Le mouvement des places en Grèce
Les réalités grecques aux prises avec les exigences de la démocratie directe
Pour nous, ce qui se passe en Grèce n’est pas un cas particulier. Ce qui arrive à sa population peut frapper n’importe quelle population dont le pays est visé par une attaque spéculative. Certes, dans son système politique, dans son parasitisme économique, la Grèce garde certains traits archaïques. Mais elle n’en a pas moins suivi la voie des pays occidentaux, dans leur assujettissement au système de crédit mondialisé. Le vieux clientélisme clanique méditerranéen, lui, s’acoquine fort bien avec l’oligarchie jouisseuse et pillarde. Et ils s’y entendent à eux deux pour plumer une population qui s’est départie de ses moyens de défense (solidarité, convivialité, entraide) en cherchant à devenir « moderne ».
Depuis la fin de la dictature en 1974, le régime grec de démocratie représentative a fonctionné presque exclusivement sur le mode du clientélisme et du gain politique. Les politiciens et la majorité de la population (des classes dominantes à la petite bourgeoisie) se sont entendus afin de s’enrichir via trois sources principales : les fonds de l’Etat, les diverses subventions européennes et la surexploitation des immigrés. Surtout après l’adhésion à la Communauté européenne en 1981, le délabrement de la production agricole et industrielle a conduit à une économie dépendante des commandes publiques, des services (tourisme), du bâtiment et surtout, à une économie et à une consommation à crédit. D’un autre coté, une part importante du PIB grec – jusqu’à 30% – est constituée de l’économie parallèle, de la fraude fiscale et des activités illégales (drogue, trafics divers). Parallèlement, il y a eu une vague importante de luttes ouvrières et sociales au cours des années 60, qui a connu son apogée entre 1974 et 1981. Puis la social-démocratie a entrepris d’apaiser les tensions sociales. Cette situation a abouti à un syndicalisme discrédité et bureaucratisé, à une gauche cantonnée à des luttes revendicatives et à un discours sensiblement atténué, et à un mouvement anarchiste qui, après la fin de ses « quatre-vingt glorieuses » et jusqu’à décembre 2008, est resté confiné à ses squats et à son milieu traditionnel.
La société grecque a connu une évolution comparable à celle des sociétés occidentales à partir de la fin des années 60. Le recul du mouvement social, combiné à l’amélioration substantielle du niveau de vie a conduit à la privatisation de l’individu, au désintérêt pour la chose publique, et à une convergence vers un consensus « néolibéral ». La majorité de la société grecque a souscrit à l’idée que la plupart des projets politiques, excepté les « utopies » de l’extrême gauche et de l’anarchisme, ne pouvaient, sur les questions politiques majeures, que converger. La démocratie représentative proposait une « alternance » entre deux partis, deux familles plutôt : Papandréou-Karamanlis, Karamanlis-Papandréou…, Ajoutez à cela un peu de libéralisme, de consumérisme, de bureaucratisation et d’Etat-providence et vous obtenez l’horizon indépassable de toute société « moderne » qui se respecte. Les rares tensions sociales étaient facilement régulées par l’oligarchie politico-bureaucratique dominante, grâce à l’abondance matérielle relative qu’assurait l’économie parasitaire.
Cette convergence de l’éventail politique grec vers le « centre » a aussi intégré un nouveau type de discours patriotique-national. La gauche grecque – le PC et Synaspismos, composante principale de la gauche réformiste – s’en tenait jusque-là à des références abstraites au « peuple », à la patrie et aux glorieuses luttes « patriotiques » (la résistance contre les nazis, etc.). Elle est passée à la politique « nationale » extérieure, aux questions « nationales » comme celle des relations avec la Turquie, etc. Cette tendance a été renforcée par la puissance relative de l’économie grecque dans la région balkanique et son expansion vers les pays voisins. Ainsi, s’est formée une sorte de nouveau « tissu national », dont l’idéologie est essentiellement incarnée et exprimée par le PASOK (le PS grec). Celui-ci représente les couches moyennes – fonctionnaires, professions libérales, cadres, petits patrons – et une part considérable des travailleurs, et s’en prend à la fois aux immigrés et aux groupuscules contestataires.
Ce discours patriotique-national est constitué de deux composantes majeures qui s’enchevêtrent. D’un côté, l’illusion d’une unité nationale, enfin acquise après une longue histoire de divisions et deux guerres civiles (1) et qui se fraierait un chemin vers la croissance économique, l’abondance matérielle et une relative puissance politique au sein de l’Europe. De l’autre, l’idée implicite que le peuple grec, depuis toujours sous tutelle des grandes puissances (Grande-Bretagne, France, Allemagne jusqu’aux années 50, Etats-Unis depuis), exploité, dupé, méprisé, deviendrait enfin un peuple avec lequel il faut compter.
Depuis trois ans cependant, la Grèce connaît une montée des tensions sociales, qui a débuté à l’été 2008 avec les gigantesques incendies qui ont ravagé le pays (voir chronologie).
La crise financière mondiale suscite d’abord chez les Grecs une réaction de quasi-dénégation. Ce n’est que le problème des « autres », un effet de leur pingrerie. La Grèce n’est pas menacée, la protection monétaire que lui offre l’Union européenne la met à l’abri. Certes, on constate une baisse sensible du niveau de vie et des problèmes évidents : chômage et précarité chez les jeunes, un cinquième de la population sous le seuil de pauvreté, une forte inflation, etc. Mais malgré cela, et malgré un sentiment répandu de quasi-indignation, le peuple grec ne veut pas voir la réalité en face. Cette posture de l’autruche se prolonge jusqu’en mai 2010, lorsqu’il devient évident, surtout pour les jeunes, que le libéralisme ne tiendra pas ses promesses. La mobilisation de la population à plus grande échelle commence à faire ses premiers pas autour de luttes défensives de type not in my backyard (mouvement contre l’installation d’enfouissement des déchets à Keratea) ou mettant en avant des revendications à peine réformistes, qui ne visent qu’à prolonger un peu la prospérité dans une perspective de précarité généralisée (mouvement « Je ne paie pas »). Elle est relancée par les soulèvements arabes. Ceux-ci laissent accroire aux Grecs qu’un soulèvement spontané de la société « toute entière », qu’un « tous ensemble » pourrait chasser la clique des corrompus qui les condamne à la misère. Quelques jours avant la grève générale du 23 février 2011, la gauche réformiste lance l’idée : après la manifestation, « restons sur Syntagma ». La veille, son personnage emblématique (Alavanos) exhorte le peuple à faire de la place Syntagma (la place de la Constitution) une « place Tahrir », afin de faire tomber le gouvernement Papandreou. Mais cette tentative, relayée surtout via les blogs et les réseaux sociaux, est un échec.
Le 25 mai 2011, dix jours après le premier rassemblement des « indignés » espagnols à la Puerta del Sol de Madrid, le mouvement démarre enfin. Des rassemblements ont lieu sur les places centrales de toutes les grandes villes de Grèce. Ils font suite à un appel anonyme via Facebook d’un groupe qui se déclare non partisan. A Athènes, des milliers de personnes se rassemblent sur la place Syntagma dans une ambiance de fête qui perdure jusqu’à l’évacuation de la place par les forces anti-émeutes le 29 juillet.
A quoi ressemble la place Syntagma ? C’est une vaste place séparée en deux par des volées de marches. Dès le début, les rassemblements se scindent en deux groupes bien distincts. En haut des marches, près des jardins du Parlement, s’installent les manifestants d’extrême droite, qui ne s’avouent pas comme tels mais qui arborent des drapeaux nationaux et chantent des chants de supporters de l’équipe nationale de football. En bas, se retrouvent les autres tendances du jeu politique : centristes, gauchistes, radicaux, qui eux aussi cachent leur identité politique, et, surtout, la foule massive des non-affiliés ; tous se déclarent des « citoyens » qui veulent chasser le gouvernement et la troïka, « prendre leur vie en main », restaurer la liberté, la dignité, la justice et établir la démocratie directe.
Ce mouvement de réappropriation des places ne fait pas suite à un désir spontané des gens de renouer des liens entre eux, même si cette volonté n’est pas absente, loin de là : certains participants l’ont présenté comme l’occasion de « se retrouver, pour la première fois depuis longtemps ». Il est vrai qu’en Grèce il y a vingt ou trente ans, les rues, les places, les quartiers étaient encore des lieux de sociabilité, où l’on se rencontrait et où l’on nouait des amitiés… Mais il ne faudrait pas se méprendre : ce mouvement surgit au moment où, dans la population, plus personne ne peut espérer s’en tirer individuellement.
Les accords passés en mai 2010 avec la troïka (FMI-BCE-Commission européenne) prévoient entre autres l’abandon de la souveraineté nationale en cas d’insolvabilité. Pour la première fois de son histoire, le pillage des richesses du pays est légitimé par son propre gouvernement. Le désarroi de la population face à cette situation est immense. Il est renforcé par un discours politique dominant repris par les média grecs et européens, qui vilipende les « fainéants » grecs, présentés comme seuls responsables de leurs malheurs.
Sociologiquement, le mouvement est relativement hétérogène. On y trouve des employés, des précaires, des chômeurs, des étudiants, des représentants des professions libérales, des petits patrons, des retraités et quelques ouvriers. La plupart des gens sont des jeunes issus des couches moyennes. Diplômés et ambitieux, ils se sont retrouvés smicards, précaires ou chômeurs. Les quinquagénaires, perçus comme issus de la génération la plus responsable de la situation actuelle, sont très peu présents. Les immigrés et les marginaux sont absents.
Dès le début, le mouvement se déclare non partisans. On peut y participer à condition de n’y représenter que soi-même. Les assemblés populaires ont lieu presque tous les soirs. La parole est accordée après tirage au sort. L’assemblée vote des résolutions à la majorité qualifiée qui prennent la forme de déclarations « du peuple » adressées, le plus souvent, au gouvernement ou à la troïka. Elle prend également des décisions concernant l’organisation et les actions à mener. A cet effet, plusieurs commissions sont formées : politique, économie, solidarité sociale, mais aussi service d’ordre, de propreté, de communication, de support technologique, etc. (Cf. « Assemblée populaires de Syntagma : structure et fonctionnement » )
Les revendications sont variables. Le mouvement met en avant, pêle-mêle, l’abolition des accords avec la troïka, la sortie de l’euro et de l’UE, la nationalisation des banques, le contrôle démocratique sur la production, la suppression de la dette, le changement radical de la société, le changement des mentalités, l’alignement du salaire des députés sur le SMIC, une Assemblée nationale constituante pour la modification de la Constitution, le changement de régime, la dénonciation de la répression syrienne, la solidarité avec les mesures islandaises,...
Beaucoup de choses qui reflètent autant la lucidité et l’ambiance électrique que la confusion et l’influence des minorités gauchistes.(2)
Quelle démocratie directe ?
Il semble pourtant que l’essentiel se trouve dans ce qu’impliquent ces revendications, et avant tout la revendication centrale du mouvement. Malgré toutes les déclarations sur la sortie de l’euro et de l’UE, ou même sur le renversement du régime, le but principal a été d’empêcher le vote par le Parlement d’une nouvelle série de mesures d’austérité appelées « Programme de moyen terme », d’abord prévu pour le 15 juin, et finalement adopté le 29. De ce point de vue, il s’est agi d’un mouvement de rejet d’une politique (mouvement-veto) et pas d’un mouvement de proposition, de prise de position. Cette posture « contre » correspond assez à l’état d’esprit politique exprimé par l’« indignation » : on s’adresse aux dominants, on s’en remet à eux, on formule des revendications réformistes dans lesquelles la gauche parlementaire et ses satellites se retrouvent sans mal.
Même si sa position est apparue comme incompréhensible à beaucoup, la gauche a largement contribué à ce qu’une partie du mouvement s’en tienne à une opposition « réaliste » au « Programme de moyen terme » qu’on pourrait résumer ainsi : puisque la sortie de l’euro est inévitable, autant élire une nouvelle majorité qui l’effectue avant la liquidation des ressources du pays et l’augmentation de la dette. Les accords avec la troïka seraient ainsi abolis par un choix souverain du peuple qui ne saurait être remis en question par la communauté internationale.
Malgré la prééminence de cette position, la gauche s’est retrouvée en porte-à-faux comme représentante abhorrée de la politique à Papa. Prise dans un mouvement qui la dépassait, sous la menace d’être taxée d’« ennemie de la démocratie directe », elle n’est pas parvenue à faire voter par l’assemblée (qu’elle noyautait pourtant vigoureusement) un appel à l’organisation d’élections législatives. Pourtant, il en était question depuis le printemps, elle ne cessait de marteler cette idée via les média.
Le mouvement a laissé dans l’ombre plusieurs questions liées à la démocratie directe : celle de la séparation de l’Eglise et de l’Etat (question délicate pour le peuple grec) ou celle de l’inégalité des revenus. De façon générale, il s’est cantonné au terrain politique, en évitant d’étendre les discussions au domaine économique ou à d’autres aspects de la vie sociale. Il faut dire que cela aurait exigé plus que des déclarations. Cela aurait impliqué une confrontation avec les patrons et les bureaucrates syndicaux sur les lieux de travail, avec les mandarins à l’université, avec tous les petits chefs de la vie ordinaire. Cela n’a pas eu lieu pour différentes raisons. La mainmise syndicale n’y est pas étrangère. Ni surtout la relative réserve d’une grande partie de la population vis-à-vis d’un mouvement très (trop ?) novateur et sans porte de sortie institutionnelle. De même, la volonté de chasser immédiatement la classe politique sans en même temps s’appliquer à élaborer un projet politique concret pose problème. Ni l’assemblée populaire ni les commissions de politique et d’économie ne sont parvenues à fournir une réponse cohérente à la question cruciale : quel régime mettre à la place de celui-ci ? Aucune idée claire sur ce que serait la démocratie directe au niveau national n’a été formulée. Les défauts touchant au fonctionnement de l’assemblée peuvent aussi susciter une certaine réserve.
Le mouvement n’a cessé de mettre en avant la souveraineté populaire et l’indépendance comme revendications radicales propres à fédérer le peuple, et qui seraient accomplies après l’abolition de l’accord avec la troïka, la sortie de l’euro, la fin du régime politique actuel et l’instauration d’un autre régime « basé sur » la démocratie directe. En gros, la démocratie directe serait le cadre de déroulement des procédures qui donneraient naissance à ce nouveau régime. Parmi les procédures évoquées, on a souvent entendu parler d’Assemblée nationale constituante. L’assemblée populaire a aussi décidé d’organiser en septembre un contre-référendum en réponse à celui annoncé par le gouvernement et qui portera sur les « grandes questions nationales actuelles ». Comme tous les référendums dans l’histoire de la Grèce moderne, le contre-référendum porte sur le type de régime. Il s’adresse, curieusement, aussi aux Grecs de la diaspora. Le mouvement en appelle bien à une « élaboration des propositions qui amélioreront, changeront ou renverseront les institutions démocratiques et le régime du pays » et aussi à l’« élaboration des propositions afin d’affronter à la fois la dette et les effets de la crise économique de façon qui sera profitable au peuple ».
Mais la démocratie directe reste absente des thématiques du contre-référendum. C’est d’autant plus étrange que celle-ci a été mise en avant pendant plus d’un mois...
De la même manière, certaines questions majeures qui auraient dû concerner tout mouvement radical sont restées « à la porte » de Syntagma. Le discours dominant était caractérisé par un clivage profond entre « nous » les Grecs et « eux » les centres de décision de l’Europe et du FMI et leurs complices, les politiciens grecs qui nous ont « trahis ». A entendre beaucoup de participants, la crise ne frapperait pas les autres peuples et la nécessité d’une réponse internationale face à une crise qui touche toute la planète ne semble pas les avoir préoccupés. Au lieu de demander l’abolition de l’UE en tant qu’instance de domination et d’exploitation, par exemple, l’assemblée s’est bornée à demander que la Grèce en sorte. Corrélativement, la question du changement de paradigme, de mode de vie, face à des problèmes comme la destruction écologique de la planète et la nécessité d’une gestion différente des ressources naturelles n’ont pas été abordées en tant que questions politiques mondiales, mais plutôt dans des perspectives de bien-être personnel.
Engluées dans l’imaginaire de la société grecque actuelle, les tendances les plus lucides et courageuse ne semblent pas avoir pu prendre le dessus, malgré une réelle ambiance internationaliste (présence de drapeaux espagnols, tunisiens,...) et des initiatives en ce sens (organisations des journées de mobilisation paneuropéennes, discussions sur l’organisation d’une rencontre européenne voire internationale, conférence ouverte avec des invités syriens et égyptiens sur les mouvements arabes, etc.).
D’autres aspects problématiques du mouvement renforcent les réserves que nous devons émettre quant à sa radicalité. Un de ces aspects est le manque d’attachement des participants aux obligations qui découlent des décisions d’une assemblée générale. Les gens ont souvent manqué d’engagement et de responsabilité face aux décisions de l’assemblée générale, tout en montrant de l’intérêt et de l’attention pour le déroulement de la procédure en tant que telle. Non seulement trop peu de choses ont été décidées En termes d’actions concrètes (le blocage du Parlement lors des trois journées de grève serait la plus importante d’entre elles). Mais les rares décisions prises n’ont, régulièrement, pas été clairement suivies d’effet, laissant subsister pour l’essentiel la logique de la substitution (3). Même si une multitude de comportements ont été exemplaires au vu du contexte et de l’urgence, il semble que la culture politique dominante et le type anthropologique qui lui est propre ait largement perduré. Il est aisé de parler de démocratie directe lorsque cela n’engage pas à assumer ses responsabilités et/ou ses erreurs, ni à admettre qu’elle implique notre investissement personnel et notre participation active. On peut d’ailleurs noter qu’aucune réflexion sérieuse sur les causes de la défaite du mouvement n’a été menée. Une tendance populaire a voulu réduire la démocratie directe à un outil, une simple procédure de prise de décisions dans l’Assemblée populaire.
Selon quelques participants, la jeunesse de Syntagma n’a fait, en somme, que répéter ce dont elle avait déjà l’expérience dans les amphithéâtres des universités, notamment depuis décembre 2008. Cela expliquerait pourquoi la question de l’extension de la démocratie directe à la production et à l’économie en général a été repoussée par les gens et pourquoi ce mouvement n’a pas du tout parlé d’autonomie. Mais ce diagnostic nous semble erroné : de plusieurs point de vue, les Assemblées athéniennes étaient bien mieux organisées et beaucoup moins bureaucratisées que celles des étudiants jusqu’ici, où ne s’exprimaient que des militants de droite ou de gauche devant un public homogène obnubilé par la reconduction des occupations des facultés. Le contraste est frappant avec les assemblées réellement populaires du printemps, où les gens se déplaçaient pour débattre en contestant en permanence les principes, les comportements et les prises de parole des gauchistes et des militants de tous les partis en général.
Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas tardé à dénoncer l’acharnement du mouvement contre toute idéologie politique, sous prétexte que les gens devaient se dépouiller de leur identité politique, donc de leur parcours et de leur histoire, afin d’entrer dans le mouvement.
Il était pourtant clair aux yeux de tous que le mouvement ne voulait que se protéger de toute tendance partisane en posant comme condition de participation aux AG et aux commissions l’expression de chacun en tant qu’individus. Mais « en tant qu’individus » n’a jamais voulu dire dépouillés de nos identités politiques – et on ne voit pas ce que cela pourrait signifier. Par cette expression, l’assemblée refusait que l’on prenne la parole en tant que représentant d’une organisation politique (et encore plus précisément d’un parti). Cela n’a empêché personne de faire valoir le communisme ou l’anarchie, etc. A ce propos, les anarchistes se sont positionnés en faveur d’un groupuscule maoïsant qui a tenté un coup d’éclat en installant sa table de propagande en plein milieu de la place où se déroulait l’assemblée générale centrale. Après que les gens leur ont demandé de déplacer leur barda vers la périphérie, où plusieurs organisations et collectifs disposaient leur matériel et leurs banderoles, les maoïstes ont entrepris tout un travail de sape et de diffamation à coups de commentaires et d’annonces sur le site « Indymedia » d’Athènes, prétendant que la Place était « totalitaire », « anticommuniste », etc. Tout cela n’avait rien à voir avec la réalité de l’assemblée, où le problème était au contraire celui d’un « parolisme », de discussions effrénées, bien plutôt qu’un nihilisme anti-idéologique de type libéral tel qu’on le rencontre habituellement. Il ne semble donc pas que le mouvement ait obéit à la logique des « démocraties » populaires du passé qui imposaient le bâillonnement des opposants comme condition d’accès à leur démocratie. A Syntagma, les gens se politisaient d’eux-mêmes et n’avaient aucun besoin d’être chapeautés par de quelconques chapelles. Ils déployaient en face d’elles une résistance admirable pour des novices et totalement innovante dans la tradition politique grecque. Reste que les difficultés d’organisation, d’élaboration de vision politique et de formulation demeurent patentes.
Malgré son caractère admirable et prometteur, ce mouvement a des limites évidentes. Son échec relatif, en tous cas l’échec de sa revendication principale, pourrait bien le faire passer rétrospectivement pour un sursaut « patriotique-national ». De même, l’extrême difficulté qu’il a rencontré à faire le deuil de la société d’abondance et de consommation pourrait le faire passer pour un simple mouvement de réaction face à l’effondrement du niveau de vie.
Tout cela suggère que le mouvement de Syntagma a, aussi, implicitement aspiré à sauver ce que la crise financière menace d’effacer : d’un côté l’unité du peuple, menacée par l’état lamentable du pays et par les conflits sociaux qui, surtout après les événements de décembre 2008, se sont aggravés. Et de l’autre, la prospérité et la puissance économique du pays.
Aujourd’hui (fin septembre), la situation en Grèce est indécise. On entend que le gouvernement projette de transformer son référendum en élections législatives d’ici à la fin de l’automne et qu’en même temps la droite se prépare pour un éventuel gouvernement de coalition. Dans la presse de la gauche réformiste sont récemment apparus des articles proposant un régime d’état d’urgence, avec un Premier ministre technocrate aux pouvoirs renforcés, contrôlé par le Parlement, afin de faire sortir le pays de l’impasse. De l’autre coté, des militaires en retraite préparent un nouveau parti politique. La sortie de l’euro dans un avenir proche ne semble pas possible, des nouvelles mesures d’austérité sont en cours d’élaboration, la colère et l’indignation du peuple s’accroissent.
Le mouvement des places a perdu sa première bataille et il n’a apparemment pas pu convaincre la société quant à ses visées, sa détermination et son efficacité. Tel qu’ils se présentent, les prochains mois poseront la question de la continuité du mouvement. Certains proposent de reprendre la mobilisation sur le mode de l’auto-organisation (syndicats autonomes de base, structures de coordination nationale, assemblées de quartiers) et lutter à la fois pour qu’elle soit étendue et approfondie au travail et dans la vie quotidienne.
Notes
1 Les conflits civils n’ont jamais manqué dans l’histoire du peuple grec. Deux ans après le début de la guerre de libération commence la première guerre civile entre les bourgeois (commerçants et armateurs) et les oligarques. Entre 1914 et 1917, il y eu le « schisme national » : le roi voulait la neutralité et les bourgeois l’alliance avec l’Entente. Durant cette période, dans le pays il y avait deux gouvernements. La guerre civile de 1946-49 entre communistes et régime établi a approfondi une longue histoire de divisions de la société grecque, qui font que l’union reste inachevée.
2 Sur l’ambivalence des revendications du mouvement des « indignés » en Europe, voir notre tract de juin dernier : « Le mouvement des indignés : contradictions, potentialités et perspectives », disponible sur le site rubrique Nos textes > Tracts
3 Par exemple, selon quelques camarades sur place, beaucoup de gens qui, dans l’assemblée populaire, avaient voté pour le blocage du Parlement à l’occasion des journées de grève étaient absents lorsqu’il a fallu passer aux actes. Ils ont laissé « les autres » s’affronter aux forces de l’ordre... Cf. par exemple « Récit d’un participant sur la place Sytagma ».
Commentaires