Les rapports entre individualisme, marché et démocratie ne sont pas aussi coextensifs qu’on le pense, soutient A. Caillé.
La journée d’étude dont cet ouvrage est issu nous invitait à réfléchir sur le statut de l’individualisme contemporain, sur ses rapports avec l’idéal démocratique et, en arrière plan, avec le capitalisme et le néo-libéralisme [1]. Sujet passionnant. En est-il de plus central et décisif aujourd’hui ? Mais il est également d’une complexité redoutable ! Je commencerai donc par une caricature. En rassemblant tout un ensemble d’analyses et d’idées qui tiennent le haut du pavé aujourd’hui, sur la question des rapports entre individualisme, capitalisme et démocratie on verrait apparaître à peu près le discours dominant suivant :
« De tous temps, l’aspiration des individus à se réaliser comme tels, à manifester leur moi authentique a été bridée, aliénée par des règles sociales barbares et des croyances religieuses insensées. En ce sens, toutes les sociétés du passé ont été peu ou prou totalitaires. Ce totalitarisme allait de pair avec le refus de la démocratie, du marché et du capitalisme. L’Histoire n’est pas tant l’histoire de la lutte des classes que celle de la libération de l’individu – du Sujet – de toutes les entraves qui l’enserraient jusque là. Cette libération s’est opérée grâce au triomphe conjoint de la démocratie et du capitalisme, l’une produisant la libération politique et l’autre la libération économique. Peu importe d’ailleurs de savoir ce qui commande quoi – est-ce le marché qui préside à l’avènement de la démocratie ou l’inverse ? -, puisque, de toutes façons, qu’elle s’incarne dans le Marché ou dans la démocratie, la véritable dynamique à l’œuvre est celle de l’aspiration des individus à leur libération. Tel est à la fois le sens objectif de l’Histoire et son sens normatif. C’est ainsi que ça s’est passé dans la réalité. C’est ainsi que ça doit se passer. En tout état de cause la libération de l’individu doit aller jusqu’à son terme. Partout. Et pour toujours, car avec l’avènement définitif de l’individu – ou du Sujet – on assiste à une sorte de fin de l’histoire généralisée. La vraie fin de l’Histoire enfin trouvée ».
Cette vision, qui s’exprime de manière plus ou moins systématique et explicite dans tout un ensemble d’essais et d’analyses récentes a beaucoup d’arguments à faire valoir en sa faveur. Surtout, d’ailleurs, au plan normatif. Comment pourrions-nous en effet ne pas poser comme valeur éminente l’émancipation des individus, leur affranchissement de toute aliénation, la pleine réalisation de leurs capacités, la manifestation achevée de leur être profond ? Elle se heurte pourtant à toute une série de difficultés que je voudrais examiner en quatre temps ; je tenterai de : 1) de repérer les tensions existantes au sein même de la pensée individualiste, 2) de faire part de mes interrogations sur son statut, 3) d’émettre quelques suggestions susceptibles de nous permettre d’avancer théoriquement, et 4) de présenter une proposition très générale et cursive sur la manière dont se structure aujourd’hui le rapport entre individualisme, capitalisme et démocratie.
Tensions
Un des premiers problèmes qui surgissent lorsqu’on entend parler du point de vue de l’individu en l’opposant à des visions supposées antithétiques, c’est qu’en fait ce point de vue individualiste intervient dans trois systèmes d’opposition bien différents ; on voit ainsi apparaître trois individualismes qui ne se superposent ni aisément ni nécessairement. La première opposition est celle de l’individualisme et du holisme méthodologiques, elle-même d’ailleurs de plus en plus difficile à cerner au fur et à mesure qu’on passe d’un individualisme méthodologique simple, utilitariste, économiciste – comme celui, disons, du premier Raymond Boudon ou d’un James Coleman – à un individualisme méthodologique proclamé complexe [2] - largement anti-utilitariste (comme celui du second Boudon ou d’un Jean-Pierre Dupuy)-, ou d’un holisme simple, qui peut être structuraliste, culturaliste, fonctionnaliste etc., à un holisme complexe [3], comme celui de certains disciples de Louis Dumont. Et ne parlons pas, par exemple, du « holindividualisme » revendiqué en économie par les tenants de l’École de la régulation, ou du fréquent basculement entre proclamations individualistes ou holistes de l’École rivale des conventions.
La deuxième distinction oppose une normativité individualiste et une normativité anti-individualiste. Pour la première, il est toujours intrinsèquement bon que l’individu se libère. Pour la seconde, une telle libération est susceptible de s’avérer dangereuse et au bout du compte auto-destructrice. Cette seconde conception est évidemment professée par toutes les pensées traditionnelles, conservatrices ou réactionnaires pour qui toute montée de l’individualisme est toujours à condamner. Plus intéressante à considérer ici est la position de ce qu’il est permis d’appeler un individualisme démocratique pessimiste, qui accepte sans ambiguïté les valeurs de la démocratie et de l’individualisme mais qui s’inquiète d’autant plus des difficultés que leur mise en œuvre génère. Typique de cette position est le basculement apparent d’un auteur comme Marcel Gauchet – avec d’autres comme Gilles Lipovetski ou Alain Ehrenberg – qui, il y a encore une quinzaine d’années, dans le sillage de Tocqueville, semblait voir dans la montée de l’individualisme le parachèvement, certes ambigu mais indiscutable de la révolution démocratique et qui diagnostique désormais le triomphe d’un individualisme non plus de libération mais de déliaison, mettant en danger la démocratie désormais retournée contre elle-même précisément en raison d’un individualisme devenu hyperbolique. De même, selon Robert Castel, un individualisme tout d’abord positif est-il devenu à présent négatif. La troisième distinction, interne au camp de la valorisation normative de l’individu, oppose un individualisme naturaliste universaliste à un individualisme constructiviste. Le premier pose que l’individu est toujours déjà-là et actif en tant que tel, de toute éternité et préalablement à l’existence sociale concrète ; ou en deçà d’elle, en son tréfonds ; il pose qu’on est donc individu par nature. Le second croit lui aussi en la valeur éminente de l’individu mais tient qu’il est une figure construite historiquement et plus spécifiquement construite par l’occident, une figure spécifiquement occidentale ; il croit qu’on devient individu par évolution culturelle. On trouverait du premier côté le modèle économique standard et toute une tradition anglo-saxonne – et, pour rester en France, Raymond Boudon là encore ou, à sa manière, Alain Touraine –, de l’autre, Émile Durkheim et la pensée républicaine et solidariste qui se déploie en France aux alentours des années 1900.
Le point important à noter par ailleurs est que les trois individualismes que nous venons de distinguer – l’individualisme méthodologique, l’individualisme normatif naturaliste l’individualisme constructiviste – n’entretiennent aucun lien de coextensivité nécessaire et absolue. Chacun d’entre eux d’une part, comme on vient d’ailleurs de le suggérer, est en fait largement indéterminé et ondoyant. L’individualisme méthodologique simple, d’un Boudon par exemple, tout d’abord appuyé sur une vision utilitariste de la rationalité, devient quasiment holiste à partir du moment où il fait entrer en jeu, au-delà de la seule rationalité instrumentale (le seul rapport aux moyens), la rationalité axiologique (le rapport aux valeurs). Mais, par ailleurs, chacun de ces individualismes peut se combiner avec une forme ou une autre d’anti-individualisme. Ainsi, l’anti-individualisme méthodologique d’un Durkheim (pour le dire dans un langage anachronique) et son opposition à l’individualisme naturaliste vont-ils de pair avec un individualisme normatif radical (Roucloux 2006).
Voilà qui doit nous inciter à regarder de plus près l’idée même d’individu et d’individualisme. De quoi parlons-nous donc lorsque nous utilisons ces termes ?
Interrogations
1. J’ai, je l’avoue, quelques difficultés avec la thèse qui veut que la figure de l’individu (ou du Sujet) soit intrinsèquement et exclusivement moderne et occidentale. Par exemple, lorsque je lis dans les premières lignes de l’argumentaire de la journée d’étude qui a réuni les auteurs du présent livre : « La notion de l’individu moderne doué d’une intériorité affective, d’une conscience de soi et d’une autonomie personnelle exercée dans la liberté s’avère être une construction historique », je ne suis pas sûr de bien comprendre et d’être pleinement d’accord. Que la figure de l’individu moderne soit une construction historique et n’apparaisse comme telle, par hypothèse, qu’avec la modernité, cela va de soi. Mais faut-il en conclure que l’individu prémoderne n’aurait pas d’intériorité affective, nulle conscience de soi, aucune autonomie personnelle et pas de liberté ? Je n’en suis guère persuadé.
2. Je suppose que le point essentiel est ici la thématique de l’absence de liberté chez les prémodernes. Souvent liée à l’idée de l’absence d’une logique et d’une dynamique de la singularisation, qu’on voit bien transparaître dans le concept durkheimien de solidarité mécanique. L’individu prémoderne serait en quelque sorte stéréotypé, tout juste capable de jouer un peu mécaniquement un rôle imposé. À l’encontre de cette vision courante, on pourrait faire valoir au contraire que la socialité sauvage est beaucoup plus singularisante que la socialité moderne. C’est ce que nous montre par exemple le beau petit livre de l’africaniste Éric de Dampierre, Penser au singulier, ou, à propos des Yanomamis un texte de Catherine Alès (2006), leur meilleure connaisseuse : « Les hommes et les femmes d’Amazonie, écrit-elle, partagent un ensemble de valeurs communautaires fondées sur une haute valorisation de l’autonomie personnelle, où les valeurs communautaires englobent celles de l’individualisme » (2007 : 37). Les individus modernes peuvent au contraire apparaître à certains égards largement interchangeables puisque, en principe et pour autant que chacun n’y vaut que par les fonctions qu’il exerce, n’importe qui, à formation et qualification égale vaut n’importe qui, n’importe quel ouvrier peut remplacer n’importe quel autre ouvrier, n’importe quel polytechnicien n’importe quel autre polytechnicien etc. alors que dans la société archaïque, aucun homme ou aucune femme, aucun animal singuliers ne remplacent en droit l’homme qui a été fléché, l’épouse donnée, le porc ou le taro offerts. Et quant à la liberté, ce qui frappe au contraire c’est, en Amazonie par exemple, la grande liberté d’aller résider ailleurs si on ne se plaît plus là où l’on est. Méfions-nous donc des idées trop vite reçues en la matière.
3. La thèse que l’individu serait une invention exclusivement moderne et occidentale semble d’autant plus discutable qu’à certains égards il n’y a pas d’individualisme plus radical que celui des renonçants indiens en quête de moksa, ou que celui du bouddhisme du petit véhicule (hinayana), ou du taoïsme. Est-ce bien toutefois du même individu, du même individualisme qu’il s’agit, demandera-t-on ? Il faudrait ici reprendre et réexaminer attentivement les analyses de Max Weber et de Louis Dumont sur le contraste entre individualisme hors du monde ou dans le monde. Mais on conviendra aisément que la distinction entre ces deux types d’individualisme ne se confond en rien avec l’opposition entre individualisme et absence d’individualisme.
Tous les voyageurs notent par ailleurs l’extraordinaire égoïsme qui règne en Afrique ou en Inde, dans ces mondes supposés communautaires, un égoïsme très supérieur à celui que nous connaissons en Europe. Sans doute convient-il, il est vrai, de différencier clairement l’égoïsme de l’individualisme, comme Tocqueville nous y invitait de manière si claire en écrivant : « L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme ». Et il ajoutait : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petit société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (1961 :105). Mais quant à nous, dans nos débats usuels, opérons-nous vraiment la même distinction ? Et d’ailleurs ne se produit-il pas dans la réalité une coalescence croissante entre les deux notions ? Tocqueville lui-même le pressentait. Tout en réaffirmant son point de départ (« L’égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n’appartient guère plus à une forme de société qu’à une autre ») et en précisant que si « l’égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques », il n’en concluait pas moins qu’« à la longue, il (l’individualisme) attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme » (ibid.).
4. Amplifions encore un peu les doutes qu’il est permis d’entretenir sur la thématique de la nouveauté radicale de l’individu et de l’individualisme contemporains en observant qu’il ne faut pas confondre la question de l’augmentation objective des moyens existants pour permettre d’affirmer son identité singulière avec celle d’une mutation radicale de la subjectivité en tant que telle, même si, de toute, évidence, l’une n’est pas sans effet sur l’autre. Il va de soi que l’individu singulier Yanomami qui, pour manifester son mécontentement, a avec ses proches s’installer à un ou deux kilomètres de son ancien campement, et qui ne dispose que de vingt à trente objets personnels, fait piètre figure à côte de l’individu contemporain qui à tout moment peut envisager de partir à l’autre bout du monde et qui est propriétaire d’environ 3000 objets. Les objectivations des deux individualités spécifiques sont incommensurables. Mais cela ne suffit pas à soi seul à caractériser la différence des subjectivités.
5. Une réponse tentante au défi théorique ainsi posé serait de dire que l’individu archaïque ou traditionnel se singularise, en effet, mais dans le cadre des normes sociales existantes. Dans une logique en somme de singularisation conformiste et imposée. Le renonçant hindouiste ou bouddhiste se retire du monde, mais son retrait est prévu et légitime, il s’opère en conformité aux normes du monde social. L’individu moderne ou, plus encore, l’individu contemporain, au contraire, affirmerait une identité conquise contre les normes héritées, en rébellion contre le monde institué. Mais ce devoir de rébellion et d’affirmation de soi, n’est-il pas justement la nouvelle norme sociale, l’obligation par excellence ? « Be yourself. Sois toi-même, uniquement et irréductiblement toi-même, justement pour être comme tous les autres » (Flahaut 2007). De même l’idée que l’individu contemporain se définirait hors de toute communauté ne résiste pas à l’examen puisque, indépendamment même de la reconstitution des tribus, c’est toujours en tant que membre d’une communauté, le plus souvent stigmatisée ou supposée telle, communauté de genre, de sexualité, de religion, de culture, de handicap etc. que l’on part en quête de reconnaissance individuelle.
6. Pour accroître encore ces perplexités, notons enfin que la représentation moderne de l’individu oscille sans cesse entre deux extrêmes. À une extrémité, du côté de Stirner déclarant dès les premières pages du texte individualiste moderne par excellence, L’unique et sa propriété : « J’ai bâti ma cause sur rien, sur moi » , et à la dernière « moi, j’ai trouvé ma cause dans le néant », l’individu apparaît comme un pur vide, un néant néantisant face à un monde trop riche de déterminités aliénantes. À l’autre extrémité, l’individu semble para-divin, héritier de toute la substance divine, devenu à lui-même son propre Dieu, établissant le vrai, calculant l’utile, jugeant le beau et le vrai depuis son propre fond ; l’individu se présente alors au contraire sous la forme d’un trop-plein face à un monde trop vide de sens et de richesse intrinsèques.
Peut-être nous dégagerions-nous plus aisément de ces perplexités si nous cessions de confondre sans y prendre garde la figure du Sujet et celle de l’Individu.
Suggestions
L’essentiel de toutes ces discussions et de ces obscurités ne procède-t-il pas en effet de ce qu’on pourrait appeler une confusion fatale, de l’absence d’une distinction suffisante entre les deux registres de l’action, si clairement différenciés par Dewey (1923, in Falafil, 2006) dans sa discussion de Spinoza, entre le fait d’« agir par soi-même » et celui d’ « agir pour soi-même » ? Ce qui devient dominant aujourd’hui, implicitement, c’est l’idée qu’agir par soi-même (et aussi de soi-même – faudrait-il d’ailleurs ajouter) reviendrait nécessairement à agir pour soi-même. Or identifier ces deux registres de l’action, l’action par (ou de) soi et l’action pour soi, aboutit immanquablement à rabattre la figure de l’individu sur celle de l’homo œconomicus. D’où l’ambiguïté de tout un ensemble de célébrations récentes de l’individu (ou du Sujet) dans lesquelles il est difficile, au-delà de la rhétorique flamboyante de la libération, de l’émancipation ou de la désaliénation, d’entendre autre chose concrètement que la glorification in fine de l’homo oeconomicus, de l’Homme dont toute la liberté se réduit à celle d’acheter librement sur le marché pour peu qu’on en ait les moyens financiers. Car qu’est-ce d’autre que l’individu délié de toute attache sociale normative, libéré de sa culture, libre de choisir et de se choisir dans toutes les dimensions de son existence sinon l’homo œconomicus ?
Poursuivons un peu. Au moins quant au plan normatif, il est clair qu’on ne saurait qu’encourager la capacité de chaque sujet à agir par et de soi-même, et tenter de la développer (rejoignant ici la théorie des capabilities d’Amartya K. Sen, 1993), mais il n’en résulte nullement qu’il faille du même coup et impérativement encourager le sujet à n’agir que pour soi et à confondre individualisme et égoïsme.
Sur un plan théorique plus général, qui recoupe la discussion critique de l’individualisme méthodologique, il semble que nous aurions tout à gagner à distinguer au moins quatre plans et niveaux toujours plus ou moins bien articulés, mais en eux-mêmes bien distincts de la subjectivité :
– L’individu, dont l’action n’a de sens que pour lui-même et qui en est le seul destinataire. Celui qui ne donne et ne s’adonne qu’à lui-même.
– La personne, qui agit en relation de don et de contre don, de dette et de créance avec des autruis concrets, membres d’une petite société d’interconnaissances effectives ou potentielles. Celui qui donne et s’adonne à ses proches, aux proches de se proches et ainsi de suite.
– Le citoyen/croyant, partageant un destin commun avec des étrangers, membres comme lui d’une communauté de croyance ou/et d’une communauté politique, et faisant de cette communauté le destinataire de son action. Celui qui donne et s’adonne aux autres croyants, à ce en quoi ils croient, à la cité, à la république, à la démocratie, à la cause.
– L’Homme, l’humain générique, agissant du point de vue de l’humanité en général, au-delà de toutes les divisions héritées de sexe, de genre, de statut social, de croyance, d’habitat, etc. Celui qui vise le don le plus universel, le plus inconditionné, mais aussi le plus abstrait.
D’un point de vue proprement théorique, il est évident que c’est toujours le sujet qui agit, et que le sujet est toujours une personne physique et sociale particulière, et donc un individu, mais qu’il est possible d’agir comme sujet en tant qu’individu ne se rapportant qu’à soi (deuxième sens du mot individu), en tant que personne, en tant que citoyen/croyant ou qu’homme générique, et que ces différents registres et modalités de l’action sont évidemment bien différents. Au plan proprement normatif, à la question de savoir si nous devons agir comme individu, personne, citoyen/croyant ou Homme générique, la réponse est qu’il nous faut à tout moment et en toutes circonstances tenter de parvenir à un équilibre entre ces quatre niveaux et dimensions de la subjectivité ; réciproquement, il faut tout faire pour éviter d’ignorer, de déprécier ou de scotomiser l’un ou l’autre. L’individu qui n’est en relation personnalisée avec personne, qui ne veut pas connaître de la communauté culturelle et politique à laquelle il appartient et qui n’a aucun souci de l’humanité en général, n’est pas une figure recommandable. Et, réciproquement, l’humanitaire qui ne vise que le bien abstrait de l’humanité mais ignore tout des personnes concrètes, ne laisse pas que d’inquiéter, quand bien même, ou plutôt surtout s’il est prêt à s’y sacrifier.
On voit bien que ce qui fait problème dans l’avènement de l’individualisme contemporain, étroitement lié au triomphe de l’économisme généralisé, c’est qu’il ne veut connaître que de l’Individu et de l’Homme, mais qu’il supporte de moins en moins ce qui subsiste des registres de la Personne et du Citoyen ou du Croyant. Voilà qui jette une ombre et un doute sur le lien qui semblait aller de soi entre apothéose de l’Individu et triomphe de la démocratie.
Proposition
Et voilà ce qui doit nous inciter, à tout le moins, à considérer avec quelque circonspection le discours dominant ; celui-ci accepte comme allant de soi l’existence d’un lien étroit, formant un cercle vertueux entre individualisme, capitalisme et démocratie, le développement de l’individualité de chacun garantissant l’épanouissement de celle des autres. Contre les discours réactionnaires ou révolutionnaristes, il est nécessaire d’affirmer qu’en effet un tel lien a bien existé en diverses époques de la modernité, avec des fortunes et selon des modalités diverses, un rapport entre Marché, Individu et Démocratie qui a effectivement permis de développer la capacité du plus grand nombre d’agir par soi et de soi-même. Ce rapport positif subsiste encore partiellement aujourd’hui dans nos sociétés qui sont les héritières de cette visée d’une démocratie de l’individuation positive. Mais il n’est pas sûr qu’on puisse ranger toutes les dimensions de l’individualisme contemporain sous cette rubrique.
Qu’entendre par rapport positif entre Marché, Individu et Démocratie sinon une dynamique par laquelle l’individuation, entendue comme capacité d’agir par soi-même favorise le développement de la démocratie comprise comme une capacité collective de la communauté politique d’agir par soi-même et dans lequel, réciproquement, le développement du marché, qui bénéficie de cette double capacité, favorise à la fois l’action par soi-même, individuelle et collective ? Or nous sommes largement sortis de ce registre là. Notre régime socio-politique reste démocratique en principe et par héritage de toute une série de pratiques, de croyances et de principes, mais il l’est de moins en moins en réalité. Il a basculé par pans entiers dans le registre de ce que j’appelle un parcellitarisme, autrement dit un régime à la fois opposé et symétrique aux totalitarismes d’hier, qui réduit tout, sujets, collectifs, idées, croyances, passions en particules élémentaires soumises à un mouvement brownien et chaotique, qui disjoint tout, délégitime et fait réputer obscène ce qui est de l’ordre du commun – à l’inverse des totalitarismes d’hier (ou des intégrismes d’aujourd’hui) qui voulaient tout conjoindre de force et tenaient pour obscène et illégitime ce qui relevait du pôle de l’individuel. Ce n’est pas ici le lieu de développer ce point et de s’interroger notamment, comme il conviendrait, sur le rapport entre parcellitarisme et néo-libéralisme (Caillé 2005 et 2006).
Je conclus seulement en un mot : prenons garde sous couvert de défense de l’individualisme à ne pas favoriser en fait l’expansion du parcellitarisme, cette autre forme de décomposition de la démocratie.
NOTES
[1] J’ai décidé de rester au plus près de ce que j’avais dit lors de la journée d’étude dont cet ouvrage est issu et de conserver le plus possible le style parlé.
[2] Un individualisme qui prend pleinement en compte l’irréductibilité de la structure et du collectif à l’ensemble des actions ou des décisions individuelles qui les ont engendrés.
[3] Un holisme – autrement dit l’affirmation de la puissance contraignante de la totalité social sur les comportements individuels – qui montre comment le sens des diverses oppositions entre individus, groupes ou notions varie selon le niveau hiérarchique où on les considère.
Bibliographie
Alès C., Yanomami, l’ire et le désir, Paris (Karthala) 2006 —, « Pour une anthropologie de la condition humaine », Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris X-Nanterre, 2007 Caillé A., « Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme », La Revue du MAUSS semestrielle 25, 2005 : 95-126 —, « Un totalitarisme démocratique ? Non, le parcellitarisme », in A. Caillé (sous la direction de), Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, Paris (La Découverte) 2006 : 87-100
Dampierre de E., Penser au singulier : étude Nzakara, Paris (Société d’ethnographie) 1984
Dewey J. Ethics, dans John Dewey, the Middle Works, vol.14, Southern Illinois University Press, Carbonale & Edwardsville, 1983 (1932), cité par Falafil.
Falafil, “Quel paradigme du don ? En clé d’intérêt ou en clé de don ? », La Revue du MAUSS semestrielle, n°26, 2ème semestre, De l’anti-utilitarisme
Flahault F., Be yourself, Paris (Mille et une nuits – Fayard) 2007
Roucloux J., « Les cinq périodes de l’individualisme savant. L’histoire des idées et le débat sur l’individualisme », La Revue du MAUSS semestrielle 27, 2006, 85-211
Sen A. K., Éthique et économie, PUF, 1993
Stirner M., L’unique et sa propriété, Labor, Quartier libre, 2006 (1844)
Tocqueville de A., De la démocratie en Amérique, tome II, Paris (Gallimard) 1961 (éd. or. 1848)
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