’est-à-dire à ces « nouveautés » qui, pour l’homme traditionnel, constituaient ou bien des rencontres sans signification, ou bien des infractions aux normes (donc des « fautes », des « péchés », etc.) et qui, à ce titre, exigeaient d’être « expulsées » (abolies) périodiquement. L’homme qui se place dans l’horizon historique aurait le droit de voir dans la conception traditionnelle des archétypes et de la répétition une réintégration aberrante de l’histoire (c’est-à-dire de la « liberté » et de la « nouveauté ») dans la Nature (dans laquelle tout se répète). Car, ainsi que peut l’observer l’homme moderne, les archétypes constituent eux-mêmes une « histoire » dans la mesure où ils se composent de gestes, d’actes et de décrets qui, bien que censés s’être manifestés in illo tempore, ont néanmoins été manifestés, c’est-à-dire ont pris naissance dans le temps, sont « arrivés » au même titre que n’importe quel autre événement historique. Les mythes primitifs mentionnent très souvent la naissance, l’activité et la disparition d’un dieu ou d’un héros dont les gestes (« civilisateurs ») sont dorénavant répétés à l’infini. Ce qui revient à dire que l’homme archaïque, lui aussi, connaît une histoire, encore que cette histoire soit primordiale et se situe dans un temps mythique. Le refus opposé à l’histoire par l’homme archaïque, son refus de se situer dans un temps concret, historique, trahirait donc une lassitude précoce, la phobie du mouvement et de la spontanéité ; en définitive, placé entre l’acceptation de la condition historique et de ses risques d’une part, et sa réintégration dans les modes de la Nature de l’autre, il opterait pour cette réintégration.
L’homme moderne aurait même le droit de voir, dans l’adhésion si totale de l’homme archaïque aux archétypes et à la répétition, non seulement l’émerveillement des primitifs devant leurs premiers gestes libres, spontanés et créateurs, et leur vénération répétée à l’infini, mais encore un sentiment de culpabilité de l’homme à peine détaché du paradis de l’animalité (= de la Nature), sentiment qui le pousse à réintégrer dans le mécanisme de la répétition éternelle de la Nature les quelques gestes primordiaux, spontanés et créateurs, qui avaient marqué l’apparition de la liberté. Poursuivant cet examen critique, l’homme moderne pourrait même déceler dans cette peur, dans cette hésitation ou cette fatigue devant n’importe quel geste sans archétype, la tendance de la Nature à l’équilibre et au repos ; et il décèlerait cette tendance dans l’anti-climax qui suit fatalement tout geste exubérant de la Vie et que certains vont jusqu’à retrouver dans le besoin qu’éprouve la raison d’unifier le Réel par la connaissance. En dernière analyse, l’homme moderne, qui accepté histoire ou prétend l’accepter, peut reprocher à l’homme archaïque, prisonnier de l’horizon mythique des archétypes et de la répétition, son impuissance créatrice, ou, ce qui revient au même, son incapacité d’accepter les risques que comporte tout acte de création. Pour le moderne, l’homme ne saurait être créateur que dans la mesure où il est historique ; en d’autres termes, toute création lui est interdite, sauf celle qui prend sa source dans sa propre liberté ; et par conséquent tout lui est refusé, sauf la liberté de faire l’histoire en se faisant lui-même.
A ces critiques de l’homme moderne, l’homme des civilisations traditionnelles pourrait riposter par une contre-critique qui serait en même temps une apologie du type d’existence archaïque. Il est de plus en plus contestable, remarquerait-il, que l’homme moderne peut faire l’histoire. Au contraire, plus il devient moderne [8] — c’est-à-dire dépourvu de défense devant la terreur de l’histoire — et moins il a de chances de faire, lui, l’histoire. Car cette histoire ou bien se fait toute seule (grâce aux germes déposés par des actions qui ont eu lieu dans le passé, il y a plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires : citons les conséquences de la découverte de l’agriculture ou de la métallurgie, de la révolution industrielle du XVIIIe siècle, etc.) ; ou bien elle tend à se laisser faire par un nombre toujours plus restreint d’hommes qui non seulement interdisent à la masse de leurs contemporains d’intervenir directement ou indirectement dans l’histoire qu’ils font (ou qu’il fait), mais disposent en outre de moyens suffisants pour obliger chaque individu à supporter quant à lui les conséquences de cette histoire, c’est-à-dire à vivre immédiatement et sans arrêt dans l’épouvante de l’histoire. La liberté de faire l’histoire dont se targue l’homme moderne est illusoire pour la quasi-totalité du genre humain. Il lui reste tout au plus la liberté de choisir entre deux possibilités : 1° s’opposer à l’histoire que fait la toute petite minorité (et, dans ce cas, il a la liberté de choisir entre le suicide et la déportation) ; 2° se réfugier dans une existence sous-humaine ou dans l’évasion. La liberté qu’implique l’existence « historique » a pu être possible — et, encore dans certaines limites — au début de l’époque moderne, mais elle tend à devenir inaccessible à mesure que cette époque devient plus « historique », nous voulons dire plus étrangère à tout modèle transhistorique. D’une manière naturelle, le marxisme et le fascisme, par exemple, doivent aboutir à la constitution de deux types d’existence historique : celle du chef (le seul vraiment « libre ») et celle des adhérents qui découvrent dans l’existence historique du chef non un archétype de leur propre existence, mais le législateur des gestes qui leur sont provisoirement permis.
Ainsi, pour l’homme traditionnel, l’homme moderne n’offre le type ni d’un être libre, ni d’un créateur d’histoire. Tout au contraire, l’homme des civilisations archaïques peut être fier de son mode d’existence qui lui permet d’être libre et de créer. Il est libre d’en et. plus ce qu’il a été, libre d’annuler sa propre e histoire » par l’abolition périodique du temps et la régénération collective. Cette liberté à l’égard de sa propre « histoire » — qui pour le moderne est non seulement irréversible mais constitutive de l’existence humaine – l’homme qui se veut historique ne saurait en aucune façon y prétendre. Nous savons que les sociétés archaïques et traditionnelles admettaient la liberté de commencer chaque année une nouvelle existence, « pure » , avec des virtualités vierges. Et il n’est pas du tout question de reconnaître ici une imitation de la Nature qui se régénère elle aussi périodiquement, « recommençant » chaque printemps, retrouvant chaque printemps toutes ses puissances intactes. En effet, tandis que la Nature se répète elle-même, chaque nouveau printemps étant le même éternel printemps (c’est-à-dire la répétition de la création), la « pureté » de l’homme archaïque après l’abolition périodique du temps et le recouvrement de ses virtualités intactes lui permet, au seuil de chaque « vie nouvelle », une existence continue dans l’éternité et, partant, l’abolition définitive, hic et nunc, du temps profane. Les « possibilités » intactes de la Nature à chaque printemps et les « possibilités » de l’homme archaïque au seuil de chaque année nouvelle ne sont donc pas homologables. La Nature ne retrouve qu’elle-même, tandis que l’homme archaïque retrouve la possibilité de transcender définitivement le temps et de vivre dans l’éternité. Dans la mesure où il échoue à le faire, dans la mesure où il « pèche », c’est-à-dire tombe dans l’existence « historique », dans le temps, il gâche chaque année cette possibilité. Du moins conserve-t-il la liberté d’annuler ces fautes, d’effacer le souvenir de sa « chute dans l’histoire » et de tenter à nouveau une sortie définitive du temps [9].
D’autre part, l’homme archaïque est sûrement en droit de se regarder comme plus créateur que l’homme moderne qui ne se définit créateur que de l’histoire. Chaque année, en effet, il prend part à la répétition le la cosmogonie, l’acte créateur par excellence. On peut même ajouter que, pendant quelque temps, l’homme a été « créateur » sur le plan cosmique, imitant cette cosmogonie périodique (répétée d’ailleurs par lui sur tous les autres plans de la vie, cf. p. 98 sq.) et y participant [10]. Il faut rappeler pareillement les implications « créationnistes » des philosophies et des techniques orientales, indiennes en particulier, qui rentrent aussi dans le même horizon traditionnel. L’Orient, à l’unanimité, rejette l’idée de l’irréductibilité ontologique de l’existant, bien qu’il parte lui aussi d’une sorte d’ « existentialisme » (à savoir de la constatation de la « souffrance » comme situation-type de n’importe quelle condition cosmique). Seulement, l’Orient n’accepte pas le destin de l’être humain comme définitif et irréductible. Les techniques orientales s’efforcent avant tout d’annuler ou de dépasser la condition humaine. A cet égard, on peut parler non seulement de liberté (au sens positif) ou d’émancipation (au sens négatif) nmis vraiment de création ; car il s’agit bien de créer un homme nouveau et de le créer sur un plan supra-humain, un homme-dieu, tel qu’il n’est jamais venu à l’imagination de l’homme historique de pouvoir en créer.
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