Les transformations de l’homme

Lewis Mumford
mercredi 19 août 2009
par  administrator

Il faut lire le livre de Lewis Mumford paru en 1956, « Les Transformations de l’homme », que les éditions de l’Encyclopédie des Nuisances ont réédité au début de l’année dernière dans une traduction bien plus lisible (plus agréable à lire !) que celle des éditions Payot de 1974.

C’est une synthèse historique magistrale décrivant précisément les processus qui nous ont menés aux impasses civilisationnelles actuelles ; qui explique comment la conjonction de la techno-science et la marchandisation généralisée des rapports sociaux a eu comme malheureuses conséquences la « mutation anthropoloqique » de l’homme moderne ( comment le villageois ou le « citoyen » sont devenus « consommateurs »), l’uniformisation de la planète, le conformisme généralisé et la montée de l’insignifiance (c’est étonnant comme certaines des remarques et des analyses que fait L. Mumford dans ce livre sont proches de certaines de celles que C.Castoriadis faisaient les trente dernières années de sa vie).

Vous trouverez ci-dessous, la note de l’éditeur (Jaime Semprun ?) à cette nouvelle édition, un extrait de la préface de l’auteur à une réédition de 1972, le quatrième de couverture de cette réédition extrait du chapitre « L’homme posthistorique », et puis quelques extraits choisis par mes soins des deux derniers chapitres de ce livre.

Bonne lecture.

Au plaisir.

NOTE DE L’EDITEUR (2008)

Lewis Mumford (1895-1990) est surtout connu en France, ou du moins l’a été, pour son ouvrage La Cité à travers l’histoire (1961 ; traduction française 1964). Cependant, à côté de ce maître livre et de tous ses autres textes consacrés, pendant plus de cinquante ans, à l’architecture et à l’urbanisme, il existe dans son œuvre très abondante une veine que l’on peut dire anthropologique, marquée par Technique et Civilisation (1934 ; traduction française 1950) et par la somme qu’il consacra à la fin de sa vie au Mythe de la machine (tome I 1967, tome II 1970 ; traduction française 1973). C’est dans cette veine que s’inscrivent les Transformations de l’homme, publiées en 1956 aux Etats-Unis et en 1974 en France (La traduction d’Anne Villelaur, parue aux éditions Payot, était fort peu satisfaisante ; mais elle paraîtrait presque décente, comparée au galimatias publié par les éditions Fayard en guise de traduction du Mythe de la machine.)

Ce livre occupe donc une place intermédiaire entre Technique et Civilisation, où Mumford envisageait encore l’hypothèse que le développement du machinisme soit maîtrisé et réorienté pour être mis au service d’une société humaine pleinement démocratique – dont un modèle reste pour lui les formes de communauté villageoise créées par les pionniers de la Nouvelle-Angleterre et célébrées par Emerson comme «  base du régime républicain » (Cf. La Cité à travers l’histoire, p. 423) – et Le Mythe de la machine, où ce que l’on a appelé son « pessimisme » lui faisait surtout considérer comment le système technologique détruisait l’autonomie individuelle, les bases d’une démocratie authentique et la civilisation elle-même. Comme il le disait dans sa préface de 1972 à une nouvelle édition, c’est justement en écrivant Les Transformations de l’homme qu’il a été amené à réviser ses conceptions antérieures ; car s’est en s’efforçant de mieux comprendre les facteurs non strictement techniques ou matériels de l’humanisation qu’il a du même coup mieux discerné ce qui la met en péril.

Le genre Discours sur l’histoire universelle, auquel appartient ce livre, entraîne nécessairement toutes sortes de raccourcis et de simplifications ; et même une certaine reconstruction des faits, en fonction du fil directeur choisi, c’est-à-dire finalement du point de vue sur le présent adopté par l’auteur. Pour Mumford, avec le développement de ce qu’il appelle le « Nouveau Monde » - celui du capitalisme et de la rationalité techno-scientifique -, le secret de l’humanisation, de l’art « d’éduquer l’humanité de l’homme », a commencé à se perdre ; et le désastre – à la fois écologique, social et subjectif – est en 1956 déjà si avancé que ce qui s’annonce est une véritable rupture anthropologique. Cette rupture, il la présente sous la forme d’une alternative : soit la constitution d’une posthumanité, qu’il décrit (dans le chapitre intitulé « L’homme posthistorique ») en extrapolant les tendances poussant à la réification d’une humanité asservie à ses instruments ; soit une nouvelle transformation de l’homme ayant pour but l’unité, tant de l’humanité comme espèce, à l’échelle de la planète, que de l’homme comme individu, surmontant par la création d’un nouveau « moi » les antagonismes et les séparations de la civilisation.

Quoique cette transformation heureuse soit décrite comme un « miracle » défiant toute probabilité, l’alternative ainsi posée vise évidemment à présenter la création conjointe d’une « civilisation mondiale » et d’un « homme total » comme une obligation désormais faite à l’humanité, si elle veut échapper à la régression catastrophique et à l’auto-anéantissement. En cela ce livre a aussi son importance en tant que document. Il montre à la fois c qu’il était déjà possible de discerner en 1956 (ici la coïncidence de date avec la parution du premier tome de L’Obsolescence de l’homme n’est pas seulement un hasard  : Mumford et Anders, malgré leurs démarches intellectuelles très différentes, se rejoignent sur bien des points), et quelles illusions on pouvait encore nourrir. Celles-ci sont bien sûr particulièrement apparentes dans les deux derniers chapitres, consacrés à l’hypothèse «  miraculeuse » (dont on a vu depuis des versions toujours plus inconsistantes et fallacieuses répétées ad nauseam par les propagandistes d’une « gouvernance mondiale » écologiquement responsable), mais elles affectent également le scénario « noir » exposé dans le chapitre sur l’homme posthistorique. En effet, mettant à juste titre l’accent sur l’uniformisation des esprits et des comportements par la société technologique de masse, Mumford n’a pu pleinement envisager à l’époque les ressources de soumission renouvelée qu’offre la combinaison du plus profond conformisme avec la pseudo-singularité ostentatoire, telle que la suscite et l’équipe le marché de la différence. Cette contre-tendance « individualiste » à l’uniformisation par le système mécanisé, qui lui sert avant tout de lubrifiant, il en apercevait pourtant la nécessité pour le système lui-même, puisqu’il mentionnait le fait que les managers les plus avisés se montraient alors déjà préoccupés par la stérilisation des « ressources humaines » qu’entraînait un conformisme généralisé.

C’est pourquoi on peut dire, cinquante ans après, que ce qui est advenu en réalité constitue une sorte d’effroyable fusion des deux scénarios, le « noir » et le « rose », esquissés dans les derniers chapitres des Transformations de l’homme : la grisaille de la soumission aux impératifs dictés par les machines, teintée d’un peu de rose, ou plutôt de vert, par la participation zélée à l’administration du désastre qui est désormais requise de chacun, pour « sauver la planète ». A peu près, donc, ce que Mumford envisageait lui-même quand il écrivait que, si certaines conditions subjectives n’étaient pas réunies, « une civilisation mondiale pourrait devenir un cauchemar coercitif ».


EXTRAITS DE LA PREFACE DE L’AUTEUR A LA NOUVELLE EDITION (1972)

Ce livre représente une étape entre les quatre volumes de ma série «  Renewal of life » et les trois ouvrages ultérieurs, qui devaient initialement en constituer des révisions partielles : La Cité à travers l’histoire, La Technologie et le Développement humain et Le Pentagone de la puissance (Les deux derniers titres sont ceux des tomes I et II du Mythe de la machine). Mais c’est justement en rédigeant Les Transformations de l’homme que j’ai été amené à élargir la perspective historique qui était jusque-là la mienne : il s’agit donc à la fois d’une cristallisation de mes travaux antérieurs et d’une tentative d’approfondir ma compréhension de l’esprit et de la culture de l’homme.

Tout en tenant compte des conclusions archéologiques, anthropologiques et historiques avérées, mon interprétation a peut-être ceci d’original qu’elle repose sur une interaction constante entre une masse de connaissances spécialisées soigneusement passées au crible, quelques hypothèses qui, tout en relevant de la pure spéculation, restent néanmoins prudentes, et enfin les enseignements cumulatifs de l’observation et de l’expériences personnelles. Ce dernier élément n’est pas le moindre, car il existe bien des aspects importants de l’existence humaine qui ne peuvent être connus et interprétés, même par les scientifiques les plus hautement qualifiés, qu’à travers l’expérience directe de la vie.

(…)

Peut-être convient-il ici de mettre l’accent sur une autre révision radicale des perspectives aussi bien historiques qu’anthropologiques, étroitement liée au fait de privilégier les victoires stratégiques dues au cerveau et au symbole plutôt que les progrès tactiques accomplis grâce à la main et à l’outil. Etrangement, Les Transformations de l’homme sont l’une des premières interprétations sociologiques modernes à accorder toute leur importance aux mondes intérieur et extérieur de l’homme. Je dis « étrangement », car Sigmund Freud a réaffirmé, il y a trois quarts de siècle, l’importance du rêve : le fait que l’homme ait une vie onirique constante, active de jour comme de nuit, devrait donc constituer aujourd’hui un élément essentiel de toute description de la condition humaine. Cette profusion d’images a peut-être été la plus grande contribution du cerveau surdimensionné de l’homme, même si elle possède, comme toute autre sorte de développement quantitatif, un aspect négatif, et si elle a accru la nécessité d’un jugement, d’un tri et d’une surveillance vigilante.

Malheureusement, ceux qui ont été formés à interpréter l’histoire d’un point de vue strictement géographique, économique ou technique en étaient arrivés à traiter les activités subjectives de l’homme comme de simples sous-produits de forces et de conditions extérieures – immatériels et dénués d’importance, sinon fondamentalement désordonnés et irrationnels. Freud lui-même avait contribué à renforcer cette objectivité unilatérale avec son illusion matérialiste d’une réalité indépendante, que l’esprit humain laisserait intacte. Abordant le rêve à travers le traitement des névroses, Freud a eu tendance à considérer toute forme de vie intérieure, hormis la pensée, comme un phénomène névrotique. Cela l’a conduit à considérer l’ensemble des arts, des mythes et des religions comme des troubles pathologiques – au mieux comme des survivances primitives – dont la connaissance scientifique ne tarderait pas à venir à bout.

Si ce livre n’a pas été accueilli à bras ouverts par les positivistes, les pragmatistes et les behavioristes toujours aussi hégémoniques dans les sciences sociales, la raison majeure de leur indifférence, pour ne pas dire de leur hostilité, réside sans doute dans le fait que j’ai tenté de rééquilibrer leur tableau du développement humain. Ce n’est pas le moindre des sacrilèges commis par cette révision que d’avoir, en accordant aux incidences des religions de l’âge du bronze sur le développement des techniques l’attention requise, donné en même temps la clé de la persistance, depuis l’époque des pyramides jusqu’à l’ère nucléaire, de ce mythe de la machine toujours plus menaçant pour la vie.

Quand j’ai commencé à réunir des matériaux pour proposer cette vue d’ensemble du développement humain, je n’avais en tête ni système préconçu ni conclusion définitive. Les grands types de culture et de personnalité qui apparaissaient à chaque étape se constituaient sans intervention ni manipulation délibérée de ma part – même si, une fois qu’ils avaient pris forme, je pouvais souvent les corroborer grâce à la masse des connaissances anthropologiques et archéologiques accumulées au cours du dernier quart de siècle. Ce n’est certes pas à l’auteur lui-même d’évaluer de manière critique les vues nouvelles exposées dans Les Transformations de l’homme, d’autant moins qu’elles commencent à être adoptées et confirmées par d’autres chercheurs. J’ajouterai seulement qu’il y a plus de deux siècles, Giambattista Vico, qui était loin de disposer d’autant de données à l’appui des ses intuitions, avait à de multiples égards ouvert la voie à un tel exposé d’ensemble du développement humain. Bien que mes travaux aient beaucoup d’autres sources et d’autres précurseurs que Vico, je m’estimerais heureux, même aussi tardivement, de me retrouver en sa compagnie.

Dans l’ensemble, je n’ai rien à ajouter à ce qui est dit ici, et d’autant moins que mes anticipations les plus inquiétantes de l’homme posthistorique se sont entre-temps transformées en réalités observables, du fait de l’accélération automatique du processus même dont les tenants du progrès attendaient le salut de l’humanité. Face aux séismes de la haine psychotique, de la violence meurtrière et de la destruction aveugle qui menacent aujourd’hui d’engloutir toute la culture humaine, peut-être pouvons-nous enfin reconnaître ces profonds défauts structurels qui ont été présents dès que les institutions dominantes de la société sont apparues et se sont solidifiées. Pour cette fraction de la jeune génération qui, aujourd’hui, réexamine et remet à l’épreuve aussi bien les pratiques anciennes que les usages actuels, une conscience plus claire du passé peut se révéler la meilleure sauvegarde contre les rejets injustifiés, les choix pervers et les désillusions prématurées.

Bien que j’aie par la suite jugé nécessaire, dans Le Mythe de la machine, de traiter longuement des composantes négatives de la civilisation, cristallisées dans la mégamachine toute puissante et désormais universellement envahissante, je demeure fidèle à toutes les intuitions et à tous les espoirs exprimés dans les derniers chapitres consacrés à la civilisation mondiale et à l’homme d’Un monde. Il faut admettre que la perspective d’une réalisation prochaine de ces espérances s’est estompée – et, comme j’ai pris soin de le souligner, qu’elle exigerait un miracle -, mais il serait beaucoup moins réaliste encore de fonder ses espoirs sur le transcendantalisme technologique des prétendus futurologues, de Buckminster Fuller et Arthur Clarke à Herman Kahn et Alvin Toffler. Heureusement, bien que l’espèce humaine se montre généralement sous son plus mauvais jour pendant les périodes d’abondance et de puissance insolente, elle se comporte avec le plus grand héroïsme – tels les Britanniques à Dunkerque – au milieu des désastres. Plus notre situation présente semble désespérée, alors que nous devons faire face à la fois au déséquilibre écologique de l’environnement et au déséquilibre psychologique des esprits, plus il est impératif de ne pas perdre espoir. La génération à venir dispose encore d’une autre possibilité de choix, la plus ancienne pour l’homme  : celle de cultiver consciemment les arts qui humanisent l’homme.


EXTRAIT DU CHAPITRE « L’HOMME POSTHISTORIQUE »

« L’homme moderne s’est déjà dépersonnalisé si profondément qu’il n’est plus assez homme pour tenir tête à ses machines. L’homme primitif, faisant fond sur la puissance de la magie, avait confiance en sa capacité de diriger les forces naturelles et de les maîtriser. L’homme posthistorique, disposant des immenses ressources de la science, a si peu confiance en lui qu’il est prêt à accepter son propre remplacement, sa propre extinction, plutôt que d’avoir à arrêter les machines ou même seulement à les faire tourner à moindre régime. En érigeant en absolus les connaissances scientifiques et les inventions techniques, il a transformé la puissance matérielle en impuissance humaine : il préférera commettre un suicide universel en accélérant le cours de l’investigation scientifique plutôt que de sauver l’espèce humaine en le ralentissant, ne serait-ce que temporairement.

Jamais auparavant l’homme n’a été aussi affranchi des contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus il n’a été davantage victime de sa propre incapacité à développer dans leur plénitude ses traits spécifiquement humains ; dans une certaine mesure, comme je l’ai déjà suggéré, il a perdu le secret de son humanisation. Le stade extrême du rationalisme posthistorique, nous pouvons le prédire avec certitude, poussera plus loin un paradoxe déjà visible : non seulement la vie elle-même échappe d’autant plus à la maîtrise de l’homme que les moyens de vivre deviennent automatiques, mais encore le produit ultime

  • l’homme lui-même - deviendra d’autant plus irrationnel que les méthodes de production se rationaliseront.

En bref, le pouvoir et l’ordre, poussés à leur comble, se renversent en leur contraire : désorganisation, violence, aberration mentale, chaos subjectif. »

EXTRAIT DU CHAPITRE « LA CULTURE MONDIALE »

(…) Pour mieux faire apparaître en quoi consiste l’originalité de la civilisation mondiale, observons d’abord les fils anciens qui donneront sa solidité à la nouvelle trame, et des couleurs à l’épreuve du temps au nouveau motif. Dans chaque cas, il nous faut présumer que ces vieilles institutions restent assez vivantes pour connaître un renouveau, sinon spontanément, du moins par un effort conscient, que nous impose le sentiment de nos besoins actuels.

Et d’abord la vieille unité communautaire, l’association primitive qui a commencé avec la famille et le groupe de parents et s’est stabilisée avec l’invention de l’agriculture dans le village. Cette communauté originelle, où il n’y a pas encore de différenciation individuelle, repose sur le simple fait de cohabiter dans un environnement commun, de partager des moyens de subsistance et des valeurs tacitement admises. Le langage lui-même a été l’une des plus précieuses conquêtes de ce groupe primitif : il n’y a donc rien d’étonnant à ce que toute tentative pour réaffirmer son intégrité contre la domination centralisée de l’Etat, comme dans les divers mouvements régionalistes et nationalistes du XIXe siècle, commence par un rétablissement de la langue vernaculaire. Mais c’est surtout dans les rencontres en face à face, yeux dans les yeux, jour après jour, avec le sentiment d’être «  tous dans le même bateau », que s’établit une entente qui va bien au-delà des mots. Cette foi animale, comme nous l’avons constaté durant la Seconde Guerre mondiale, a souvent permis à une petite unité militaire de survivre, par des actes exemplaires d’amour, de sacrifice et de dévouement, quand tout autre recours était vain.

La famille, le foyer, le voisinage, le groupe de travail peuvent tous dans l’avenir revêtir des formes nouvelles, dues en partie à notre sentiment croissant de leur signification et de leur valeur ; mais l’intime union et la solidarité qui les caractérisent sont indispensables à tout développement authentiquement humain. Créer des organismes d’entraide et de collaboration entre voisins, se rencontrer face à face pour des confrontations personnelles et des discussions animées, prendre part aux célébrations communautaires, non pas en grandes masses anonymes, mais dans une assemblée où chaque visage est connu, toutes ces survivances de la vie du village primitif demeurent nécessaires. Elles gardent intact le cercle étroit des relations de confiance où l’homme a tout d’abord trouvé la sécurité dont il avait besoin pour affermir son humanité : ces yeux amicaux sont l’indispensable miroir dans lequel le moi contemple sa propre image et établit sa propre identité.

Plus nous sommes disposés à voir dans la planète un espace unifié que nous parcourons librement pour nos études ou notre travail, plus il est nécessaire de posséder un tel foyer de base, un tel noyau psychologique intime, avec des points de repère visibles et des personnalités aimées. Le monde ne deviendra pas une communauté de voisins, même si chaque lieu y est relié aux autres par des communications instantanées et des transports rapides, si l’on accepte que disparaisse la communauté des voisins elle-même, en tant qu’idée et forme sociale.

L’existence sous-jacente de la culture archaïque a perpétué jusqu’à nous, au moins sous forme d’une tradition assoupie, de tels groupes communautaires primitifs : si spontanés, si dénués d’artifices qu’ils ressemblaient plus à des produits de la nature qu’à des associations intentionnelles suscitées par un besoin humain. Mais ces groupes élémentaires étaient voués à être engloutis par le déferlement des civilisations de masse avant que l’on n’ait regretté leur disparition et compris leurs fonctions positives – par-dessus tout leurs fonctions d’éducation et de structuration de l’individu. Si nous rétablissons aujourd’hui les groupes communautaires intimes et élargissons les activités, ce sera parce que nous aurons pris conscience de leur apport indispensable et que nous aurons compris le rôle constant qu’ils jouent dans le développement du caractère humain. C’est précisément à cause de sa nature composite, due au mélange des âges, des sexes et des expériences de la vie, que le groupe communautaire représente l’homme comme ne peut le faire aucune association spécialisée, formée pour un but plus précis ou basée sur une profession ou un groupe d’âge uniques.

Le groupe familial et villageois introduit par la culture néolithique demeure un modèle fondamental, plus nécessaire peut-être aujourd’hui que jamais. Ce n’est que dans la société fermée, mêlée, des familles et des voisins, ou des camarades de travail et de jeu, que peuvent se tisser les relations intimes, la solidarité, la compréhension et l’accord immédiats nécessaires au développement humain. La perception de cette réalité a été la contribution majeure du sociologue Charles Horton Cooley ; et elle a inspiré les propositions pratiques formulées de manière indépendante par nombre d’esprits originaux, de Pierre Kropotkine et Ebenezer Howard à Clarence Perry et Adriano Olivetti. Au cours du siècle à venir, si la culture d’Un monde est appelée à se développer, cet aspect prendra toute son importance.

Qu’une fraction croissante de la population soit plus nomade aujourd’hui que jamais peut-être auparavant ne change rien à ce besoin, au contraire : il est justement d’autant plus fort que les distances parcourues se sont étendues, et que le rôle de l’association secondaire, fondée sur des fonctions et des buts spécialisés, s’est accru. C’est parce que nous devons constamment traiter avec des gans que nous ne verrons jamais, et que nous devons vivre une grande partie de notre vie quotidienne comme à distance, à travers de plus en plus d’intermédiaires, que nous avons besoin de réactiver les relations directes de face-à-face. Sans cette relation intime, les hommes deviennent aujourd’hui des choses, c’est-à-dire des non-êtres humains. Nous avons par-dessus tout besoin, particulièrement dans l’enfance, de la présence rassurante d’une communauté visible, d’un groupe intime qui nous entoure de compréhension et d’amour, et qui devienne pour nous un objet de loyauté spontanée, en tant que critère et point de référence vis-à-vis du reste de l’espèce humaine. (…)

(...) En résumé, la solidarité élémentaire du groupe local est le lieu où se fortifie naturellement toute fidélité plus haute et plus vaste, y compris celle qui a pour objet la communauté mondiale. Seule la reconstitution de ces liens élémentaires peut permettre le genre de détachement et de libre choix rendus possibles par l’organisation mondiale. L’invention de nouvelles formes et de nouvelles règles pour le groupe local restreint, considéré comme une unité politique et sociale de base, demeure l’une des tâches primordiales de la génération à venir. Avec les conseils d’usine, les coopératives, les kibboutzim, les associations communautaires, les groupements de voisinage, nous avons seulement entamé l’exploration plus vaste – et, plus encore, l’expérimentation – qui nous est nécessaire.

La société actuelle porte encore les stigmates des absolutismes militaires et industriels qu’a imposés le système du Nouveau Monde. Ces absolutismes ont brisé les communautés restreintes, plutôt que de leur céder une part du pouvoir politique et financier centralisé. Selon le principe de la démocratie, cette part leur appartient de plein droit et doit leur revenir ; cela sera favorisé par le développement des communautés locales aux responsabilités établies avec précision : non pas coupées de l’ensemble plus vaste, mais aptes à s’affirmer et à se réaliser.

Manifestement, aucune forme archaïque de vie communautaire isolée ne satisfera aux exigences nouvelles d’une société mondiale émergente : le drapeau des Nations unies devrait flotter dans chaque quartier, pour rappeler la communauté plus vaste à laquelle il appartient. Une fois redécouvertes, les formes que les communautés les plus simples ont élaborées pour elles-mêmes pendant de nombreux siècles doivent être délibérément renouvelées et remodelées avec intelligence politique, tact social et habileté psychologique. Mais il est déjà parfaitement clair que dans une telle organisation cellulaire stable, il n’y aura jamais en guise de croissance sociale qu’une prolifération cancéreuse.

(…)

EXTRAIT DU CHAPITRE « PERSPECTIVES HUMAINES »

(…)

Mais en un laps de temps si court que les plus âgés ont pu le voir s’opérer, un changement radical est intervenu dans la condition humaine. Ce changement n’est guère comparable qu’à celui opéré par la culture néolithique et est d’une tout autre ampleur que celui produit par les premières formes d’organisation mécanique, car il comporte la promesse d’une libération du travail obligatoire et de toute forme d’esclavage. Grâce pour l’essentiel aux progrès de la science, des formes d’énergie presque illimitées sont désormais à la disposition de l’homme ; et dans la plupart des formes serviles du travail, la machine automatique peut accomplir des tâches qui exigeaient jusqu’ici un immense sacrifice de vies humaines.

Les activités habituelles de notre société ayant continué de se couler dans des moules obsolètes, ce changement n’a tout d’abord produit dans l’industrie que crises et désorganisation ; et aujourd’hui encore, seule une part infime de ses bienfaits possibles est devenue effective. Mais déjà, dans les pays industriels avancés, le nombre d’heures de la semaine de travail a été diminué presque de moitié, et la proportion d’individus occupant des professions et des emplois dans les secteurs autre que l’agriculture ou l’industrie a augmenté régulièrement. Comme ce changement se poursuit, une possibilité inconnue en dehors des cultures les plus primitives en vient à réapparaître : non plus la vie dominée par le travail, mais l’incorporation du travail dans une vie plus féconde et plus signifiante.

Cet allègement de la contrainte qui assujettissait strictement la vie au travail contient deux grandes promesses. La première est que le travail lui-même, du moins celui qui reste extérieur au domaine de la machine automatique, devienne un processus éducatif, mobilisant l’intelligence et la sensibilité, retrouvant jusque dans les activités mécaniques la liberté qui était autrefois celle de l’artisan. (…) A ce point la grande maxime de Le Play, selon laquelle le produit le plus important qui sort de la mine est le mineur, s’appliquera à chaque profession. Mieux encore, nous pourrons alors sélectionner les produits et les méthodes de production, en privilégier certains et en rejeter d’autres, en fonction des incidences du travail sur la personnalité humaine : notre critère sera son influence sur l’amour, l’amitié, la vie familiale et politique, et non plus seulement l’efficacité mécanique.

La transformation du processus aurait pour autre grand avantage qu’il deviendrait inutile de produire une pléthore de biens matériels et de gadgets, ainsi que d’instruments de guerre et de génocide. Si nous rénovons les institutions du marché et distribuons principalement les produits sur la base des besoins, plutôt qu’en fonction du labeur, du sacrifice et d’un statut privilégié, nos profits se traduiront en termes de loisirs. En fait, sans loisirs, notre expansion dans le domaine de la production industrielle serait presque dénuée de signification ; car nous avons besoin d’un maximum de temps pour choisir et assimiler tous les biens authentiques dont dispose maintenant l’homme moderne. Schola signifie loisirs ; et les loisirs rendent l’instruction possible. La promesse contenue dans une économie fondée sur la vie est d’assurer l’instruction en vue de la plus grande plénitude du développement de l’homme – et non de la poursuite d’une expansion de la machine.

Cela ne signifie pas simplement qu’une plus grande part de notre vie sera consacrée à l’éducation, mais plutôt que l’éducation constituera la principale activité de la vie. Ce changement promet d’être si profond qu’on doit le mettre en pleine lumière en lui attribuant un nom nouveau, qui signale en quoi l’activité consistant à infuser valeur et signification à chaque phase de la vie ne cessera pas avec l’école proprement dite.

Les termes d’ « éducation », d’ « autodéveloppement », de « formation du caractère », de « conversion » sont tous en rapport avec ce dont il s’agit ; mais ils restent marqués par les limites de leur usage originel. Celui d’ « éducation » évoque l’instruction livresque qui commençait avec l’apprentissage de l’ABC et qui, aujourd’hui encore, se borne à l’acquisition formelle d’une compétence professionnelle. Le terme de « développement personnel » n’est pas entièrement dénué de suffisance humaniste ou de pose romantique, et perpétue en tout cas la croyance axiale générale selon laquelle il y aurait un bonheur personnel possible indépendamment de celui de la société ou du moins que sa recherche ne concernerait pas la vie publique : ainsi le personnel est-il faussement identifié avec le privé.

Quant à la « formation du caractère », elle rappelle la sévère discipline protestante, avec son examen de conscience quotidien et son ascétisme répressif sur le plan esthétique ; cette atmosphère d’étroitesse et de refoulement persiste encore aujourd’hui, bien qu’elle se soit mêlée dans l’éducation classique anglaise à une forte influence humaniste qui encourageait les exercices athlétiques virils et entretenait la beauté physique. Enfin, la « conversion », terme axial désignant la naissance du second moi, pourrait être considérée comme la principale contribution à ce que pourrait être l’éducation : pourtant, en tant qu’étape de la formation, elle indique seulement un changement d’attitude et d’orientation et ne prend pas en compte le contexte social. Nous avons besoin d’un terme qui désigne non seulement ces aspects traditionnels de l’éducation, mais quelque chose que la culture mondiale elle-même ajoutera à ce processus.

Le mot qui désigne cette conception plus vaste de l’éducation est le terme grec paideia, que Werner Jaeger a réintroduit dans son brillant et exhaustif ouvrage sur l’éducation grecque. La paideia est l’éducation considérée comme une transformation de la personnalité qui se produit tout au long de la vie et dans laquelle chaque aspect de la vie joue un rôle. Contrairement à l’éducation au sens traditionnel, la paideia ne se limite pas au processus d’apprentissage conscient, ni à initier les jeunes à l’héritage social de la communauté. La paideia est plutôt la tâche qui consiste à donner forme à l’action de vivre elle-même : en traitant chaque occasion de la vie comme un moyen d’autoconstruction, et comme partie d’un processus plus vaste de conversion des faits en valeurs, des processus en buts, des espoirs et des projets en accomplissements et en réalisations. La paideia n’est pas un simple apprentissage : c’est une création et une formation ; et l’homme lui-même est l’œuvre d’art à laquelle la paideia cherche à donner forme.

(…)

Mais la paideia exige bien plus que cette sorte de synthèse formelle : l’unité dont elle est en quête doit être recherchée dans l’expérience, et elle exige l’aptitude à changer de rôles avec d’autres, même si cela compromet la compétence technique, au bénéfice d’un enrichissement de l’apprentissage de la vie. La leçon de la est avant tout la leçon élémentaire de la démocratie : croissance et autotransformation ne peuvent être déléguées. Et surtout l’accomplissement de l’intégralité humaine comme celui de l’humain intégral passent avant toute activité spécialisée, tout objectif plus étroit. Bien que cet homme nouveau doive encore, sans aucun doute, , entretenir et développer les compétences associées à des métiers spécialisés, il doit tendre entant que citoyen à avoir des occupations multiples, à nourrir d’autres intérêts et à poursuivre d’autres activités, en harmonie avec un projet de vie plus vaste. Déployer toutes les aptitudes d’un homme deviendra plus important que de gagner l’insigne distinctif d’une profession ou d’une fonction ; car le jour viendra, comme l’a prédit Emerson, « où l’on ne portera plus ni insigne, ni uniforme, ni décoration ».


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