Les dérèglements qui se manifestent depuis 2007-2008 sur toute la planète, et dans tous les champs de l’activité sociale, économique, politique, géopolitique, etc., se développent dans un cadre qui semble échapper à l’emprise des divers “acteurs”, alors que ceux-ci devraient s’employer à tenter de le modifier. Cette inertie est sans doute le trait le plus notable de la situation. Pour qu’une telle impuissance se maintienne au fil d’évolutions perçues comme pernicieuses, il faut nécessairement que plusieurs conditions soient réunies, et c’est d’abord à celles-ci qu’il convient de s’intéresser. Rechercher ainsi les conditions d’existence des stratégies et des idéologies en présence implique toujours une rupture de fait avec la pensée héritée, dont le néo-libéralisme, inébranlable, et son jumeau mimétique et affectif, le marxisme (sous ses diverses formes, apocalyptiques ou pragmatiques), demeurent les références “de granit”.
I. Les traits principaux de cette inertie historique.
Malgré l’évidence de la faillite des mécanismes financiers en 2008, les autorités étasuniennes ont laissé à peu près intactes les libertés de la sphère financière, ce qui contribue puissamment à verrouiller la situation. Les tendances en cours se poursuivent donc selon une logique assez prévisible. Cet effet d’inertie pourrait durer plus longtemps que ne l’envisagent toutes les prévisions, tant la ténacité anglo-saxonne sait mobiliser de ressources. Les perceptions françaises, quel que soit le courant politique ou idéologique, sous-estiment régulièrement cette ténacité caractéristique de la culture anglo-saxonne.
Il est par ailleurs remarquable que le Parti républicain prétende à nouveau faire la leçon, notamment sur des mesures qu’il a lui-même amorcées dans les derniers mois du gouvernement Bush en 2008, et qu’il se présente mécaniquement comme un recours face à ce parti démocrate qui se débat dans les conséquences du “néo-libéralisme” financier, sans oser le remettre en question. Ce double paradoxe, où les poses servent de diversions à l’absence d’action pertinente, laisse s’aggraver les conséquences sociales de la crise économique aux États-Unis bien qu’elles se rapprochent de plus en plus de celles de 1929.
Presque partout, la sphère financière a réussi jusqu’à présent à échapper aux conséquences de ses errements passés, en transférant les dettes accumulées aux États consentants, qui font désormais face à des contraintes budgétaires difficilement tenables, tandis que les appareils des “oppositions” officielles se contentent de canaliser les mécontentements, tant ils se savent incapables de proposer la moindre solution.
L’issue des élections américaines de novembre 2010 confirme le verrouillage institutionnel dont est capable ce type de régime politique, tandis que l’impuissance des protestations contre les politiques de “rigueur” budgétaire ou les “réformes des retraites” dans les nations d’Europe rend manifeste une autre dimension de ce blocage.
Invoquer la nature oligarchique des mécanismes de domination contemporains n’épuise pas l’analyse de ce paradoxe, mais cela permet au moins d’en élucider le moteur. Les régimes en Occident ne sont en effet ni des dictatures ni des démocraties. Une telle remarque, préalable à toute réflexion politique rationnelle aujourd’hui, semble hors de portée de tous les discours établis.
Un seul indice politique montre que ce verrouillage n’est pas absolu. Il s’agit de la progression très relative, et même passablement lente, de partis ou de mouvements étrangement qualifiés d’“extrême-droite” par l’industrie médiatique [1]. Cet adjectif, manipulé à n’en plus finir, comme le terme de “raciste”, est en train de changer totalement de sens. Il désigne avant tout les cibles de la machine médiatique, qui tend à se comporter comme la centrale de propagande d’un véritable parti unique, sans en avoir le statut explicite. Et parfois, mais rarement, il s’agit effectivement de courants de nostalgiques de l’extrême-droite classique, ce qui facilite évidemment l’amalgame.
La dénonciation du “mouvement” des Tea-Parties, soupçonné de toutes les dépravations politiques (les commentaires médiatiques sont systématiquement calés sur le registre du moralisme frelaté et de la procédure inquisitoriale), relève d’une chasse aux sorcières, où l’accusation se présente comme ayant valeur de preuve. Les “Tea- Parties” sont surtout révélatrices par les incohérences immenses que ces réactions actualisent et renforcent, alors qu’elles sont dépourvues d’une hypothétique et fantomatique idéologie “extrémiste” cohérente qui n’existe que dans l’esprit des observateurs malveillants et partisans.
L’essentiel est de comprendre que le brouillard hystérique est coextensif à la plupart des réactions significatives de la situation présente en Occident et sans doute bien au- delà [2].
II. L’immensité du problème.
L’élément crucial de la situation est le suivant : la crise économique qui a commencé depuis 2007 implique, pour de multiples raisons qui sont rappelées ci-dessous, que le moteur du régime historique et social des pays occidentaux est désormais menacé, à l’instar de ce qui s’est produit en Union soviétique à partir des années 1980. Néanmoins, les modalités de ce blocage tendanciel des sociétés occidentales sont très différentes du processus qui a amené l’auto-dissolution de l’empire soviétique. La comparaison raisonnée des deux situations permet d’éclaircir cette différence. La crise n’est pas une simple question de dérèglement des signes monétaires ou de cycles de surproduction momentanés qu’un volontarisme politique adossé à l’État pourrait effacer. Au-delà des distorsions éventuelles que ces supports monétaires et financiers véhiculent, cette crise engage d’abord des réalités matérielles.
Le point fondamental, c’est que, comme l’Union soviétique finissante, les pays occidentaux se sont mis à consommer globalement et durablement davantage qu’ils ne produisent. Dans les deux cas, seuls des apports extérieurs de substance ont provisoirement permis de combler le déséquilibre. Un tel mécanisme est assez récent en Occident. En effet, contrairement à ce qu’affirment toutes les logorrhées tiers-mondistes, il est radicalement erroné de prétendre que la prospérité occidentale a dépendu d’un “pillage du Tiers-monde”. La nature de l’organisation du travail et l’usage de techniques en évolution constante durant mille ans fut la principale raison de l’avantage progressif et qualitatif dont les populations occidentales ont bénéficié (sans oublier leur croissance démographique endogène).
Cette qualité du travail (dont l’expression désuète de “conscience professionnelle” rend compte avec insistance) est aujourd’hui très malmenée en de nombreux pays occidentaux, sauf peut-être en Allemagne et au Japon. Cette question de la qualité du travail représente une dimension qui échappe totalement à la vision instrumentalisée d’un “capital” omniscient et manipulateur que ses critiques ont démonisé en lui attribuant beaucoup plus qu’il n’en peut.
Même les dépendances coloniales du XIXème siècle ne semblent pas avoir été globalement “profitables” pour les États colonisateurs (à quelques exceptions possibles comme l’Indochine). Elles furent assurément profitables pour les couches ultra-minoritaires qui organisèrent cette colonisation, mettant le reste de leur nation devant le fait accompli. La colonisation de régions lointaines a donc surtout permis de ponctionner indirectement la métropole, qui devait endosser les frais généraux considérables afin de garantir cette main-mise de couches prédatrices de colonisateurs, en général appuyés sur certaines élites locales qui y trouvaient momentanément leur intérêt. Les États occidentaux ont pour leur part souvent tenté de sauver la situation, par la diffusion de l’enseignement public et des valeurs de rationalisation dans la production, par la construction d’infrastructures, ou la diffusion d’une médecine et d’une hygiène modernes, etc. (le gâchis de la colonisation belge au Congo ou de la colonisation hollandaise en Indonésie fut loin d’être une règle générale) [3] Cette attitude fut très souvent alimentée par l’esprit de rivalité entre les puissances colonisatrices.
Il est surtout décisif pour la vérification de ce diagnostic que la disparition des colonies ait coïncidé à partir des années 1950-1960 avec une remarquable prospérité économique dans les métropoles, enfin libérées de ce poids mort qui grevait leur dynamisme.
A l’encontre du révisionnisme post-colonial qui ne sait parler qu’en termes d’un moralisme biaisé, il serait judicieux de considérer que, du point de vue des États, la colonisation avait une fonction principalement (géo-) politique et non pas économique. Elle consistait fondamentalement à empêcher les États rivaux de saisir des avantages qui auraient pesé dans le cadre des rivalités internes à l’Europe. Le coût de ces logiques désastreuses parut léger au XIXème siècle, mais les deux guerres mondiales ont montré l’immensité de cette erreur, quand les conséquences se sont étendues à l’Europe dans une rivalité directe et non plus médiatisée par l’extension du contrôle sur des territoires lointains.
S’engager dans cette vision dépassionnée implique aussi de constater que l’immense majorité des populations de métropole, que les idéologues “post-anticoloniaux” entendent abrutir de culpabilité rétrospective, collective, héréditaire et permanente, n’était guère partie prenante de la colonisation, et que le discours anticolonial post-festum actuel masque, pour qui veut s’aveugler, une logique de colonisation inversée, avec la complicité d’une grande partie des “élites” occidentales, contre les populations qu’elles sont censées encadrer et “représenter”. Un tel fossé anthropologique où la réciprocité entre les groupes n’est plus assurée, au contraire de ce qui se passait, tant bien que mal, dans le cadre de l’État-nation, est caractéristique de la nature actuelle du pouvoir en Occident.
Toujours est-il qu’une mutation fondamentale s’est produite au tournant des années 1960-1970. L’effet résultant d’un keynésianisme durable (c’est-à-dire d’une redistribution gérée de façon centralisée) et du déploiement à grande échelle de la société de consommation (commencé dès les années 1920 aux États-Unis) a profité de la suppression des verrous traditionnels de la production agricole et alimentaire, grâce au miracle de la pétrochimie. L’essor des “trente glorieuses” a été fondé sur l’utilisation nouvelle des énergies fossiles, surtout du pétrole et du gaz “naturel”. Dès cette époque, la consommation globale en Occident a commencé à augmenter de façon exponentielle, y compris pour des résultats productifs inchangés. L’exigence si ancienne et si tenace d’un allègement de la condition ouvrière n’a été atteint que de façon oblique, par des mutations entraînant l’usage de procédés techniques et organisationnels gaspillant l’énergie des ressources fossiles, mais sans jamais dissoudre les principes inégalitaires de l’organisation sociale. Une profusion de palliatifs a tout au plus masqué ou contourné cette permanence [4] .
Que se passe-t-il quand une société consomme plus qu’elle ne produit ? Le cas soviétique des années 1970- 1980 est d’une clarté exceptionnelle.
On peut dire, rétrospectivement, que, dès les années 1970, l’Union soviétique ne pouvait retarder les effets de l’entropie interne de son métabolisme impérial et prédateur que par des injections extérieures de richesses permises par la rente minérale (pétrolière ou gazière). La raison de cette impasse tendancielle tenait évidemment à l’impossibilité dans laquelle l’Empire soviétique s’est trouvé de conquérir l’Europe occidentale. L’anti-américanisme rabique des marxistes trouve là sa source secrète : tout observateur extérieur doit admettre que la puissance tutélaire étasunienne a sauvé l’Europe d’un tel sort et que ce fut là le noeud stratégique de l’affaire. Le levier de la puissance mondiale aurait probablement basculé en faveur de l’URSS si cet État avait réussi à occuper toute l’Europe. Une régression historique aurait évidemment suivi au terme de quelques décennies, mais tout retour en arrière aurait été impossible.
La baisse des prix des matières premières au début des années 1980 (après les deux premiers chocs pétroliers) a définitivement mis à nu les défauts du régime : consommation militaire boulimique et inertie entêtée de la population sur le terrain de la production [5] .
L’Occident a pour sa part fonctionné sur la dette depuis le milieu des années 1970. Le recyclage des pétrodollars s’est avéré très peu efficace en terme d’accumulation productive, entre les mains des divers rentiers du pétrole et du gaz. Les politiques néo-libérales ont simplement masqué la fuite en avant dans l’endettement. Et de dysfonctionnement en dysfonctionnement, le mécanisme a été reproduit en élargissant toujours plus le cercle vicieux engagé. Les crises financières de 1987, 1993, 1998 (Asie), 2000 (bulle internet) n’ont été conjurées que par une remise à plus tard de l’apurement des comptes et une généralisation des techniques d’endettement. La crise immobilière de 2007 a atteint le stade du dérèglement “systémique” moins par la taille des sommes en jeu que par la nature des mécanismes de contagion mis en place, qui avaient permis d’échapper aux effets des crises antérieures : à l’automne 2008, les banques ont constaté qu’elles ne pouvaient plus se faire confiance les unes aux autres, au vu de leurs propres pratiques, tout le développement de la finance depuis trente ans consistant en une immense cavalerie. Seule une intervention improvisée des États a prévenu un blocage instantané des mécanismes bancaires et financiers. Depuis, tous les dirigeants étatiques se débattent en improvisant des mesures de retardement face à l’engrenage qui s’est mis en mouvement.
III. La difficulté vient d’abord des réussites de l’Occident et non de ses défauts.
Mais au-delà de la quincaillerie financière qui a failli et des mesures de sauvegardes improvisées, l’essentiel tient au fait que la société de consommation est désormais menacée de désintégration dans ses principaux centres fondateurs et opérationnels. Ce qui apparaît là, c’est une limite cruciale, étant donné la profondeur de l’investissement anthropologique dont bénéficie cette société de consommation depuis de longues décennies. C’est l’équivalent d’une religion “millénaire” menaçant brusquement de s’effondrer en quelques années, la mort de ses dieux devenant patente. Au-delà des questions matérielles, une véritable rupture symbolique à une échelle de masse est donc en jeu.
On ne peut prendre la mesure de ce qui se prépare que si l’on sait repérer les caractéristiques les plus fondamentales des sociétés contemporaines. Les sociétés industrielles subissent aujourd’hui le poids de leurs choix passés et surtout de leurs réussites exceptionnelles, bien plus que de leurs erreurs.
Pour la première fois dans l’histoire humaine, des sociétés entières sont en effet parvenues à une abondance, effective et durable, qui s’est reproduite sur plusieurs générations, acquérant ainsi un statut de “normalité” apparente. Même si cette forme d’abondance matérielle mérite de sévères critiques pour ses “insuffisances” (elle est hiérarchisée, toujours relative, ses effets écologiques s’avèrent à terme désastreux, et une frange minoritaire de population n’y a accédé qu’à la marge, etc.), l’effet social et historique de cette réussite est sous-estimée par toutes les théories politiques institutionnalisées. Avec son optimisme de commande, l’idéologie néo-libérale s’est paradoxalement montrée la moins aveugle sur cet aspect, ce qui constitue une des raisons méconnues de son influence dans l’époque, malgré les failles irrationnelles sur lesquelles se fonde son discours.
Les réalisations de la société de consommation répondent à un appel mythique archaïque qui a hanté à peu près toutes les sociétés humaines connues. C’est la grande raison pour laquelle ce projet d’abondance, qui n’était pas prémédité mais qui a résulté de coïncidences historiques particulières à l’Occident, a d’ores et déjà conquis les esprits bien au-delà des cercles dominants de chaque société. Même les critiques internes des sociétés occidentales, pourtant les mieux placés pour le faire, sont incapables de fournir un projet crédible d’évolution nouvelle.
Ils ne font que surenchérir quantitativement sur des logiques établies, le plus souvent par recours à de nouvelles “techniques”, en escamotant autant qu’ils le peuvent les inconvénients de leurs “solutions”. Ainsi, les écologistes se contentent d’inénarrables contorsions de langage, que les gouvernants comme les publicitaires des entreprises reprennent désormais mot pour mot, sans plus. La prétendue négociation française du “Grenelle” de l’environnement en 2007 s’est avérée être ce qu’elle était dès le début pour qui voulait voir : une opération de propagande gouvernementale assise sur la complaisance des partis et des associations labellisées “écologistes”, tout émus d’être invités à faire de la figuration autour d’une table avec les autorités visibles de l’État [6]. De fait, le discours écologiste ne pourrait avoir de prise sur le réel, qu’en devenant un discours de pénurie nécessaire pour le plus grand nombre. Il est rejeté d’instinct par les couches sociales les moins aisées, qui ont très bien anticipé la pente qui s’offre à ce personnel politique. Pour avoir une idée de cette réaction, il suffit de constater le ressentiment social qu’a suscité la taxe carbone, finalement abandonnée en France au moment où elle devait entrer en vigueur à un taux pourtant dérisoire. L’angoisse diffuse de voir s’établir un précédent impliquant pour des raisons écologiques des mécanismes de limitation de la consommation a été décisive. Il est intéressant de constater que la Suède, avec une “taxe carbone” d’un montant quadruple à celui annoncé en France, s’en débrouille plutôt bien et depuis des années. Mais ce pays bénéficie d’une cohésion collective sans comparaison possible avec la France : il y va de la confiance publique.
La manière dont les “écologistes” bon teint ont manoeuvré en 2007 pour exclure les groupes antinucléaires (même très modérés) de toute présence dans cette “négociation” de façade est conforme au label du “Grenelle”. Il est ironique de voir ces écologistes officiels déplorer trois ans plus tard le caractère décidément fictif des résultats de ce petit cirque racoleur où ils n’ont joué qu’un rôle de figurants.
La société française présente ce trait tout à fait exceptionnel d’une société où plus personne ne fait confiance à personne. La situation est imprégnée de hantises sociales qui font intervenir des leviers irrationnels massifs. Un élément pertinent de ces hantises est que le personnel écologiste, s’il veut jouer un rôle dans les structures de pouvoir, finira, au nom de “l’intérêt général”, par condamner les couches sociales les moins riches à se voir expulsées de toute perspective consommationiste.
La réussite historique de la société de consommation est omniprésente dans les sociétés occidentales et dans l’image d’elles-mêmes qu’elles diffusent, volontairement ou non, et qui suscite tant de migrations internationales. Cette image est systématiquement oblitérée dans les discussions de politique intérieure (elle est au mieux considérée comme un “acquis allant de soi”, au-delà de toute tentative d’examen), si bien que l’adhésion qu’elle suscite règne en totale déconnexion de ses inconvénients pratiques et de ses conséquences différées. Cet aveuglement concerne tant pour les populations qui veulent y accéder que celles qui en bénéficient. Toutes ne perçoivent qu’avec une mauvaise volonté obstinée les effets en retour déjà visibles et qui iront en s’aggravant. C’est précisément là que la crise historique en cours diffère radicalement de celle qui a liquidé l’Union soviétique.
Les populations ne veulent pas du tout sortir du régime social établi, même si ceux qui le représentent et semblaient en garantir le fonctionnement affirment qu’il n’est plus tenable. Dans la crise qui s’est déclarée en 2007, et qui s’étend inexorablement, en changeant de forme à chaque étape, le rapport entre le fonctionnement des sociétés occidentales et leur population est donc inverse de ce qui s’est passé en Union soviétique dans les années 1980. Les populations occidentales souhaitent, viscéralement, que le fonctionnement établi continue.
IV. Nature du fossé entre oligarchies et couches sociales inférieures.
Le plus gros problème politique prévisible viendra donc de ce que ces populations manifestent pour la société de consommation un attachement anthropologique que les “élites” peinent à apprécier et qu’aucune exhortation à la “raison” ne saurait dissiper [7].
Le fait qu’il ait atteint ses limites a beau être proclamé par des sources multiples et convergentes, le bilan de cette impasse demeure inaudible pour le plus grand nombre, dont la réaction va d’abord consister à trouver des “responsables” de ce naufrage prévisible et ensuite à exiger fiévreusement qu’il ne se produise pas. Les thèses de complots les plus divers ne peuvent que se multiplier et croître à une vitesse étonnante.
L’incohérence publique qui sature de plus en plus la sphère politique ne peut que constituer une caractéristique des réactions à venir, rendant probable le surgissement de mécanismes anomiques tout à fait imprévisibles.
Depuis les années 1960, le monde occidental, rejoint jusqu’à un certain point par le Japon, et quelques sociétés comme la Corée du sud, Taïwan, Singapour, etc., a connu une série de mutations anthropologiques considérables, dont l’avènement de l’émancipation des femmes a été l’un des plus profonds, mais où l’allègement du sort de couches ouvrières importantes a été réel, soit immédiatement, soit par une élévation du statut social de leur descendance (ce que les sociologues qualifient bizarrement d’“ascenseur social”).
Pour prendre la mesure de ces dynamiques, il ne faut plus raisonner en termes de classes sociales horizontales “antagonistes” ancrées dans le mécanisme de production. Ce schéma marxiste a toujours représenté une réduction outrancière du fonctionnement d’une société industrielle (sans même s’attarder aux sociétés pré-industrielles), même s’il présenta l’avantage durant un siècle environ de mettre l’accent sur les dimensions sociales nouvelles impliquées par la dynamique de l’industrialisation.
Aujourd’hui, à la suite des diverses pressions historiques émancipatrices (dont l’Occident demeure le foyer indiscutable), avec la stagnation tendancielle des sociétés les plus industrialisées et l’enlisement de la guerre sociale qui a duré (sur le continent européen) des années 1830 aux années 1950, les sociétés occidentales, ont cessé de se rapprocher d’une logique de classes pour se conformer aux principes d’une société oligarchique, où règne le clientélisme (ses multiples formes de corruption sont la trace la plus repérable du compromis social établi [8]).
La crise en cours ne peut que bouleverser cet équilibre dynamique, mais instable, de sociétés qui ne maintenaient leur cohésion que par la fuite en avant dans la “croissance”. Cela signifie que les réactions collectives à venir seront particulièrement inédites.
V. Perspective des courants apocalyptiques.
L’ensemble du vocabulaire permettant l’analyse de la situation présente se trouve extraordinairement malmené, privé de contenu précis par le flux médiatique quotidien, dont une des grandes fonctions est de détruire minutieusement, jour après jour, le principe de la formulation claire et vérifiable. Le développement considérable de l’industrie du mensonge est rarement détaillé pour ce qu’il est. La publicité et ses techniques de confusion verbale et mentale sont devenus le laboratoire et la colonne vertébrale de l’industrie du divertissement, qui a remplacé fonctionnellement les vieux dispositifs d’aliénation religieuse en Occident.
Étant donné la manière dont le mythe de l’abondance imprègne toutes les sociétés contemporaines, seul un vocabulaire prenant en compte ce substrat métaphysique concret est à même de décrire les réactions à venir. C’est pourquoi le terme “apocalyptique” mérite d’être précisé.
Contrairement à la confusion ambiante qui l’emploie dès que la possibilité d’une catastrophe est envisagée (même si le pronostic se veut simplement factuel), le terme “apocalyptique” ne devrait qualifier que les discours présentant le désastre comme l’épreuve nécessaire pour faire advenir le “monde nouveau”. En fait le terme d’apocalypse (“annonce de la fin des temps”) est souvent utilisé en lieu et place du terme plus précis d’armageddon, la “guerre devant Megiddo”, soit une “guerre de la fin des temps”, symbole du moment de l’épreuve ultime et finale, qui doit permettre l’avènement du “royaume de dieu”.
Il devient donc aujourd’hui crucial de se référer à une définition opérationnelle du terme “apocalyptique” pour qualifier les courants politiques qui se conforment à cette posture de l’attente impatiente du désastre, les plus cohérents tendant même à hâter la venue d’un tel moment, perçu comme signifiant de l’avènement du monde nouveau, miraculeux et paradisiaque. De tels courants politiques se présentent comme une “solution”, et leur activité ne peut que prodigieusement nuire à toute prise de conscience rationnelle de la situation.
Une telle clarification terminologique produit d’ailleurs un effet de sens rétrospectif particulièrement utile sur toutes les idéologies qui ont justifié les régimes totalitaires au XXème siècle. Ainsi, quand on observe les marxistes, la division pertinente ne se situe pas entre “réformistes” et “révolutionnaires” (contrairement à ce que les vulgates bolcheviques martèlent depuis 90 ans). C’est la dichotomie entre “pragmatiques” et “apocalyptiques” qui est à retenir. Celle-ci rend intelligible le fait que les courants marxistes qui ont refusé l’embrigadement de la IIIème internationale aient pu éviter de participer à l’horreur totalitaire [9], tout en se montrant néanmoins réfractaires à l’analyse lucide de la grande nouveauté politique du XXème siècle.
C’est précisément sous l’angle de la référence apocalyptique que la proximité du national-socialisme et du bolchevisme est la plus frappante. Le national-socialisme présentaient des caractéristiques millénaristes explicites (cf l’invocation d’un “Reich de mille ans”). Mais il est encore plus fécond de constater qu’il a mené la “seconde guerre mondiale” comme une guerre de la fin des temps, où l’objectif primait toute autre considération. La dynamique du bolchevisme, avec son exaltation implicite d’une domination absolue de l’environnement et d’une manipulation illimitée de la “nature humaine”, était simplement un peu plus hypocrite [10].
Ces deux régimes totalitaires du XXème siècle n’ont laissé que des résidus groupusculaires, véritables conservatoires de réflexes apocalyptiques. Cela vaut autant pour les stalino-gauchistes, qui regroupent tous ceux qui se sont à un moment ou un autre réclamés de la IIIème internationale, que pour les nostalgiques du IIIème Reich. Les héritiers du nazisme, à rebours des hantises du parti médiatique, ne sont plus constitués que de groupuscules déconsidérés. En revanche, l’influence idéologique et les réflexes militaro-autoritaires du bolchevisme est demeurée étrangement prégnante au regard de la faillite absolue du modèle. Cette culture de la brutalité et de la mauvaise foi imprègne encore tout un personnel politique, associatif et universitaire, assez diffus en Europe continentale, notamment dans les pays latins. L’incapacité de l’ensemble de la gauche depuis vingt ans à mener une analyse dépassionnée de la trajectoire de l’Union soviétique est la faille révélatrice qui montre leur soumission gênée aux mensonges du pire versant du marxisme.
Cette rigueur dans l’usage du terme “apocalyptique” permet aussi de comprendre la nature fonctionnelle des divers courants complémentaires que sont l’“intégrisme islamique”, l’“islam politique”, le “salafisme”, le “wahhabisme”, etc. Le noyau de leurs perspectives est explicitement “apocalyptique” et ils se préparent bel et bien, chacun à leur manière, à une même “guerre de la fin des temps”. Chaque attentat suicidaire est compris par ses auteurs, ses partisans, et ses observateurs bienveillants, comme un moment de ce point culminant à venir dans leur histoire. Leur réalisme tient en ceci : ce n’est qu’en transformant le monde en un chaos sanglant (que l’on revendique auprès de ses partisans mais dont on attribue publiquement la responsabilité à l’Ennemi supposé) que les conditions de leur victoire seraient réunies.
Le détail et les implications d’une telle posture fera l’objet d’un numéro complet du “Crépuscule”, tant elle est appelée à intervenir dans la situation des prochaines décennies. Le rejet lucide de l’action de ces courants devient, comme dans les postures anciennes de rejet des totalitarismes au XXème siècle, la condition de préservation d’un monde nouveau. Ce ne peut en être la garantie, mais les gens comme nous sont bel et bien sur la défensive, une fois de plus.
VI - Conclusion
L’essentiel est de comprendre qu’aujourd’hui, dessiner les contours des difficultés à venir ne signifie nullement qu’elles soient souhaitables ni qu’elles pourraient contribuer à l’avènement d’une société pacifiée. L’immense contrainte écologique va ainsi peser d’une manière totalement inédite et n’apportera pas de solution par elle-même. Mais c’est en ayant connaissance des écueils et de leur étendue que l’on peut éventuellement les éviter... Tenter ainsi de cartographier les possibles, même les plus déplaisants, relève de la démarche raisonnée indispensable, même si l’esprit du temps est devenu étranger à la raison depuis longtemps.
Paris, le 27 décembre 2010
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