Né en 1942, à Marrakech, dans une famille juive de la Médina, Daniel Sibony vécut au Maroc jusqu’à l’âge de treize ans. Le parcours intellectuel de cet esprit singulier et subtil est original, puisqu’il fut un mathématicien de haut vol (docteur en mathématiques, maître de conférences à 25 ans, professeur à l’université de Paris jusqu’en 2000), qu’il poursuivit parallèlement des études de philosophie, passant son doctorat d’État en 1985 (avec, entre autres, au jury : Levinas, Desanti, Atlan, Certeau) après qu’il se fut formé à la psychanalyse (il devint psychanalyste à 32 ans) avec Lacan. « Cet échange m’a permis de n’être ni lacanien, ni antilacanien mais d’intégrer le meilleur du lacanisme, la lecture de Freud, et de m’éloigner du pire : le langage des sectes », écrit-il. Il apprend le français à l’âge de cinq ans, considère l’hébreu biblique comme sa « langue culturelle » et parle parfaitement l’arabe, sa « langue maternelle », ce qui lui permet de lire le Coran dans le texte et non dans les traductions édulcorées qui nous sont proposées. Il sait donc de quoi il parle lorsqu’il affirme que près d’un tiers du Coran est consacré à la vindicte contre les « Gens du Livre » (juifs et chrétiens), vindicte qui est le « Grand Secret » que dissimule l’Occident, sous une « culpabilité narcissique » fondée sur une « éthique de la faute ». C’est en effet la thèse principale de son récent essai Islam, phobie, culpabilité (Odile Jacob, 2014), un livre important passé sous silence par la plupart des critiques, mise sous le boisseau qui ne fait qu’accréditer sa thèse, comme il l’explique dans une des petites vidéos qu’il met régulièrement en ligne, et qui illustre sa définition toute personnelle de l’islamophobie : la « peur de dire ou de laisser dire des choses dont on pense qu’elles pourraient contrarier les musulmans ». Le point de vue du psychanalyste est, lui aussi, limité ; on ne trouvera donc pas d’analyse politique ou sociale, historique voire géostratégique de la question islamique. L’autre « grand secret » de l’islam, la conquête – le djihad, la guerre sainte – n’est qu’à peine évoqué. On peut se demander par ailleurs si cette culpabilité dans laquelle se complaît l’Occident n’est qu’une manière perverse pour lui d’asseoir sa domination ou s’il ne s’agit pas également d’une forme terminale de masochisme, un marqueur de fin de civilisation. Cependant, l’examen que nous donne Daniel Sibony de ce phénomène d’« hallucination négative » (non pas voir ce qui n’est pas, mais ne pas voir ce qui est) qui affecte la quasi-totalité de l’intelligentsia et une partie de l’opinion publique est aussi pénétrant qu’exempt de tout ressentiment. Si les quelques propositions avancées à la fin du livre paraîtront un brin iréniques, cet essai a le mérite de donner un peu de jeu à un débat qui est férocement verrouillé, autant par la bien-pensance officielle et sa police de la pensée que par l’extrême droite, laquelle est aujourd’hui selon lui un des gardiens du Secret, « en un sens le meilleur protecteur des tabous sur l’islam ». En voici quelques extraits choisis. Jaufré, octobre 2014 |
Articulation du livre
- Ce livre part d’un constat : dans le Texte fondateur de l’islam s’exprime une malédiction envers les « Gens du Livre » (juifs et chrétiens).
- Il est lu par la masse des fidèles, et certains, plus zélés que d’autres ou plus fragiles, veulent passer à l’acte ces paroles négatives.
- Les modérés disent que cela n’a rien à voir avec l’islam. Or, plus ils le disent, plus il y a d’intégristes qui veulent soutenir ce texte comme pour ne pas l’abandonner. Il les rattrape et les rappelle à une certaine fidélité.
- L’Occident, au lieu de poser que nul n’est responsable de ses ancêtres et de leurs écrits, a fait de ce problème un tabou et l’a enveloppé de secret au nom d’une culpabilité qui sert surtout son narcissisme et son pouvoir. Une culpabilité dont l’usage est pervers.
- Il s’ensuit que non seulement le problème demeure, mais qu’il y en a un nouveau : l’interdit de parler du problème, qui dès lors est perçu comme une tare dont les radicaux violents seraient le symptôme le plus criant.
- Cette situation bloquée, des noyaux actifs la travaillent en tous sens (intégristes, gens de pouvoir en Europe, groupes et associations, médias etc.). La grande masse, elle, musulmane ou non, est laissée là-dessus dans une sorte d’abandon où prévaut le chacun pour soi.
- Il s’ensuit une baisse réelle de la liberté d’expression, un accroissement de la censure, qui est lui-même censuré, passé sous silence.
- Il faut repenser la transmission du Texte et chercher des issues symboliques. Les musulmans ne sont pas responsables de ce que leur Texte dit des autres ; et les autres – actuels – ne sont pas responsables des péchés qu’on impute à leurs ancêtres.
- Le livre s’achève sur le rêve d’un ami : il y aurait un verset oublié du Coran, où Allah acquiesce à toute sa création et donne son agrément aux insoumis et aux soumis, aux vertueux et aux pervers, en disant que la vie de chacun lui donne toujours la réplique qu’il mérite.
Ouverture
Ce qui est en cause, c’est donc un rapport au Texte, c’est son emprise sur les siens et ce qu’il dit sur les autres. Or ce Texte est intouchable. Que peut-on faire alors pour que les intégristes [1] violents renoncent à passer à l’acte ses formules les plus vives ? Sachant que les modérés, eux, les camouflent comme ils le peuvent par une réelle ouverture et une convivialité sincère ?
Jusqu’ici, le monde occidental a affiché devant ce problème, outre des ripostes musclées aux effets variables, une attitude que j’appelle culpabilité narcissique. C’est toute une posture mentale qui sert aujourd’hui d’« éthique » à beaucoup de responsables. Intéressante par elle-même, elle repose sur un montage psychologique assez courant : on prend sur soi la faute ou l’on feint de la prendre, comme pour en libérer les personnes concernées, sur lesquelles, en fait, on cherche à prendre l’ascendant. […] Quand un homme vous dit : « Tout cela c’est ma faute » en parlant d’une situation où il compte assez peu, vous percevez qu’il met en jeu sa façon de se placer au centre, de se hisser à une posture de responsable « plus à même d’affronter le problème » où pourtant d’autres sont touchés plus que lui. C’est sa façon de vouloir prendre l’ascendant et de paraître incontournable. […] Il présente cette culpabilité imaginaire comme le signe d’une exigence éthique supérieure.
La réalité de l’islamophobie est négligeable, pour ne pas dire quasi nulle, du moins au sens vulgaire (peur de l’islam), car si on avait cette peur, étant donné l’immensité de la présence islamique planétaire, on ne pourrait dormir. […] Nous garderons le sens plus subtil qui gouverne son usage : peur de dire ou de laisser dire des choses dont on pense qu’elles pourraient contrarier les musulmans.
Pourtant, sans qu’il y ait une peur de l’islam, il y a cette curieuse « islamophobie », symptôme étrange que l’Occident développe dans un rapport pervers à l’islam comme pour coincer ce dernier dans son problème originaire, problème très humain et qui n’a rien d’insoluble, à savoir que son Texte fondateur exprime une certaine vindicte envers les autres, c’est-à-dire les juifs et les chrétiens, symboles de l’Occident.
Ce problème est d’ailleurs modulé par le convivial ; et le convivial, c’est beaucoup : c’est la culture, la musique, la cuisine, l’architecture, l’espace vécu, l’amitié, le simple fait d’être là, ensemble, dans un décor tout autre. […] L’idée que les foules musulmanes passeraient leur temps à en vouloir aux Occidentaux est si contraire à la réalité qu’on pourrait la laisser aux grands obsédés, n’était qu’elle émerge sous des formes moins grossières, à des moments critiques, qui peuvent être nombreux et pointer le problème de fond.
Outre la culpabilité narcissique, qui souvent tient lieu d’éthique officielle, spécialement dans la façon de « gérer » la présence de l’islam, on parlera de celui-ci, de ce qui le définit comme identité, notamment dans son rapport avec les autres. Le problème de ce rapport lui appartient, c’est lui qui le résoudra ou pas. Or la culpabilité narcissique européenne, loin de l’aider, contribue à l’y enfermer. Elle est une construction, vaguement perverse, pour imposer son pouvoir, en l’occurrence à l’islam, avec aussi des conséquences assez graves pour les autres.
[En Europe], la question de savoir ce qui fait problème avec l’islam n’est jamais effleurée, puisque précisément la pression est telle qu’évoquer cette question, c’est risquer de passer pour « islamophobe ». Elle devient presque taboue ou plutôt, elle prend la forme d’un secret, un grand secret que tout le monde peut connaître, qui pourrait être facile à désamorcer, mais qu’on n’ose pas aborder à cause de l’intimidation qui prend des airs de consensus.
Ce qu’il nous faut analyser, c’est la manière dont cette vindicte fait l’objet d’un tabou, non pas en terre d’islam où elle s’exprime librement, mais en Occident, notamment en Europe. Elle peut y passer dans les faits, sur un mode limite, extrême et rare (action violente ou terrorisme), et des gens de bonne foi se demandent d’où ça vient. C’est à ce niveau que fonctionne une sorte de Grand Secret : seuls ceux qui prennent la peine de chercher savent qu’il y a un problème ; la plupart font comme s’ils n’en savaient rien, mais sont tout de même alertés de voir, de temps à autre, que des débats sont mis en scène pour dire qu’il n’y a – vraiment – pas de problème.
Cette dynamique, à la fois psychique et sociale, est une nouveauté historique qui a de l’intérêt en soi : l’organisation d’un secret, dont le contenu est accessible ; l’installation d’un refoulement, dont l’élément refoulé est connu par des initiés ; la censure dénoncée par ceux-là même qui l’instaurent.
Le symptôme du mépris envers certains, c’est de croire qu’ils ne peuvent pas affronter le problème et qu’il faut les aider par des mensonges. Pourtant, c’était l’occasion de dire que nul aujourd’hui ne peut s’en prendre à quelqu’un pour ce qui est écrit dans son Texte fondateur : on ne peut pas s’en prendre aux juifs et aux chrétiens pour ce qui est écrit dans le leur ; ni aux musulmans pour les violences de leur Texte envers les « gens du Livre ». Il y a problème quand on s’identifie au Texte, quand celui-ci prend trop de place dans le vécu identitaire.
En général, chacun s’identifie en passant par du texte, par une texture, mais nul corps vivant n’est identifiable à un texte. Pourtant, la prégnance de certains textes sur des corps vivants est un problème réel, surtout quand ce Texte est lu, chanté, clamé, ânonné, invoqué, proclamé, objet d’une jouissance orale par laquelle il irrigue tout un vécu.
Beaucoup de musulmans en veulent à leurs intégristes et en même temps les protègent ; car c’est leur Texte que la plupart se doivent de protéger, même alors qu’il fait problème au regard des autres. Certains sont comme agrippés autour de lui, le tenant contre eux alors qu’il leur fait mal dans leur rapport à l’autre, non musulman.
Il en existe aussi qui ne veulent pas de cette posture – farouche et douloureuse. Ils s’éloignent du Texte, le laissent tomber, non qu’ils le rejettent ou qu’ils deviennent « mécréants » (la chose semble assez rare), mais ils veulent déjà penser à vivre, de préférence avec l’autre, avec les judéo-chrétiens. Ce faisant, ils laissent un vide autour du Texte. Alors des « frères » plus décidés doivent venir les remplacer. Le Texte qu’ils ont lâché, ou simplement mis à distance, s’est mis à lancer des appels, à crier comme un enfant ou un parent abandonné. Il ne doit pas rester à découvert, d’autres doivent venir le couvrir, comme s’ils devaient couvrir la mise, fût-elle coûteuse, pour que le jeu identitaire, dont il est la réaction, continue.
Cette position psychique où les plus lucides doivent protéger un contenu qui les gêne aux yeux des autres, cette posture éprouvante en abîme un certain nombre. Elle est peut-être à l’origine du double discours que la plupart d’entre eux déplorent, mais qu’ils sont forcés de tenir s’ils ne veulent pas « d’ennuis ». Le plus cruel, c’est que ceux qui s’en éloignent, pour simplement se protéger, confient le Texte, à leur insu, aux intégristes, qui se chargent de l’exhiber d’autant plus fort qu’on a voulu s’en décharger.
Nous verrons que les intégristes, même violents, se retrouvent être les seuls à dire la vérité originelle, quitte à la faire exploser dans une atmosphère sereine pour qu’elle s’entende, au moins une fois de temps à autre. Le terrorisme se réclamant de l’islam n’est pas un acte insensé ou une « folie » meurtrière, c’est l’effet d’un secret qui n’en peut plus d’être caché, et qui proteste contre le risque d’être étouffé, contre le silence qui l’enveloppe. Avec même ce paradoxe : plus on veut cacher le secret, plus cela suscite des martyrs pour le clamer fort.
La machine à faire du non-dit prend la forme d’une censure, qui est un des outils de la culpabilité narcissique, où l’on se pose comme coupable des problèmes de l’islam et l’on s’honore de le reconnaître. Cet acte gratifiant, « narcissisant », […] a une visée plus précise et plus pratique : assurer son pouvoir sur ceux qui en pâtissent, en l’occurrence les musulmans, et aussi sur les autres, au cas où, par exemple, ils veulent y voir de plus près, dans le secret. On veut qu’ils le respectent comme s’il était une figure du sacré.
Comme tout montage radical et compulsif, la culpabilité narcissique fonctionne sur la dénégation, et donc la surenchère : on veut tellement nier le problème qu’on le suppose surmonté par ceux-là mêmes qui s’y débattent, ou qui par-devers eux s’y réfèrent toujours. Autrement dit, on leur suppose un travail sur eux-mêmes qu’ils n’ont pas accompli.
Dire que la culpabilité narcissique fonctionne sur la dénégation, c’est dire qu’un bon refoulement est maintenu sur les données fondamentales au nom du vivre-ensemble. Bien sûr, il n’y a pas d’individus, de groupes et encore moins de société où il n’y ait pas de refoulement. Il se peut même qu’un groupe soit un ensemble de gens décidés à se taire sur la même chose. La question est de savoir ce que coûte ce refoulement.
Tout acte fondateur peut comporter des propos agressifs envers les autres, ceux qui ne s’y rallient pas. […] Il est normal qu’une identité se fonde contre celles qui la précèdent, contre les plus proches, de préférence ; et c’est à elle de se dégager de son acte fondateur, de ne pas en rester captive. […] C’est surtout à partir des années 1970-1980, dans le sillage des remords de l’après-Shoah, et avec l’accroissement de l’immigration, que la culpabilité perverse devient une vraie politique, un moyen de pouvoir, y compris sur les siens.
1. Caricatures et liberté
Ces affects ont dû laisser dans la psyché européenne quelques blessures pour lesquelles la culpabilité est un merveilleux pansement ; tant pis s’il empêche de penser ; les plus rusés n’en pensent pas moins, par-devers eux, en aparté. Et quand il faut être sur scène, jouer un certain rôle, actionner un discours dominant, c’est le narcissisme de la culpabilité qui prévaut, c’est la carte la plus rentable. Elle vaut, à ceux qui la jouent, la reconnaissance des masses arabes, et parfois les prébendes de leurs dirigeants.
En somme, le repère essentiel, c’est la faille : on l’endosse, on la reconnaît, ou on l’impute aux autres. Freud la rapporte au meurtre du père primitif, d’autres au meurtre de Dieu ; elle est sans doute plus simple et plus radicale, c’est la faille ontologique entre l’être et ce qui est.
On a donc d’un côté [le Dieu biblique] une instance symbolique qui peut aimer et haïr le même objet et, de l’autre, un Dieu total rétif à l’ambiguïté [Allah]. On se doute que cela entraîne des conséquences : d’un côté, le « sujet » est requis ; de l’autre, c’est d’abord un élément de la masse. Cela expliquerait pourquoi des gens peuvent tenir à la Bible comme texture symbolique sans être croyants, et pourquoi d’autres, qui tiennent au Coran mais qui ont l’esprit critique, ont du mal à se libérer de son emprise. Tout cela peut donner l’impression qu’il n’y a pas d’issue. Certes, il n’y en a pas qui soit définitive, pas plus qu’il n’y a de « solution finale » au problème de la vie. Chaque sortie se crée et s’invente dans un processus existentiel où la faille est assumée tant bien que mal.
Au Maroc où j’ai vécu, parler de l’islam sans être musulman, et sans être laudatif, équivalait à une insulte. Khta fddine : il a insulté la religion, était la menace courante qu’encourait l’imprudent. Et cela se comprend : toucher le livre sacré, le lire et le refermer en y restant étranger, donc sans être convaincu, est « insultant ». Aujourd’hui, on dit tajawaza fddine.
Bien des esprits fragiles sont en proie à des élans textuels, des impulsions venues du Texte. Les modérés ou les non-religieux se protègent su phénomène en disant que dans le Texte, on trouve tout et son contraire. Outre que c’est inexact, car il est au contraire très cohérent, on constate que ceux qui l’expriment dans la violence envers les autres s’en réclament explicitement, alors que ceux qui y trouveraient « tout le contraire » restent assez discrets et sont obligés de nier ce dont les plus violents se réclament.
Pour l’instant, seuls les intégristes dévoilent le Secret, non sans violence, puisqu’il est violemment réprimé, avec les meilleures intentions. Pour d’autres, la violence n’est plus celle du secret, de son contenu violent, c’est celle que suscite le fait d’en avoir parlé. Ils sentent que critiquer l’islam, c’est faire acte de violence [2].
Merah provoque la sympathie parmi des jeunes musulmans qui lui envient son « courage ». Le fait qu’il ait tué un musulman militaire français accentue son authenticité ; il refuse la trahison, la collaboration. Ce terme est apprécié en France car, du fait qu’on « connaît », inutile de questionner, le terme est donc adéquat. L’exigence identitaire totale n’aime pas la diversité – des opinions, des positions. Elle la ressent comme une menace. Il y a aussi le contrat tacite entre extrémistes et modérés : ces derniers peuvent vaquer à leurs affaires dès lors que l’identité est bien gardée [3].
On va traiter les futurs Merah comme de simples criminels, alors que ce sont des hommes qui se dévouent à leur cause, se sacrifient à leur message, paient de leur vie leur attachement au Texte. Ils sont mus par une peur sacrée pour l’Origine. En ce sens, l’origine de la peur, c’est la peur de l’origine, la peur qu’elle ne s’effrite comme support identitaire.
[…] des commentateurs expliquent que [l’acte terroriste] est le fait d’individus isolés, de têtes brûlées imprévisibles, etc. La vindicte originaire qui a poussé à cet acte est passée sous silence ; le secret est maintenu sur le fait qu’elle existe, qu’elle agit sur des foules ou des personnes isolées. Or c’est elle qui fait le lien entre ces personnes et qui rompt leur isolement : elle tisse un lien identitaire, idéologique, assez marqué et inscrit, non forcément « vécu », si ce n’est par à-coups ; des coups qui peuvent nuire d’autant plus qu’on est bien décidé à en ignorer la source. Et la plupart veulent l’ignorer – Occidentaux et musulmans – pour des raisons différentes qui convergent vers celle-ci : il y aurait alors une identité fautive. Une telle idée est, à juste titre, insupportable. Il n’est pas jouable d’incriminer des gens pour leur identité, pas plus que, pour eux, de s’en justifier. Cette impasse est due clairement à l’éthique de la faute érigée en summum de l’éthique, bien qu’elle enjoigne, aux uns comme aux autres, une posture de déni : il n’y a pas de problème, il n’y a que des excités, comme il y en a partout…
Pourtant, si l’on veut prendre de la distance par rapport à une trace originelle qui n’est plus d’actualité, et dont on n’est pas responsable, il faut d’abord la reconnaître, pour que puisse, justement, s’ouvrir le jeu des distances souhaitées. Pour l’instant, les deux parties aboutissent au même déni par des voies opposées : l’Occident pour ne pas être stigmatisateur, et le monde arabo-musulman pour n’avoir rien à justifier ; peut-être aussi pour n’avoir pas à prendre un recul difficile et à ouvrir à de nouvelles interprétations. Le résultat est que l’impasse reste intacte, avec tout ce qui l’accompagne – double discours, censure, hypocrisie excessive, mépris déguisé etc.
2. Le problème clé du monde musulman
Rappelons ce fait très clair mais qu’on oublie souvent : la vindicte envers les autres, inscrite dans le Texte, n’est pas toujours vécue et ressentie par les fidèles de ce dernier. Autrement dit, la plupart des musulmans non seulement n’éprouvent pas de haine envers les chrétiens et les juifs, mais ont souvent des sentiments positifs, comportant l’admiration, le désir de faire comme eux, l’envie de montrer qu’ils sont aussi bien, etc. Mais, par à-coups, ils peuvent être ressaisis, rattrapés par le Texte et, dans ce cas, ils endossent cette vindicte a minima, sous la forme d’un appel au tabou : ne touchez pas au Texte, ou à son héros majeur, laissez en paix notre identité inscrite, dans le champ sacré qui est le sien, dans son Secret. Et lorsque l’événement est passé, que la crise s’est éloignée, les choses reprennent leur cours, comme avant. Le problème est que cette emprise du Texte, ce saisissement qu’il opère, s’exerce sur tous les fidèles, ou à peu près, à ces moments de crise (affaire Rushdie, caricatures, graves attentats terroristes) ; les terroristes, eux, sont ceux qui restent saisis en permanence. Ce sont les permanents de l’emprise. Ce sont ceux qui reçoivent l’impulsion du Texte, la décharge énergétique de ses attaques, et qui reçoivent la réprobation de tout le monde, y compris des musulmans qui se dessaisissent de l’emprise pour un temps, jusqu’à la crise suivante. De sorte que ce qui semble faire problème, ce ne sont pas les intégristes (ni les terroristes, qui sont l’expression inconsciente de la vindicte inscrite), c’est que l’identité écrite, incluant cette vindicte, demande de temps en temps à s’exprimer réellement. C’est que l’identité vécue est ressaisie, lors de secousses successives, par l’identité écrite, qui la submerge et l’encombre de cette vindicte, mais qui, en même temps, la porte et la soutient. Ce n’est pas un mince problème, et les solutions qui apportent une pensée dichotomique, pointant d’un côté les bons modérés et de l’autre les méchants intégristes, sont non seulement fausses, mais de nature à enfoncer le problème dans l’impasse.
Rappelons qu’il s’agit plutôt d’un couple, islam-Occident, où l’élément le plus fort, l’Occident, comme pour cacher sa force et sa domination, la déguise en faiblesse, en contrition coupable, et en fait une stratégie perverse qui non seulement nuit à l’autre – à l’islam en l’occurrence –, mais l’empêche de se dégager d’un certain carcan [4].
Quand les modérés posent que les islamistes sont des « perversions » de l’islam, ils oublient de se demander, même quand ils sont analystes, pourquoi l’islam les produit en quantités et de façon aussi régulière. Les modérés « excluent » les intégristes comme pour ne pas voir la question trop brutale qu’ils soulèvent ou par laquelle ils sont soulevés. En tout cas, plus les modérés dénoncent les islamistes comme n’ayant rien à voir avec l’islam, plus ceux-ci sont tenus de voler au secours du discours fondateur qui, sans eux, risque d’être délaissé. En somme, c’est le discours de l’islam modéré, en tant qu’il dénie l’acuité du discours fondateur, ou qu’il en fait un tabou, c’est lui qui, sans le vouloir, suscite l’afflux d’éléments nouveaux pour étayer ce discours qu’il voudrait laisser en rade. Ces éléments sont comme appelés par ce discours qui sans eux ne trouverait plus à s’exprimer.
On l’a vu, dans d’autres identités, cette alliance tacite existe aussi entre extrémistes et modérés ; les modérés ont besoin de l’existence des extrémismes pour jouir de leur modération. Ils ont besoin des intégristes pour leur confier ce dont eux-mêmes ne veulent pas s’occuper, mais dont ils ont un vrai besoin. Ici, cette sorte d’alliance prend des proportions importantes, à la mesure du sujet. De sorte qu’il y a, entre islam modéré et intégrisme, non pas une simple opposition, mais comme un entre-deux en forme de lien circulaire : les modérés suscitent l’intégrisme en paraissant mettre à distance le discours fondateur et les intégristes se font les gardiens de ce discours. Ils libèrent les modérés de son gardiennage, et ceux-ci, à nouveau, bénéficient de leur tendance à le « trahir », qui suscite un autre sursaut intégriste, une émergence nouvelle de gardiens violents, etc. Dans leur zèle, ces gardiens combattent à la fois l’Occident et les musulmans modérés, qui semblent brader le message originaire.
Dans l’islam comme ailleurs, les modérés désirent seulement « vivre et travailler » sans penser au vieux Texte, mais s’ils le font l’esprit tranquille, c’est que d’autres – les intégristes – sont les gardiens vigilants de l’identité qu’il définit. Parmi ces gardiens, certains sillonnent le Texte dans tous les sens et ils « sautent » (ou font sauter des gens) sur tous les passages où l’appel contre l’autre est très clair.
Devant ce drame – où le discours fondateur exige impérieusement que certains se fassent entendre –, le clivage entre les bons, les modérés, et les mauvais, les intégristes, entretien une langue de bois, qui évite l’essentiel. L’écrit de la vindicte reste insensible aux dénégations successives qui s’accumulent sur lui, mais on aide les gens à ne pas voir le problème. Il est vrai qu’on ne peut pas dire d’emblée : « Oui, votre discours fondateur est dénigrant pour nous, mais rassurez-vous, on n’en croit pas un mot et on est prêts à vous aider face à ceux des vôtres qui y croient mordicus. » On a donc assez peur, et comme la peur cautionne souvent de gros mensonges, le problème, resté intact, devient un vrai blocage, voire une mortification, aspect majeur des identités trop pleines.
Les extrémistes sont ceux que recrute la part écrite de l’identité, pour qu’ils soient ses sentinelles, et les autres, qu’on nomme modérés à tort – car ils ne sont ni modérés ni radicaux –, sont en suspens entre le discours fondamental et le besoin de le refouler. Le ton gêné qu’ils adoptent par temps de crise, on en a senti l’acuité dans le sillage du 11 Septembre, mais on le retrouve régulièrement : les attentats terroristes sont fermement condamnés, tout en étant « compréhensibles », tout en étant horribles, et pourtant « explicables » etc. Ce tournis est typique des entre-deux fermés.
Or l’entre-deux où est pris le monde islamique peut devenir plus ouvert, car c’est celui que vit chacun dans son procès de maturation, quand il est pris entre son origine qu’il craint de trahir et sa réalité présente où il faut bien qu’il vive, en faisant le deuil de l’idée que les siens sont les « meilleurs », ou en la recyclant sur le mode humoristique. D’autres cultures aussi (juive, chrétienne, laïque) ont dû faire ce deuil pour s’ouvrir un entre-deux identitaire plus vivable.
En un sens, le Coran est d’autant plus violent envers les autres qu’il doit se distinguer de leurs Textes et que pour cela, son argument majeur c’est leur refus de le rejoindre. D’où un effet de tourbillon, d’autoréférence, typique des chocs entre deux narcissismes dont chacun a sa vérité sans recours possible au tiers.
Le monde laïque, lui, aimerait d’un revers de main balayer tout cela : « Laissons ces textes fondateurs de tous bords, et vivons, tout simplement. » Cela n’en prend pas le chemin : les hommes veulent des supports et des filiations symboliques, y compris – en partie – sous forme religieuse. En outre, la pensée laïque, quand elle devient système, comprend mal que l’appartenance définie pour chaque religion comporte principalement une dimension identitaire et que celle-ci, proche ou lointaine, a un aspect souvent sectaire ; mais pas plus (ni moins) que pour toute autre identité. Toute appartenance à un groupe, quel qu’il soit, a un aspect sectaire, que ses membres gèrent plus ou moins. En principe, ils veulent faire payer quelque chose aux autres, le coût de leur appartenance, par exemple.
On ne sent pas assez ce que l’expression les « trois monothéismes » peut avoir d’ironique, mais c’est ainsi : leurs Textes fondateurs peuvent parfaitement coexister ; rien n’empêche les religieux d’avoir trois « Dieu unique » différents.
(.../...)
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