La formule magique européenne, si longtemps centre et foyer des sciences et des techniques mondiales, s’est éteinte durant la première moitié du XXe siècle sans laisser d’héritière. L’éphémère système États-Unis-URSS qui a suivi n’était pas, à proprement parler, une formule magique, mais un fragile système double, appuyé sur une thalassographie insatisfaisante.
Nous avons vu tout au long de ce livre que seul un état de division politique stable et une économie florissante permettaient aux sciences et aux techniques de progresser, et que cette double configuration avait plus de chances de durer lorsqu’elle s’appuyait sur un cadre géographique favorable : une thalassographie articulée. Il se formait alors un système d’États particulièrement durable et prospère, que nous avons baptisé « formule magique » : une combinaison idéale d’ éléments réactifs qui engendrait un flot de progrès scientifiques et techniques. L’humanité n’a assisté que deux fois dans son histoire à une telle conjonction : celle de la Grèce antique, au 1er millénaire avant notre ère, qui a fait naître la science au sens moderne du mot, et celle de l’Occident, au IIe millénaire de notre ère, qui a produit les révolutions scientifique et industrielle et l’éblouissant triomphe des XIXe et XXe siècles.
Assisterons-nous un jour à l’émergence d’une troisième formule magique ? L’humanité connaîtra-t-elle, dans un avenir plus ou moins lointain, une troisième vague majeure de progrès techno-scientifiques ? Pour une formule magique complète, où tous les moyens de la compétition entre États, y compris la guerre « maximale », sont autorisés, les perspectives paraissent bien maigres. Les moyens militaires ayant dépassé les possibilités du globe, à l’ère des bombes thermonucléaires et des missiles intercontinentaux, il semble qu’aucune formule magique pleine et entière ne pourra plus jamais voir le jour à la surface de la planète.
Un peu de science-fiction, ou de la thalassographie à la planétographie
Le seul théâtre imaginable pour des affrontements impliquant fusées et bombes H est apparemment le milieu interplanétaire. Dans l’immensité vide de l’espace, les explosions atomiques surpuissantes causeraient moins de dommages que dans une région agricole ou une zone urbaine. Les bombes nucléaires y seraient des armes utilisables, d’autant que la radioactivité résiduelle, si nocive sur Terre, n’a aucune conséquence dans l’espace interplanétaire ; ce milieu est déjà soumis, en permanence, à des rayonnements très intenses – vents solaires, rayonnements galactiques et cosmiques. C’est d’ailleurs le cosmos que vise naturellement l’engin responsable du trop grand « rétrécissement » de la Terre : la fusée. Il semble qu’une future formule magique au sens classique, si elle vient à exister, ne pourra se déployer qu’à l’échelle interplanétaire.
Pouvons-nous nous attendre à ce qu’un système d’États spatial, englobant plusieurs planètes, voie le jour, au sein de notre système solaire, dans un avenir plus ou moins éloigné ? Pour le savoir, il faut analyser les qualités géomorphologiques de notre environnement spatial. Tous les milieux interplanétaires ne sont pas également favorables, pas plus que ne le sont tous les profils côtiers du point de vue de la thalassographie. Pour juger de la qualité d’une configuration de planètes, essayons de traduire, en termes de planètes et d’espace, les considérations faites précédemment sur les terres émergées et les mers. Comme je parlais de la qualité de la thalassographie d’un continent, j’évoquerai la qualité de la « planétographie » d’un système stellaire – un système stellaire consistant en une étoile entourée de planètes.
L’interface continent-océan se convertit assez naturellement en interface planète-espace. De même que l’eau oppose moins de résistance au déplacement des corps que la terre, de même l’espace vide freine beaucoup moins les véhicules qu’une surface planétaire, liquide ou solide. Les transports à grande distance à travers l’espace coûteraient bien moins cher au kilomètre que les transports intra-planéraires, En outre, le milieu spatial permettrait de donner aux vaisseaux des dimensions bien supérieures à ce que permet le milieu planétaire, comme le domaine aquatique autorise l’ élaboration d’engins de transport, les navires, aux volumes beaucoup plus grands que les véhicules terrestres. L’espace paraît donc un milieu idéal pour le commerce, comme les mers à la surface de la Terre.
Il y a aussi des divergences importantes dont on doit tenir compte si l’on veut adapter l’analyse géomorphologique au milieu interplanétaire. Premièrement, le passage des marchandises du milieu terrestre au milieu aquatique (le chargement du chariot à la barque, du wagon au bateau) se fait sans trop d’efforts. Les manipulations sont relativement aisées. Au contraire, quitter la surface d’une planète pour l’espace inter planétaire demande une énorme dépense d’énergie : une fusée a besoin de beaucoup de carburant pour s’arracher à l’attraction gravitationnelle de la Terre, qui est pourtant une planète moyenne. Deuxième différence : l’interface planète-espace est beaucoup moins variée que l’interface continent-océan. Les planètes sont sphériques, alors que les continents ne sont pas tous circulaires. Troisièmement, les proportions ne sont pas comparables : si un dixième de la surface terrestre est couvert par les continents, moins d’un millième de milliardième d11 volume du système solaire comporte des planètes.
Le milieu interplanétaire se compare donc à un océan immense dans lequel il n’y aurait que quelques rares îles, minuscules et rondes. Il évoque plus l’Atlantique Sud que la Méditerranée. Afin d’illustrer le « puits gravitationnel » que constituent les planètes, il faut encore s’imaginer un Atlantique Sud dont les îles posséderaient un relief conique inversé : elles seraient creusées vers le bas, comme des cratères. Les habitants vivraient au-dessous du niveau de la mer, dans le creux des cuvettes. Pour accéder à l’océan, il leur faudrait escalader péniblement les rebords escarpés de leurs cuvettes, rebords d’autant plus hauts que leur île serait plus étendue, avant de pouvoir voguer sur les eaux.
Ces dissemblances posées, essayons d’esquisser ce que pourrait être une bonne planétographie, une configuration susceptible d’engendrer une formule magique spatiale l’équivalent interplanétaire d’une thalassographie articulée d’une dimension fractale élevée. La dimension fractale étant cette fois comprise entre 2 et 3 et non plus entre 1 et 2. Un système stellaire planétographiquement favorisé comprendrait, outre l’étoile centrale, plusieurs – quatre ou cinq idéalement – planètes habitables et accueillantes pour une espèce intelligente donnée. Ces planètes auraient des conditions comparables : des sols acceptables pour l’agriculture, des atmosphères respirables et des pesanteurs supportables. Elles posséderaient de nombreux satellites naturels : comme les îles proches de la rive ont invité les Grecs à s’aventurer en mer, les petites planètes orbitant autour des grandes encourageraient les premières excursions spatiales hors de la planète mère. Après tout, le premier voyage des humains hors de la planète bleue ne les a-t-il pas conduits vers leur satellite naturel, la Lune ?
Le secteur aux quatre ou cinq « bonnes » planètes serait la région planétographiquement favorisée du système stellaire, celle ayant une dimension fractale élevée. Les autres planètes du système seraient moins accueillantes : trop froides ou trop chaudes, selon leur distance de l’étoile centrale. Leur atmosphère serait irrespirable, et leur gravité trop forte ou trop faible. Ces planètes joueraient un peu le rôle des déserts, des steppes et des glaces dans la géographie terrestre, intéressants parfois pour leurs minéraux ou leur position stratégique.
Une telle configuration n’a rien d’impossible. Elle pourrait se rencontrer dans un système stellaire double ou triple, chacune des deux ou trois étoiles associées arborant ses propres planètes habitables. Par exemple, il n’est pas impossible que cela soit le cas du groupe d’étoiles le plus proche de la Terre : le système double Alpha du Centaure. Situé à 4,36 années lumière de nous, Alpha du Centaure comprend deux étoiles assez semblables au Soleil, nommées A et B, dont l’une est légèrement plus brillante et l’autre légèrement moins que notre Soleil. A et B orbitent l’une autour de l’autre en environ 80 ans. Dans le courant de leur révolution, elles se rapprochent jusqu’à une distance équivalente à la distance Soleil-Saturne (11 UA), puis s’éloignent jusqu’à une distance de type Soleil-Pluton (35 UA). Les modèles de simulation par ordinateur ont montré que, à la naissance d’Alpha du Centaure, il y a sept milliards d’années, des planètes telluriques auraient pu se former (le cas échéant, elles sont encore indétectables, malgré les grands progrès réalisés ces dernières années [1]. Dans une configuration planétographiquement idéale, la grande étoile A aurait la chance de posséder deux quasi-Terres jumelles, tournant l’une autour de l’autre, à une distance telle que l’eau soit liquide. Cette distance idéale correspond à un mi-chemin entre la Terre et Mars dans notre système solaire (1,25 UA). La deuxième étoile, B, aurait également une planète accueillante, une quasi-Terre, à la distance idéale, soit comme Vénus autour de notre Soleil (0,7 UA). Un tel système comprenant trois quasi-Terres, elles-mêmes complétées de petits satellites, ainsi que de nombreuses autres planètes désertiques mais riches en minéraux, permettrait à ses habitants de passer facilement de l’âge industriel intraplanétaire à l’âge spatial.
Dans une situation idéale, les « bonnes » planètes habitables regorgeraient de richesses absentes ailleurs, c’est-à-dire qu’elles présenteraient un grand intérêt commercial et militaire les unes pour les autres. Elles seraient soit déjà habitées, comme la Crète, la Phénicie et l’Égypte pour les Grecs, soit vides et offertes à la colonisation, comme l’Italie du Sud et les rivages de la mer Noire. Après quelque temps, elles se retrouveraient peuplées d’une espèce intelligente unique, originaire de l’une d’entre elles. Chacune de ces planètes deviendrait le centre d’un vaste empire spatial englobant aussi des planètes désertiques mais exploitées. Ces empires se disputeraient leurs possessions à l’échelle interplanétaire.
On pourrait même imaginer l’étape suivante. Après quelques millénaires, le voyage interstellaire, et non plus seulement interplanétaire, deviendrait réalité. Les systèmes stellaires, désormais unifiés, s’affronteraient entre eux au cours de gigantesques conflits d’une étoile à l’autre... À nouveau, certains secteurs de la galaxie seraient plus favorisés que d’autres par leur configuration en étoiles. Tous ne pourraient pas accéder au stade du système d’États interstellaire durable et prospère. Les zones de la galaxie où les systèmes stellaires sont les plus rapprochés les uns des autres offriraient évidemment les meilleures chances à leurs habitants d’apprendre à enjamber les espaces interstellaires.
On peut imaginer quelques-uns des bouleversements technologiques qui accompagneraient cette ère nouvelle – encore plus lointaine et plus embrumée que l’ère interplanétaire. La physique actuelle permet d’envisager des voyages d’une étoile à l’autre. Un vaisseau propulsé par annihilation de particules de matière et d’antimatière pourrait franchir la dizaine d’années-lumière qui sépare le système solaire des étoiles voisines avec quelques dizaines de kilos de carburant. Ce voyage demanderait une vingtaine d’années pour les spectateurs terriens ; un peu moins pour les passagers du fait de la dilatation relativiste du temps. Ce qui est tolérable si l’on songe qu’au XVIe siècle il fallait cinq ans pour faire l’aller retour de Madrid aux Philippines, la province la plus éloignée de l’Empire espagnol. La grande découverte de Stephen Hawking sur le rayonnement des trous noirs ferait l’objet d’applications militaires. Les trous noirs se vident peu à peu en émettant un léger rayonnement et, finalement, explosent en une formidable déflagration. Les conflits interstellaires utiliseraient vraisemblablement des bombes à trous noirs, qui réduiraient les armes thermonucléaires au rang de gadgets... et vaudraient aux physiciens des crédits suffisants pour vérifier expérimentalement les lois de la gravitation quantique.
La mauvaise planétographie du système solaire
Après ces dissertations quelque peu éthérées, revenons à notre monde. Que peut-on penser de l’environnement spatial de la Terre, au vu de ce qui vient d’être dit ? Notre système solaire est-il doté d’une planétographie de qualité permettant l’émergence d’une formule magique spatiale ?
Aussi décevant que cela puisse paraître, il semble que non.
Les planètes géantes, Jupiter et Saturne, sont gazeuses et n’ont pas de surface à proprement parler. À mesure qu’on s’approche de leur centre, leur atmosphère, glaciale (-140 °C), irrespirable (hydrogène et hélium), se densifie tout simplement, jusqu’à devenir liquide, puis solide, mais sans offrir de transition nette, de sol ferme. Ces deux astres ne se prêtent donc guère à l’exploitation ou à la colonisation. Plus loin vers l’extérieur du système solaire, Uranus et Neptune ont des gravités de surface acceptables, environ 1,2 fois la gravitation terrestre.
Une personne pesant 60 kilos sur Terre en pèserait 72 sur Uranus ou Neptune, ce qui reste tolérable. Mais ces deux mondes sont plongés dans un froid effrayant, du fait de leur éloignement du Soleil. Leurs températures descendent jusqu’à -200 °C. Leurs atmosphères sont composées de méthane et leurs surfaces sont peut-être entièrement liquides. Il est exclu que des sites d’habitations humaines s’y développent autrement que comme de lointains avant-postes héroïques, et marginaux. Pluton est trop petit, trop froid et trop éloigné, pour ne rien dire des nouvelles planètes récemment découvertes, comme Eris (connue depuis 2005, appelée aussi Xénia r1 2003 UB3 I 3), encore plus froide et plus lointaine.
À l’autre extrémité du système solaire, Mercure a une surface solide, mais sa gravité est faible (0,4 fois celle de la Terre) À sa surface, une personne de 60 kilos ne pèserait plus que 24 kilos. Cela, certes, empêcherait que se développent les maux de l’apesanteur (atrophie du système musculaire, décalcification des os) chez d’éventuels colons, mais provoquerait peut-être, à la longue, des modifications morphologiques irréversibles, qui empêcheraient les émigrés de revenir sur la Terre. Plus grave, Mercure n’a pas d’atmosphère ; les humains ne pourraient s’y déplacer qu’en scaphandre. Et surtout, Mercure est trop proche du Soleil, la température y avoisine les 550 °C sur la face éclairée.
Il reste Vénus et Mars, les deux planètes les plus proches de la Terre. Mars aurait une composition acceptable. La croûte martienne, comme celle de la Terre, recèle surtout du silicium et de l’oxygène, avec simplement un peu plus de fer, d’où sa teinte brune-orange. Les autres paramètres sont moins bons. La pesanteur martienne vaut les deux cinquièmes de celle de la Terre, comme celle de Mercure. Cela serait suffisant pour un séjour passager, mais risquerait d’être néfaste pour une colonisation de longue durée. Les habitants, qui s’adapteraient physiologiquement, ne pourraient plus retourner sur la Terre, où ils se retrouveraient deux fois et demie plus lourds que chez eux. Mars et la Terre ne pourraient donc pas vraiment former un système d’États encre lesquels auraient lieu de fréquents échanges. La température martienne rappelle celle de l’Antarctique ; il y fait entre -120 °C et + 10 °C, suivant la latitude et l’époque de l’année. Ces températures sont trop basses pour que des activités économiques humaines élémentaires, à base d’eau, telles que l’agriculture, l’élevage, la pêche... puissent s’ épanouir autrement que sous serre chauffée. La planète rouge semble de surcroît privée d’eau, à l’exception des petites calottes glaciaires des pôles. Enfin, l’atmosphère, qui ne comporte que du gaz carbonique (inoffensif mais irrespirable), est trop ténue ; la pression au sol (6 millibars) est cent cinquante fois plus faible que sur Terre (1 000 millibars). Des humains ne pourraient se promener sur la planète orange qu’en combinaison pressurisée. Cela fait beaucoup de handicaps. Mars est un monde désolé, inhospitalier, impropre à un peuplement humain autre que limité à quelques bases et à quelques volontaires courageux.
Vénus aurait une gravitation excellence pour les Terriens : les neuf dixièmes de celle de la Terre. Une personne de 60 kg sur Terre pèserait encore 54 kg sur Vénus, ce qui reste très proche. Vivre sur Vénus ne devrait donc pas entraîner de trop grandes transformations physiologiques. Malheureuse ment, Vénus souffre d’une température affreusement élevée. Il y fait couramment 500 °C parce que la planète est proche du Soleil, et parce que son atmosphère (du gaz carbonique) retient la chaleur par effet de serre... Qui plus est, la pression atmosphérique est de 90 fois celle de la Terre. Un humain ne peut s’aventurer dans de telles pressions qu’en bathyscaphe, comme dans les océans à neuf cents mètres de profondeur. Vénus est donc un enfer. Une colonisation humaine de grande ampleur y paraît impossible.
Il semble qu’initialement Vénus ait possédé de l’eau dans des proportions semblables à la Terre, et une atmosphère primitive de composition comparable, mais que, malheureusement, sa trop grande proximité du Soleil l’ait fait évoluer dans une direction opposée. Il y a quatre milliards d’années, Vénus avait des océans chauds. Le rayonnement du Soleil était alors d’un tiers plus faible qu’aujourd’hui. Lorsque, après deux cents millions d’années, la chaleur dégagée par le Soleil a commencé à s’intensifier, les océans vénusiens se sont échauffés jusqu’à l’ébullition, s’évaporant entièrement Atteignant la haute atmosphère, les molécules d’eau se sont dissociées ; l’hydrogène, trop léger, s’est évadé hors de la planète, tandis que l’oxygène se combinait avec divers autres gaz pour former des substances accélérant le réchauffement par effet de serre. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’atmosphère vénusienne est presque complètement dépourvue d’eau.
La Lune, pour terminer, a une gravité de surface trop faible (six fois moindre que celle de la Terre) pour permettre une colonisation de longue durée. Les colons seraient condamnés à vivre indéfiniment sur la planète grise, eux et tous leurs descendants, à cause des transformations que ne manquerait pas de subir leur organisme. L’absence de toute atmosphère rend illusoire une vie « naturelle » sur la Lune. Dans ce monde mort et sans air, les humains devraient se retrancher dans des abris artificiels, soutenus à bout de bras par la Terre.
En résumé, notre coin d’univers est parfaitement inhospitalier et stérile. La Terre possède un satellite désolé et unique. Les planètes voisines sont toutes plus inadaptées les unes que les autres à l’homme. Dépourvues d’attraits, de ressources spécifiques ou de vie, elles sont inhabitées et inhabitables. À cause de cette mauvaise planétographie, le système solaire ne permettra vraisemblablement pas l’émergence d’une troisième formule magique.
Si Vénus avait été à la place de Mars
Ce tableau affligeant n’était pas fatal. Il aurait « suffi », par exemple, que Vénus se fût trouvée à la place de Mars pour que la situation s’améliorât grandement. Ayant une gravité suffisante, Vénus aurait retenu, bien mieux que Mars, son atmosphère. L’effet de serre aurait été bénéfique au niveau de la froide orbite martienne. Dotée d’une bonne atmosphère, d’une bonne température et d’une bonne pesanteur, Vénus aurait vraisemblablement offert un cadre de vie attrayant pour les colons terriens. Elle aurait peut-être même connu l’éclosion de la vie.
La déception qui a accompagné chaque étape de la découverte du système solaire a conduit certains scientifiques à rêver éveillés d’un réaménagement des planètes voisines afin de les rendre plus conformes à leurs espérances. Cette opération de science-fiction a été baptisée en anglais terraforming, mot qu’on pourrait traduire par « terraformation » ou « terrisation ». Un article de recherche sur la terrisation de Mars est même paru dans la très sérieuse revue Nature [2], en août 1991. Le programme, hélas délirant, demanderait l’acheminement vers la planète orange de milliards de tonnes de matériaux et l’érection sur place de gigantesques complexes industriels, le tout s’étalant, pour que les transformations biochimiquesaient le temps d’opérer, sur des milliers d’années...
L’aller et retour dans l’espace
Il est significatif que, dans les années 1960, au moment où le système double États-Unis-Union soviétique donnait ses premiers signes de blocage, sous l’impact du missile nucléaire intercontinental, l’expansion vers le système solaire avait commencé, et brillamment commencé. L’année 1957 vit le lancement du premier satellite artificiel de la Terre, le célèbre Spoutnik. L’année 1959 vit l’envoi de la première sonde vers la Lune ; en 1961, c’est la première sonde interplanétaire qui partait vers Vénus, et le premier homme était mis sur orbite autour de la Terre. Durant toute la décennie 60, les deux États-continents expédièrent des sondes vers les autres planètes du système solaire – dont on ignorait encore tout – en avant-garde, semblait-il, d’une expansion triomphale de l’humanité dans l’espace interplanétaire. En 1969, les premiers astronautes débarquaient sur la Lune.
_La conquête spatiale était une extension naturelle de l’affrontement entre les deux grands empires néo-européens, trop à l’étroit sur la Terre. C’était précisément l’engin qui avait signé l’arrêt de mort du système double russe-américain qui propulsait l’homme dans l’espace. La fusée Semiorka, de Korolev, qui servait au lancement des Spoutniks, des Lunas et des Vostoks habités, était dérivée d’un ICBM, le premier missile balistique intercontinental. Dans leur course à l’exploration de l’espace, les Russes visaient Vénus tandis que les Américains s’intéressaient plutôt à Mars, un peu comme, cinq cents ans plus tôt, Espagnols et Portugais s’étaient répartis l’ouest (l’Atlantique) et le sud-est (les côtes de l’Afrique) dans la recherche du passage vers les Indes.
Le merveilleux semblait près de se reproduire. Comme les explorateurs de la Renaissance avaient découvert des peuples étranges, les sondes spatiales et les astronautes qui prenaient le relais allaient rencontrer, espérait-on, des mondes insolites et prodigieux. Des êtres intelligents s’ajouteraient peut-être même au grand concert de la civilisation cosmique, avec les quels l’humanité pourrait s’engager dans de fructueux échanges commerciaux ou dans de terrifiantes guerres. À défaut d’extraterrestres intelligents, les planètes vierges seraient colonisées, offrant à l’humanité un domaine plus vaste pour s’épanouir. Le cinéma de l’époque témoigne de cette euphorie spatiale, avec des films-cultes tels que La Guerre des mondes de Byron Haskin (1953) et 2001 : l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick et Arthur Clarke (1968). Aux yeux des cinq cents millions de téléspectateurs qui regardaient Neil Armstrong et Edwin Aldrin marcher sur la Lune, l’humanité entamait son ère extraterrestre. Tout semblait tendre vers une existence à échelle cosmique de la civilisation humaine. On était passé de la région à la nation, de la mer à l’océan, puis de la nation au continent. On allait passer du continent à la planète, de l’océan à l’espace !
Au lieu de cela, ce fut la révélation attristante qu’aucune forme de vie n’était décelable sur les planètes voisines, aucune ressource minière exclusive non plus, et qu’aucune colonisation n’y était envisageable. À plus forte raison, pas d’interaction avec des peuples extraterrestres. Deuxième déception, les Russes se révélaient incapables de débarquer sur la Lune et de poursuivre la compétition, espace orbital excepté. Les États-Unis se retrouvaient sans concurrents pour leurs exploits spatiaux, et sans raisons économiques de les poursuivre. Or, sans stimulant méreuporique, pas de progrès techno-scientifique. Après la conquête, le retrait spatial commença.
Durant les trois décennies qui ont suivi 1972, les super puissances se sont contentées de visiter la banlieue proche de la Terre, l’espace orbital. Navette spatiale du côté américain, stations orbitales Saliout puis Mir du côté russe – mais d’espace interplanétaire, point. Ce fut comme si les flottilles espanoles et portugaises, après avoir découvert une Amérique, une Afrique et une Inde entièrement désertes et inhospitalières, s’étaient rabattues sur les Canaries et les Açores.
Une conquête spatiale superficielle pourra éventuellement reprendre à l’avenir : il suffirait pour cela qu’un ensemble de grandes puissances riches, stables et rivales se forme à nouveau. Cela semble d’ailleurs se préparer avec l’ascension économique fulgurante de la Chine. Ce pays pourrait relancer la compétition avec les États-Unis abandonnée par la Russie. Au cours des millénaires à venir, d’autres systèmes d’États pourront encore voir le jour. Des vols habités vers la Lune pourront parfaitement reprendre ; on pourrait même imaginer que des bases habitées permanentes soient établies sur la Lune et sur Mars. Mais il semble que jamais ces établissements ne seront autre chose que des avant-postes, perdus dans un environnement irrémédiablement hostile, semblables aux stations actuellement établies en Antarctique. Il paraît peu probable que le système solaire devienne jamais partie intégrante du domaine de peuplement humain, ni du circuit économique global, comme l’est devenue l’Amérique du Nord après la colonisation européenne. Comme l’Antarctique aujourd’hui, l’espace devrait rester marginal quant à la population et à l’activité commerciale ; la zone du peuplement principal de l’humanité devrait rester restreinte au globe terrestre. À moins d’un bond technologique tout à fait inattendu, permettant de passer d’un coup aux voyages interstellaires, il ne devrait plus y avoir de formule magique interplanétaire et, donc, plus de formule magique classique du tout.
Les progrès dépendant de l’expansion interplanétaire
Il faut dire encore pourquoi une reprise de l’expansion spatiale de l’humanité serait d’une grande importance tech nique et scientifique -même sans nouvelle formule magique, même sans colonisation à grande échelle. On peut identifier toute une série de progrès scientifiques et techniques que l’humanité n’a pas accomplis, à cause du retrait spatial des années 1970, cela sans compter les nombreuses découvertes inattendues qui auraient sans doute été les plus importantes.
L’astronomie n’a pu profiter de découvertes que lui aurait sûrement valu l’installation d’observatoires sur la Lune. De tels observatoires lui auraient fait accomplir un bond qualitatif au moins aussi important que l’invention du télescope au XVIIe siècle. La planète grise offre des conditions d’observation extraordinaires. Sur la Lune, il n’y a pas d’atmosphère, donc toutes les longueurs d’onde arrivent au sol (sur Terre, les ultraviolets sont absorbés par le filtre gazeux de l’atmosphère, ainsi que certaines parties des domaines infrarouge et X). On peut donc les observer. Sur la Lune, il n’y a ni scintillement d’images, ni déviation des rayons lumineux causés par l’air, qui sur Terre empêchent de déterminer des détails plus précis qu’une seconde d’arc. Avantage supplémentaire, la face cachée de l’astre est exempte du brouillard lumineux généré par les activités humaines (radio, éclairages artificiels, etc.) et qui gêne les astronomes sur Terre. Même en orbite autour du globe terrestre, le télescope Hubble est perturbé dans ses observations par des poussières résiduelles et par les rayonnements électromagnétiques de la Terre. Sur la Lune, on pourrait observer les ondes radio très longues (kilométriques), encore jamais observées par les astronomes depuis la Terre. Enfin, la faible pesanteur lunaire et l’absence de secousses sismiques autoriseraient des structures plus grandes et plus légères.
En cumulant tous ces avantages (fixité du socle lunaire et absence d’atmosphère), on pourrait faire sur la Lune de l’interférométrie optique, c’est-à-dire de la combinaison d’images issues de télescopes différents, éloignés de quelques kilo mètres, pour obtenir une image finale beaucoup plus détaillée. Le télescope orbital Hubble, le plus précis actuellement, n’atteint qu’une résolution d’un dixième de seconde d’arc. Les télescopes terrestres les plus grands ne pourront probablement jamais dépasser un centième de seconde d’arc, même en tenant compte des techniques futures. En comparaison, un réseau de télescopes lunaires distribués sur un diamètre de dix kilomètres pourrait atteindre une précision d’un cent millième de seconde d’arc, soit mille fois mieux que tout ce qui sera jamais possible sur Terre. Cette finesse de résolution permettrait de visualiser les planètes tournant autour des étoiles voisines. Ces télescopes lunaires en réseau pourraient cap ter des détails de la surface des étoiles voisines (aujourd’hui, on ne voit qu’un point par étoile [3]). Ils pourraient résoudre toutes les étoiles individuelles des galaxies voisines. En fait, ce qu’on pourrait faire et découvrir avec un tel instrument dépasse tour simplement notre imagination présente [4]. Si des missions vers la Lune avaient lieu régulièrement, dans le cadre d’une intense concurrence entre superpuissances, on trouverait forcément de la place, une fois ou l’autre, pour embarquer des télescopes, lesquels révolutionneraient l’astronomie.
Toutes les expérimentations nécessitant des détecteurs très éloignés les uns des autres, comme l’interférométrie radio, ou la détection des ondes gravitationnelles, auraient grandement bénéficié de voyages réguliers vers la Lune. Des interféromètres Terre-Lune, voire Terre-Mars, auraient pu détecter beaucoup plus facilement des ondes gravitationnelles, et peut-être leurs aspects quantiques, que les instruments d’aujourd’hui.
Le gel de l’aventure interplanétaire a freiné puis bloqué la physique des particules. Les grands accélérateurs et les faisceaux de particules étaient des technologies de l’âge spatial. Ils auraient pu en fournir les armes et les moyens de propulsion : l’émission et la focalisation de faisceaux de particules auraient pu être directement appliquées à des canons tirant des jets de particules ou des faisceaux laser. Cette technologie n’est pas du tout adaptée au milieu intraplanétaire, mais à l’espace. Dans l’air, les rayons laser à haute énergie se dispersent et se défocalisent sur de très courtes distances, ce qui les rend inefficaces. Dans l’espace vide, on peut focaliser un rayon laser à haute énergie de façon à ce que son diamètre s’élargisse au plus d’un mètre tous les 1 000 km [5]. Un missile nucléaire mettrait trois jours pour parcourir la distance Terre-Lune, un laser une seconde environ. Résultat : chaque planète pourrait se défendre efficacement contre les attaques nucléaires des autres planètes par un ensemble de satellites-hérissons capable de détruire toute fusée ennemie. Ces lasers, en revanche, ne pourraient rien contre l’intérieur des planètes, protégées comme elles le sont par leur atmosphère.
Le retrait spatial a considérablement freiné le développe ment de la technologie de l’énergie nucléaire qui, elle aussi, était surtout adaptée à l’espace. Par l’encombrement et le poids des installations, par les énormes quantités d’énergie dégagées, par la problématique de la radioactivité, le nucléaire convient mieux au milieu interplanétaire qu’au milieu terrestre. Les déchets radioactifs ne posent pas de problème dans l’espace, qui est en permanence inondé de radiations. La Lune, par exemple, aurait été tout à fait indiquée pour leur stockage. De surcroît, les moteurs nucléaires de fusée seraient les seuls qui conviendraient pour couvrir des distances inter planétaires. Avec le retrait spatial, l’industrie nucléaire végète. On développe avec grand peine les centrales d’énergie de nouvelle génération, les navires commerciaux atomiques ont été abandonnés, on ne commande plus guère de porte-avions atomiques. Enfin, la maîtrise de la radioactivité reste médiocre ; on ne sait toujours pas se débarrasser des déchets nucléaires par irradiation, alors que la chose est théorique ment possible.
La robotique n’a pas connu le développement exponentiel dont elle aurait bénéficié si l’expansion spatiale s’était pour suivie. Les appareils automatiques téléguidés sont adaptés à ce milieu, puisqu’ils résistent mieux que les humains aux radiations, aux températures extrêmes et à l’absence d’atmosphère. Ils auraient été massivement utilisés dans les véhicules spatiaux, bases planétaires, stations orbitales, et auraient connu un développement correspondant. Les robots auraient été les explorateurs par excellence des planètes trop froides, trop brûlantes, aux pressions trop élevées, aux atmosphères trop corrosives, comme le démontrent les deux vagabondeurs (rovers) américains, Spirit et Opportunity, qui ont commencé à explorer Mars en janvier 2004.
L’âge spatial aurait bénéficié aussi à la biologie. L’établisse ment d’écosystèmes artificiels, disséminés loin dans le système solaire, aurait permis de faire de la biologie expérimentale. On aurait mieux compris les interactions et les complémentarités entre espèces, ainsi que leur métabolisme. Et, bien évidemment, l’éventuelle découverte de formes de vie extraterrestres aurait fait faire un bond en avant prodigieux à toutes les branches de cette science.
La maîtrise de l’énergie solaire, elle non plus, n’a pas progressé autant que si elle avait été stimulée par de grands projets spatiaux. Étant la seule source d’énergie disponible dans le milieu interplanétaire, l’énergie solaire est idéale pour l’âge spatial. Massivement subventionnée par les gouvernements, sa maîtrise eût certainement fait d’énormes progrès tant sur le plan du rendement que sur celui du coût, ses deux principaux obstacles actuels. Au lieu de cela, cette source d’énergie reste aujourd’hui marginale.
L’annexion par l’humanité des planètes voisines, la Lune, Mars, Vénus, aurait démultiplié les stocks de matières premières disponibles. En joignant aux ressources terriennes celles encore inexploitées d’autres astres, cette prise de possession aurait épargné des soucis aux planificateurs d’aujourd’hui, obligés de tabler sur des réserves limitées.
Enfin, l’entrée dans l’âge spatial signifierait pour l’humanité une nouvelle ère industrielle, celle du gigantisme. Pensons à la taille des installations Apollo, le seul programme interplanétaire jamais mené à bien. Le hangar nécessaire au montage des fusées Saturne V, le VAB (Vehicle Assembly Building), était haut de 160 mètres pour une surface de 3 hectares. C’était le plus volumineux bâtiment du monde. Il était si haut que parfois de véritables nuages se formaient au-dessous du plafond. Le véhicule qui acheminait les fusées lunaires du bâtiment d’assemblage au polygone de tir, le rampeur (crawler), pesait trois mille tonnes et développait six mille chevaux. C’était le plus puissant véhicule terrestre au monde. Les fusées Saturne V elles-mêmes pesaient trois mille tonnes au décollage ; elles se dressaient à 110 mètres au-dessus du sol. Et encore ne s’agissait-il, avec Saturne V, que du propulseur d’une capsule minuscule, abritant trois passagers à l’étroit, une sorte de canot de l’espace.
De véritables vaisseaux interplanétaires devraient dépasser en taille les plus grands superpétroliers ou porte-avions. L’ère spatiale devrait amener avec elle d’immenses cosmodromes, accueillant des vaisseaux longs de plusieurs kilomètres, et des chantiers spatiaux titanesques, plus grands que tout ce qui a existé à ce jour. Une industrie aéronautique sans précédent ferait passer l’économie à un stade nouveau, provoquant un changement d’échelle dans le monde industriel, comme le firent en leur temps les ports et les chantiers navals de l’Europe médiévale. Que l’on songe seulement aux immenses retombées industrielles et technologiques du programme Apollo [6]. Le saut aurait été aussi bien qualitatif que quantitatif.
En renonçant à la conquête de l’espace, l’humanité a réduit ses chances de survie à très long terme. C’est seulement en étendant leur domaine de peuplement aux planètes voisines que les humains se mettraient à l’abri d’une catastrophe susceptible de ravager leur planète d’origine – comme une épidémie ou la chute d’une énorme météorite. Les avions parcourant le monde entier en tous sens en moins de vingt quatre heures, le temps de transmission d’une maladie contagieuse à l’humanité entière s’est réduit à quelques dizaines d’heures. Il pourrait être difficile de prendre les mesures de quarantaine assez vite. Quant à la collision d’une énorme météorite avec la Terre, elle n’est pas aussi improbable qu’on le croit. Le bombardement de Jupiter, du 16 au 22 juillet 1994, par les fragments de la comète SL-9 disloquée le montre. Une pluie de gros astéroïdes s’est abattue sur la planète gazeuse, dont les plus grands avaient trois à quatre kilomètres de diamètre. Ils ont percuté la surface jovienne à la vitesse de 220.000 km/h (les fusées les plus rapides atteignent 50.000 km/h). Chacune des collisions a dégagé une énergie de plusieurs centaines de millions de mégatonnes, soit cent fois plus que l’explosion simultanée de l’ensemble de l’arsenal atomique de la Terre. Cet événement apocalyptique donne une idée de ce qui peut arriver aussi plus près de nous. La Terre a d’ailleurs déjà subi des bombardements météoritiques de grande ampleur. C’est très probablement ainsi que les dinosaures et beaucoup d’autres espèces ont disparu, il y a soixante-cinq millions d’années, à la fin du crétacé. Une énorme météorite d’environ dix kilomètres de diamètre est alors entrée en collision avec la Terre, laissant un cratère de deux cents kilomètres de large au Yucatan (Mexique).
On a calculé que des météorites de plus d’un kilomètre de diamètre (les seules à être vraiment dangereuses) frappent la Terre environ une fois par million d’années. En s’écrasant au sol, ces bolides produisent un effet comparable à une guerre nucléaire globale... Ils pourraient raser un pays entier ou, tombant dans l’océan, provoquer d’énormes raz-de-marée qui feraient le tour du monde. En cas de chute sur la terre ferme, les poussières renvoyées dans l’atmosphère feraient écran à la lumière du Soleil, plongeant hommes, animaux et plantes dans la nuit et détruisant les récoltes d’une saison au moins. Les pertes en vies humaines se compteraient en milliards. Il y a de nombreux cratères de dix à vingt kilomètres de diamètre à la surface de notre globe. Ces collisions sont rares, elles se sont réparties sur des millions d’années, mais il en surviendra forcément d’autres.
Un autre désagrément lié au désengagement de l’espace ne doit pas être négligé. Il est d’ordre psychologique. L’abandon de la conquête spatiale dans les années 1970 a arrêté, peut être temporairement, la grande expansion millénaire de la civilisation occidentale, qui avait commencé avec les Vikings, s’était poursuivie avec les croisades, avec Christophe Colomb et les grands explorateurs, avec la marche conquérante des pionniers en Amérique et en Sibérie. Après l’exploration des dernières régions inconnues du globe, Asie centrale, îles du Grand Nord, Antarctique (le pôle Sud est atteint en 1911), le mouvement exploratoire de l’Occident s’orientait tout naturellement vers l’infini du cosmos. Cela paraissait logique, c’était la continuation de plus de mille ans d’Histoire. Dans les autres planètes du système solaire, il y avait encore autant de territoires inconnus qu’on pouvait en souhaiter. Du point de vue du mythe, l’espace était le domaine privilégié du rêve. Il portait les aspirations des Occidentaux, leurs désirs de découverte, d’aventures, de dépassement de soi. Cette expansion arrêtée, la civilisation européenne, immobile, manque désormais d’un but, d’une direction vers laquelle tendre.
Conclusion
Tout cela amène à une conclusion peu optimiste pour le long terme. L’humanité a eu la chance de disposer de la Grèce au Ie millénaire avant notre ère, de l’Europe au IIe millénaire de notre ère, mais sa chance pourrait s’arrêter là. À l’âge des épées, des boucliers et des galères, le globe offrait une zone thalassographiquement articulée à l’échelle de la dizaine de kilomètres : la Grèce et le bassin égéen. À l’âge des fusils, des canons et des grands voiliers, l’humanité a bénéficié d’une zone articulée à l’échelle de la centaine de kilomètres : le continent européen. À l’ère des avions, des chars et des porte-avions, lorsque le segment de référence a atteint le millier de kilomètres, le globe avait encore à sa disposition l’Amérique du Nord et l’Eurasie du Nord. Puis, lorsqu’on est passé aux bombes H et aux fusées intercontinentales et que la distance de référence est devenue la dizaine de milliers de kilomètres, il n’y a malheureusement plus eu de domaine à s’approprier, ni sur la Terre, devenue trop petite, ni dans le cosmos environnant.
À chaque stade de son évolution technique, l’humanité a connu une formule magique. Il risque de ne plus y avoir d’autre formule magique parce qu’il n’y a plus de socle thalassographiquement (ou plutôt planétographiquement) ad hoc. Le système planétaire qui entoure la Terre, stérile et inhospitalier, ne permettra probablement pas une troisième grande révolution techno-scientifique,
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la Terre soit condamnée à la stagnation des connaissances. Aussi longtemps qu’il y aura division stable et richesse économique, sur un secteur au moins de la planète, les sciences progresseront – un peu plus faiblement, toutefois, du fait de l’effacement de la composante militaire. Mais, dans la mesure où les conditions méreuporiques seront bonnes, le progrès continuera.
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Il se peut qu’existent dans notre galaxie des systèmes stellaires plus favorisés planétographiquement et stellographiquement que le nôtre, plus avantageusement dotés en planètes habitables et plus riches en satellites naturels, et entourées d’étoiles voisines plus proches – tout en bénéficiant de thalassographies articulées comme la Terre. Il se peut même que des créatures intelligentes y vivent. Si c’est le cas, alors ces êtres en profiteront pour réussir ce que les humains ne pourront faire : entrer dans l’ère spatiale, dans l’âge interplanétaire. Ils se rendront maîtres des moteurs atomiques de fusée et navigueront d’une planète à l’autre. Ils développeront des canons à particules et se doteront de télescopes à interférométrie optique, grâce auxquels leurs yeux s’enfonceront plus profondément que les nôtres dans l’univers. Peut-être l’ont-il déjà fait ? Ils coloniseront les planètes de leur système stellaire. Ensuite, après quelques milliers d’années, ils passeront au stade interstellaire. Ils se lanceront à travers l’océan noir de l’espace, à la découverte des systèmes stellaires voisins.
Il n’est pas exclu, dans ce cas, qu’un jour l’humanité reçoive des visiteurs appartenant à un peuple extraterrestre plus avancé qu’elle technologiquement. Les Terriens se verraient alors confrontés à des créatures voguant à bord de vaisseaux propulsés par antimatière, armés de bombes à trous noirs et voyageant d’une étoile à l’autre. De la même façon que les chasseurs-cueilleurs de la Nouvelle-Guinée, restés isolés et tranquilles pendant des dizaines de milliers d’années, furent subjugués par des conquérants européens venus à bord de grands voiliers, équipés de canons et de fusils, et capables de tant de choses incompréhensibles.
Mais il serait prématuré de s’inquiéter ou de se réjouir : cette éventualité ne surviendra probablement pas avant plusieurs millions d’années.
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