La bêtise est d’abord une donnée immédiate de l’expérience sociale. Des rapports entre voisins aux débats politiques, la bêtise est partout, surgissant sous ses formes les plus simples ou prenant les habits du plus extrême pédantisme. En explorant les territoires les plus divers des luttes politiques, en analysant notamment les discours dits extrémistes et ceux de leurs ennemis déclarés, les anti-extrémistes, on ne cesse d’être troublé par le simple constat d’une dissémination sans limites de la bêtise. Il est difficile de ne pas s’interroger sur la régularité avec laquelle celle-ci se manifeste dans les débats publics. A vrai dire, rien n’est plus banal que la bêtise, car elle se confond avec l’émission de pensées banales, indéfiniment répétées, et cette affligeante banalité la rend imperceptible à beaucoup [1], comme si elle était un élément nécessaire du décor. Elle s’intègre pour ainsi dire dans le bruit de fond du fonctionnement social, elle fait partie de la rumeur du monde, celle qu’on n’écoute plus dans la vie ordinaire. Dans La Révolte des masses, José Ortega y Gasset s’étonnait du fait que la bêtise, cible de multiples pamphlets plus ou moins superficiels, n’ait guère été prise au sérieux par les philosophes, à l’ exception de Schopenhauer et de Nietzsche : « Il est hors de doute que de tout temps le contact, le choc avec la sottise d’autrui a dû être pour beaucoup d’hommes, un des tourments les plus angoissant de leur vie. Comment est-il possible cependant que l’on n’ait jamais essayé, me semble-t-il, d’écrire une étude sur elle, sur la bêtise ? » [2].
Combattre le Mal : croisés, médecins, ironistes
Il n’est pas facile de définir la bêtise (ou sottise) ou la stupidité (ou imbécillité), car, en raison de l’extrême diversité de leurs illustrations possibles (elles-mêmes pourtant claires), on peine à passer de la perception de certaines ressemblances (d’« airs de famille », dirait Wittgenstein) à la construction d’un concept, ou plus exactement d’un noyau conceptuel, à partir des caractéristiques communes des cas de bêtise identifiés [3]. Certes, l’on peut s’en tenir à des critères simples, tels que l’incapacité, observable chez certains individus, à analyser des données ou à résoudre des problèmes (tant anciens que nouveaux), ce qui définit le manque d’intelligence. Mais la bêtise n’est pas réductible au manque d’intelligence, lequel est relativement mesurable (on manque plus ou moins d’intelligence, ce qui implique qu’on peut être plus ou moins stupide). La bêtise se manifeste également par le manque de jugement, et, à cet égard, elle semble sans remède. C’est la perspective adoptée par Kant dans une note célèbre de la Critique de la raison pure :
« Le manque de jugement [Mangel an Urteilsktaft] est proprement ce que l’on appelle stupidité [Dummheit], et à ce vice il n’y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée en laquelle il ne manque que le degré d’entendement convenable et de concepts qui lui sont propres, peut fort bien arriver par l’instruction jusqu’à l’érudition. Mais comme alors, le plus souvent, ce défaut accompagne aussi l’autre, il n’est pas rare de trouver des hommes très instruits qui laissent incessamment apercevoir dans l’usage qu’ils font de leur science ce vice irrémédiable. » [4]
Face à la bêtise, que faire ? Laisser passer ou engager le combat ? Et, si l’on déclare la guerre à la bêtise, à quelles armes symboliqes recourir ? Les philosophes Pascal Engel et Kevin Mulligan abordent la bêtise comme un vice épistémique :
« De même qu’il y a des vertus épistémiques – la modération dans le jugement, la pondération, le scrupule, l’intelligence – il y a des vices épistémiques – la crédulité, le conformisme, la bêtise. ( ... ) On ne peut pas blâmer ou louer un individu pour telle ou telle croyance, bien qu’on puisse le blâmer ou le louer pour être le type de croyant qu’il est (un conformiste, un crédule ou un imbécile, qui sont tous des défauts de caractère). » [5]
Le meilleur antidote à la bêtise, c’est peut-être l’ironie [6]. L’ironie telle que Robert Musil la concevait : non pas comme « un geste de supériorité », mais comme « une forme de combat » [7], illustrant une « argumentation indirecte » [8]. C’est à Quintilien qu’on doit la définition classique de l’ironie, selon laquelle l’ironiste dit le contraire de ce qu’il pense [9]. Par l’ironie, précisait Dumarsais, « on veut faire entendre le contraire de ce qu’on dit » [10]. On en trouve une formulation devenue canonique chez le grammairien et rhétoricien Pierre Fontanier : « L’ironie consiste à dire par une raillerie, ou plaisante ou sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser. » [11] C’est ainsi qu’un discours d’éloge peut envelopper une intention de blâmer ; par un discours ironique, « on fait semblant de louer ceux qu’on veut ou blâmer ou critiquer, en sorte qu’alors les louanges sont des blâmes ou des railleries » [12].Il va de soi que cette définition est très insuffisante pour comprendre le fonctionnement de la parole ironique, sa visée et ses effets.
Considérons plutôt l’ironie comme « feintise » (« pretence ») [13], c’est-à-dire, en première approximation, comme un art de feindre ou de faire semblant susceptible de provoquer le rire. Plus précisément, l’ironiste « feint d’être un certain type de personne – une personne ayant un point de vue restreint ou déficient du monde, ou d’une partie de celui-ci » [14]. Il « feint un point de vue limité : il feint de dire ou faire quelque chose que seulement quelqu’un qui n’a pas réussi à voir certains faits ou valeurs de manière bienveillante et vivante dirait ou ferait » [15]. Dans son essai sur la signification du comique, Le Rire, Bergson distinguait rigoureusement l’ironie de l’humour : « Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie. Tantôt, au contraire on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent l’ humour » [16]. Faire semblant de croire : telle est donc la stratégie discursive commune à l’humour et à l’ironie. Dans sa définition contrastée de l’ironie et de l’humour, Bergson part explicitement de l’ opposition du réel à l’idéal, « de ce qui est à ce qui devrait être ». L’ironiste feint par exemple de prendre au sérieux les prétentions infondées de certains personnages, ou il feint d’admirer des actions ou des œuvres dénuées de tout intérêt, ou encore il feint de juger positivement un individu qu’il juge négativement. Par exemple, pour nous en tenir à de hauts dirigeants politiques français, au moyen d’affirmations hyperboliques du type : « Sarkozy est la distinction mêmes » [17] , « Chirac est d’une immense culture » ou « Hollande possède un charme incomparable » [18]. Pratiquant le « faire-semblant » en empruntant le point de vue d’un autre que lui, l’ironiste feint de croire par exemple que ses interlocuteurs, aussi ignorants ou stupides soient-ils, sont savants ou intelligents, ou qu’ils peuvent l’être. Encore faut-il souligner le fait, relevé par Perelman et Olbrechts-Tyteca, que « l’ironie est d’autant plus efficace qu’elle s’adresse à un groupe bien délimité » [19]. Il faut aussi noter que l’effet ironique, pour prendre tout son sens, suppose un troisième personnage, outre l’ironiste et l’objet de son acte de discours : celui qui joue le rôle du témoin ou du spectateur [20].
Ayant à l’esprit l’ironie socratique, Vladimir Jankélévitch note : « L’ironiste est de plain-pied avec ses pairs, il rend hommage en eux à la dignité de l’esprit, il leur fait l’honneur de les croire capables de comprendre. (...) L’ironie est un appel qu’il faut entendre ; un appel qui nous dit : complétez vous-mêmes, rectifiez vous-mêmes, jugez par vous-mêmes ! » [21]. Car « l’ironie ne veut pas être crue, elle veut être comprise » [22], c’est-à-dire interprétée, et, ainsi, montrer à l’interlocuteur, voire à l’auditoire, la « bonne voie ». C’est en quoi l’ironie peut avoir un rôle pédagogique [23], ou « démopédique », pour parler comme Proudhon [24]. Kevin Mulligan a mis en évidence une autre caractéristique du jeu de l’ironiste : « La bêtise et l’irrationalité sont au fond des propriétés d’une personne, des propriétés qu’une personne a en vertu de sa relation à ses actions, ses pensées, ses sentiments et ses attitudes. C’est parce que l’ironiste est mû par la bêtise des gens qu’il doit feindre d’être une personne qui est bête et non seulement feindre de se comporter de façon bête. » [25] Il doit donc « jouer l’idiot », simuler la bêtise. Ceux qui, ne percevant pas la « feintise », croient que l’ironiste est stupide sont réellement stupides. Ceux qui prennent à la lettre un propos ironique sont stupides. L’inintelligence de la dimension ironique est même un critère sûr de la bêtise.
Si le rire est une expression de la sociabilité, car « celui qui ne rit pas est grincheux ou pédant » [26], il ne suffit pas de rire ensemble pour échapper à la bêtise. Il n’avait pas échappé à Kant qu’il y a des communautés de rieurs imbéciles : « Un rire mécanique (à qui manque tout principe spirituel) est fade, et rend insipide la compagnie des rieurs » [27] . Le rire partagé et contagieux peut souder une communauté d’imbéciles, comme le montrent les rires bruyants de ceux qui assistent à des spectacles d’humoristes-pétomanes, enchaînant les jeux de mots les plus éculés [28] , les « gros mots » et les injures grossières. Schopenhauer voyait dans l’attrait de la ressemblance la raison majeure du regroupement spontané des imbéciles, la force motrice qui les amène à « faire communauté » :
« La source de tout plaisir est l’homogénéité. Pour notre sens de la beauté, notre propre espèce, et dans celle-ci notre propre race, sont indiscutablement les plus belles pour nous. En matière de relations sociales aussi, chacun préfère nettement celui qui lui ressemble ; ainsi, pour un imbécile, la fréquentation d’un autre imbécile est infiniment plus agréable que celle de tous les grands esprits réunis. » [29]
Imaginons un imbécile idéologisé contemporain lisant ce passage de Schopenhauer. Conformément au célèbre proverbe chinois (« Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt »), l’imbécile de notre temps s’indignerait de l’emploi du mot « race » par le philosophe, en déduirait qu’il est « raciste », et conclurait qu’il faut d’urgence supprimer ses œuvres des programmes scolaires. Le même type contemporain d’imbécile, lorsqu’il se veut « antifasciste », dénonce le malheureux qui, oubliant imprudemment les interdits lexicaux édictés par le « politiquement correct », emploie les expressions « Français de souche » [30] et « identité nationale » (ou « française »), censées être « de droite » ou « d’extrême droite », ou le mot « terroir », censé être « pétainiste » [31]. À l’âge de la bêtise idéologisée de masse, l’ironie demeure l’arme de l’intelligence, aussi minoritaire soit-elle.
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