Lors des mobilisations des gens se battent pour leur travail, leurs études, leurs conditions de vie, pour ne pas que d’autres décident à leur place : les Assemblées Générales (AG) sont le lieu où chacun peut renouer des rapports humains, s’approprier un pouvoir qu’on lui a confisqué et inventer une démocratie réelle. Les relations égalitaires qu’on y tisse et les choix auxquels on est confronté tranchent avec la vie déterminée et électorale ordinaire. Une assemblée est un des rares endroits où il est possible de s’éduquer mutuellement à la parole publique, à la discussion collective et à la prise de décision commune. Une telle implication peut conduire à un éveil durable à la chose politique comme à un embrigadement ou à un véritable dégoût pour les combats collectifs.
Autour des AG se constituent des petites communautés, où des gens jusqu’ici éparpillés par les horaires, les lieux, et les différences se rencontrent et se retrouvent. Des liens précieux se tissent alors entre corporations, milieux sociaux ou classes d’âge. Ces multiples échanges permettent que s’élaborent d’autres images de soi que celles imposées par les hiérarchies ou les statuts officiels, d’autres représentations de la société que celles véhiculées par les média. C’est le moment où chacun peut inventer une démocratie réelle : des idées novatrices, des pratiques originales, des cultures nouvelles peuvent alors être créées. C’est là que peuvent renaître des pensées et des pratiques politiques capables de surmonter le naufrage historique de toutes les gauches au XXe siècle.
Une assemblée est fondamentalement un lieu de pouvoir : si celui-ci n’est pas partagé entre tous du mieux possible, c’est qu’il est confisqué par une minorité, et les gens rassemblés ne pourront pas faire valoir leurs revendications propres, ni exprimer la richesse, la force et l’originalité de leur mobilisation.
Face aux manipulations
Se réunir de façon exceptionnelle, en grand nombre, entre gens qui se connaissent peu, pour mener une lutte urgente et risquée crée beaucoup d’angoisse, d’excitation et de fantasmes.
Dans ces circonstances, on a tendance à s’en remettre aux « spécialistes » : militants professionnels des syndicats, partis, groupuscules ou groupes déjà existants. Ils tirent souvent leur légitimité d’être à l’origine du rassemblement, de leur aisance à prendre la parole en public et de leur expérience gestionnaire.
Leur forte implication donne l’illusion qu’ils sont « avec nous ». Mais leur but n’est pas de tenir compte des aspirations des participants : c’est au contraire de s’en servir pour y plaquer des revendications et un mode d’organisation qui ne sert que leurs intérêts politiques ou carriéristes.
Leur mode d’action est répétitif, mais efficace :
- Préparer : Les militants se sont déjà réunis pour définir une tactique, les mots d’ordre et les revendications sont bouclés, les tracts sont distribués, les affiches collées et les banderoles déployées, l’ordre du jour est déjà prêt et les décisions n’ont plus qu’à être avalisées par l’AG.
- Contrôler : La fonction de président de séance, sinon de la tribune, est assurée par un de ces spécialistes pour infléchir le cours de l’AG en minimisant ou en appuyant les points à l’ordre du jour, les propositions à voter, en gérant la nature ou l’ordre des interventions, etc... C’est souvent à eux qu’incombe la tâche de parler à la presse, ou aux autres collectifs.
- Occuper : Les manipulateurs ne sont pas qu’à la tribune : éparpillés dans l’assemblée, ils se relayent pour prendre la parole, appuient leurs interventions réciproques afin que leurs discours fasse masse. Ils discutent autour d’eux pour convaincre les gens, faire taire, diviser ou occuper leurs opposants.
- Recruter : Faire circuler une pétition ou une liste de présence leur permet de recueillir vos coordonnées pour vous identifier, vous discréditer si vous vous opposez, soit pour vous proposer quelques menues responsabilités sous leur contrôle pour avoir une caution de « non-encartés ».
Le prêt-à-porter revendicatif, idéologique et organisationnel qu’ils mettent en place par ce noyautage est sans rapport avec la diversité et les désirs des gens. Chercher à constituer une assemblée démocratique, c’est tout d’abord s’affronter à ces militants bureaucratiques qui n’hésitent pas à manipuler, menacer et saboter.
Se constituer en groupe d’action
Il est pourtant possible, à quelques-uns, d’intervenir très efficacement en se constituant en minorité active, pour dénoncer les monopoles de pouvoir et les manipulations démagogiques. Il ne s’agit nullement de remplacer une clique par une autre en prenant la direction des opérations, mais de permettre l’expression libre des individus présents et d’accompagner l’AG dans son cheminement et sa constitution.
Cette minorité peut aider à la maturité de l’assemblée en incarnant d’abord des comportements décents afin d’instaurer un climat d’écoute et de créativité. La domination et le suivisme sont des mécanismes que tout le monde porte en soi. Personne n’a besoin de leçons ou d’ordres, mais bien plus d’interventions qui font appel à la liberté et à l’intelligence de chacun. Il n’y a pas à endoctriner, mais à favoriser par tous les moyens l’émergence d’une volonté collective indépendante. Un tel groupe peut favoriser par son existence les échanges d’idées et les initiatives pratiques.
Pour comprendre les impasses
Mais la mise à l’écart des apprentis dirigeants laisse un vide qui peut rendre la nouvelle situation insupportable. Avant d’être un organe de décision collective, une AG en lutte est d’abord un lieu où se rencontrent les gens. Se réapproprier une autonomie nouvelle au milieu de gens souvent mal connus passe par un tâtonnement hasardeux, mais normal : dans notre vie courante, nous avons perdu l’habitude de prendre librement des responsabilités. L’exercice est d’autant plus difficile que la pratique de l’autogestion est par nature imparfaite et inachevée. Mais face à ce qui apparaît comme insurmontable, le premier réflexe est… la fuite sous ses formes diverses : chantage à l’urgence (« on n’a pas le temps ») à l’action (« trop de parlotte, il faut agir ») ou au nombre (« on est trop / pas assez nombreux ») qui sape toute construction du mouvement. Alternent également la multiplication des votes inutiles pour pallier à une inconsistance foncière (« décisionnite ») ; le mutisme général ou la parole inhibée de peur de remettre en cause un ordre tacite ; le chahut lorsque le sentiment d’impuissance est trop grand ; les délires individuels ou collectifs dès que la parole est libérée ; etc.
Les difficultés rencontrées font souvent désirer des solutions toutes faites : se résigner à voir quelques-uns se surimpliquer et se constituer de fait en direction oligarchique du mouvement qui manoeuvrera plus ou moins au grand jour ; penser que seul compte le rapport de force brut et se comporter en conséquence - ou au contraire, rêver que tout peut être soluble dans des échanges pacifiés et courir après un consensus chimérique ; etc. Et, dans la plupart des cas, se décourager et partir.
Le travail essentiel peut alors être d’analyser collectivement les phénomènes de foules pour donner un sens aux difficultés rencontrées. Par exemple dire que « personne ne décide » simplement parce qu’il n’y a pas de tribune est une illusion. La contrainte ne s’exerce jamais aussi bien que lorsqu’elle est masquée. En AG, chacun doit constamment se demander : « Qui fait la loi ici ? ». Qui édicte les règles d’organisation, qui pose les principes de fonctionnement ? Ils existent nécessairement : reposent-ils sur quelques personnes charismatiques ? Sur une morale non discutée ? De la même manière, déjouer une tentative de noyautage ou de mainmise, ou dénoncer des proclamations sans effets, c’est bien. Mais ce ne sera ni honnête ni efficace si on ne montre pas ce qui a permis cette tentative, ses ressorts, comme par exemple une peur d’entrer dans un conflit dur avec une tendance ou le gouvernement ou une démission générale face aux responsabilités à prendre.
Identifier les dynamiques de groupe, les rendre publiques et les analyser collectivement sans crispations ni lâcheté contribue à la lucidité collective. Si l’on veut que l’AG soit réellement autonome, il faut que les relations de pouvoirs soient visibles, partageables et critiquables, sans paranoïa. Il faut mettre en place une organisation et des règles discutées et modifiées autant que nécessaire pour correspondre aux besoins de l’assemblée et de la lutte.
Faire appliquer quelques principes
Aucun modèle d’AG n’est indiscutable. Rien ne peut garantir l’entente entre les gens et l’intelligence collective. Mais les nombreuses expériences passées permettent de dégager quelques principes pratiques, régulièrement redécouverts sur le terrain.
- L’AG est souveraine, elle seule prend les décisions. Les autres organes n’ont qu’une fonction d’information, d’action ou d’analyse, et doivent régulièrement rendre des comptes.
- Les tâches sont tournantes. La rotation systématique de toutes les fonctions (animateurs, secrétaires, ...) et de toutes les tâches (affichage, rédaction de tracts, ...) évite les monopoles et les fiefs.
- Les mandatés sont contrôlés. Le vote de mandats impératifs pour les délégués (désignés par exemple pour représenter l’AG à l’extérieur) et leur contrôle permanent est un principe qui permet la confiance.
- La vigilance est de mise. La persévérance de chacun doit devenir une habitude face aux noyautages, aux manipulations, aux sabotages, mais aussi face aux peurs, délires et tâtonnements, qui sont humains.
- Travailler la participation. Tout doit être fait pour que l’AG favorise de plus en plus l’implication du plus grand nombre, et non l’inverse. Cela suppose de rendre publique les décisions et débats passés.
- Se structurer autour de l’expression. Affiches, comptes-rendus et surtout journaux d’assemblées permettent de s’organiser, de rendre visibles les actions ou réflexions et de permettre une mémoire des luttes.
- Créer des dispositifs, uniquement s’ils répondent à un besoin précis et allègent sans dommage les séances plénières : groupes de travail, commissions, cercles de discussions, points techniques, etc.
- S’autoriser à chercher. Une assemblée est un lieu où les revendications habituelles et les mots d’ordre peuvent être reformulés et transformés pour correspondre aux désirs des gens rassemblés et non aux schémas idéologiques préétablis.
Le principe des AG s’est répandu depuis 1968, mais elles s’inscrivent dans la très longue lutte qui vise la gestion par la population elle-même de ses propres affaires, des sections révolutionnaires de 1789 aux soviets de 1917 et aux conseils hongrois de 1956. Dans ces assemblées populaires, la parole et le pouvoir ne sont plus la propriété privée de quelques oligarques bien intentionnés ou non, mais ils sont rendus à la sphère publique.
Les multiples choix à faire concernant la lutte (grève, revendications, préparations d’actions, coordinations...) ou la gestion du lieu (occupation, liens avec le quartier, approvisionnement...) engagent chacun au même titre : la démocratie radicale est d’abord une lutte permanente contre l’émergence d’une clique de décideurs.
Collectif politique Lieux Communs
lieuxcommuns gmx.fr
PS : Sur le même sujet, on lira « Comment manipuler une assemblée générale », « L’antidémocratisme », « Perspectives des mouvements sociaux » et « Penser le passage du social au politique »
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