Présentation du collectif
A la demande d’un participant, le collectif Lieux Communs se présente rapidement. Organisé formellement depuis deux ans, il milite pour la démocratie directe, la redéfinition collective des besoins et l’égalité des revenus. Ces objectifs peuvent être dits « révolutionnaires », à condition de donner à ce terme le sens d’une auto-transformation radicale de la société, un changement global par l’action autonome d’un maximum de gens, et non pas la prise de pouvoir par un groupe, un clan, un parti ou une classe. Loin de l’économisme capitaliste ou marxiste, nous cherchons donc à inscrire l’économie dans une approche culturelle et anthropologique.
Bref exposé sur le mouvement américain Occupy Wall Street
La réunion est introduite par un bref exposé sur le mouvement en cours « Occupy Wall Street », la version états-unienne des « indignés » espagnols et grecs.
Le mouvement a été lancé le 17 septembre par la nébuleuse situationniste Adbusters (le groupe canadien dont l’équivalent français est les Casseurs de Pub). Défilés, manifestations et occupations de parcs se sont rapidement propagés au reste du pays, à Boston, Austin, San Francisco,... Les manifestants sont très bien organisés matériellement, éditant des affiches, des guides d’action, des sites web, et dernièrement un journal, l’Occupied Wall Street Journal, tiré à 100.000 exemplaires. Relativement peu nombreux, ils se nomment les « 99 % » et remportent une grande sympathie auprès de la population et bien entendu auprès des Démocrates qui les draguent, face à qui les manifestants ne se positionnent pas clairement. De l’autre côté, les Républicains croient à un retour du « léninisme » et du « bolchévisme » tandis que Fox News croit y voir les « Tea Party de la gauche », négligeant l’organisation électorale des uns et le caractère spontané et auto-organisé des autres, mais exprimant bien la polarisation du pays qui est en train de se mettre en place.
Le 1e octobre, il y eut 720 arrestations lors d’une action sur Brooklyn Bridge qui visait à interpeller les gens qui se rendaient au travail. Lorsqu’on sait qu’il n’y avait que 200 policiers sur les lieux, cela interroge quant à la combativité des manifestants, même si des résistances plus consistantes semblent être apparues à San Francisco. La répression prend surtout des formes moins brutales : interdiction des parapluies (pour empêcher toute occupation de la voie publique – les fameuses manifestations déambulatoires américaines) et des porte-voix, que les gens contournent en relayant en chœur les discours des orateurs. Sur le plan du contenu, le mouvement semble essentiellement constitué de déçus d’Obama et de gens craignant un déclassement, d’où des propos relativement consensuels contre les abus de la finance, le jeu des banques et le rôle des grandes entreprises, sans réelle volonté de remise en cause radicale. Il existe des textes explicitement anti-capitalistes, mais qui ne lèvent pas les ambiguïtés propres à la dénonciation des élites, particulièrement aux USA où ce courant est historique, comme l’a montré le cas Clinton.
Les dynamiques complotistes
Sur ce mouvement très horizontal et sans porte-parole se greffe notamment la mouvance des « anonymous », pirates informatiques auto-proclamés, dont le signe de ralliement est le masque du héro du film à succès V for Vendetta. Leurs communiqués vidéo prophétiques sont esthétiquement assez inquiétants (masque animé sur fond de voix synthétique) et politiquement confus : ramenant tout à eux (« we are the change »), leur critique est très basique et mêle populisme de droite américain, anti-étatique, avec celui de gauche, anti-capitaliste. Leur code de conduite en dix-sept points insiste sur le pacifisme et le refus de s’en prendre à la propriété et appelle les mystérieux « organisateurs » à traiter « tout le monde avec équité ».
Ce complotisme diffus n’est pas absent du mouvement « Occupy Wall Street » et semble être la version américaine de l’ambiguïté du mouvement des « indignés », puisque toute théorie du complot repose sur la vision d’un système fondamentalement acceptable (le pays auto-constitué est considéré comme un havre de prospérité) dévoyé par quelques petits milieux malfaisant (la défiance du pouvoir fédéral). On retrouve ici, en quelque sorte, la version trotskyste selon laquelle le mouvement révolutionnaire est perpétuellement trahi par de mauvais dirigeants. Les manifestants se réclament explicitement des soulèvements arabes, mais sans mesurer la distance qui existe entre le renversement de dictateurs et la lutte en pays d’oligarchie libérale occidentale, c’est-à-dire la différence entre la lutte anti-autoritaire et la lutte pour la démocratie radicale. La participation aléatoire des partis et syndicats aux luttes en cours entretient ce malentendu entre l’aménagement de l’ordre actuel et sa mise à bas, malentendu qui pourrait encore durer longtemps.
Entre noyautages gauchistes et indétermination
Une intervenante adhérente des IWW (2000 adhérents (1)) fait justement part de son expérience de ces mouvements où les militants les plus radicaux sont systématiquement écartés, voire dénoncés, à Los Angeles ou Chicago, ou encore dans le Wisconsin, où ce sont les Démocrates qui ont tiré les marrons du feu. C’est ce qu’on retrouvait dans le mouvement « Democracia real YA » en Espagne, sous couvert de « citoyennisme », et également en Grèce, où c’étaient les gauchistes de toutes tendances qui tentaient de neutraliser toutes les interventions des non-affiliés dans le sens d’une véritable démocratie directe et d’une radicalisation des mots d’ordre. Il semblerait que ce soit l’inverse en France, où le mouvement est encore groupusculaire.
Un participant intervient pour contrebalancer les critiques contre les « conspirationnistes » : les assemblées des « indignés » pêcherait par leur fétichisme organisationnel prenant la démocratie directe pour une fin en soi sans contenu autre que consensuel puisque l’égalité y est postulée sans égards pour les multiples inscriptions sociales et politiques des individus. Il lui est répondu d’abord que ces traits existent effectivement en France où le mouvement est particulièrement volontariste, mais qu’il rompent aussi avec les pratiques gauchistes putschistes et autoritaires. Ensuite, le cas de l’Espagne et de la Grèce est très différent, puisqu’il s’agissait de regroupements amples bien plus enracinés dans la population et qui devaient se défendre contre les tentatives permanentes de manipulations et de noyautages. En Grèce, l’impératif de s’exprimer en son nom propre, et non en tant que représentant ou porte-parole, était une mesure de protection, un garde-fou qui n’a jamais empêché personne de dire ce qu’il avait à dire, quels que soient ses propos. Autre dispositif grec particulièrement salvateur : le tirage au sort des prises de parole, mis en place dès les premiers jours afin d’entraver les professionnels de la parole publique et de sauver la liberté d’expression populaire. Bien sur il était très difficile de se répondre, mais l’assemblée n’étant pas délibérative mais décisionnelle, ce handicap était considéré comme un moindre mal (2).
Une intervenante dit que ces mouvements restent très flous et que cela est dû justement à la mise à distance des partis et syndicats, qui ont une vision claire des choses et qui savent où ils vont. Il lui est répondu que la plupart des gens ne veulent pas de cette direction : c’est elle qui nous a menés là où nous sommes puisque partis et syndicats sont institutionnellement des rouages de la mécanique qui est aujourd’hui contestée. Il est évident que les expériences « communistes » du XXe siècle ont laissé un arrière-gout de terreur, de famine et d’oppression qui ne facilite pas du tout la réinvention d’autres perspectives : c’est bien le tâtonnement des mouvement actuels, et leur ralliement à des positions telles que les portent les formations politiques hiérarchisées actuelles signerait leur mort pure et simple. La position est particulièrement claire concernant le cas grec, puisque dans la Commission Politique qui était chargée de proposer des orientations politiques à l’assemblée générale de la place Syntagma, la lutte contre les groupuscules et partis gauchistes faisait rage. Ils défendaient la démocratie directe pratiquée sur la place comme un simple organe de lutte devant servir à la conquête du pouvoir par eux-mêmes, alors que pour les non-affiliés et nous-mêmes, la démocratie directe est un projet global, un régime politique à instaurer.
Une intervenante se demande pourquoi il n’y a pas de cahiers de doléances, puisque ce sont les gens eux-mêmes qui savent ce dont ils ont besoins. Il lui est répondu que le principe des doléances exige une adresse au prince, et entérine donc le maintien d’autorités censées s’occuper du peuple à sa place. Les assemblées grecques ont dépassé, partiellement, le stade de la revendication à l’Etat, pour aborder les problèmes de l’auto-organisation du peuple. Mais même là existait une tendance simplement anti-oligarchique de type républicaine/anti-autoritaire, et c’est elle qui a empêché que le principe de l’autogestion s’étende à la sphère du travail et de la production, puisqu’elle ne visait finalement que la correction des dérives de l’Etat. D’une manière plus générale, la référence centrale de ces mouvements aux termes de démocratie et d’oligarchie est une très bonne nouvelle mais elle ne lève pas le flou qui les entoure. Beaucoup de livres sortent aujourd’hui sur la thématique de l’oligarchie, dont de très mauvais, mais aussi d’excellents, comme celui de H. Kempf, qui pointe bien la différence entre une dictature et une oligarchie (3). Mais dans un contexte de confusion comme celui d’aujourd’hui, il est clair que les conceptions conspirationnistes vont se développer et perdurer encore très longtemps. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de comprendre les implications mutuelles entre l’attitude des populations et le comportement de l’élite au pouvoir. Celle-ci ne va cesser de se discréditer, puisqu’il lui faut annoncer aux peuples qu’elle domine que la société de consommation est finie et que les promesses ne seront pas tenues. Elle est dans la position du comité central de l’URSS qui devait en 1985 faire comprendre que tout ce qu’il avait raconté depuis soixante-dix ans ne tenait pas debout...
Sur la nature de l’oligarchie
Le principe que devrait imposer le terme d’oligarchie, c’est que les dominants ne sont pas une classe simple, au sens marxiste, définie « objectivement » par leur position économique, mais le sommet d’une société qui aspire toute entière à l’opulence. Cela inclut une part d’assentiment populaire au système : chacun critique les « salauds d’en haut » tout en rêvant de la manne (via l’euromillion, le football professionnel ou la Star Academy) qui lui permettrait de se mettre à l’abri individuellement en adoptant le train de vie desdits « salauds ».
Un intervenant qui était en Grèce lors des assemblées de Syntagma félicite le groupe pour son travail sur la première brochure. Mais il tient à préciser que, contrairement à ce qui est affirmé dans son introduction (4), ce n’est pas Aristote qui a inventé le terme d’oligarchie puisqu’on en retrouve la trace chez Hérodote qui rapporte un débat entre trois rois perses sur le meilleur régime, démocratique, oligarchique ou monarchique. Il lui est répondu que c’est Aristote qui a catégorisé avec précision la notion et qui l’a systématisé dans une pensée politique cohérente. Le même intervenant se réjouit sans réserve pour sa part de la banalisation du terme, contrairement à cette même introduction dans laquelle il ne se retrouve absolument pas. Il s’engage à rédiger un texte de cinq pages pour clarifier ses positions. Il s’étonne ensuite de la modération des réactions du travailleur grec, particulièrement culpabilisé, et trouve que le mouvement a manqué d’audace contre les professionnels de la parole. Le problème a également été celui du rapport entre le mouvement et la Grèce profonde, peu touchée par ce mouvement qui a été particulièrement radical, compte tenu de la formation anthropologique grecque, qui n’a pas connu les multiples épisodes révolutionnaires de l’Occident. Il est clair que l’occupation des places était un levier pour entrainer le reste du pays, et que cela n’a pas marché, pour de multiples raisons, l’une d’elles étant que la culture oligarchique a largement pénétrée la population.
Une intervenante évoque un livre, La géopolitique de l’émotion de D. Moïsi (Paris, Flammarion, 2008), selon lequel le peuple serait manipulé par les média qui véhiculent des émotions consommables dont l’impact n’est pas neutre sur le comportement des populations et le mouvement de « indignés ». C’est particulièrement vrai concernant les émeutes en Angleterre où les média ont joué leur partition. Il est d’ailleurs à noter que même si ces émeutes sont à l’exact opposé de ce qui s’est passé en Grèce, on peut interpréter ces diverse réactions comme un travail de deuil de la société actuelle, un test permettant de vérifier l’état effectivement catastrophique des choses, prélude à une résignation ou à autre chose... C’est, dans tous les cas une ambiguïté qui ne sera pas levée de sitôt, comme le montrent même les assemblées grecques où coexistaient toutes ces tendances. D’où l’importance de la distinction entre démocratie « réelle » et démocratie « directe ».
Surgissement de l’improbable et réactions prévisibles
Une intervenante rattache la résignation au phénomène de l’immigration, puisque les immigrés sont souvent les plus mal lotis et qu’ils ne se mobilisent pas. C’était effectivement le cas en Grèce, où ils étaient totalement absents des assemblées. Mais il faut également signaler l’absence de réaction xénophobe dans le pays, même si les immigrés albanais (et plus généralement d’origine balkanique et ex-soviétique) aujourd’hui intégrés économiquement détestent les Asiatiques et les Africains, arrivés plus récemment. On retrouve ce « syndrome de l’ascenseur », où l’on souhaite vivement que les portes se referment une fois qu’on est dedans, en France même. La situation en Grèce est discutée, notamment à Athènes, constituée de près de 20 % d’immigrés, et où les réactions xénophobes sont loin d’être négligeables et risquent fort de prendre de l’ampleur dans l’avenir. Or, pour le moment, la montée de la xénophobie dans le pays est bien inférieure à ce à quoi on pourrait s’attendre, compte tenu de la situation (très grand pourcentage des immigrés, crise économique et explosion du chômage etc.). Le phénomène de bouc-émissaire fonctionne très bien dans le pays, notamment contre les fonctionnaires, et il se pourrait bien qu’il concerne rapidement la frange immigrée.
Celle-ci n’était justement pas absente des émeutes anglaises, et on peut les considérer comme un cas typique de rupture anomique, sans lendemains ni prolongement politique, sinon réactionnaire. D’ailleurs, dans les interviews peut-être bidonnées diffusées par les média, les « émeutiers » tenaient des propos dévastateurs pour leur propre image qui ne pouvaient que terroriser les couches populaires. On peut rétrospectivement interpréter de la sorte les émeutes de 2005, avec leur mutisme. La société de consommation a remplacée la religion comme système d’explication du monde et comme matrice existentielle, dans le sens où elle reformule – de manière beaucoup plus cohérente et « réaliste » – le vieux rêve de l’opulence. Que se passe-t-il lorsqu’il y a rupture ? L’anomie est une de ces réactions et il va falloir s’attendre dans le futur à des réactions totalement imprévisibles. Le cas Breivik en Norvège est très illustratif de ce point de vue-là.
La réunion se clôt à 22h30.
Notes
1 Cf. le site Internet de ce syndicat historique : http://www.iww.org/en/content/iww-endorses-occupy-wall-street .
2 Cf. pour plus de détailles sur le mode de fonctionnement des AG et des Groupes Thématiques de la Place Syntagma, notre texte « Assemblées Générales de Syntagma : structure et fonctionnement », dans la première partie de notre brochure, « Le mouvement grec pour la démocratie directe. Le « mouvement des places » du printemps 2011 dans la crise mondiale » (Brochure n° 18), pp. 37-39.
3 H. Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, éditions du Seuil, Paris, 2011.
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