En janvier 2015, les deux frères qui ont pris d’assaut la rédaction de Charlie Hebdo et abattu douze personnes de sang-froid estimaient qu’en publiant des caricatures de Mahomet, le journal satirique livrait une guerre contre l’islam et son Prophète. Frénétiquement convaincus de cette offense, ils pensaient que leur acte laverait l’honneur du Prophète et entraînerait la victoire de l’islam. Si nous avons ici affaire à un honneur et une guerre virtuels, les victimes, hélas, étaient de chair et de sang. Près de 250 ans après Voltaire, comme un fait exprès, c’est à Paris que la satire se voit punie de mort. En aucun cas les deux criminels ne sont représentatifs des 1,5 milliard de musulmans présents à travers le monde, mais la propension à crier à l’outrage, qui a motivé leur geste, renvoie à un état d’esprit partagé par de nombreux musulmans. La cruauté de l’acte souligne l’asymétrie qui détermine les relations de l’Occident au monde musulman.
Au fil des siècles, plusieurs facteurs ont cimenté ce sentiment d’offense chez les musulmans.Il est certain que les croisades, le colonialisme et la création d’Israël ont contribué à le forger.Dans de nombreux pays musulmans, les troubles politiques et la misère sociale alimentent également les théories du complot et la rancune. Toutefois, la croyance en une conspiration internationale fomentée contre l’islam remonte aux racines mêmes de cette religion. Certes, le Coran précise à un endroit [1] que Dieu a constitué les hommes en peuples et en tribus afin qu’ils se connaissent entre eux ; néanmoins, la défiance à l’égard des autres peuples prédomine à la fois dans le Coran et dans les propos rapportés du Prophète. Mahomet a toujours mis en garde les musulmans contre la tentation des non-croyants et interdisait tout lien d’amitié avec les juifs et les chrétiens. Dans un passage du Coran, Dieu s’adresse à Mahomet en ces termes : « Les Juifs et les Chrétiens ne seront pas contents de toi tant que tu ne suivras pas leur religion. » [2] Même sur son lit de mort, Mahomet affirma avoir été empoisonné par une juive, alors qu’à cette date tous les juifs avaient été chassés de Médine. Avant de mourir, il prédit : « Les peuples se rassembleront sur vous comme les affamés se rassemblent autour de leur plat. [...] En ces jours,vous serez nombreux, mais vous serez comme l’écume au-dessus de la surface de la mer. Ils n’auront pas peur de vous, car vous serez faibles dans votre cœur. [...] Votre cœur sera faible car vous aimerez la vie et haïrez la mort. » [3] Les islamistes citent souvent cette sentence car ils considèrent la situation actuelle des musulmans comme une confirmation de cette prophétie, laquelle est en même temps une incitation à retrouver la grandeur d’antan en enjoignant aux musulmans de préférer la mort à la vie et de pratiquer le djihad.
La folie des grandeurs et l’isolement engendrent la paranoïa. Hitler était non seulement convaincu de l’existence d’un complot juif et d’une conspiration orchestrée par les Alliés contre l’Allemagne, mais il souffrait aussi personnellement de délires de persécution [4]. Des documents publiés en 2005 attestent qu’il faisait régulièrement contrôler son eau de toilette ainsi que l’eau de cuisson de ses œufs afin de dépister d’éventuelles traces de poison. Il projetait son propre manque d’assurance sur des ennemis réels et imaginaires. Il ordonna qu’après son suicide on asperge son corps d’essence et le brûle jusqu’à le rendre méconnaissable, de sorte que Joseph Staline ne puisse pas exposer son cadavre à Moscou. Hitler démarra sa carrière en accusant le « traité de la honte », signé à Versailles, d’avoir humilié l’Allemagne, et il l’acheva rongé par la peur d’être personnellement humilié par son rival communiste. Pour Umberto Eco, le sentiment d’ « humiliation » constitue l’une des caractéristiques du Ur-fascisme. Les partisans du fascisme se sentent constamment visés et délibérément offensés par l’ennemi. Le fasciste se réfugie dans la rhétorique, accorde parfois une importance excessive à ses ennemis tout en sous-estimant leur puissance. Il croit avoir la capacité, et même le devoir, de les anéantir, quand bien même sa propre mégalomanie et sa paranoïa finiront par le précipiter dans la défaite. Le fondateur de la confrérie des Frères musulmans, Hassan al-Banna, échafauda un plan pour conquérir le monde et finit sa vie d’islamiste en se vidant de son sang après avoir été abattu en pleine rue. Pendant la Guerre des Six Jours contre Israël, en 1967, toutes les stations de radio arabes annoncèrent qu’Israël serait bientôt rayé de la carte par les forces arabes, qui furent finalement battues à plates coutures en quelques jours. Depuis leur création, le Hezbollah et le Hamas parlent de détruire Israël. Oussama ben Laden énumérait avec passion les outrages subis par l’islam de la part de l’Occident et pensait qu’une attaque terroriste suffirait à triompher partout dans le monde occidental. Quant à l’État islamique, il croit lui aussi dur comme fer à la conquête du monde et à la victoire finale de l’islam.
Honneur, sang et force d’autodestruction — voilà ce qui unit fascisme et islamisme.
Honte et fierté
Extraite de La République de Platon, l’allégorie de la caverne [5] s’applique parfaitement à l’état de la pensée répandu depuis plusieurs générations dans le monde musulman. Un groupe d’hommes vivent enchaînés dans une caverne depuis leur enfance, si bien qu’ils ne connaissent rien d’autre que la paroi de la caverne face à eux. Derrière eux, un feu projette des ombres au mur. Ainsi ces hommes peuvent-ils voir leur propre ombre et percevoir ce qui se passe derrière eux. Lorsque quelqu’un parle dans leur dos, le mur en face produit un écho de ces paroles et les hommes croient que les ombres s’adressent à eux. La question centrale de cette allégorie est la suivante : que se passerait-il si ces hommes se libéraient de leurs liens et tournaient la tête ? Les prisonniers seraient d’abord éblouis par la lumière du feu ; les hommes et les objets leur paraîtraient flous et irréels. Ils préféreraient s’en retourner au pied du mur, auprès des ombres familières, là où ils savent s’orienter.
Des siècles durant, la communauté musulmane a vécu repliée sur elle-même, les yeux rivés sur ses propres ombres en s’imaginant qu’il s’agissait du monde, jusqu’à ce que l’« autre » apparaisse et, dans sa supériorité, enfonce la porte de la caverne. En 1798, le débarquement de la flotte de Napoléon à Alexandrie donna lieu à cette rencontre asymétrique entre, d’une part, une puissance européenne techniquement supérieure et, d’autre part, une civilisation arabe encalminée.
Pour certains, la modernisation représentait la capitulation devant l’Occident et l’abandon de son identité. Les musulmans orthodoxes disposaient de quelques atouts dans ce jeu-là, puisqu’il leur a suffi de revenir aux fondamentaux et de se réclamer de la communauté originelle du Prophète. Le renouveau de la foi et l’instrumentalisation de l’islam comme pouvoir politique ont été des enjeux importants pendant les croisades et sous le colonialisme. En période de crise, toute communauté se raccroche à un socle de repères culturels qui lui permettra de mobiliser ses troupes. L’islam ne tolérant guère, au fil des siècles, la coexistence d’identités différentes de la sienne, il a fini par demeurer le seul pouvoir auquel se raccroche, dans les moments difficiles, une civilisation placée sur la défensive afin de dissimuler sa propre honte. Or, la honte se mue en peur. La peur, en foi. Et le sentiment de privation, en mission sacrée.
Dans son œuvre maîtresse, L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre définit l’apparition d’« autrui » comme le moment où surgit la honte de soi. Le philosophe a recours à la parabole éloquente du « trou de serrure » qui, elle aussi, peut s’appliquer au monde musulman : un homme espionne d’autres personnes par le trou de la serrure. Pris sur le fait, l’homme est saisi de honte.Dans sa pièce de théâtre la plus célèbre, Huis clos, Sartre fait ressortir cette idée des« autres » : « [...] je comprends que je suis en enfer, [...] avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent [...] : l’enfer, c’est les Autres. » Chez Sartre, la honte s’apparente à une « chute originelle » dont le caractère embarrassant ne surgit qu’à travers le regard d’autrui.
Ce furent les regards condescendants des soldats napoléoniens sur la population assujettie qui déchaînèrent la honte et la colère des fellahs vivant dans leur caverne des bords du Nil. Ces regards leur ôtèrent leur illusion d’omnipotence. Plus les Français les toisaient, plus les fellahs réagissaient de façon désorientée et rageuse. Plus de deux cents ans après, la situation n’a guère évolué : on a affaire à une culture qui éprouve un sentiment de honte qu’elle compense en affichant ostensiblement sa supériorité morale et sa haute estime d’elle-même. « Vous avez les montres, mais nous avons le temps », lança un jour un Marocain à son maître colonial français. Dans un but de protection, la supériorité de l’autre est reléguée au rang de mythe et cet autre devient un intrus à combattre afin de pouvoir transformer la honte en mission sacrée. L’autre est alors réduit à une essence représentative de tout ce qu’abhorrent les habitants de la grotte. Au lieu de s’intéresser à l’ambivalence de l’Européen, on dépeint toujours celui-ci comme un spectre immoral. Al-Qaïda, Daesh, Boko Haram et les terroristes de Paris sont les résultats de cette mentalité.
Vivre continuellement reclus à contempler sa propre ombre conduit non seulement à l’autoglorification, mais aussi au délire de persécution. Toute critique émanant de l’extérieur est interprétée comme une déclaration de guerre ; venant de l’intérieur même des frontières, la moindre remise en cause est taxée d’hérésie, de trahison. Plus une société vit en huis clos, plus elle perçoit le monde extérieur comme lui étant hostile. Pour garantir une loyauté inconditionnelle, le code moral se durcit, la pression redouble sur les membres mêmes de la société. On impose le voile sur et dans les têtes. L’esprit faustien est étouffé dans l’œuf. Les intrus et les apostats sont redoutés au plus haut point et deviennent la principale cible d’attaques. Plus une société vivant repliée sur elle-même ressentira l’influence du monde extérieur, plus elle déploiera de force pour frapper sur ceux, parmi ses membres, qui oseront se démarquer. Une société plongée dans l’isolement existe grâce à la solidarité, à la surveillance et au silence, et elle meurt d’inceste culturel. Les chefs de file se chargent de dissimuler les actes odieux que les sujets, quant à eux, refoulent de leur conscience. Quiconque s’oppose à cette logique risque le bannissement, sinon le bûcher. Il est souvent arrivé que des réformateurs musulmans paient de leur vie leurs tentatives de restructuration, mais nombreux sont aussi ceux qui retournèrent s’enchaîner dans leur caverne, contempler leurs propres ombres.
Du point de vue de nombreux musulmans, la modernité s’est imposée en traversant la Méditerranée à bord de navires de guerre et n’a cessé d’être dictée par des colons ou des despotes locaux. Jamais elle n’a été ni expliquée aux musulmans par un intermédiaire culturel, ni présentée de façon attrayante. On a manqué de créativité pour insuffler à la tradition le vent de la modernité, comme ce fut par exemple le cas au Japon. C’est pour cette raison que le Japon a pu si rapidement panser les blessures d’Hiroshima et de Nagasaki et coopérer avec les Américains pour reconstruire le pays après-guerre, tandis qu’au sein du monde musulman on lèche encore les blessures de l’époque coloniale et on cultive la rancœur. Dans le cadre de la construction nationale, un nouveau concept fut introduit pour indiquer la direction à suivre : asala, qui signifie l’authenticité ou le caractère propre, originel. Et chaque fois que les musulmans se sont mis en quête de repères traditionnels pour construire une nouvelle identité, ils se sont heurtés à une nouvelle idole à adorer : sous la forme soit d’une théocratie brutale, soit d’un souverain absolu prétendument laïc qui instaura son propre culte de la personnalité dans le sillage des chefs de clans arabes et dirigea son peuple d’une main de fer. Ces deux types de régime eurent besoin d’ennemis aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières.
En 1992, l’Égyptien Farag Fouda fut assassiné devant son domicile par des extrémistes après qu’un comité de l’université d’Al-Azhar eut prononcé contre lui une fatwa pour blasphème [6].Non pas que Farag Fouda eût mis en doute l’existence de Dieu ou accusé le Prophète de pédophilie ; la sanction tomba pour la simple raison qu’il plaidait publiquement en faveur de la séparation de la religion et de l’État. Une plaisanterie sur le voile islamique lui coûtera finalement la vie. Sept ans auparavant, le théologien soudanais Mahmoud Mohamed Taha avait été exécuté à Khartoum pour avoir qualifié la charia de construction historique devenue caduque [7]. À l’apogée du nationalisme des années soixante, Taha fut le seul intellectuel arabe à se prononcer en faveur d’une réconciliation avec Israël afin que les Arabes puissent investir dans le développement de leur pays plutôt que de gaspiller leur énergie et leurs ressources dans l’armement. Rien que cela lui valut d’être taxé d’hérésie.
L’une des raisons fondamentales à l’origine du sentiment d’offense chronique qu’éprouvent les musulmans, c’est l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Ils continuent à se voir comme les dépositaires d’une grande civilisation et, comme le constate l’écrivain français né en Tunisie Abdelwahab Meddeb, l’islam ne s’est pas remis d’avoir perdu son statut de puissance mondiale [8]. Le ressentiment qui en découle alimente ce fondamentalisme islamique que Meddeb définit comme le foyer de la maladie de l’islam. Une culture archaïque de l’honneur et de la résistance fait barrage à une coopération fructueuse avec l’Occident, qu’on préfère réduire au statut d’« ennemi ».
Selon Meddeb, d’un point de vue psychologique, l’homme du ressentiment — au sens de Nietzsche — se voit comme quelqu’un de meilleur que le contexte dans lequel il vit. Pour le philosophe allemand, le ressentiment naît de la sensation subjective d’être injustement traité en permanence. C’est pourquoi il considère la psychologie du ressentiment comme un auto-empoisonnement résultant d’une vengeance non accomplie, entravée. Les pensées de vengeance qu’on ne réalise pas, d’après Nietzsche, s’apparentent à un accès de fièvre qu’on traîne à jamais.
J’ai parfois l’impression que les musulmans se complaisent à être offensés par l’Occident ; à mes yeux, cela ressemble à un jeu masochiste qui leur prouverait qu’ils sont bel et bien en vie. Ils aimeraient que l’Occident ait quelque chose contre eux. Des phénomènes comme PEGIDA ouThilo Sarrazin en Allemagne, Geert Wilders aux Pays-Bas, Le Pen en France, English Defence League en Angleterre, fournissent aux musulmans de nouveaux arguments qui justifient leur sentiment d’outrage. Cela fait du bien à leur âme meurtrie, narcissique, de croire qu’au moins l’Occident les juge assez importants pour vouloir les aviser ou les détruire. Car si l’Occident les ignorait totalement, ils auraient le sentiment d’être insignifiants. Cela leur fait du bien de croire qu’ils ont en face d’eux un adversaire puissant qui s’interroge sur la façon dont il pourra les agacer.
Je suis musulman, donc je suis offensé !
Il y a de nombreuses années, j’étais un musulman très croyant. Dans la ville d’Augsbourg, en Bavière, je m’étais lié d’amitié avec un étudiant en théologie allemand qui souhaitait devenir professeur de religion. Il me raconta la plaisanterie suivante, qui m’a véritablement mis en colère et troublé : un charcutier bavarois arrive au Ciel. Saint Pierre l’arrête aux portes du Paradis pour fouiller son sac. Il y découvre une grosse saucisse blanche, Weißwurst, spécialité du sud de l’Allemagne, et demande, étonné, de quoi il s’agit : « C’est la base de mon alimentation, je ne peux pas vivre sans », répond le Bavarois. Saint Pierre lui refuse l’entrée au Paradis tant qu’il n’aura pas découvert de quoi il retourne exactement. Il s’en va demander à Jésus s’il peut identifier cet objet oblong. « Non, Pierre, demande donc à ma mère, c’est surtout elle qui allait au marché, et elle s’y connaît mieux en nourriture. » Saint Pierre demande à Marie si cette chose lui est familière. La mère de Dieu prend la saucisse dans sa main, la palpe prudemment. « Je ne l’ai jamais vue, mais au toucher ça rappelle le Saint-Esprit ! », répond Marie.
Proprement choqué par cette blague, je fus incapable d’en rire. Je n’en croyais pas mes oreilles qu’un chrétien pratiquant, qui plus est voulant devenir professeur de religion, puisse plaisanter de la sorte sur les figures les plus sacrées du christianisme. Je viens d’une culture où l’on rit volontiers de presque tout. Les musulmans ne sont pas dénués d’humour. Mais on ne rigole pas avec la religion ou les prophètes. À l’école primaire, on nous enseignait un propos de Mahomet auquel nous autres musulmans devons impérativement obéir : « Nul n’a le droit de se dire croyant tant qu’il ne m’aimera pas plus que ses propres parents et enfants. » Et, comme personne n’a le droit de se moquer de ses propres parents, ce principe vaut à plus forte raison pour le Prophète. Plusieurs compagnons de Mahomet lui prouvèrent l’amour qu’ils lui portaient en tuant des gens qui avaient dit du mal de lui. La soukhriya, « satire » ou « moquerie » en arabe, est très décriée dans le Coran depuis que des Mecquois païens bafouèrent Mahomet en le traitant de « possédé » [9] et en récusant le Coran qu’ils considéraient comme un recueil de« racontars de primitifs » [10]. Dans les propos hérités du Prophète, on recense de nombreux cas où Mahomet ordonne la décapitation d’opposants, dont plusieurs poètes, qui l’avaient dénigré.
À ce moment-là, je n’étais pas encore en mesure de remettre en question le caractère intouchable du Prophète. Si l’étudiant en théologie faisait preuve d’un tel sarcasme à l’égard de sa propre religion, comment traiterait-il la mienne ?, me demandais-je. S’il blasphémait ainsi Jésus et Marie, comment parlerait-il donc de Mahomet ? Je redoutais de succomber moi aussi, un jour, à la tentation de la liberté et de me mettre à railler ma religion. J’étais face à un dilemme : soit j’acceptais la satire comme un dérivé de la liberté, soit je me protégeais des influences « négatives » de l’émancipation. J’ai d’abord opté pour la seconde option et me suis barricadé derrière ma foi, me radicalisant peu à peu. J’ai mis fin à mon amitié avec mon camarade étudiant. Plus j’ai vécu replié sur moi-même, plus je me suis senti outragé à la moindre déclaration émise au sujet de l’islam par des collègues ou dans les médias. À ce moment-là, ma devise, c’était : « Je suis musulman, donc je suis offensé. »
Ce n’est que des années plus tard, après avoir commencé à adopter une attitude critique envers l’islam, que j’ai compris combien la satire pouvait être importante. Les caricatures danoises de Mahomet, parues en 2005, ont particulièrement contribué à mon revirement d’opinion. Des foules de musulmans sont descendues dans la rue afin d’exprimer leur amour pour le Prophète – en incendiant des ambassades occidentales. Plus de 150 personnes sont mortes dans ces émeutes. C’est à peine si quelqu’un a osé dire que la mort de tant de gens était bien plus grave qu’un dessin satirique du Prophète. Par la suite, je me suis rendu à Copenhague, où j’ai interviewé Flemming Rose, le rédacteur danois responsable de la publication de ces caricatures. J’avais en face de moi un homme rationnel, qui n’était guidé ni par la haine ni par le racisme, quelqu’un qui évoluait dans le cadre de valeurs héritées des Lumières. Il estimait que la solution ne pouvait être que nous tous cessions de faire de la satire avec Mahomet, mais que les musulmans devaient apprendre à réagir de façon plus sereine à la satire. J’ai proposé cette interview à un grand journal égyptien. Elle fut effectivement mise en ligne – mais pour quelques minutes seulement. Une déferlante de protestations de la part des lecteurs obligea ce journal d’orientation libérale à retirer l’article.
Brusquement, j’ai compris mon ancien camarade d’Augsbourg. Il riait de sa religion parce qu’il était détaché du dogme et des contraintes. C’est la liberté qui nous permet de conserver notre foi tout en cultivant un certain recul qui admet l’autocritique et la satire. Or, c’est précisément là que réside le problème de nombreux musulmans.
L’histoire de la satire en Europe, c’est l’histoire de l’émancipation des lois divines et, par là même, l’histoire des Lumières. Dans l’Antiquité, les philosophes se querellaient avec les dieux.À la Renaissance, la satire était le genre littéraire préféré de la société cultivée. Truffée d’humour, l’œuvre d’Érasme de Rotterdam, L’Éloge de la folie, également appelée La Louange de la sottise, parue en 1511 à Paris, est une critique humaniste de l’Église. L’auteur y brocarde l’institution catholique et les sacrements à un moment où l’Inquisition fait encore rage.
À l’époque des Lumières, le genre satirique devint un moyen didactique pour promouvoir les objectifs pédagogiques de la pensée rationaliste. Voltaire était un fils spirituel d’Érasme. Sa critique sarcastique de l’Église a ouvert la voie à la Révolution française, qui à son tour a posé les bases de notre liberté. Les idéaux de la philosophie des Lumières furent eux-mêmes raillés par la satire. On peut citer, à titre d’exemple, Jonathan Swift et ses Voyages de Gulliver, dans lesquels il tourne en dérision les théories savantes de son époque et la vision idéaliste de l’homme. Les Monty Python, Mr Bean, Jon Stewart ou encore Bill Maher sont les descendants de cette évolution. De même, Charlie Hebdo s’inscrit dans cette tradition. La satire politique, religieuse et sociale a toujours fait partie du processus que suivent les sociétés pour surmonter leurs propres travers. L’humour a le pouvoir de décrisper une culture, de faire tomber les masques camouflant les mythes datés et autres figures de culte. Il aide les hommes à considérer les choses sous un angle différent. Il permet de relativiser des vérités absolues et d’encourager les gens à s’extirper de leur immaturité, dont ils sont seuls responsables.
C’est pourquoi les despotes ont souvent des réactions épidermiques à la satire : l’humour efface les craintes des sujets envers leurs dirigeants. Aussi, lorsque l’ayatollah Khomeyni prononça, en 1989, une fatwa contre Salman Rushdie, ce n’était pas pour la seule raison que Rushdie avait composé une satire du Prophète et de ses épouses, mais parce que son roman, Les Versets sataniques,se moquait de Khomeyni en personne. Au cours de l’histoire islamique, les dirigeants n’ont eu de cesse de brandir le reproche de « l’outrage au Prophète » pour justifier l’élimination de leurs adversaires politiques.
Néanmoins, ce qui est pire encore que la censure étatique et les manœuvres d’intimidation exercées par les islamistes, c’est l’autocensure et l’inclination des masses à s’estimer collectivement offensées dès lors que leur religion est exposée à la critique. Comme si les problèmes internes des pays musulmans n’apportaient pas déjà leur lot suffisant de colère et de frustration, nombre de musulmans guettent quotidiennement dans les journaux et sur les chaînes satellites les nouvelles relatant l’existence de telle ou telle communauté musulmane opprimée en Chine, aux Philippines ou en Europe, afin de se sentir encore davantage confortés dans l’idée qu’un complot international est à l’œuvre contre l’islam.
Et quand ils ne trouvent rien, ils poursuivent leur quête et tombent sur un caricaturiste qui a dessiné le prophète Mahomet dans le plus simple appareil, ou sur un pape qui a qualifié l’islam de religion contraire à la raison, ou encore sur un club de football qui affirme dans son chant officiel que le Prophète ne connaît rien au football. En résumé : on trouve toujours quelque chose à se mettre sous la dent quand il s’agit de laisser libre cours à ce cher sentiment d’outrage. On jette des cocktails Molotov sur des ambassades occidentales pour contrer le reproche du terrorisme, et on réagit de manière irrationnelle au discours du pape Benoît XVI en2006 à Ratisbonne [11]pour démontrer qu’il avait tort.
Au Soudan, en 2007, une enseignante britannique est arrêtée parce qu’elle a appelé son ours en peluche « Mohamed » [12]. Des organisations musulmanes se sentent offensées par l’hymne de l’équipe allemande de football Schalke 04, dont un couplet dit : « Mahomet était un prophète qui ne comprenait rien au football » [13]. Les créateurs de la série télévisée d’animation new-yorkaise South Park ont reçu des menaces de mort après avoir dessiné le Prophète caché dans un costume d’ours en peluche, de façon à ne pas représenter son visage. Dans la même série, Moïse, Jésus et Bouddha ont plusieurs fois fait l’objet d’épisodes satiriques sans soulever de protestations ou de menaces de la part des rangs juifs, chrétiens ou bouddhistes [14].
En février 2010, deux émigrés égyptiens ont été assassinés dans des circonstances étonnamment similaires. L’un mourut à Milan au cours d’une bagarre avec un jeune Latino-Américain, l’autre a été sommairement abattu en Arabie Saoudite par un adolescent saoudien. Tandis que des articles chargés d’émotion rapportant la mort du premier à Milan faisaient les unes en Égypte, c’est à peine si l’on mentionna le meurtre du second. Seuls deux ou trois journaux accordèrent quelques lignes discrètes à cette affaire tragique, comme s’ils avaient honte d’établir un lien entre l’Arabie Saoudite et cet assassinat. Dans un cas comme dans l’autre, on aurait dit que la victime ne jouait qu’un rôle secondaire ; l’attention était focalisée sur la question de savoir où et par la faute de qui elle était morte. Même les appels à la vengeance se concentrèrent sur le crime commis en Italie ; on ne célébra guère de deuil en mémoire de l’homme assassiné en Arabie Saoudite.
On a l’impression que ce ne sont pas tant les victimes que les coupables qui comptent aux yeux des musulmans. Ces derniers se mobilisent en masse à travers le monde pour protester dans la rue contre des caricatures ou la guerre de Gaza, mais ils ont du mal à manifester contre le terrorisme de l’État islamique, d’Al-Qaïda et de Boko Haram alors que ces organisations ont tué plus de musulmans que tous les conflits engagés contre Israël depuis 1948.
Quand des musulmans s’obstinent à défendre le caractère intouchable du Prophète, ils confortent dans leur domination les despotes se réclamant de Mahomet et empêchent tout changement. Ce faisant, ils soutiennent aussi des terroristes tels que les frères Kouachi, qui ont perpétré l’attentat contre Charlie Hebdo dans le but de venger le Prophète à cause de quelques dessins le mettant en scène. Quant aux amis occidentaux de l’islam, qui cautionnent un statut à part pour Mahomet afin de préserver la paix à l’intérieur de leurs frontières, ils ne rendent pas plus service aux musulmans. En effet, ceux qui respectent les musulmans et les prennent au sérieux sont en droit d’attendre d’eux qu’ils réagissent à la critique et à la satire exactement de la même manière que les croyants d’autres confessions. À ceux qui exigent des personnes critiquant Mahomet : « Laissez le Prophète tranquille. Il est la dernière source d’identité et de fierté des musulmans », on peut rétorquer : « Si Mahomet est devenu la dernière source d’identité et de fierté des musulmans, c’est peut-être justement parce qu’on l’a laissé tranquille durant tous ces siècles ! » Tôt ou tard, les musulmans seront plus reconnaissants envers les critiques, les hérétiques et les satiristes qu’envers ceux qui s’affairent à tempérer la situation et à en minimiser la gravité !
C’est pourquoi je considère les caricatures de Charlie Hebdo comme un cadeau fait aux musulmans, comme une chance d’enfin traiter les textes sacrés et les figures symboliques de façon plus détendue. Une chance d’apprendre que seules les idées faibles ont besoin de se protéger en érigeant un mur élevé d’intimidation. Peut-être ces caricatures ont-elles fait l’effet d’un traitement de choc pour de nombreux musulmans, afin qu’ils puissent enfin reconnaître que ce n’est pas l’image de l’islam qui pose problème en Occident, mais ce qui se produit dans le monde entier au nom de l’islam. Et que le problème de l’islam n’est pas ceux qui le critiquent, mais bien lui-même, ses textes et sa vision du monde.
Les caricatures et l’attentat contre Charlie Hebdo devraient offrir aux musulmans l’occasion de mettre un terme au tabou qui pèse sur les critiques de Mahomet. En effet, rien n’est plus sacré qu’une vie humaine, et rien n’est plus précieux que la liberté et les droits de l’homme. Le monde ne témoignera pas davantage de respect aux musulmans s’ils hurlent en incendiant des ambassades, mais bien s’ils s’engagent à défendre davantage le progrès de la liberté et des droits de l’homme que l’honneur d’un homme mort il y a 1400 ans. En tête de ces droits figure la liberté de conscience et d’opinion, quelle que soit la dureté ou l’iniquité de cette opinion !
Peut-être l’islam n’a-t-il pas besoin d’un Luther, mais d’un Érasme, d’un Voltaire, et de nombreux Charlie Hebdo !
Et de quoi l’Europe a-t-elle besoin dans sa relation à l’islam ? Le « Vieux Continent » traverse une période agitée. Le fascisme islamique qui sévit en Irak, en Afghanistan et en Syrie, assorti d’une politique occidentale malavisée dans ces régions, a déclenché une crise migratoire qui submerge toute l’Europe. Non seulement l’hébergement et le ravitaillement de centaines de milliers de demandeurs d’asile issus de ces pays coûtent chaque année des milliards d’euros aux contribuables européens, mais la sécurité intérieure et la paix sociale de nombreux pays d’Europe se voient également menacées par cette politique « de la porte ouverte ». S’il est entendu que la grande majorité des réfugiés est pacifique et respecte la loi, il n’en reste pas moins que des terroristes et des criminels se sont fondus dans la masse pour gagner l’Europe où ils ont perpétré des attentats. D’autres attaques ont été déjouées au dernier moment par les services de sécurité. Les événements qui se sont déroulés à Cologne au cours de la nuit du Nouvel An 2016 ont à leur tour ébranlé l’opinion à travers l’Europe. D’abord saluée et soutenue par certains médias mainstream, la culture d’accueil de l’Allemagne a alors cédé la place au scepticisme pour une vaste partie de la population. Cette nuit-là, pour la première fois sur le sol européen, des centaines d’hommes ont agressé des centaines de femmes en public :attouchements, vols, et même viols pour certaines des victimes. La plupart des agresseurs venaient d’Afrique du Nord, quelques-uns de Syrie. Cela s’est produit à peine quelques semaines après que la chancelière Angela Merkel eut décidé d’ouvrir les frontières afin de mettre un terme à la détresse des migrants échoués en Hongrie. La chancelière se fit photographier aux côtés de réfugiés et leur dit « We love you ». Ce message se répandit comme une traînée de poudre via les réseaux sociaux et de nombreux Syriens, Irakiens et Afghans le prirent pour une invitation directe à rejoindre l’Allemagne.
La trajectoire de deux réfugiés afghans s’est révélée particulièrement tragique. Tous deux mineurs, ils avaient été recueillis et encadrés par des familles allemandes, ce qui leur offrait de meilleures perspectives d’intégration dans le pays. Mais le premier est devenu terroriste après avoir pris contact avec Daesh : en juillet 2016, il a agressé des touristes à la hache dans un train régional près de Wurtzbourg, en blessant cinq grièvement. Le second a violé puis assassiné l’étudiante Maria L., en octobre 2016, dans la ville de Fribourg. La victime était engagée dans l’association « Weitblick » qui soutient l’intégration des réfugiés. L’été 2016 a été assombri par des nouvelles relatant les harcèlements de masse commis par des migrants à l’encontre des femmes dans les piscines publiques. Les médias mainstream n’ont guère diffusé ce genre de nouvelles ; ce sont des blogs, ainsi que les témoignages des femmes concernées et d’autres baigneurs, qui ont contribué à les divulguer. Il en va de même pour la vérité sur les événements de Cologne qui, à la demande des hommes politiques locaux, n’a été dévoilée que plus tard. Les politiques ont cherché à dissimuler tout lien entre l’origine des coupables et ces agressions afin de ne pas attiser davantage les critiques soulevées à l’encontre de l’ouverture des frontières aux réfugiés. Cela vaut également pour le viol et le meurtre de l’étudiante Maria L. à Fribourg. Cette fois-ci, il s’agissait de plusieurs médias qui se sont délibérément soumis à l’autocensure. Dans un communiqué de presse, la chaîne de télévision publique ARD a fait savoir qu’elle renonçait à traiter le cas de Maria L., arguant qu’il s’agissait d’un cas d’« importance régionale uniquement » et que l’accusé, âgé de 17 ans seulement, avait besoin d’être mis à l’abri de l’attention médiatique.
À plusieurs reprises, j’ai moi aussi été victime de cette autocensure. Après la sortie en Allemagne de mon livre Le Fascisme islamique, on m’a invité à conduire un débat avec des étudiants de l’Université de technologie de Hambourg afin de discuter des théories que je développe dans cet ouvrage. Quelques jours seulement avant la discussion, le chancelier de l’université annulait la manifestation. « En faveur de la paix intérieure à l’université, nous prenons nos distances avec de tels débats », fit-il savoir à l’organisateur. Une fâcheuse coïncidence : précisément à l’université où ont étudié Mohammed Atta et d’autres terroristes responsables du 11 Septembre, et où encore beaucoup d’islamistes étudient et organisent tranquillement des rassemblements, le chancelier d’une université allemande considère qu’un débat sur l’islamisme représente un danger pour la paix intérieure. En novembre 2016, à l’université d’Augsbourg où j’ai étudié et à celle de Munich où j’ai enseigné l’histoire islamique, d’autres forums similaires, auxquels je devais participer, ont été annulés. Même la ville de Dortmund a annulé une discussion où j’étais invité, en septembre 2016, par crainte d’altercations avec des salafistes. En revanche, à Dortmund, aucun rassemblement de salafistes n’a été annulé jusqu’à présent. Les fanatiques intolérants qui répandent une idéologie antidémocratique et incitent de jeunes musulmans à partir faire le djihad en Syrie ont le droit de s’exprimer librement et sans entrave, tandis qu’on défend à celui qui les critique et met en garde contre eux de débattre publiquement de ses idées. Et ce, au nom de la tolérance ! Mon éditeur suédois a même tardé à trouver un traducteur qui accepte de travailler sur ce livre. Bien que plusieurs traducteurs aient apprécié le livre et adhéré à son analyse, ils ont eu peur pour leur vie, de la même façon que ceux qui ont osé traduire le roman de Salman Rushdie, Les Versets sataniques. Cet éditeur a tout de même fini par trouver un traducteur, mais qui tient à rester anonyme afin de ne pas mettre en danger sa famille et lui-même. Je pourrais dresser toute une liste d’exemples d’autocensure pratiquée en Allemagne ou ailleurs en Europe à l’égard à l’islam, exemples qui révèlent que nous empruntons une voie dangereuse et qu’il faut rester vigilants. Mais je me contenterai de citer un seul autre exemple, venu de France, et qui a, lui aussi, trait à mon livre. Peu de temps après la sortie du Fascisme islamique, le livre est devenu un best-seller remarqué par presque tous les journaux et chaînes télévisées. Il a été violemment attaqué, mais aussi parfois salué et approuvé par la critique. De nombreux éditeurs étrangers en ont acquis les droits pour le faire traduire dans leur pays, dont les éditions Piranha pour la version française, durant l’été 2014. Quelques mois plus tard eut lieu l’attentat contre Charlie Hebdo. Logiquement, mon livre aurait été parfaitement approprié pour nourrir un débat sur le terrorisme islamiste et la question de l’outrage au prophète Mahomet, et pourtant l’éditeur hésita puis reporta la date de publication de l’ouvrage. Même après l’attentat du Bataclan, mon livre resta enfermé dans le tiroir de l’éditeur indécis. La parution fut finalement repoussée à la mi-septembre 2016, soit deux ans après l’acquisition des droits du livre. La maison d’édition en modifia le titre : Le Fascisme islamique devint L’Islamisme est-il un fascisme ? afin de désamorcer le potentiel conflictuel du livre. Cette décision a été prise sans que je sois concerté. Sur Amazon, des lecteurs intéressés avaient déjà précommandé le livre. Mais c’est alors que survint l’attentat de Nice. À nouveau, l’éditeur tergiversa. Cependant, cette fois, il décida non pas de reporter la publication du livre, mais d’y renoncer définitivement. Il écrivit un mail à mon agent dans lequel il justifiait sa décision : en éditant mon livre, il redoutait que sa maison d’édition se retrouve dans une situation comparable à celle des rédacteurs de Charlie Hebdo. Les locaux de sa maison n’étant pas suffisamment protégés, il ne pouvait pas garantir la sécurité de ses collaborateurs, ce qui l’obligeait à abandonner la publication.
Si l’éditeur avait terminé son mail là-dessus, j’aurais pu le comprendre, car il s’agit bien de vie et de mort, et je ne peux demander à personne d’encourir les mêmes risques que moi. Mais il enchaîna alors sur un deuxième argument, censé expliquer pourquoi le moment était mal choisi pour une telle publication. Selon lui, le livre pourrait apporter de l’eau au moulin de l’extrême droite. Comme si ces gens-là n’avaient pas existé en France deux ans auparavant, lorsqu’il avait acquis les droits du livre ! Ni l’extrême droite, ni les politiques, pas plus que cet éditeur, n’ont été capables d’empêcher les mosquées radicales actives en France de publier des livres à contenu islamiste et de s’en servir pour radicaliser de jeunes musulmans.
Déçu et furieux, j’ai posté le commentaire suivant sur ma page Facebook :
« Voilà où nous en sommes arrivés en Europe. Une maison d’édition s’incline face à la tactique d’intimidation des islamistes. Il n’y a pas si longtemps, cet éditeur écrivait “Je suis Charlie” ; désormais, il écrit “J’ai peur de devenir Charlie”. Ce qui est grave, c’est qu’il essaie de faire de la nécessité une vertu et de la peur un acte héroïque, le tout en qualifiant sa décision de “raisonnable”. J’appelle cela de l’obéissance servile et de l’autosacrifice ! Les crocodiles que tu nourris aujourd’hui dans l’espoir qu’ils ne te dévorent pas finiront par te déchiqueter toi aussi. Voltaire se retournerait dans sa tombe s’il apprenait quelle conception de la tolérance et de la liberté d’expression entretiennent certains acteurs culturels dans son pays 230 ans après sa mort ! »
Je suis un auteur qui critique vigoureusement l’islam, mais sans jamais stigmatiser les musulmans. Je fais toujours la distinction entre les idées et les hommes. Pour moi, l’homme se situera toujours au-dessus de l’idéologie. Je distingue aussi clairement la dimension spirituelle de la dimension juridico-politique de l’islam. C’est uniquement cette dernière que je critique, et ce, non pas pour discréditer les musulmans ou remettre en cause leur droit à l’existence, mais parce que cette facette de l’islam a engendré énormément de violence et de violations des droits de l’homme. La plupart des victimes sont elles-mêmes musulmanes, c’est pourquoi cette critique n’est pas formulée contre les personnes, mais pour elles.
Pourtant, en quelques mois seulement, j’ai vu aussi bien des universitaires que des partis politiques, intellectuels, traducteurs, et à présent mon éditeur français, me tourner le dos et renoncer à accorder une tribune à mes idées. Toutes ces personnes refusent de prendre part à un débat sincère, ouvert sur l’islam et la migration, et ce sont les mêmes qui se plaignent ensuite devoir ce débat tomber aux mains de l’extrême droite.
Or, ce débat doit être placé au centre de la société. Nous ne pouvons pas, par crainte d’assister à une montée en puissance de l’extrême droite ou par peur des islamistes, étouffer ce débat, car cela reviendrait à s’agenouiller devant ces deux extrêmes. Ce serait une auto-amputation de la démocratie, car la liberté d’expression est la mère de toutes les libertés. Nombre d’intellectuels croient que plus la société se diversifie et se métisse, plus le pluralisme des opinions se restreint. Convaincus que « nous ne vivons plus entre nous, alors nous ne pouvons plus tout dire », ils s’imaginent pouvoir protéger les musulmans en faisant barrage aux critiques formulées à l’égard de l’islam. Revoir à la baisse ses attentes envers les musulmans n’est pas un signe de respect. Au contraire. Quiconque a du respect pour une personne et la prend au sérieux ne craint pas de la confronter à la vérité ou à la critique. C’est un comportement que l’on n’adopte qu’avec les enfants ou les gens que l’on considère, pour une raison ou une autre, comme inférieurs. Or, ce débat et cette critique sont cruciaux non seulement pour l’avenir de l’Europe, mais aussi pour les musulmans et leurs enfants qui sont citoyens européens ou le deviendront. C’est pour toutes ces raisons que je considère la critique de l’islam à l’heure actuelle comme un droit de l’homme, et même un devoir ! Et plus notre société devient religieuse et pluriethnique, plus les opinions et les idées devraient, elles aussi, semélanger et se diversifier.
Malgré toutes les intimidations et tous les obstacles, je rencontre encore dans la société civile de vrais démocrates qui n’ont pas abandonné leur foi en la liberté d’expression. Ils m’aident à diffuser mes idées et à mener des débats controversés. Je les en remercie. Parmi eux figure Grasset, mon nouvel éditeur français, qui, après le retrait de Piranha, a pris la décision de publier mon livre sous son titre original. Il n’est pas encore trop tard. Et l’esprit de Voltaire n’a pas encore déserté l’Europe !