L’islamisme vu d’Iran : Deux essais de Chahdortt Djavann

mardi 29 décembre 2009
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de Guy Fargette « Le crépuscule du XX ième siècle » n°14 - 15, mars 2006

Deux essais de Chahdortt Djavann

Les deux livres, qui ont le double mérite de la clarté et de la concision, écrits par Chahdortt Djavann, “Bas les voiles !” (octobre 2003) et “Que pense Allah de l’Europe ?” (juin 2004), sont venus encadrer le débat sur le statut des signes religieux dans les écoles publiques françaises. Ces deux ouvrages condensent les arguments d’une façon saisissante. Femme iranienne émigrée, réfugiée de fait, échappée de l’Iran mollahcratique, C. Djavann a pris à revers tous les dispositifs du politiquement correct, qui lançaient l’anathème contre la moindre critique qu’un occidental aurait pu énoncer sur l’islam ou l’islamisme.

Bas les Voiles !

Le premier ouvrage éclaire la signification du voile en contre-champ, du point de vue des dizaines de millions de femmes qui le subissent, sous l’effet de la plus impérative des contraintes : “le voile ou la mort” n’est pas une figure de style en Iran, par exemple, y compris pour les femmes non musulmanes. Cette contrainte, les néo-voilées d’Occident affectent de ne pas la remarquer, en décidant de suspendre leur jugement sur la question. De fait, leur trajectoire idéologique tend à justifier discrètement cette oppression.

C. Djavann analyse avec férocité la posture pleine de duplicité de “l’intellectuel musulman” patenté : il ne peut faire carrière que s’il s’abstient de décortiquer les mécanismes de l’aliénation religieuse. En adoptant une posture roublarde, expliquer aux autres que l’islam n’est pas ce qu’ils croient, il entend se présenter comme un intermédiaire, nécessairement modéré, bref, un interlocuteur fonctionnellement privilégié.

Mais C. Djavann connaît de l’intérieur l’histoire intellectuelle du monde musulman et elle a beau jeu de rappeler que tous les esprits qui sont invoqués pour manifester au monde la qualité de la culture islamique ont été en leur temps des “hérétiques”, des déviants, condamnés par la tradition et les autorités.

C. Djavann ose le dire sans détour : la liberté religieuse revendiquée aujourd’hui par les sectateurs de l’islamisme est celle de s’aliéner. Les termes comme “foulard”, “bandeau” (les islamistes n’avaient pas encore tenté de modifier le sens du mot “bandana”), ne sont qu’hypocrisies de langage ou lâchetés sémantiques, pour éviter de prononcer le mot “voile”.

Le cri d’analyse de C. Djavann souligne la mauvaise conscience professionnelle des intellectuels français, paralysés face aux menées de l’islamisme. Elle rappelle cet élément décisif : la grande majorité des immigrés d’origine musulmane en France se disant eux-mêmes religieusement indifférents, pourquoi faudrait-il les livrer aux mollahs ou aux imams ?

Que pense Allah de l’Europe ?

Le deuxième texte repose sur une ambition beaucoup plus forte encore : il s’agit d’un véritable manuel de déconstruction de la logique islamiste.

L’auteure commence par balayer les objections les plus courantes qui grèvent toute discussion argumentée sur le sujet :

  • la critique d’une religion n’a en soi rien de raciste
  • la situation française n’est pas une “exception”, le problème que l’islamisme pose dans cette société se retrouve dans les autres sociétés européennes.
  • la duplicité méthodique du discours islamiste implique une offensive à l’oeuvre (avec une stratégie de long terme), ce que confirme l’homogénéité des discours islamistes sur tout le continent européen, et leurs mutations simultanées

C. Djavann explique que l’ancien “voile” musulman a toujours été discriminateur, mais que l’islamisme l’a transformé en une arme de prosélytisme “moderne”, que les voilées, enfin, ne doivent jamais être prises pour elles-mêmes (leurs déclarations sont changeantes et soumises à des stratégies qu’elles ne maîtrisent pas), mais considérées comme un instrument pour un universalisme qui se présente comme “religieux”.

Cette consanguinité entre islam et islamisme parcourt en filigrane tout le livre. Parlant du pays qu’elle connaît si bien, l’Iran, elle rappelle que l’islamisme, comme l’islam, veut que les femmes soient mariables dès l’âge de 9 ans, conformément à ce que les textes canoniques laissent entendre sur le prophète et sa quatrième épouse. Pour eux, l’interprétation des textes ne fait pas débat, bien que cette vérité soient minorée par les compagnons de route de l’islam et les intellectuels culpabilisés.

La démonstration prend toute sa force à partir du moment où l’auteure explique que le voile est un dispositif central pour la création d’une société islamiste (ou d’une contre-société en cas de situation minoritaire de l’islam). Or, c’est précisément autour de ce “maudit fichu” (comme disait Bourguiba) que peut s’instituer une telle société. C. Djavann souligne que le voile ravale la femme à une situation de sous-humain (cet attribut vestimentaire, chargé de la “protéger” de “l’impureté” est précisément ce qui désigne et ratifie son impureté ontologique). Il réduit la femme à une dimension sexuelle et reproductive, et réunit les femmes musulmanes en un cheptel qu’il s’agit de contrôler pour étendre le pouvoir islamiste.

L’islam est posé en corps total, collectif, une “communauté” charnelle, analyse qui renvoie tout à coup, apparemment sans que C. Djavann s’en doute, aux analyses de Claude Lefort sur le totalitarisme (dont le fantasme idéologique de fusion en Peuple Un est caractéristique) (1). Le totalitarisme islamique est tout entier tendu, comme les totalitarismes antérieurs, à recréer une communauté factice et manipulée.

C. Djavann a vécu la manière dont la tactique islamiste a été mise en oeuvre en Iran, comment son offensive s’est déployée selon des lignes de force repérables et qu’elle retrouve aujourd’hui en Occident. Elle adjure de ne pas sous-estimer cette tactique, ce “djihad souterrain”, qui vise à une islamisation du terrain social, en convertissant les ressentiments et les frustrations, vrais ou supposés, en énergie religieuse manipulable. Elle alerte les sociétés européennes pour que celles-ci préservent le social de l’intrusion de l’islam, et appelle à une “Europe sociale” (mais là, elle a peu de chances d’être entendue) (2).

Elle souligne qu’il ne s’agit pas d’un “communautarisme” visant au développement séparé d’une contre-société, car le caractère offensif des demandes de juridiction séparées relève d’un confessionnalisme conquérant.

Son analyse de la dénonciation de l’“islamophobie” est l’un des passages les plus forts de son livre. C. Djavann donne à voir, avec la force et la simplicité que permet la comparaison historique avec le cas iranien, que ces thématiques prétendument identitaires ne peuvent se construire que sur la dénonciation indéfiniment ressassée d’une supposée phobie à l’égard de cette identité, sinon pathétiquement vide.

C. Djavann ose rappeler qu’aucune religion ne peut se réformer elle-même (et surtout pas un monothéisme qui se considère comme ayant vocation à devenir majoritaire). Le christianisme ne s’est pas transformé tout seul, mais sous l’effet du dialogue des esprits rétifs de la Renaissance avec les auteurs de l’Antiquité pré-chrétienne, malgré les autorités ecclésiastiques.

Et elle définit enfin un critère parfait : les sociétés musulmanes n’auront échappé à leurs vieux démons que le jour où un musulman pourra y exprimer publiquement des pensées blasphématoires, sans risquer pour autant sa vie.

Les manoeuvres du silence

L’effet cumulé de ces deux ouvrages est terrible pour les compagnons de route de l’islamisme, comme pour ses tenants. Ces textes ont la simplicité et la clarté d’une démonstration assise sur une expérience vivante et douloureuse. C. Djavann, comme tant de femmes qui s’efforcent d’échapper à l’obscurantisme islamiste, a connu de trop près le danger, pour se bercer d’illusions. Mais cette expérience est si aiguë qu’elle se trouve au fond dans la situation de ceux qui avaient perçu très tôt la nature du national-socialisme ou du stalinisme : ils sont soupçonnés d’exagérer, à la suite d’un inexplicable trouble de l’entendement, ou d’un ressentiment secret.

De ses analyses ressort une inquiétude tenace dont la profondeur ne peut-être diminuée : l’islamisme ne peut, ni ne

veut, rien d’autre que convertir les frustrations effectives ou supposées, sociales, etc., en énergie religieuse, dans une logique de pouvoir sans frein. Dans l’ambiance de décomposition historique qui se déploie depuis une trentaine d’années, il ne peut que trouver des conditions favorables à son développement. Il se pose, de fait, en avant-garde dynamique de la régression.

Cette attitude donne à penser, bien que l’affaire n’en soit qu’aux préliminaires, qu’un troisième assaut historique de l’islam a commencé sur l’Europe. C’est dans ces termes, en tout cas, que les partisans de l’islamisme sous toutes ses formes, des Frères musulmans plus ou moins patentés aux wahabbites prosélytes et missionnaires et aux salafistes djihadistes, perçoivent et décrivent leur propre action dans les textes destinés aux fidèles. La prise de conscience de cette dimension offensive est peu à peu perçue en Europe, bien qu’elle soit entravée par d’innombrables diversions. Les discours de l’extrême droite ont trop longtemps crié “au loup” et disqualifié cette interrogation, au moins auprès de la sphère intellectuelle et militante. Mais dans les profondeurs de la société, dans le pays réel, où règne l’indifférence aux débats politiques, on se fie davantage à l’instinct. Dès lors que le verrouillage du pays formel sur le pays réel est levé, pour une raison annexe, comme un calcul politique, une mesure de diversion ou une réaction à la création d’un Conseil du culte musulman satellisé par les intégristes (cf. l’affaire du voile en France, en 2003), la pression se révèle être presque unanime. Il y a là une énergie sociale prête à se manifester. Toute la sphère de l’islamo-gauchisme et de l’islamo-stalinisme a bien senti à quel point elle était en décalage avec le pays réel.

Ces idéologues, laminés fin 2003 et début 2004, au moment du débat public, ont entrepris une action de longue haleine pour prendre leur revanche. L’extraordinaire bombardement idéologique que ces producteurs professionnels de discours ont lancé après le vote de la loi sur le port de signes religieux dans les écoles publiques en est la trace pour le moment impuissante. Mais aucun d’entre eux ne semble avoir osé tenté de répondre aux deux ouvrages de Chahdortt Djavann. Dans la tradition idéologique qui est la leur, on ne répond pas à un argumentaire adverse, on l’ignore tant qu’on ne peut éliminer son auteur.

Paris, le 23 février 2005

Notes

1 Dans cette comparaison, l’islamisme ne se distingue que par le caractère nettement plus primitif des leviers de pouvoir qu’il prétend développer, caractère primitif qui n’est pas synonyme de faiblesse.

2 Il est assez frappant de constater que l’ensemble des discours tenus sur cette question, y compris les ouvrages de C. Djavann, escamote l’analyse des prétendus régimes démocratiques occidentaux, alors qu’ils sont en pleine involution qualitative depuis une trentaine d’années. De fait, ils ont régressé vers leur matrice oligarchique, qui utilise des méthodes et des leviers similaires, mais au profit de cercles restreints de la population. Il est assez compréhensible que, pour quelqu’un venant d’un pays où règne le totalitarisme musulman, l’état des sociétés occidentales, indépendamment de leur régime politique effectif, paraisse “démocratique”. Les commentateurs d’origine occidentale n’ont, quant à eux, aucune excuse pour les approximations dont ils se gargarisent sur la “démocratie”.


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