Mercredi 15 juin
Même si la participation à la grève générale ne fut pas très impressionnante, les gens qui y ont participé autant que ceux qui bloquaient le Parlement étaient vraiment très déterminés. Le projet initial était de bloquer toutes les voies qui permettraient aux députés d’accéder à l’Assemblée nationale. Cette idée fut initialement lancée comme une tentative pour empêcher le vote des nouvelles mesures d’austérité demandées par la Troïka (FMI, UE, BCE) afin que la Grèce puisse recevoir une prochaine dose du financement. Bien entendu, le jour du vote fut reporté pour la fin juin. Mais l’AG a décidé de suivre le plan initial, en guise de geste symbolique.
On a alors organisé plusieurs blocus, en érigeant des barricades, tout autour du Parlement (il s’agit d’un complexe assez grand, puisque le bâtiment du Parlement se trouve à côté du jardin botanique d’Athènes de sorte qu’on n’a d’accès « direct » au bâtiment que sur deux de ses côtés). Des AG locales de divers quartiers athéniens sont venues en manif jusqu’aux endroits décidés, même si, souvent, elles furent bloquées par les flics. Pourtant, les principales voies ont été rendues impraticables et seul un assez petit nombre de députés (dont la plupart furent malmenés) ont pu accéder au Parlement .
Au moment où la manif passait devant la place de la Constitution, les Black block (infiltrés par des policiers en civil) ont commencé à se battre avec les CRS, malgré la décision des anars de participer « pacifiquement » aux mobilisations. La plupart des membres du Black Block étaient des gamins de 17-20 ans même s’il y avait aussi des gens plus âgés. Le résultat de tout ça fut que les CRS ont évidemment commencé à contre-attaquer, jusqu’a parvenir à occuper la place de la Constitution, et en s’en prenant même au campement et aux tentes...
Or, ce qui est vraiment intéressant est que les gens n’étaient pas du tout dissuadés par le procédé : Ils ont attaqué des petites fractions du Black Block, en les traitant de mouchards et en essayant de les désarmer.
Pendant les heures suivantes les gens se sont rassemblés à divers endroits autour de la place de la Constitution, en attendant que l’atmosphère se purge des gaz lacrymogènes. Etant donné que des gens étaient désormais disponibles, après la fin du travail, la place fut, petit à petit, reconquise. Les travailleurs du métro n’ont précisément pas fait grève pour permettre aux gens de venir à la place de la Constitution. Ils avaient même essayé de garder ouverte une station qu’avait fermé la police, puisque ses sorties amenaient derrière le « mur » que les CRS avaient érigé pour protéger le Parlement, et ils ont aussi organisé des « infirmeries » pour soigner les blessés.
Après l’affrontement, l’ambiance était enthousiaste mais l’AG ne s’est pas très bien passée, car il y avait trop de gauchistes qui étaient venus précisément pour prendre la parole et dire des conneries du genre : « aujourd’hui on a renversé le gouvernement, mais il faut avancer, il nous faut un nouveau gouvernement travailliste, qui mettra fin à la politique d’austérité », etc. C’était très grossier, puisque tout le monde savait que les deux principaux partis de la Gauche avaient demandé la tenue des élections quelques heures plus tôt... Et c’est dommage, étant donné qu’il s’agissait d’une AG d’à peu près 5000 personnes.
Malheureusement, les anars qui participent à la mobilisation ne prennent jamais la parole pendant les AG. Ils restent debout au fond de la place, juste derrière les gens qui sont assis, et ils désapprouvent juste les gens dont les interventions ne leur plaisent pas. La médiocrité de leur niveau politique a été démontrée (encore une fois !) d’une manière très parlante, quand ils ont désapprouvé (d’une façon assez offensive) un mec non affilié qui proposait de rédiger une annonce contre les conneries du Black Block. Il s’agit du seul moment où les anars ont essayé d’intervenir à l’AG (à leur manière), n’ayant jamais protesté, jusqu’à ce moment-là, ni contre les conneries des gauchistes ni contre leur tentative de manipuler l’AG...
Un des slogans qui a été très fréquemment utilisé compare le régime actuel à une junte : « Pain, paideia, liberté [slogan des étudiants en 1973], la junte n’est pas finie en ‘73 ». Moi j’interpréterais l’ambiance générale en disant qu’il s’agit d’un étrange mélange d’éléments proprement bourgeois/républicains (le peuple uni se soulèverait contre le pouvoir arbitraire, manque de toute analyse en termes de classes,...) et démocratiques (critique de la représentation politique, applaudissements quand quelqu’un dénonce le capitalisme, etc.). Et c’est précisément sur cette contradiction que se fonde la tentative des gauchistes de détourner le slogan principal sur la démocratie directe en réduisant cette dernière à un simple instrument de lutte dans les cadres d’une politique réformiste dont le but serait d’élire un gouvernement de gauche qui annulera toutes les mesures déjà prises aussi bien que le Mémorandum.
Jeudi 16 juin
Hier soir je n’ai pas participé à l’AG, puisqu’en même temps se déroulait l’AG particulière du « Comité de politique ». Là on est censés proposer un texte à l’AG principale, où on essayera de résumer les principes politiques du mouvement.
Notre texte – et le Comité en général - n’a qu’un rôle de consultation. L’enjeu principal c’est de proposer un texte qui mettra l’accent sur le fait que la démocratie directe n’est pas seulement un instrument de lutte contre les mesures d’austérité, mais aussi un projet de société global. Il s’agit d’un point crucial, qui pose la question la plus fondamentale concernant le caractère du mouvement :
- S’agit-il simplement d’un mouvement-veto réformiste, qui n’a d’autres visées que le blocage de la promulgation des nouvelles mesures ainsi que l’annulation du Mémorandum, comme le disent les gauchistes réformistes qui ont infiltré l’AG ?
- Ou est-ce qu’il s’agit d’un mouvement dont les revendications vont beaucoup plus loin, comme l’implique le discours de la plupart des gens « non affiliés » qui parlent contre les partis (y compris ceux de la gauche « extra-parlementaire »), contre la représentation politique et pour la démocratie directe comme mode d’action et d’organisation en général (fût ce d’une manière assez vague) ?
Certains anars qui participent à ce Comité politique – et avec qui nous sommes en alliance pour lutter contre quelques gauchistes - ont proposé de rédiger un texte où on résumera tous les textes déjà proposés (il y en a une dizaine), en mettant l’accent sur la démocratie directe en tant que projet global. Nous, par contre, nous avons proposé de nous rendre à l’AG principale, avec deux textes : un qui propose la démocratie directe seulement comme mode d’action provisoire et l’autre exprimant nos positions sur la démocratie en tant que régime. Et cela pour la raison qu’il s’agit d’une véritable question qui doit être posée en AG principale et non pas dévolue aux coulisses comme le proposent les anars en question.
Dans les comités on voit comment les gens ordinaires d’aujourd’hui perçoivent vraiment la démocratie directe. Même si le truc va très bien sur le plan organisationnel, au sein des comités (qui ont comme tâche de discuter les positions du mouvement en matière d’économie, de politique etc.), on voit un phénomène très intéressant sociologiquement et anthropologiquement : les gens comprennent bien les différences entre démocratie directe et modes d’organisation hiérarchiques, et c’est particulièrement amusant de voir l’impasse dans laquelle se trouvent les gauchistes chaque fois que des gens non affiliés dénoncent les partis, les bureaucrates etc. ! Mais la dimension d’autolimitation et de responsabilité semble échapper à la plupart des gens .
Le fait est, en d’autres termes, que pour la première fois dans leur vie, peut être, ils ont la possibilité de parler sur une base égalitaire avec une multitude de gens et cela les fait souvent bavarder, sortir du sujet, ne pas respecter les règles de procédure de discussion, etc. Et en même temps ils sont assez soupçonneux, ils ont peur que le coordinateur de chaque séance ne les prenne pas en compte, que leurs propos soient mal interprétés, etc.
Il s’agit d’un point décisif, parce qu’il démontre combien le type anthropologique que fabriquent les sociétés contemporaines (narcissisme, pseudo-individualisme, etc.) est incompatible avec une véritable démocratie, si celle-ci est perçue non seulement en tant que procédure mais aussi en tant que régime qui a besoin de son propre type anthropologique et de sa propre culture pour pouvoir fonctionner durablement et à grande échelle.
Vendredi 17 juin
Vendredi soir, il y a eu la conférence ouverte sur la démocratie directe. 8000 personnes, à peu près, sont restées pendant 4 heures, sur la place Syntagma, assises ou debout.
Pendant la première heure et demie, on a écouté les principaux intervenants : un prof de droit constitutionnel ; un ancien membre de notre groupe ; Giorgos Economou (castoriadien académique mais proche du groupe) ; un gauchiste postmoderne ; un autre mec qui a rencontré les zapatistes et une figure emblématique de la gauche grecque, M. Glezos (c’est lui qui avait décroché le drapeau nazi de l’Acropole pendant l’Occupation allemande).
Le premier était partisan d’un système de pouvoir dualiste, d’un mélange de démocratie directe et de démocratie représentative, proposant comme projet la revendication de changements constitutionnels qui pourraient démocratiser la constitution grecque. Le gauchiste postmoderne était assez proche de lui, puisqu’il proposait ce qu’il appelait (inspiré, très probablement, de Lefort et Ch. Mouffe) « démocratie sauvage » ou « agonistique ». L’ancien membre de notre groupe, Giorgos, a très bien parlé ainsi que l’autre Giorgos, puisqu’ils ont résumé les principaux points de la critique que fait Castoriadis des oligarchies libérales, en faisant aussi allusion à la critique de la consommation, à la décroissance, etc. Glezos, à son tour, a parlé de sa tentative d’introduire la démocratie directe dans son village où il était élu maire et l’autre mec a parlé de la démocratie directe chez les Zapatistes.
Pendant presque trois heures après la fin des interventions initiales le public a posé des questions et a fait aussi ses propres remarques. La discussion s’est très bien déroulée, puisqu’elle fut articulée autour de l’antithèse entre ce que proposait le prof de droit constitutionnel et ce que disaient les deux Giorgos ainsi que le mec qui a parlé des Zapatistes. Le seul problème fut que le premier tour des interventions du public était réservé principalement à des questions et pas tant à des interventions proprement dites. Bien sûr la plupart des intervenants exposaient leur propre point de vue avant de poser leur question. Or, ce premier tour a duré pendant près de trois heures et cela a empêché le déroulement du deuxième tour de la discussion qui devait être réservée aux interventions proprement dites et à ce que les organisateurs appelaient « discussion libre ».
En ce qui concerne le contenu de la discussion, son principal défaut tient à ceci que les dimensions sociale et anthropologique ne sont pas beaucoup abordées, puisqu’on a concentré son effort sur la critique du système représentatif. C’était ça que je voulais dire si j’avais pu prendre la parole, mais, malheureusement je n’ai pas pu intervenir, car ce deuxième tour de discussion n’a pas eu lieu. Je voulais dire qu’il faut savoir pourquoi on est pour la démocratie directe, puisque la démocratie directe ne doit pas être vue seulement sous une perspective étroitement politique : il faut aussi aborder les questions qui concernent l’économie et les valeurs, c’est-à-dire le lien entre le contenu concret de notre vie et les principes fondateurs de notre société ; capitalisme, consommation etc. Ce sera pour une prochaine fois...
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