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Retour de Colemanie
De cet édifiant voyage en Colemanie, on nous dira – on nous a dit : voilà beaucoup de bruit pour rien, pourquoi vous acharner sur ce simplet inconnu qui gagne à le rester ? Vous tirez sur l’ambulance et trouvez là un faire-valoir commode. D’ailleurs votre travail sur les mouvements grecs et leur culture étaient bien plus sévère (33) et a réfuté, dans l’entre-temps, le procès délirant de ce Coleman, que vous ne guérirez pas en quelques pages. Certes, mais ce serait sous-estimer l’idéologie à laquelle participe ce procès grotesque, et son contexte. Car si ce petit jeu de clavier est un de ces délires rituels dans un certain petit milieu d’extrême-gauche qui pourraient porter à rire, le temps n’est plus à la fête, ici comme ailleurs, et ces propos sont aujourd’hui particulièrement graves, malsains et navrants.
Grave parce qu’il est évident que notre époque semble s’enfoncer sans fin dans l’abject et la haine, symétriquement au délabrement de toute pensée et de toute pratique qui se disait il y a peu « de gauche », « extrême » ou « ultra ». Le n’importe quoi bavard qui se donne aujourd’hui comme tel dans la quasi-totalité des cas n’est qu’un masque qui cache des positions difficiles à assumer et pour lesquelles l’antiracisme mondain, dégénérant en anti-occidentalisme, se trouve être la dernière grimace permettant de se donner un semblant de consistance. Plus même : les dénonciations systématiques de « dérive à droite » ont pour double fonction de mettre à distances des réalités nouvelles et/ou pénibles et de renforcer les rangs en terrorisant toute dissidence. Il semble évident aujourd’hui que ces milieux de plus en plus en orbite renouent avec les postures d’union sacrée antifasciste qui ont fait leurs preuves par le passé, lorsque le dogme communiste était menacé de l’intérieur par quelques esprits libres, dont les populations qui le subissaient. Les islamistes, de leur coté, activent des réflexes symétriques.
Malsain ensuite, et ô combien, parce que si les enjeux dont nous discutons ici peuvent paraître bien lointains pour les militants des salons parisiens, et à tort, ils sont, de l’autre côté de la Méditerranée, d’une actualité brûlante, bien évidemment. Les questions autour des rapports avec l’Occident et la modernité, de la colonisation et de la décolonisation, de la démocratie et de ses faux-semblants, de la religion et de la laïcité, de l’histoire et de la culture ne peuvent être traitées à la légère, sinon de manière proprement irresponsable. La diatribe bâclée de notre farfelu M. Coleman dénigre tout ce dont peut se réclamer un esprit émancipé, dont, en premier lieu, le principe de l’argumentation rationnelle. C’est donc sans surprise qu’on l’a vu largement circuler dans les réseaux sociaux nationalistes-religieux tunisiens, et les éventuels remords de l’auteur, ainsi que ce présent texte, n’y changeront certainement rien.
Enfin, c’est navrant, parce qu’il nous semble particulièrement triste d’instrumentaliser de la sorte des événements géopolitiques aux effets extrêmement concrets pour des millions d’hommes et de femmes qui jouent très gros. Pour quels enjeux ? Qu’on en juge : Yves Coleman n’aime pas le philosophe Cornelius Castoriadis. Son texte s’ouvre sur des petits règlements de comptes mesquins franco-français le concernant et se clôt par de lamentables insultes... L’insurrection tunisienne, écrivions-nous, marque le changement d’une époque et l’actualité le montre – elle n’est, pour notre accusateur, qu’une occasion pour discréditer celui dont la sortie de la religion marxiste a traumatisé bon nombre de gauchistes qui s’évertuent régulièrement depuis, à colmater la brèche à grands coups d’accusations aussi péremptoires que malhonnêtes. Peut-être faut-il voir ici le fondement de la solidarité fondamentale de M. Coleman avec ses « musulmans » qui risqueraient d’être corrompus par l’Occident castoriadien ? Ne serait-ce pas l’horreur du dogme qui se fissure qui le pousse à écrire, « qu’il n’est nul besoin de renier partiellement [sic] sa foi pour accepter la laïcité ou la démocratie, comme le prétend Castoriadis. »... et F. Benslama lui-même ?
Enjeux politiques
A contrario, les enjeux de la question sont bien entendu immenses.
Formulons brièvement le problème en termes politiques : à mesure que le prétendu « modèle occidental » s’est étendu à toute la planète, souvent par le biais du « marxisme-léninisme », s’est développée une idéologie symétrique et complémentaire selon laquelle l’Occident serait l’incarnation même du Mal absolu, son salut ne pouvant venir que d’autre part. Le terme idéologie doit ici être pris dans son sens rigoureux, c’est-à-dire discours implicite, rarement énoncé comme tel, qui masque des positions de fait inavouables. Intenable dès qu’il est formulé, imperméable aux faits comme aux raisonnements, ce parti pris manichéen qui rationalise l’échec des décolonisations (34), sinon à inventer un autre type de société du moins à suivre le modèle occidental, voudrait réduire l’Occident à son versant « négatif », soit la rationalité dans l’horreur, l’asservissement et le meurtre industriels, le capitalisme, le totalitarisme, l’inflation techno-scientifique, Auschwitz et Hiroshima. Mais ces dénonciations approximatives et rebattues sont faites pour saper ipso facto toute possibilité d’émancipation en escamotant sciemment, en la minimisant, ou en la faisant découler des éléments précédents, l’autre invention radicale occidentale, la création d’une posture exceptionnelle dans l’humanité, l’autonomie.
Celle-ci, nous la traduisons politiquement par le projet inachevé, et interminable, d’une démocratie directe établissant l’égalité et la liberté et, plus généralement, la capacité d’une remise en question pratique et théorique de ce qui est vécu, pensé et désiré par un individu comme par une collectivité. Projet d’autonomie et recherche de puissance : cette double identité occidentale, à la fois contradictoire et agencée (35), est une altérité intérieure, qui doit être pensée.
Il s’agit aujourd’hui de se réclamer de ce projet d’autonomie et d’interroger, à cette aune, toutes les cultures, la sienne comme celle des autres, locales ou civilisationnelles, individuelles comme de lutte. Les crispations et fantasmes dont elles sont aujourd’hui l’objet sont des obstacles de taille, puisqu’ils traduisent systématiquement les différences en inégalités, ou, autrement dit, la diversité en hiérarchie.
L’idéologie anti-occidentale, notamment dans sa version gauchiste franco-française diffuse ou concentrée, relaye le discours de puissants, hindouistes ou chrétiens, arabes ou américains, qui ne cherchent qu’à ruiner les fondements historiques et les principes égalitaires d’une autonomie collective comme individuelle. Cette pseudo-subversion fait le jeu de toutes les dominations : c’est à ce titre qu’elle doit être combattue, comme tous ceux qu’elle réunit tactiquement de part le monde et qui écrasent les voix dissidentes (36).
Sortir de l’ethnocentrisme - et de son symétrique
On peut voir, derrières les hurlements, gesticulations et contorsions de M. Coleman, une telle position centrale, anti-occidentale.
Pourquoi veut-il plaquer sur la civilisation arabo-musulmane tous les traits d’une histoire occidentale qui est la seule qu’il connaisse, quel qu’en soit le prix ? C’est qu’il est imbibé, au plus profond de son être, de la jouissance qu’il tire des innombrables libertés, dont celle d’expression dont il ne sait se servir, et qu’il ne peut les concevoir que comme évidentes, naturelles, universelles. Son texte est parsemé d’allant-de-soi typiquement européo-centriques : la science occidentale est vue comme le paradigme même de la connaissance humaine ; il ne voit aucun problème à la propagation planétaire du consumérisme ; la dissolution des liens sociaux par la société de consommation est une libération ; etc... Rien que sa démarche de défense acharnée d’une culture qui lui est on ne peut plus exotique, voire totalement inconnue, est une démarche typiquement occidentale, tout comme l’accusation d’être aliéné à un Maître à penser et l’appel à se construire une totale indépendance d’esprit. Une société qui ne serait pas traversée par ce qui lui apparaît comme des banalités lui est proprement impensable et tout ce qui tend à prouver le contraire, les faits comme les pensées, les penseurs comme les raisonnements, constitue figure de l’ennemi. Les autres cultures ne sont alors que des reproductions de la sienne propre, avec quelques variantes locales : les Tunisiens sont des Français qui parlent l’arabe et mangent du couscous... Notre position lui est intolérable car elle considère pleinement la différence.
Pourquoi celle-ci est-elle si insupportable à M. Coleman ? Il le dit lui-même, c’est son leitmotiv obsessionnel : cela induirait automatiquement la « supériorité » d’une civilisation sur une autre – l’accusation revient une douzaine de fois sous sa plume. Il insiste même : cette « supériorité » est « implicite dans tous [nos] raisonnements », comme si prendre acte de la diversité historique et anthropologique impliquait nécessairement une hiérarchisation. Ce qui est explicite maintenant, c’est que, pour lui, si les autres cultures sont différentes de l’Occident, elles lui sont inférieures. Le tropisme est exemplaire de la mentalité ethnocentrique, qui ne conçoit les relations avec l’altérité que sur un mode hiérarchique et qui ne peut appréhender ses propres valeurs que comme s’imposant d’elles-mêmes, donc étant benoitement celles de tout le monde. Ce qui est particulier ici, c’est qu’il s’agit d’un ethnocentrisme refoulé : il ne s’agit plus d’affirmer comme toutes les civilisations de toutes les époques que sa société est supérieure aux autres (37), il s’agit de se faire croire que sa propre société a toujours été celle de tout le monde, tout le temps. C’est la posture de l’écrasante majorité des prétentions anti-racistes, cet ethnocentrisme culpabilisé, où l’autre ne peut être égal à soi que s’il lui est identique. Reste à le faire être tel, par le discours, ou par l’extension effective du modèle occidental, et s’amuser des folklores superficiels, so cute.
La dégénérescence du rationalisme religieux
L’émergence d’une telle position ne peut se comprendre qu’en faisant un détour par la rationalisation de l’ethnocentrisme basique qui consiste à faire de l’autre culture un stade arriéré de la sienne, vers lequel elle ne peut que tendre.
C’est l’attitude religieuse – qui explique la relative tolérance qui peut s’y manifester – et particulièrement capitaliste et surtout marxiste, qui en a fait une science, le matérialisme dialectique posant les fameux « modes de production » qui devaient se succéder afin d’aboutir au capitalisme puis au communisme. C’est, par exemple, s’inspirant des anthropologues L. Morgan et de H. Maine, Marx voyant dans les « communautés de villages » indiens des « républiques » égalitaires indépendantes du pouvoir central comme des castes (38) ou Engels faisant de l’anabaptiste Thomas Münzer un leader prolétarien avant la lettre (39). On revoit périodiquement de telles manœuvres d’un ethnocentrisme d’autant plus touchant qu’il est plein de bons sentiments40 et auquel on peut rattacher le credo de tous les nationalistes arabes, que reprend tel quel Fethi Benslama, comme quoi les Lumières auraient eu lieu en Islam, mais auraient été inexplicablement interrompues. C’est, au fond, la position d’un M. Bookchin. L’ethnocentrisme n’est ici en rien entamé : il est expliqué, afin de maintenir comme indiscutable son identité propre. Le procédé est aujourd’hui bien grossier, le marxisme comme philosophie de l’Histoire ayant été réfuté, notamment par les travaux de l’ethnologie41 dont ne s’inspire plus la « pensée » marxiste : La seule manière d’intégrer la différence culturelle sans retomber dans la xénophobie élémentaire reste d’inverser l’ethnocentrisme en xénophilie – qui exige bien évidemment de rendre toutes les civilisations et tous les individus qui en proviennent, pareils au même. Cet ethnocentrisme présentable est un cri de désespoir, l’expression de la souffrance culpabilisée de l’Occidental dont les dogmes tiers-mondistes successifs (castristes, guévaristes, maoïstes, fanonistes, chavistes, etc.) se fracassent au contact d’un monde immensément décevant (42). La culpabilité étant un rempart contre ses responsabilités, reste à élaborer une pensée qui permette d’assumer la réalité et de poser un projet politique.
Du relativisme moderne au n’importe quoi post-moderne
Pourtant la modernité occidentale avait accouché d’une posture radicalement nouvelle : le relativisme, invention fondatrice de l’anthropologie (appliquée aux autres – ethnologie – ou à soi - sociologie), qui considère comme strictement équivalents, par principe, tous collectifs humains. C’est une création proprement moderne (même s’il était présent dans une moindre mesure dans la Grèce antique) et typique d’une société traversée par le questionnement sur ses fondements, poussée à concevoir son organisation, son fonctionnement, ses valeurs, etc. comme étant sa propre création : si ce à quoi nous croyons ne repose en définitive sur aucune transcendance, ce à quoi croient les autres a autant de légitimité. On voit ici très clairement comment les tendances démocratiques, où la Loi ne repose que sur les personnes réunies, sont indissociables avec la curiosité pour le différent. C’est Sade, par exemple, déclarant au XVIIIe siècle que « la morale c’est de l’ethnologie » : on voit là un auteur occidental faire appel à l’extrême diversité des comportements et des normes morales qui existent dans les diverses cultures non occidentales précisément dans le but de critiquer celles de sa propre culture, en les relativisant. Ce courant a coexisté avec les tendances ethnocentriques et coloniales, et l’histoire mouvementé de l’anthropologie le dit plus que tout : reste qu’il y avait, ici, un élément extraordinaire d’émancipation réciproque. Mais il faisait voler en éclat la religion marxiste et ses présupposés autant que le fonctionnement indiscutable imposé par les dogmes capitalistes-bureaucratiques en Occident. L’entrée dans l’ère post-moderne, il y a une quarantaine d’année, s’est fait au prix de sa liquidation, notamment en en faisant une arme de guerre contre l’émancipation : après tout, comme les principes démocratiques ne reposent sur aucuns rocs indiscutables, pourquoi les faire valoir ? Autrement dit : comme le ciel est vide, on peut faire, et laisse faire, n’importe quoi sous couvert de respecter les « particularités » de chacun. C’est, symétriquement, le fantasme d’un retour à un ordre indiscuté, le fameux « retour du religieux », ou le moralisme creux d’un Leo Strauss.
Entre le « tout le monde est pareil » de l’ethnocentrisme et le « chacun fait ce qu’il veut » du relativisme post-moderne, l’antiracisme oscille : être né quelque part suffit pour donner une position de surplomb, éventuellement déniée – pour les autres, la diversité réfute toute prétention à une quelconque revendication. On comprend ainsi la curieuse danse du ventre de M. Coleman, qui passe sans prévenir d’une projection de lui-même (ou de ce qu’il aimerait être) sur ses pauvres « arabes » à un respect obséquieux de leur « foi » religieuse qu’ils ne sauraient altérer sans se nier aux-mêmes. Les deux postures étant finalement intenables, l’oscillation vaut vacillation – l’actualité française en témoigne régulièrement - et leur point aveugle est évident : ce qui est doit être, et le projet politique n’existe pas.
Nos positions
Nos positions transparaissent à travers tous ce qui précède. Elles se basent sur la réfutation du présupposé des postures précédentes : les peuples créent leurs cultures, radicalement et à partir de rien mais en se nourrissant de multiples apports et des contraintes bio-physiques rencontrées auxquelles ils « choisissent » de donner un sens (43). La culture, pour nous, est ce soubassement qui forme anthropologiquement l’homme, un imaginaire collectif qui ne prend source qu’en lui-même et que les êtres humains sont capables de transformer comme de tenter de le reproduire à l’identique.
Nous posons la démocratie et l’émancipation personnelle, soit l’autonomie collective et individuelle, comme une invention proprement humaine, qui aurait pu ne pas exister, que rien ne vient rendre inéluctable, et que nous choisissons. C’est de ce point de vue-là, résolument moderne, que nous considérons toute différence sur le mode de l’égalité : dans l’absolu, la Charia ne vaut ni plus ni moins que la doctrine Taoïste ou l’Habeas Corpus. De ce même point de vue, nous proclamons que nous préférons l’Habeas Corpus, sans invoquer d’autre raison que notre désir de liberté, que nous ne pouvons considérer, en son propre nom, comme supérieur au désir d’ordre. Ceux qui voient dans nos positions une visée impérialiste comme ceux qui y voient une démission de la raison, ne font qu’affirmer qu’ils ne conçoivent pas que la liberté ne puisse pas s’imposer et présente un paradoxe libérateur.
La question n’est donc pas de trier les civilisations ou de distribuer les bons ou mauvais points, comme ne peuvent s’empêcher de faire ceux qui sont également incapables de penser l’égalité : il s’agit d’identifier ce dont on parle, ce que l’on veut, la démocratie et l’autonomie comme projet, éventuellement comme culture historiquement construite. Comme capacité d’un culture, portée autant par la société que par l’individu quelconque, à se remettre en cause, à délibérer sur son héritage, son histoire, sa tradition, son organisation, ses valeurs ou sa métaphysique, et ce, non pas une fois, mais en principe – et dans le même mouvement de se questionner sur ceux des autres. Ce sont les questions : nos lois sont-elles bonnes ? Pensons-nous justement ?, etc. C’est, bien entendu, la philosophie (comme interrogation illimitée) et la psychanalyse (à un autre niveau), et la politique comme auto-gouvernement du peuple, soit la crise ouverte comme modalité instituée socialement, dans un collectif comme pour une personnalité. Voilà notre projet et ses critères, auxquels nous soumettons tous les individus et toutes les cultures, au nom de l’égalité, de la liberté et du principe qu’il peut être fait sien par qui le souhaite, et qui souhaite le faire vivre là où il est.
Démocratie partout, autonomie nulle part
Les positions opposées aux nôtres sont instructives. Si ce que nous entendons par démocratie, ou autonomie collective, se résume à un certain nombre de droits, ou à l’adhésion des gens au régime politique qui est le leur, ou encore à des discussions d’érudits réunis en cénacles clos, il est évident que l’histoire témoigne d’une abondance (toute relative) de cultures et civilisations dont nous pouvons nous réclamer – mais il faut alors se contenter peu ou prou d’une défense du statu quo occidental. Si, a contrario, nous désirons une société qui s’interroge sur sa propre identité, s’affrontant à sa propre altérité comme à celle d’autres, proclamant que rien ne vient transcendentalement justifier ses valeurs et son fonctionnement, alors les données changent. En ce cas, il faut reconnaître que la quasi-totalité du monde comme de l’histoire (y compris tout un versant de celle de l’Occident et son actualité) non seulement ne porte pas ce projet, mais n’y adhère qu’à grands frais.
Définir ainsi notre visée implique de pointer là où elle n’est pas, sans faux calculs ni démagogie, et d’abord là où l’on est : les « démocraties occidentales » sont pour nous des oligarchies libérales qui piétinent les acquis du projet d’autonomie depuis la fin du mouvement ouvrier et des luttes parcellaires qui l’ont suivi (44). De la même manière, et selon les mêmes critères, on ne peut se réclamer des régimes « libéraux » qui ont pu exister (45), à l’occasion d’une conversion personnelle (au bouddhisme pour Açoka dans l’Inde du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, par exemple), d’une conquête à affermir (les fameux « cylindres » du roi perse Cyrus II juste après sa prise de Babylone en 539 av. J.-C.) ou en fonction d’une tradition (certaines périodes de l’empire du Mali) ou encore par contamination occidentale (46) (l’empereur moghol Akbar Shâh au début du XIXe). Il ne sera jamais question, même concernant l’horizontalité des tribus, de remettre en cause ses propres croyances par les premiers intéressés (47). Parallèlement, le fait de tenir des assemblées (48) n’en fait en rien des organes de remise en cause radicale de l’institution de la société : les assemblées des villages slaves, les vetché et les mir, n’ont été pleinement démocratique que sous l’influence occidentale, qui les transmua en soviets (49) avant qu’ils soient anéantis par le putsch bolchevique d’octobre 1917. Les choura musulmans traditionnels étaient des alliés du despotisme religieux et se transformèrent fugacement, de la même manière, en organes « révolutionnaires » dans l’Iran de 1978 (50). L’Althing, le parlement islandais de l’an mille, les assemblées traditionnelles basques, ou les Etats généraux de la monarchie médiévale française étaient des lieux de gestion de l’existant, avant l’irruption de la modernité. Ceux qui nous accuseront de chipotage sont les premiers à dénoncer la cogestion des entreprises dans lesquelles les salariés n’ont rien à dire quant à l’organisation du travail ou surtout ses finalités : plus même, l’écrasante majorité des assemblées générales qui se tiennent lors des luttes sociales (51) sont pour nous essentiellement des lieux de socialisation et d’emprise syndicale ou groupusculaires.
On peut être moins sévère : mais la bonne conscience qui en résulte ruine tout simplement le terrain à partir duquel il est possible de critiquer radicalement l’Occident, et de permettre l’invention de nouvelles sociétés. Celle-ci ne pourra se faire qu’à partir des histoires particulières, et de ce qu’on peut interpréter rétrospectivement comme un affleurement des tendances à l’autonomie, mais certainement pas en enfermant les civilisations dans le carcan de leur passé, fût-il paré, en catimini, de qualités exogènes.
Pour un renouveau du projet d’autonomie
Le procès lamentable de M. Coleman comportait tous les traits d’un jugement stalinien avec sa cohorte sinistre d’accusations performatives, de diffamations, d’insinuations, de divagations, de falsifications, d’inventions de preuve et d’amalgames : tout est permis à l’accusation, qui a raison, par principe, contre les « vipères lubriques » dissidentes, dont la simple existence doit expliquer à elle seule la dégénérescence d’une Cause devenue monstrueuse. Mais les gens comme M. Coleman ne sont pas, en France, juges, commissaires ou savants – sans doute le deviennent-ils progressivement depuis que la « BHLisation » accélérée balaye les repères les plus élémentaires - et quelques lignes suffisent. L’anti-fascisme dont se targue notre contempteur se désagrège de lui-même dès qu’on s’y attarde avec un peu de bon sens, et surtout révèle de bien tristes présupposés, dont l’incapacité tant à porter la critique de ses propres déterminations qu’à considérer d’autres possibilités de faire collectivité. Nous voulons l’un comme l’autre et considérons que la critique radicale de l’oppression occidentale est inséparable d’une critique radicale de toutes les sociétés, – y compris et surtout celles qui prétendent représenter une alternative, qu’elles soient néo-traditionnalistes et/ou prétendument « révolutionnaires », passées, présentes ou à venir. Nous voulons l’égalité et la liberté pour tous, nous cherchons la vérité, et, sur ce chemin, comme dirait Nietzsche, nous rencontrons beaucoup d’ennemis.
Un peu partout dans le monde naissent aujourd’hui des mouvements, aussi ambivalents que salvateurs, et ils iront en s’amplifiant et se dramatisant devant les multiples impasses auxquelles conduit le modèle occidental et son enterrement de la modernité. Un réveil politique peut en émerger mais il aura, alors, à réinventer une conception du monde qui se dégage clairement des aliénations traditionnelles comme des dominations que le XXe siècle a inventé. Cela exige de remettre à plat toutes les pensées héritées, et particulièrement les idéologies décomposées qui parasitent les réflexions d’ampleur et empêchent de comprendre et de combattre les réalités les plus désagréables qui prolifèrent d’autant. La seule boussole disponible est celle d’un projet de société, des critères qui lui sont attachés, et notre volonté de la faire advenir, et d’abord là où disparaissent les principes mêmes qui rendent la discussion possible. Les crises civilisationnelles que nous commençons à traverser iront croissant et leur dénégation ne peut que les approfondir, renforçant les extrêmes droites, religieuses ou non, autochtones ou néo-coloniales, qui poussent à l’affrontement généralisé en s’auto-alimentant. Les tenants de la lutte de la liberté ne peuvent qu’être pris entre deux feux, chaque camp tentant de rabattre leurs positions sur celles de l’ennemi. Place passablement inconfortable, et aujourd’hui désertée d’autant : elle sera, sous peu, pleine de tous ceux qui décident de sortir du silence pour ne pas entrer en barbarie.
Collectif Lieux Communs, juin - novembre 2011
Notes
33 « Le mouvement grec pour la démocratie directe – le ’mouvement des places’ du printemps 2011 dans la crise mondiale », Brochure 18 & 18bis, septembre – octobre 2011. On lira attentivementle portrait au vitriol que dresse un vieil immigré de sa société, et culture, d’origine dans « Considérations sur la Grèce moderne », Brochure n°18bis, pp. 14 – 23, disponible sur le site.
34 On lira sur ce sujet, et pour faire tomber bien des mythes attenants et bien-pensants, Yves Lacoste « La question post-coloniale : une étude géopolitique », Fayard 2010.
35 Cf. notre texte « Malaise dans l’identité », décembre 2009, et« Post-scriptum sur l’identité nationale », mars 2010, disponibles sur le site.
36 Comme le remarquait, entre mille exemples, le dissident chinois Li Shenzhi, « Étant donnée que despotisme et esclavagisme sont au cœur de la tradition culturelle chinoise, il ne fait aucun doute que la démocratie et la culture traditionnelle chinoise sont fondamentalement opposées » (« Objectif démocratie » in M. Holzman, Ch. Yan (éd.), Écrits édifiants et curieux sur la Chine du XXIe siècle. Voyage à travers la pensée chinoise contemporaine, ed. de l’Aube, 2003, p. 28).
37 Pour ne prendre que deux exemples évidents, la Chine impériale s’appelait « Empire du Milieu » : pour les Chinois leur pays n’était pas seulement le centre du monde autour duquel s’organisait l’univers ; il s’identifiait quasiment à l’univers en tant que tel, puisqu’en chinois le terme tianxia signifie « “ce qui est sous le Ciel” = l’univers connu = la Chine », cf. É. Balazs, La bureaucratie céleste. Recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 26. Et concernant le Japon : « Lors de la restauration du pouvoir impériale à la fin du XIXe siècle, sous le Meiji, un arsenal idéologique a été mis en place pour seriner à tout enfant et à tout adulte les mythes de l’origine divine de la dynastie impériale, de la supériorité de la race japonaise sur toutes les autres, et de sa vocation à dominer le monde par la force. Doctrine qu’un décret officiel décrit comme “l’idéal le plus élevé de l’humanité, le père de la culture et la mère de la création” », in J. Gravereau, Le Japon au XXe siècle, Paris, Seuil, 1993 (édition augmentée), p. 73. D’une manière générale on lira sur le sujet « Race et histoire » de C. Levi-Strauss, et concernant le monde arabo-musulman Bernard Lewis « Race et couleur en Islam ». Sur la rationalisation scientifique du racisme occidental, on lira « La société pure – de Darwin à Hitler » de A. Pichot, Flammarion, 2000.
38 Voir à ce sujet Louis Dumont « La ’communauté de village’ de Munro à Maine » in « La civilisation indienne et nous », Armand Colin, 1975, p. 111 sqq. et, de manière plus complète, du même auteur le classique « Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications », 1966, (réed 2001, Tel / Gallimard) pp. 202-233.
39 F. Engels « La guerre des paysans en Allemagne », disponible sur internet.
40 ...par exemple concernant la révolte des Taï-ping dans la Chine du XIXe, dont on tait sciemment l’influence occidentale, et surtout protestante, massive. On mettra ainsi en regard le livre de Jean Chesnaux « Le mouvement paysan chinois. 1840 - 1949 » (Seuil, 1976) et celui de Jacques Reclus « La révolte des Taï-ping (1851 – 1864) – Prologue de la révolution chinoise » (Le Pavillon – Roger Maria Editeur, 1972) avec l’article propagandiste de Ngô Van « Utopie libertaire antique et guerre de paysans en Chine », 2004, Revue Oiseau-tempête n°11, pp. 55 – 58.
41 Par exemple le classique « Age de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives » de M. Sahlins (Gallimard 1996), pref. de P. Clastres.
42 Voir à ce sujet Georges Steiner ; 1974, « Nostalgie de l’absolu », 10 / 18 (2003).
43 Ce n’est que dans ce cadre qu’il est possible de comprendre la dernière contribution significative quant au « pourquoi » de ces différences civilisationnelles, celle de David Cosandey « Le secret de l’Occident – Vers une théorie générale du progrès scientifique » (Champs essai, 2007). L’auteur poursuit l’interrogation de F. Braudel dans « Grammaire des civilisations » (Arthaud, Paris, 1987) et récapitule pour les réfuter toutes les théories matérialistes « explicatives » avant de proposer la sienne qui ne saurait, à elle seule, expliquer quoi que ce soit, mais avancer quelques éléments de réflexion.
45 C’est ainsi l’approche de J. Baechler (« Démocraties », Calmann-Levy 1985) ou, de manière bien plus idéologique, Amartya Sen (« La démocratie des autres – pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’occident », Payot, 2005).
46 C’est dans cette catégorie qu’on placera un grand nombre d’ouvrages prétendant traiter de la question par l’intermédiaire d’expériences rapportées, ainsi « Démocratie d’ailleurs » de C. Jaffrelot (2000, Karthala), qui n’évoque que les expériences de « démocratisations » modernes plus ou moins heureuses réalisées dans les pays non-occidentaux suite aux décolonisations.
47 Comme le fait Jean Baechler, op. cit. On retrouve ici une fort mauvaise lecture de l’ouvrage de Pierre Clastres « La société contre l’Etat » qui nourrit encore les fantasmes primitivistes. Dans les chefferies qu’il décrit, la lutte contre toute tentation hégémonique remplit certes une fonction auto-limitative à l’égard du pouvoir, et l’acéphalie de l’organisation sociale est bien posée comme devant toujours être conquise, et défendue, contre toute dérive hiérarchique. Mais personne ne songe à fonder la vie tribale sur d’autres valeurs que celle de la tradition des ancêtres. Du même auteur, on lira le trop peu connu « Recherches d’anthropologie politique », 1980.
48 Critère unique, et non discuté, de l’ouvrage de M. Detienne (dir.) « Qui veut prendre la parole ? », Seuil, 2003, qui, lui, considère posément que toute assemblée est démocratique.
49 Sur ce sujet, on lira parallèlement Oscar Anweiler « Les Soviets en Russie, 1905 - 1921 », (NRF, 1972), Gallimard, 1997, dont la préface de P. Broué ainsi que le premier chapitre sont disponibles sur le site, et Skirda A., 2000 ; « Les anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917 », éditions de Paris.
50 Cf. Bricianer S. ; « Une étincelle dans la nuit – Sur la révolution iranienne 1978-1979 », Ab irato éditions, 2005, où il apparaît très clairement que la subversion des Chouras est toute relative, des prémisses jusqu’à la fin de l’insurrection iranienne, puisque dominées de part en part sinon par le clergé lui-même, du moins par une religiosité affiché ou non mais dans tous les cas omniprésente. On ne s’en étonnera pas, connaissant l’histoire de cette institution consultative juridico-religieuse dans le monde musulman, mais on regrettera par contre que l’auteur l’ait passée sous silence, et que les éditeurs enthousiastes aient traduit le terme en « assemblée de base » en le plaçant en couverture... Cf. par exemple F. Khosrokhavar, « L’Utopie sacrifiée – Sociologie de la révolution iranienne », 1993, Presse de la FNSP.
51 Cf. notre tract « Pour des assemblées générales autonomes », octobre 2010, disponible sur le site.
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