Selon le sens que l’on donne au mot démocratie, on peut mettre avant tout l’accent sur l’un des deux aspects fondamentaux de celle-ci : un État de droit, protecteur des libertés individuelles, et une participation active des citoyens aux affaires de la cité. Ces deux traits fondamentaux sont inséparables : la participation à la vie politique s’effectue dans le cadre institutionnel de l’État de droit, et avant tout par le biais du suffrage universel.
Ces dimensions politiques sont essentielles, mais elles ne suffisent pas pour autant à définir la démocratie. La participation des citoyens à la vie politique ne va pas de soi, elle renvoie à la situation d’une société en termes de valeurs, d’idées, de représentations, de comportements, proche de ce qu’on appelait autrefois l’« état des mœurs ». Quand on s’interroge sur la démocratie, il est donc important d’examiner ce qu’il en est des ressources, de la dynamique existant au sein même de la société. Sans ces dernières, la démocratie perd de sa consistance et les citoyens se replient sur leurs affaires privées. Ce risque est inhérent à la démocratie et il a été particulièrement mis en lumière par Tocqueville qui, en observant la société démocratique américaine au XIXe siècle, voyait déjà poindre la possibilité d’une nouvelle servitude « réglée, douce et paisible » qui « pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté » [1].
Les sociétés démocratiques européennes s’inscrivent dans cette tendance mise en lumière par Tocqueville, mais elles semblent bien avoir franchi une nouvelle étape historique dans le courant du XXe siècle. Les évolutions du siècle dernier sont marquées par les guerres et les totalitarismes qui sont survenus sur le sol européen et, en contrepoint, par la montée d’une exigence de paix et de bonheur individuel dont le rapport avec la citoyenneté ne va pas de soi. Mais ce double mouvement ne suffit pas à décrire le retournement qui s’est opéré dans le dernier quart du siècle : la conjonction d’une crise culturelle et de la fin des Trente Glorieuses a débouché sur une logique de victimisation et de ressentiment qui érode l’ethos des sociétés démocratiques. Il importe de savoir comment on en est arrivé là, en soulignant les lignes forces qui peuvent aider à mieux comprendre la situation critique dans laquelle nous sommes [2].
Une telle interprétation ne peut manquer d’être jugée unilatérale et « pessimiste » aux yeux de ceux qui soulignent le caractère complexe et ambivalent des évolutions en ne s’engageant pas plus avant. Mais pourquoi faudrait-il se refuser à essayer de penser là où ça fait mal, en maintenant l’exigence de compréhension globale contre l’expertise et le constat éclatés qui tiennent souvent lieu de prêt-à-penser ?
Le siècle passé n’est pas tout entier réductible aux phénomènes que nous décrivons et le nouveau siècle reste ouvert sur d’autres possibles, mais il n’en demeure pas moins qu’ils ont marqué en profondeur les démocratiques européennes, dessinant une nouvelle configuration sociale-historique dans laquelle nous nous débattons aujourd’hui.
DE LA BARBARIE AUX LOISIRS MODERNES
Force est de constater que les idéaux émancipateurs de la Révolution française et l’idée d’un progrès lié au développement économique, scientifique et technique, se sont trouvés mis à mal par la barbarie qui s’est développée au cœur même de l’Europe. Dès ses origines, le XXe siècle est marqué par la guerre, celle de 1914 qui marque la fin de la Belle Époque et bouleverse l’Europe. La guerre se technicise et s’industrialise, entraînant la mobilisation totale de la population et des millions de morts. « Cette guerre est un vaste chaos où l’esprit n’a pas de part » [3], entraînant une profonde désillusion sur la culture européenne, voire un nihilisme dans les milieux intellectuels et artistiques [4]. L’idée de nation se voit désormais associée à cette tragédie et la civilisation européenne elle-même est atteinte.
Les idées révolutionnaires de rupture totale et de table rase en sortent renforcées, et l’après-guerre voit la naissance du communisme et du fascisme. Les totalitarismes sont liés à cette expérience de la guerre de 1914-1918 et à ses effets dévastateurs.
La Seconde Guerre mondiale et la Shoah constituent l’autre épreuve qui confronte les peuples européens à une barbarie se déroulant sur leur propre sol. Le traumatisme qui en résulte entraîne à nouveau un doute profond quant aux capacités émancipatrices effectives de la culture. Comme le dit si bien George Steiner [5], « nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement, des institutions, de l’appareil et de l’éthique de haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration ». Désormais, la société ne craint pas de montrer ce qu’ont été les totalitarismes passés : les images du nazisme et du stalinisme, des camps d’extermination et du Goulag sont souvent affichées dans les médias, sans pour autant que les conditions qui les ont rendus possibles et leur logique soient compréhensibles.
Au nazisme et au « livre noir du communisme » s’ajoute celui du colonialisme. Non seulement les idéaux émancipateurs de la Révolution française n’ont pu empêcher les conquêtes et les guerres coloniales, mais c’est bien souvent en leur nom qu’elles ont été menées. Si l’on ajoute à cela la désillusion des espoirs portés à gauche sur la lutte de la classe ouvrière ou/et sur les luttes de libération nationale des peuples du tiers monde, on comprend que « c’est habités par une stupeur historique sans équivalent, mus par un scepticisme inguérissable – pour ne pas dire une immense “gueule de bois” métaphysique –, que nous avons entrepris de congédier ce siècle-là » [6]. Nous n’avons pas fini d’en subir le contrecoup.
Mais ces réalités ne sont pas seules en cause dans l’érosion de la dynamique des démocraties européennes. Il est un autre mouvement qui prend la suite et apparaît comme son antipode : la pacification des rapports sociaux et l’exigence de bonheur individuel. De ce point de vue, la réflexion sur la « civilisation du loisir » entamée au tournant des années soixante par la revue Esprit [7] et le sociologue Joffre Dumazedier, dirigeant de Peuple et Culture, est significative. Les activités nouvelles (jeux, vacances, intérêt pour les sports… ) manifestent le besoin d’une vie dégagée de toute obligation. Si ce besoin n’est pas en soi condamnable, on n’en tient pas moins alors à l’interroger : les citoyens seraient-ils devenus indifférents aux questions culturelles et politiques ? « Dans le contexte de nos sociétés libérales, écrit Joffre Dumazedier en 1959, on peut craindre que ce nouvel Homo socius ne considère sa participation aux groupements de loisir comme sa participation essentielle, voire exclusive à la vie en société. » La question est alors directement posée : « Le loisir serait-il le nouvel opium du peuple ?
Que deviendrait, dans ces conditions, la réalisation de la démocratie, si les démocrates sont endormis ? »
Cette interrogation est en fait inséparable de celles qui portent sur le développement de la consommation, de la culture de masse et des mass media. Les loisirs sont liés à ces autres réalités nouvelles comme autant de phénomènes qui convergent et viennent mettre en question les anciens cadres de pensée et d’action. Avec les loisirs modernes, c’est bien un nouveau rapport à la vie en société – marqué par le divertissement, le jeu, l’imagination… – qui apparaît au grand jour. Le temps « libre » se vit en dehors de la politique et de l’histoire, dans l’oubli du passé et sans souci de l’avenir, et les pratiques qui s’y rapportent ne correspondent ni à l’implication dans la vie de la cité ni à l’éducation. Ce nouveau « fait social » est transversal aux différentes classes sociales et il sort des cadres sociaux et moraux traditionnels.
En fait, cette réflexion de la revue Esprit entreprise à la fin des années cinquante sur les loisirs modernes est significative de la contradiction entre deux types d’exigences des sociétés démocratiques. D’un côté, on ne saurait remettre en cause la liberté des individus de faire ce qu’ils veulent de leurs loisirs, mais de l’autre on ne peut rester indifférent à la qualité du contenu de ces activités dans la mesure où celles-ci mettent en jeu l’éducation, la culture et l’implication dans la vie de la cité. Autrement dit, l’analyse sociologique et la prise en compte des évolutions ne peuvent mettre de côté la réflexion sur les fins. Il n’en reste pas moins que les loisirs modernes sont porteurs d’une nouvelle figure de l’individu qui déconcerte le schéma d’une « société citoyenne », et le développement du « temps libre » semble bien avoir accentué la tendance.
UNE NOUVELLE DONNE SOCIALE-HISTORIQUE
Pour beaucoup, Mai-68 semble, sur le moment, redonner vie à l’idéal d’une citoyenneté active. La particularité française réside dans la conjonction d’une révolte étudiante et d’une grève générale qui paralysa le pays pendant plusieurs semaines. Cette singularité a pu laisser un moment penser que l’événement continuait le mouvement ouvrier, alors qu’il le débordait de toutes parts. Contre les interdits de l’époque, l’expression s’affirme sous la forme d’une subjectivité débridée. L’exigence d’autonomie et de participation individuelle et collective met à mal la sacralisation de l’État et du politique, les bureaucraties en place et les cloisonnements sociaux, le moralisme issu du XIXe siècle…, dans une atmosphère de fraternité et de fête. Mai-68 peut être ainsi considéré comme un moment de pause et de catharsis démocratique, avec sa part sauvage, dans une société parvenue à un nouveau stade de son développement et, en ce sens, il n’appartient à personne.
Mais, dans le même temps, ce mouvement met en question, sans en être forcément conscient, la dimension anthropologique du vivre-ensemble.
L’exigence d’une liberté absolue, sans référent et sans ancrage, alliée à l’idée de table rase, est en fait portée par la révolte d’une génération d’« enfants gâtés » (relativement aux générations antérieures), élevés dans le contexte du développement de la consommation et sous la protection de l’État providence. Car tel n’est pas le moindre des paradoxes : dans son extrémisme même et sa coupure avec le réel, le mouvement contestataire de l’époque porte la marque des sociétés développées dont la dynamique d’expansion des Trente Glorieuses pouvait alors apparaître sans limite et permettait à la jeunesse étudiante en révolte de vivre dans une relative insouciance. Comme nous l’avons fortement souligné [8], la revendication d’une autonomie érigée en absolu, l’assimilation de toute forme d’autorité et de pouvoir à de la domination, le refus de toute médiation et institution…, constituent l’héritage impossible de Mai-68. Celui-ci a largement occulté les questions posées alors sur la démocratie et ses modalités nouvelles dans les sociétés parvenues à un nouveau stade historique. Loin de produire un renouveau de la politique et de la culture comme beaucoup l’espéraient, les événements de mai 1968 déboucheront sur une tout autre orientation.
Les nouveaux thèmes qui surgissent dans les années soixante-dix, comme le féminisme et l’écologie, sont marqués par cet héritage. Les deux phénomènes indiqués précédemment – le rapport au passé et l’exigence de bonheur – vont continuer de s’accentuer, mais sous l’effet de l’héritage impossible de Mai-68, ils subissent une distorsion significative. L’exigence de bonheur devient de plus en plus centrée sur la vie individuelle dans sa dimension affective et sexuelle. Elle se psychologise et va s’affirmer sous la modalité de l’« épanouissement personnel », tandis que l’héritage historique des sociétés démocratiques se réduit à ses pages les plus sombres et se trouve largement rejeté par la jeunesse. La défense des individus contre tous les pouvoirs, l’hédonisme et le souci du corps, la préservation de la nature et de l’environnement…, constituent autant de thèmes nouveaux qui marquent le retournement qui s’opère alors.
Le bonheur devient synonyme d’épanouissement individuel, passant par la satisfaction immédiate des besoins et des désirs, appelant un perpétuel renouvellement. Dans ce nouveau cadre, la démocratie tend à être comprise comme un régime au service des aspirations individuelles multiples, garantissant leur liberté sans restriction et fournissant les moyens de leur accomplissement. Ce nouvel individualisme rend pour le moins problématique le lien de citoyenneté qui implique un décentrement pour se penser comme participant d’une collectivité dont les intérêts et l’histoire passée, présente et à venir, dépassent les préoccupations individuelles. Les contraintes et les exigences de la vie commune, l’appartenance à une collectivité historique ayant sa propre histoire, le sentiment de dette et les devoirs envers les générations passées et à venir sont relégués au second plan ou ressentis comme des empiétements extérieurs à sa souveraineté individuelle.
Les effets de cette nouvelle culture combinés avec ceux du chômage de masse vont entraîner une crise identitaire et sociale dans laquelle nous sommes encore.
La critique anti-totalitaire et ce qu’on a appelé l’« effet Soljénitsyne » dans la seconde moitié des années soixante-dix interviennent sur ce terrain.
Si le mythe révolutionnaire et le communisme sont déconstruits au cours de ces années, ils ne le sont pas à partir d’une compréhension en profondeur du phénomène totalitaire et d’une pensée renouvelée du politique, mais avant tout du fait de leur propre archaïsme et par une culture post-soixante-huitarde hédoniste qui sape l’idée même d’engagement. Assimilée à l’idéologie et au sectarisme, soupçonnée d’être potentiellement totalitaire, la politique tend alors à être discréditée et invalidée dans sa capacité de transformation sociale. Assimilés à des instruments de domination ayant servi à préparer ou à couvrir la barbarie, l’État, la raison, la philosophie des Lumières…, sont sommairement remis en cause. Dans les cercles intellectuels et journalistiques apparaissent de nouveaux imprécateurs, représentés en France par les « nouveaux philosophes » et la figure médiatique de Bernard-Henri Lévy. Au milieu des années soixante-dix, la fixation sur les pages sombres de notre histoire, les règlements de comptes avec une société et une culture censées être responsables de tous les maux de l’humanité passent ainsi à une échelle de masse. En contrepoint s’affirme la référence emblématique aux droits de l’homme compris comme la défense des individus contre tous les pouvoirs. L’engagement éthique et humanitaire se substitue alors à la réflexion et à l’engagement politique dans la plus grande confusion. La tolérance et le droit à la différence deviennent des leitmotive et les signes formels d’une réconciliation de la société pleine et entière avec la démocratie alors qu’elle en désamorce la dynamique citoyenne.
TEMPORALITÉ FOLLE ET POUVOIR INFORME
Vision noire de l’histoire et souci de soi vont se conjuguer, entraînant un changement de rapport à la temporalité historique. Le passé réduit aux crimes et à la barbarie apparaît désormais sans ressources et tout projet d’avenir collectif peut être soupçonné d’une volonté de maîtrise ayant peu ou prou à voir avec le totalitarisme. La société vit dans une temporalité courte qui ne s’inscrit plus dans une dimension historique impliquant, peu ou prou, dévouements et sacrifices. Le présent, désormais désarticulé du passé et de l’avenir, devient la référence centrale. Le changeant et l’éphémère sont valorisés, le culte de la spontanéité et de la réponse immédiate s’installe. Mais ce présent flottant, comme suspendu à lui-même, appelle à être rempli sous peine de révéler sa vacuité. L’intensification du présent joue alors comme une drogue. L’activisme et le culte de la performance dans tous les domaines, la multiplication des activités du temps appelé « libre » trouvent à s’éclairer dans ce cadre, en jouant un rôle social proche du divertissement pascalien. « Développement personnel » et développement du stress et de la dépression vont de pair, entraînant la multiplication des psychologues en tout genre qui jouent le rôle d’infirmerie sociale.
Les appels incessants à la modernisation et à la réforme, développés par les pouvoirs publics depuis les années quatre-vingt, s’inscrivent pareillement dans cette temporalité devenue folle. Coupée d’un passé jugé obsolète et incapable de tracer un avenir discernable, la réforme devient une fin en soi. Elle s’affirme dans une logique adaptative de la survie et de l’urgence : la vitesse des évolutions et leur portée sont telles qu’il n’existe d’autre choix pour la société que de s’y adapter au plus vite si elle ne veut pas dépérir. Les choix démocratiques sont présentés paradoxalement comme des non-choix et la façon dont se construit l’Union européenne participe de cette fuite en avant.
Culture post-soixante-huitarde et modernisation vont finalement trouver à s’insérer dans l’idéologie économique libérale qui considère que le marché est au fondement de la société et qu’il est autorégulateur. Après la période d’expansion des Trente Glorieuses où l’État a joué un rôle central, cette idéologie libérale retrouve un second souffle dans les années quatre-vingt. La critique soixante-huitarde de l’État et des pouvoirs rencontre la critique libérale de l’interventionnisme étatique ; le nouvel individualisme autocentré, exigeant la satisfaction immédiate de ses besoins et de ses désirs, rejoint le modèle du client-roi promu par le libéralisme. Plus fondamentalement, l’affirmation d’une autonomie absolue, autoréférentielle, fait écho à la représentation ultra-libérale d’un marché dégagé de toute entrave. Libre de toute appartenance, effaçant les frontières, indifférent au passé et à l’avenir, la référence au marché comme au fondement du réel donne l’image d’un monde soumis à l’instantané et au chaos. Si l’idéologie libérale n’est pas la cause de tous nos maux, comme le laisse entendre une vulgate économiste, elle y participe. Elle s’insère dans le vide politique et culturel des sociétés démocratiques européennes qui doutent profondément d’elles-mêmes après l’expérience des totalitarismes et ne parviennent plus à dessiner les contours d’un avenir discernable porteur de bien-être et d’émancipation.
C’est dans cette situation qu’émerge une nouvelle figure du pouvoir, paradoxale et déconcertante, qui intègre à sa façon l’anti-autoritarisme et la déconnexion de l’histoire. Le pouvoir peine à dessiner un projet d’avenir cohérent, en même temps qu’il se veut désormais au plus près de la société et des individus. Gommant ses signes distinctifs, il se déploie dans la société par une intense activité communicationnelle placée sous le signe de la transparence. Il s’agit désormais de gérer tant bien que mal la « complexité » d’un monde chaotique qu’il paraît vain de vouloir maîtriser. Dans ce cadre, dirigeants et dirigés, société et État sont placés sur le même plan, censés être pareillement concernés et responsables. Le discours s’aligne alors sur celui du management et de la communication développant une rhétorique molle qui dit tout et son contraire et pratique un art consommé de la dénégation. L’incohérence des propos et des pratiques concerne l’ensemble des sphères de l’activité sociale et touche les plus hauts sommets de l’État. Ce type de pouvoir désoriente et déstabilise la société. Il entretient et sème la confusion et le désarroi chez ceux dont il a la responsabilité et la charge en termes de repère, d’assistance et d’aide.
Cet effacement symbolique du pouvoir fait écho à l’idéologie libérale qui critique l’intervention de l’État dans le domaine économique et social, mais il n’est pas mécaniquement déterminé par elle et il ne trouve pas son fondement dans l’économie. L’économisme fausse l’optique : en fait, c’est sur un terrain sociétal désymbolisé que l’économie peut apparaître comme le fondement du réel et que le modèle marchand envahit l’ensemble des sphères d’activité. La logique mise en œuvre n’est pas plus réductible à la tentative de reconstruire un nouvel ordre social. Ou plus exactement :
cette tentative existe bien, mais elle est marquée par une sorte d’impuissance intrinsèque dans laquelle elle se débat. Tel est à vrai dire le caractère inédit de cette nouvelle figure du pouvoir par l’anomie qui correspond à la période critique de l’histoire que nous traversons.
QUEL ÉTHOS DÉMOCRATIQUE ?
Le nombre de ceux « à qui on ne le fait plus » dans le monde moderne s’est accru et concerne désormais les jeunes générations qui ont le sentiment de vivre dans un monde désabusé. Cette mentalité fait de la dénonciation et de la dérision les seules postures légitimes dans un monde désemparé. Ne trouvant plus de cadre stable et de vis-à-vis solides sur lequel ils puissent s’appuyer, les individus ont du mal à s’inscrire dans un héritage historique et à se former des convictions sensées.
Il est ainsi une manière éthérée de faire valoir la « reconnaissance de l’altérité », l’« ouverture à l’autre » et le pluralisme culturel qui rend ces idées insignifiantes, faute de savoir qui l’on est. Comment reconnaître l’altérité et s’ouvrir à l’autre si l’on évite soigneusement toute affirmation consistante, et si l’on ne dit rien du contenu de cette « altérité » ? La rencontre se doit d’être nécessairement souriante et bon enfant, et les fêtes en tout genre sont censées incarner un brassage des sensibilités. Une nouvelle culture réduite à un universalisme abstrait des droits de l’homme verse dans les bons sentiments et la « charité publique » orchestrée par les grands médias. Se voulant détaché de toute filiation historique et du cadre national, on en arrive à un relativisme culturel de bon ton qui présente l’avantage de se parer des vertus de la tolérance et de la démocratie.
Au sein des sociétés démocratiques européennes, il semble bien qu’une partie de l’opinion se refuse à admettre que nous puissions avoir des ennemis qui veulent nous détruire et qu’il faut combattre, par peur de sombrer dans la guerre. Face au terrorisme et aux prises d’otages, le pacifisme et l’invocation généreuse des droits de l’homme nous désarment. On signe des pétitions, on allume des bougies, on se tient la main, on manifeste en silence… Ces manifestations expriment l’indignation et la solidarité avec les victimes, elles montrent l’unité d’un pays dans le refus du terrorisme.
Mais la façon dont elles font valoir les valeurs démocratiques peut laisser entendre que tout peut être affaire d’ouverture culturelle et de tolérance, de dialogue et de négociation…, en dehors de la force et de la puissance qui permettent de les défendre et de les faire valoir. Tel nous paraît être le danger auquel se trouve confrontée la démocratie dans les pays européens marqués par le syndrome post-totalitaire de la culpabilité et de la mémoire pénitentielle vis-à-vis des guerres et de la barbarie ayant eu lieu au cœur même de l’Europe.
Montesquieu estimait que la vie des peuples est régie par des lois qui organisent la vie publique et politique et par des mœurs qui organisent la vie de la société. Concernant ces derniers, des principes moraux peuvent survivre alors même que le gouvernement et les lois elles-mêmes perdent de leur légitimité et de leur autorité. Mais une telle situation n’en est pas moins des plus fragiles. Dans une société démocratique déconnectée de l’histoire et dont le pouvoir est informe, la subjectivité et les rapports inter-individuels sont autocentrés. Ils ne sont plus insérés et structurés dans une dimension tout à la fois collective, historique et institutionnelle, mais renvoyés en quelque sorte à eux-mêmes. N’intériorisant plus la référence à un tiers qui la contient et la canalise, l’expression débridée se délite et se parcellise.
À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, l’expression du « désir » se heurtait à des interdits et à des pouvoirs qui continuaient à assumer leur rôle ; elle se mêlait de plus aux utopies de l’époque qui prétendaient dépasser l’existant et parvenir à une humanité réconciliée avec elle-même. Ces deux caractéristiques faisaient que cette expression sauvage avait son propre dynamisme. Il n’en va plus de même avec le pouvoir informe, le chômage de masse et la fin des utopies. Le défoulement s’exprime désormais sur un mode où se mêlent la souffrance et l’agressivité, la plainte et la dénonciation. Le désir se retourne, se charge de ressentiment et devient plus mortifère. Si la nouvelle posture individualiste maintient l’exigence d’un bonheur hédoniste, elle s’affirme désormais sous la modalité de la figure de la victime ayant des droits, affirmant sa singularité irréductible, dénonçant et soupçonnant d’emblée les pouvoirs et les institutions de volonté de mainmise à son endroit, tout en exigeant d’eux qu’ils répondent au plus vite à ses besoins et la protègent. Le rapport à l’institution tend lui-même de plus en plus à être envisagé sous la modalité d’une relation duelle. Médias et justice deviennent les instruments de la « lapidation symbolique » d’un coupable dépouillé de sa dimension sociale et institutionnelle, réduit à des intentions et des actes individuels malveillants.
Psychologisation et victimisation des rapports sociaux vont ensemble, entraînant le développement des thérapies en tout genre et des plaintes en justice.
Analysant au XIXe siècle le nihilisme européen, Nietzsche distinguait le « nihilisme actif », « force de violence apte à la destruction », et le « nihilisme passif », signe de faiblesse et d’épuisement [9]. Le XXe siècle semble être passé de l’un à l’autre, et les mots de Bernanos – « il est plus facile que l’on croit de se haïr » – trouvent ici quelque écho.
L’éthos à la fois hédoniste et victimaire des sociétés post-totalitaires n’implique pas pour autant une quelconque fin de l’histoire et la résignation. Mais il importe de savoir où porter les efforts et d’être patient. La démocratie ne vit pas que dans les moments forts de l’histoire et l’engagement des citoyens n’est ni homogène ni continu. Aux défenseurs attitrés de l’optimisme convenu, il faut rappeler cette formule attribuée à Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ». Nous ne sommes pas maîtres de l’histoire, mais nous ne nous résignons pas pour autant à la subir et n’abandonnons pas l’idée d’une implication possible et sensée du plus grand nombre dans les affaires de la cité. Une « compréhension populaire » et une sagesse pratique impliquant une certaine idée de la justice n’ont pas forcément disparu, même si aujourd’hui elles ne trouvent plus les canaux de leur expression et de leur représentation. Et si la liaison des intellectuels et du peuple peut avoir encore un sens, c’est en aidant à la formation d’une citoyenneté éclairée, condition essentielle de la reconstruction de l’éthos démocratique.
Jean-Pierre Le Goff
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