La réunion commence à 19h30 par un exposé d’un camarade tunisien, qui a fait partie du collectif pendant un an, avant de rentrer au pays, où il nous a accueilli lors de notre voyage courant mars. Le débat en a découlé imperceptiblement.
Des luttes populaires à la campagne électorale
Depuis le soulèvement de janvier, on assiste à un retour des fantasmes politiques enfouis sous les régimes despotiques qui dominent le pays depuis l’indépendance de 56. Tous les mythes sont conviés, qu’ils soient nationalistes, religieux, marxo-gauchistes, et servent d’incessantes luttes de pouvoir qui quadrillent la sphère publique. Parallèlement, de multiples mouvements ont parsemé le pays ; grèves, sit-ins, manifestations qui n’ont cessé que début septembre, lorsque le premier ministre a fait intervenir la force militaire, afin de faire place nette pour la campagne électorale. Ce n’est qu’à ce moment que le redémarrage économique de certaines régions a été total, comme à Gafsa, par exemple, où l’extraction du phosphate a repris à plein.
La période actuelle est donc celle de la campagne électorale, avec sa myriade de partis. Dans cette dernière se distingue particulièrement la coalition islamo-marxiste, où les staliniens, notamment du PCOT, font largement le jeu de l’extrême-droite religieuse, dont la violence militante se transforme en agressivité électorale. Ce pôle se présente comme le contre-pouvoir face à ce qu’il appelle « les restes de la dictature », soit le « pré-parlement » qu’a constitué de fait l’ensemble de la société civile, partis et personnalités, rassemblés dans un front contre les agissements des intégristes musulmans. Cette opposition rue-élite, qui a dominée en juilllet-aout, s’est transformée en septembre en opposition Ennahda / anti-Ennahda, le principal parti du pays, intégriste jouant la carte modérée.
L’extrême-droite religieuse et Ennahda
Le poids de ce dernier n’a cessé de croître depuis des mois, et il se donne des airs de parti de gouvernement, en tentant de concilier toutes les tendances en son sein. Son discours est donc aussi hétéroclite que sa composition allant de l’acceptation de la modernité à l’application de la loi islamique et la restructuration de la famille, notamment par une défense voilée de la polygamie, sous prétexte de répondre au problème du célibat. Il se présente donc sous une couverture honorable auprès de l’Occident, invoquant « le modèle turc », ne citant que deux fois l’Islam dans son programme, se présentant comme « allié des USA », rompant ainsi avec son passé : car il y a vingt ans, Ennahda était un mouvement djihadiste très radical qui finançait le FIS algérien et qui représentait le fer de lance de l’islamisme naissant au Maghreb. Ses concessions idéologiques actuelles rendent ses interventions publiques souvent contradictoires et incohérentes et montrent bien sa difficulté à adapter ses positions fondamentalistes à la réalité électorale. Reste que ses tendances profondes sont toujours très impérialistes (l’empire Ottoman comme modèle) et complotistes (judéophobie, franc-maçonnerie, ...).
L’avantage de ces mouvements religieux sur le terrain anomique laissé par la corruption généralisée qui a caractérisée la Tunisie ces dernières décennies porte évidemment le nom de Dieu : l’affairisme de ceux qui sont perçus comme des pieux n’est pas moindre que celui des autres, mais apparaît comme une succession d’erreurs, et non pour ce qu’il est, la continuité des pratiques maffieuses du régime Ben Ali. Pour les religieux, le mensonge est donc permi. Cette image de droiture leur permet de s’inscrire dans la continuité d’un soulèvement qui s’est fait au nom d’une moralisation de la vie politique, particulièrement auprès des jeunes générations, qui n’ont connu ni la révolution iranienne ni le chaos algérien. On peut également voir Ennahda comme une vaste opération de récupération de la déontologie révolutionnaire, puisqu’il profite des exigences populaires pour proposer une morale, bien entendu religieuse donc hétéronome, mais qui polarise actuellement tous les débat autour du clivage laïcs / anti-laïcs.
S’agit-il pour autant d’un faux clivage ? C’est en tous cas un clivage flou ; les islamistes puisant aux sources d’un réel et profond malaise dans la société et les pro-laïcité jouant largement la carte des milieux d’affaires locaux et internationaux, apparaissant ainsi comme la main de l’Occident, voire de l’ex-colonisateur. Aujourd’hui, les forces anti-religieuses sont malheureusement pro-parlementaires et aujourd’hui toutes orientées par l’ambition électorale. D’autre part, ce clivage est également balbutiant puisqu’il n’a jamais été pratiquement posé, le pays n’ayant jamais réellement conquis ces droits (imposés par Bourguiba) et la référence religieuse ayant toujours été manipulée par le pouvoir en place. Par exemple, l’épisode récent de la diffusion du film « Persepolis » (doublé en tunisien dialectal est voulue provocatrice ) les débordements auxquels elle a donné lieu, a semblé à certains un affrontement entre deux formes de sacré, une religieuse et une occidentale, sans que jamais ne soient approfondies les positions de part et d’autres.
Aujourd’hui, l’extrême-droite tunisienne semble aujourd’hui remplir la fonction d’un nationalisme, qui caresse les fantasmes d’impérialismes et de restauration du califat, et dont les gauchistes refusent de mesurer l’importance, interprétant toutes leurs actions coup-de-poing comme des opérations de la « police politique » de l’Etat.
Vacuité de la grille de lecture paléo-marxiste
Un participant, marxiste pratiquant, commence un sermon en appliquant l’évangile selon Saint-Léon (Trotsky) pour invoquer l’errance de la classe ouvrière dans le désert tunisien, à la recherche de son Eglise. Il lui est d’abord répondu par les camarades grecs que ces derniers jours les affrontements sur la place Syntagma ont vus des libertaires vaincre le PC local, très ancré dans le milieu dit « ouvrier » et un des plus réactionnaire du monde... Les camarades tunisiens refusent d’emblée toute lecture a priori du soulèvements et de ses suites : la lutte des classes en Tunisie est une réalité, mais qui est loin d’avoir une valeur explicative, puisque la lutte des pauvres ne les inscrit pas nécessairement dans la construction d’un large mouvement, ni dans la perspective d’une société égalitaire.
Le même intervenant, décidément en position de missionnaire, psalmodie sur la résurrection du mouvement ouvrier lors des grèves de Gafsa en 2008 et du mouvement égyptien. Il lui est fait part des réalités du terrain, où l’on a vu des chômeurs et des paysans, des familles et des retraités, qu’on ne saurait réduire à une catégorie mythique. Ensuite, les revendications des populations ne sont pas révolutionnaires en elles-mêmes, mais surtout elles ouvrent un problème bien plus profond : en aspirant au modèle occidental, elles vont au-devant d’énormes désillusions puisque la situation mondiale ne va qu’empirer au fil des années, compte tenu non seulement de la crise économique, mais aussi des crises alimentaires, énergétiques et démographiques. La saison touristique en Tunisie a été catastrophique, et cela ne va pas s’arranger, vu la baisse du niveau de vie des européens (qui partent de plus en plus dans leurs propres pays) et le risque de victoire électorale des islamistes après-demain.
Quelles seront alors les réactions lorsque les promesses politiciennes et les espoirs populaires se seront immanquablement dissipées ? Le refuge religieux pourra-t-il répondre à la frustration que générera la disparition de l’horizon de la société de consommation ? Il est répondu que si Ennadha en tant que parti risque d’être vite dépassé, la mouvance religieuse, elle, sera forcément un recours automatique, d’autant plus si les pays du Golfe continuent de la financer, et d’investir en Tunisie comme dans l’économie occidentale. La fragmentation actuelle de la société tunisienne ne peut aller qu’en s’accentuant au fil des crises et le religieux représentera le fondement premier de la cohésion sociale. Ennadha, contrairement à beaucoup de partis, n’ignore pas cette conjoncture et se positionne aussi en fonction de ça : il refuse délibérément de monopoliser le pouvoir, pour ne pas être trop exposé et se réserver une possibilité de jouer l’opposition, afin de se poser perpétuellement en recours. Dans ce cadre, la lecture marxiste n’est d’aucun secours et la lecture de classes est inappropriée, d’autant plus que la structure de certains pays ne s’y prête pas. Par exemple, la situation en Egypte est différente de celle tunisienne de par l’importance qu’y occupe l’appareil militaro-industriel, qui rappelle la situation en Argentine. Dans ces deux pays, contrairement à la Tunisie qui était une dictature policière, l’armée constitue l’implantation d’un corps autonome au coeur de la société, ce qui change la donne. Par ailleurs, les problèmes qui se posent aujourd’hui ne peuvent être simplement balayés par une « révolution » : l’Egypte possède 30.000 km2 de terrains habitables pour une population de 80 millions de personnes, en augmentation... Les gens comme les cultures sont en situation de stress hydrique permanent, ce qui oblige les autorités à puiser dans les réserves des eaux fossiles, qui seront vite épuisées. Et l’arrêt du tourisme dans ces pays-là, qui constituait malgré l’accaparement par les dominants une rente relativement redistribuée de proche-en-proche, est dramatique. L’Iran pouvait se permettre une relative autarcie grâce à sa rente pétrolière et gazière, mais ce n’est le cas ni de la Tunisie, ni de l’Egypte. En un certain sens, les soulèvements arabes sont comparables à la chute du bloc de l’Est, puisqu’il s’agissait de régimes autistes décidés à aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au moment où ils ne pouvaient plus rien empêcher : l’issue est inhabituelle car elle était imprévue. Et c’est un peu la situation mondiale, où l’imprévu est le plus probable.
Le spectre d’un scénario à l’algérienne
C’est la raison pour laquelle les islamistes tunisiens, comme les turcs, se laissent toujours la possibilité de se constituer en recours face aux crises, et s’efforcent de ne jamais monopoliser le pouvoir, tout en pouvant s’appuyer sur la rue. Les élections d’après-demain vont en être la vérification : Le flou sur la formation du prochain gouvernement, issu de la constituante, va être l’occasion pour Ennadha de se positionner de la sorte, à la fois dedans (étant la première force politique) et en dehors (devant passer des alliances avec les autres formations).
Peut-on craindre un scénario à l’algérienne, où l’on avait vu le FIS emporter peu à peu les élections après les émeutes de 1988, et le gouvernement annuler le plébiscite, déclenchant plus de dix ans de chaos meurtrier ? Il semble que le contexte soit différent, puisqu’à l’époque des élections le chef de l’Etat n’avait pas été renversé, et l’actuel Ennadha se donne des airs de partis de gouvernement modéré. Mais les récentes déclaration de ce dernier, sous-entendant qu’il ne reconnaitrait pas les élections s’il n’avait pas au moins 40 % des voix, restent très inquiétantes - comme l’inconsistance et la dispersion des partis alternatifs (il y en avait plus de 30 en Algérie à l’époque). Le fait est que tout le monde ignore la force réelle de l’extrême-droite religieuse en Tunisie, et par exemple le nombre de ses adhérents, militants et sympathisants, ou l’origine de ses financements... Il est évident qu’ils jouent l’intimidation, en laissant entendre qu’ils prendront le pouvoir par les urnes ou par la rue. Une autre inconnue est la présence d’islamistes dans l’armée et la police : les mesures contre eux sous l’ère Ben Ali (impossibilité d’y être embauché si un membre de la famille est identifié comme tel) ont été levé et le nombre de militaires a tout simplement doublé depuis le 14 janvier, passant de 35.000 à 70.000, en recrutant directement dans la population. On ignore donc tout de l’armée tunisienne aujourd’hui, qui demeure le garant discret de l’ordre social. De son côté la police, toujours discréditée, cherche à retrouver une source de légitimité.
Où en sont les luttes qui constellaient le pays il y a quelques mois ? Elles semblent toutes au point mort, alors qu’elles menaient des actions radicales de blocage de chemins de fer, d’autoroutes, et se développaient aussi contre les projets d’installation d’infrastructures touristiques, ou d’implantation d’usines polluantes. Et, comme constaté au mois de mars dernier, le mécontentement semble toujours incapable de dépasser ses divisions, voire les haines réciproques (les chômeurs reprochant aux salariés de faire grève pour des augmentations), et de passer à un autre stade que l’auto-organisation spontanée dirigée vers les autorités pour la satisfaction de leurs seules revendications.
La Tunisie vue d’Europe
Les camarades tunisiens demandent en retour quelle est la perception des événements tunisiens en France.
Il leur est d’abord répondu qu’en l’absence de canaux d’informations fiables, on n’en perçoit que ce que les médias dominants ou alternatifs veulent bien en laisser filtrer. Le premier souci semble celui du déclin du tourisme et plus généralement la crise économique, avec la question de la manière dont les pays arabo-musulmans vont bien pouvoir y faire face.
Une seconde réponse fait part de l’impression que les forces de l’extrême-droite religieuse ne font face à aucune alternative sérieuse et consistante, qu’aucune formation politique ou même mouvement diffus dans la société ne semble susceptible de se mesurer à eux. Ils semblent s’appuyer effectivement sur le fait que l’islam dans les pays arabo-musulmans constitue un ciment identitaire apparemment indépassable et peut facilement se parer d’une droiture morale, même si elle est régulièrement démentie. C’est d’ailleurs ce qu’on voit aussi en France, notamment dans la banlieue nord de Paris, où les barbus se multiplient et deviennent imposants dans certains quartiers.
D’autres participants évoquent le chômage qui atteint des sommets en Tunisie et l’absence de dispositifs d’indemnisation, sans même parler de l’absence totale de solutions, et même des fonds nécessaires. En ce sens, la question religieuse focalise l’attention et occulte les perspectives que pourraient avoir les gens qui luttaient un peu partout. Dans ce contexte, l’émigration reste encore et toujours la voie empruntée pour s’en sortir. D’après un sondage 47 % des tunisiens de 19-25 ans souhaitent quitter le pays par tous les moyens - combien s’ils ne risquent pas leur vie ?...
Certains notent la continuité relative des mouvements depuis le soulèvement de Gafsa en 2008 jusqu’à aujourd’hui : il y a un réel phénomène de contagion. Mais les luttes restent très éparpillées et ne donnent pas naissance à des organisations comme des syndicats autonomes : il leur manque même une unité, puisqu’elles se vivent en concurrence les unes avec les autres. Il semble y avoir un fatalisme, un attentisme dans la population et l’on se demande si les gens s’imaginent pouvoir faire quelque chose pour leur situation, en dehors de soubresauts. Même si les raisons du soulèvements étaient, et sont toujours, ancrées dans la réalité sociale et politique générale et que l’avenir est aujourd’hui moins fermé qu’avant, le départ du dictateur semble avoir privé tout le monde d’un point fixe de contestation, inaugurant une situation déroutante.
Une intervention parle d’une perception de la réalité tunisienne par l’opinion française en deux temps. Le soulèvement d’abord semble avoir reçu un accueil bienveillant, sinon enthousiaste (puisqu’elle a largement désinhibé les mouvements sociaux en Europe, cf. les « indignés » qui l’évoquent comme modèle), mais a laissé dubitatif quant à la suite, comme une bonne nouvelle qui demanderait confirmation. Et le deuxième temps, celui des élections actuelle, qui est crucial. Un fort vote pour les islamistes serait absolument catastrophique auprès de la population française, et plus généralement occidentale, qui craint à raison l’installation d’un nouveau régime islamiste (qui plus est aux portes de l’Europe), avec toutes ses conséquences géopolitiques comme intérieures, comme ça a été le cas lors de la révolution iranienne ou du chaos algérien. Le sens à donner au soulèvement de décembre-janvier était toujours à faire et les mois qui viennent seront déterminants.
Un participant s’inquiète de voir la réunion tourner autour d’Ennadha, questionnant le sphinx islamiste, et demande où en est l’ex-syndicat unique, l’UGTT. Il lui est répondu qu’elle est toujours le bras social du pouvoir et toujours composée d’au moins trois tendances, une islamiste, une moderniste et une stalinienne, en jouant un rôle de pôle, de chef d’orchestre de la période électorale, notamment en mettant fin aux grèves début septembre. Elle se met donc en retrait, attendant d’être à nouveau légitimée par le pouvoir du prochain gouvernement pour reprendre l’initiative.
Une intervention s’interroge sur le maintien des leviers du pouvoir, suite au soulèvement. Les partis politiques actuels, plus d’une centaines, ne sont pas vraiment investis par la population qui s’en méfie énormément, seront-ils capables de changer la situation tunisienne ? Ne risque-t-il pas d’y avoir un fantôme de pouvoir, entraînant une situation bizarre, un marasme qui traîne et où rien ne sera jamais vraiment réglé ? Il est répondu d’abord que les partis actuels ne le sont pas au sens moderne-occidental, puisque l’histoire n’est pas du tout la même : en Tunisie, il s’agit plutôt de petits regroupements sans véritables programmes et auquel personne ne croit véritablement. Quant à la marge de manoeuvre du prochain gouvernement, outre le fait que sa légitimité ne sera pas vraiment acquise (il sera encore provisoire puisqu’il sera issu d’élections visant une assemblée censée rédiger une constitution un an durant), elle sera quasi nulle, et le pouvoir ne pourra que gérer au mieux la situation, un peu comme en occident.
Il est noté que l’attitude du gouvernement dépendra également des luttes qui se dérouleront, avec deux grandes interrogations : quelles seront leurs consistances (unité, capacité à dessiner une alternative populaire, refus des manipulations, ...) et quelles seront leurs directions (revendications, alliances, ...) ? Dans un contexte de crise allant en s’approfondissant et d’un recours croissant aux discours religieux et autoritairex, il faut se demander si les gens pourront réellement faire face à la situation. C’est également le cas des mouvements des « indignés » aujourd’hui, en Espagne, en Grèce ou aux USA : S’ils demandent le maintien des promesses de la société de consommation, ils vont droit à une impasse. Pourront-ils poser les problèmes, aujourd’hui sans réponse, de l’énergie, de la production agricole ou de l’écologie ? Il est répondu que les espagnols ne se battent pas pour la société de consommation - et cette notion mériterait de plus amples discussions - mais contre la précarité de leurs conditions : là-bas, par exemple, près de la moitié des jeunes sont obligés de loger chez leurs parents, comme en Tunisie, ou en Grèce. Il ne s’agit donc pas de luxe, mais de vie digne. A cela, il est rétorqué qu’en Grèce, par exemple, où la situation est la même, la précarité était vécue comme vivable tant qu’existait l’espoir qu’il était possible d’accéder à la strate sociale supérieure, soit que cela allait s’arranger un jour. Le mouvement depuis 2009 provient du fait que la croyance en une ascension future a littéralement disparue, et que la répression croissante fait comprendre qu’il n’y a pas de compromis possible. La société de consommation n’est pas le luxe, ou une réalité même partiellement réalisée, c’est une promesse, et c’est elle qui s’évanouit, rendant éternelles des difficultés vécues auparavant comme passagères. Comme dit Clinton « Le rêve américain est en péril »... Quelles seront les réactions, partout dans le monde, lorsque cela sera évident ? Tous les prochains gouvernements auront cette tâche ingrate de l’annoncer, y compris en France... Les « indignés » se soulèvent partout où la crise économique est vécue comme l’effondrement d’un système symbolique. Même si on ne peut faire correspondre la courbe du chômage avec les mobilisations spontanées, il y a quand même un lien évident : en France, l’austérité n’est pas encore aussi sensible que dans d’autres pays, où les problèmes se posent de manière biens plus crus. Il y eu la « drôle de guerre », et nous vivons actuellement la « drôle de crise » - les lendemains risquent d’être durs.
Influence des mouvements occidentaux des « indignés »
Un participant se demande justement si le mouvement des « indignés », qui se réclame des soulèvements arabes, ont un effet en retour sur les tunisiens. Il est répondu qu’il y a une influence dans la mesure où ils se positionnent comme critiques du système occidental en général et qu’ils le discréditent comme modèle. Mais la réalité tunisienne est aussi différente de celle en Europe ou des USA : le pays compte 30 % de véritablement pauvres, et les gens sont très désabusés. Il y a une sorte de lucidité et de résignation quant au fait de ne plus pouvoir connaître la société de consommation : ce n’est plus qu’un rêve qui n’a plus de rapport avec la réalité vécue. Cela génère une grande frustration, bien entendu, mais les partis politiques ne sont pas plus investis pour autant. D’une manière générale, les tunisiens ne croient plus aux solutions collectives, assimilées à l’Etat, qui a été désacralisé symboliquement depuis l’indépendance. Par contre, il y a une différence fondamentale d’avec les « indignés », c’est sur le fait de risquer sa vie. A côté du soulèvement tunisien ou égyptien, sans parler de la Libye ou de la Syrie, « Occupy Wall Street » est bon enfant et tout le monde respecte bien les règles du jeu.
En Tunisie, il ne s’agissait pourtant pas d’une question de courage, mais plutôt du sentiment qu’on a rien à perdre, que si on ne descend pas dans la rue maintenant, on aura bientôt plus à manger. Comparativement, la déclaration de l’assemblée de Sytagma d’Athènes, par exemple, est bien plus cérébrale. En Tunisie se dire partisan de la démocratie directe, c’est immédiatement se faire accuser d’être un collaborateur de l’Etat... Contrairement aux « indignés », les mouvements en Tunisie étaient plutôt des mouvements locaux de demande de droits auprès des autorités locales : il n’y a pas ce mouvement d’occupation de places publiques centrales, comme à Tahrir au Caire : les occupation de la Kasbah ont été des tentatives mimétiques en ce sens, mais qui ont été totalement manipulées, du début à la fin. Il faut noter aussi que ces « caravanes de la libération » présentent de fortes similarités avec une insurrection armée de la fin du XIXe, qui visait la capitale et le Bey en réclamant la levée d’impôts trop lourds.
Mais comment réagiront les populations lorsque les autorités locales ne pourront plus céder à leurs exigences ? Difficile à dire, mais en tous cas, il y a encore peu de prédation en Tunisie vis-à-vis des classes supérieures : lors du soulèvement, les cités les plus pauvres n’ont pas saccagés les plus riches, contrairement aux craintes, il n’y eut que quelques grands magasins pillés. En même temps, la télévision fait état d’une hausse de la criminalité.
L’inconnue libyenne
Quelle est la perception tunisienne des événements libyens ? Le pays voisin est toujours perçu comme source de travail (près d’un demi-million de tunisiens y travaillaient), mais aussi comme un pays où les armes sont en circulation et bastion de l’islamisme, comme le montre la composition actuelle du CNT. La mort de Khadafi semble infléchir l’influence des nationalistes arabes, pour qui il était une icône, en face de ce qu’ils appellent les « révolutionnaires de l’OTAN »... D’une manière plus générale, les tunisiens se sentent plus proche de l’insurrection égyptienne, qui a repris le slogan « Dégage ! », que de leurs voisins immédiats.
La réunion se clôt à 23h.
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