D’abord, je voudrais d’abord remercier M. Busino pour son introduction tellement bienveillante ; remercier aussi Bernard Ducret et Jean Starobinski grâce à qui j’ai le plaisir de pouvoir parler devant vous. Et je voudrais formuler avec vous des vœux pour le prompt rétablissement de la santé de Jean Starobinski.
Jean Starobinski, précisément, dans son texte d’invitation à cette rencontre, notait très justement : « La question de l’égalité concerne la représentation que nous nous faisons de la nature humaine ; elle se rattache donc à une interrogation philosophique et religieuse. Mais elle concerne aussi le modèle que nous nous proposons de la société juste : elle a donc une dimension socio-politique. » Et c’est un des indices de la difficulté de notre question, la question de la nature et de la valeur de l’égalité, que l’existence de ces deux dimensions, la dimension philosophique et la dimension politique, leur relative indépendance en même temps que leur solidarité.
Philosophie et politique naissent ensemble, au même moment, dans le même pays, portées par un même mouvement, le mouvement vers l’autonomie individuelle et collective. Philosophie : il ne s’agit pas des systèmes, des livres, des raisonnements scolastiques. Il s’agit d’abord et avant tout de la mise en question de la représentation instituée du monde, des idoles de la tribu, dans l’horizon d’une interrogation illimitée. Politique : il ne s’agit pas des élections municipales, ni même des présidentielles. La politique, au vrai sens du terme, est la mise en question de l’institution effective de la société, l’activité qui essaie de viser lucidement l’institution sociale comme telle.
Les deux naissent ensemble, ai-je dit, en Grèce évidemment, et renaissent ensemble en Europe occidentale à la fin du Moyen Age. Ces deux coïncidences sont en vérité beaucoup plus que des coïncidences. Il s’agit d’une co-nativité essentielle, d’une consubstantialité.
Mais consubstantialité ne signifie pas identité, et encore moins dépendance de l’un des termes par rapport à l’autre. Il se trouve qu’à mes yeux l’ontologie héritée, le noyau central de la philosophie, est restée infirme et que cette infirmité a entraîné de très lourdes conséquences pour ce qu’on a appelé la philosophie politique, laquelle n’a jamais été en vérité qu’une philosophie sur la politique et extérieure à celle-ci ; cela commence déjà avec Platon.
Mais même s’il en avait été autrement, il aurait encore été impossible de tirer de la philosophie une politique. Il n’y a pas de passage de l’ontologie à la politique. Affirmation banale, et elle l’est en effet. Pourtant sa répétition est nécessaire devant la confusion qui perpétuellement renaît entre les deux domaines. Il ne s’agit pas simplement de ce que l’on ne saurait légitimement passer du fait au droit, ce qui est vrai. Il s’agit de beaucoup plus : les schèmes ultimes mis en œuvre dans la philosophie et dans la politique, comme aussi la position à l’égard du monde, comportent dans les deux cas des différences radicales, bien que, comme déjà dit, les deux procèdent du même mouvement de mise en question de l’ordre établi de la société.
Essayons d’expliciter brièvement cette différence. La philosophie ne peut pas fonder une politique – elle ne peut d’ailleurs rien « fonder » du tout. En matière de politique, en particulier, tout ce que la philosophie peut dire c’est : si vous voulez la philosophie, il vous faut aussi vouloir une société dans laquelle la philosophie soit possible. Cela est tout à fait exact, et il y a des sociétés – il en existe aujourd’hui – où la philosophie n’est pas possible, où, au mieux, elle ne peut être pratiquée qu’en secret. Mais, pour accepter ce raisonnement, il nous faut encore vouloir la philosophie, et ce vouloir de la philosophie nous ne pouvons pas le justifier rationnellement puisqu’une telle justification rationnelle présupposerait encore la philosophie, invoquerait comme prémisse ce qui est à démontrer.
Nous savons aussi que la philosophie ne peut pas, comme elle a toujours voulu le faire, se « fonder » elle-même. Toute « fondation » de la philosophie s’avère ou bien directement fallacieuse, ou bien reposant sur des cercles. Cercles qui sont vicieux du point de vue de la simple logique formelle, mais qui à un autre égard sont les cercles que comporte la véritable création sociale-historique. Création : cette idée dont l’absence marque précisément ce que j’ai appelé tout à l’heure l’infirmité de l’ontologie héritée. La création en général, comme la création sociale-historique, est incompréhensible pour la logique établie tout simplement parce que dans la création le résultat, l’effet des opérations dont il s’agit, est présupposé par ces opérations elles mêmes.
Exemple dans notre domaine : l’autocréation de la société – j’y reviendrai tout à l’heure – n’est possible que si des individus sociaux existent ; ou : l’autotransformation de la société n’est possible que si des individus existent qui visent cette transformation de la société et peuvent l’effectuer. Mais d’où viennent donc ces individus ?
La création philosophique n’a un sens, comme la création politique, que pour ceux qui sont en aval de cette création. C’est pour cela que nous rencontrons cette limite : la philosophie non seulement ne peut pas être fondée en logique, mais elle ne pourrait pas prévaloir contre des attitudes et des croyances qui ignorent le monde philosophique, qui sont en amont de ce monde. De même que, j’y reviendrai aussi tout à l’heure, les idées politiques dont nous nous réclamons ne sont pas démontrables à l’encontre d’individus formés par d’autres sociétés et pour qui elles ne représentent pas une partie de leur tradition historique ou de leur représentation du monde.
La philosophie, elle-même création sociale-historique, dépend évidemment du monde social-historique dans lequel elle est créée, ce qui ne veut pas dire qu’elle est déterminée par ce monde. Mais cette dépendance, comme du reste aussi la liberté de la création philosophique, trouve sa limite en même temps que son contrepoids dans l’existence d’un référent de la pensée, d’un terme auquel la pensée se réfère, qu’elle vise, qui est autre que la pensée elle-même. Philosopher ou penser au sens fort du terme est cette entreprise suprêmement paradoxale, consistant à créer des formes de pensée pour penser ce qui est au delà de la pensée ce qui, simplement, est. Penser, c’est viser l’autre de la pensée tout en sachant que cet autre ce n’est jamais que dans et par la pensée que l’on pourra le saisir, et que finalement la question de savoir : qu’est-ce qui, dans ce que l’on pense, vient de celui qui pense, et qu’est-ce qui vient de ce qui est pensé, cette question restera à jamais indécidable comme question ultime. Et ce paradoxe est lui-même, paradoxalement, le lest, le seul, de la pensée.
Mais le penser/vouloir politique, le penser/vouloir une autre institution de la société n’a pas de référent extérieur à lui-même. Certes, s’il n’est pas délirant, il trouve lui aussi son lest ou un certain lest, en tout cas certainement sa source, dans la volonté et l’activité de la collectivité à laquelle il s’adresse et dont il procède. Mais précisément, la collectivité, ou la partie de la collectivité qui agit politiquement, n’a affaire dans ce contexte qu’à elle-même. La pensée, la philosophie n’a pas de fondement assuré, mais elle a des repères dans ce qui lui est, d’une certaine manière, extérieur. Aucun repère de ce type n’existe pour le penser/vouloir politique. La pensée doit viser son indépendance -paradoxale et finalement impossible par rapport à son enracinement social-historique. Mais le penser/vouloir politique ne peut pas viser une telle indépendance absolument. Le propre de la pensée est de vouloir se rencontrer avec autre chose qu’elle-même. Le propre de la politique est de vouloir se faire soi-même autre qu’on est, à partir de soi-même.
Infirmité de l’ontologie héritée, disais-je ; elle consiste, brièvement parlant, dans l’occultation de la question, plutôt du fait, de la création et de l’imaginaire radical en œuvre dans l’histoire. Et c’est cette ontologie qui doit être dépassée car elle continue à surdéterminer, qu’on en soit conscient ou non, ce que l’on pense dans tous les domaines. C’est cette ontologie qui doit être dépassée si l’on veut affronter la question de la politique sur son terrain propre. Et cela apparaît avec une intense clarté sur la question qui nous concerne aujourd’hui, la question de l’égalité comme aussi sur cette autre question étroitement liée à la première, celle de la liberté.
En effet, depuis qu’elles existent, les discussions sur l’égalité comme celles sur la liberté sont hypothéquées par une ontologie anthropologique, par une métaphysique concernant l’être humain qui fait de cet être humain – de l’exemplaire singulier de l’espèce homo sapiens – un individu-substance, un individu de droit divin, de droit naturel ou de droit rationnel. Dieu, Nature, Raison posés chaque fois comme êtres-étants suprêmes et paradigmatiques, qui fonctionnent comme être à la fois et sens, ont été toujours aussi posés dans le cadre de la philosophie héritée comme des sources d’un être/sens dérivé et second de la société et monnayés chaque fois comme parcelles ou molécules de divinité, de naturalité ou de raisonnabilité qui définissent, ou devraient définir, l’humain comme individu.
Ces fondements métaphysiques de l’égalité entre humains sont intenables en eux-mêmes, et, de fait, on n’en entend plus tellement parler. On n’entend plus guère dire que l’exigence d’égalité ou l’exigence de liberté se fonde sur la volonté de Dieu, qui nous a créés tous égaux, ou sur le fait que naturellement nous sommes égaux, ou que la raison exige que... Et il est tout à fait caractéristique, à cet égard, que toutes les discussions contemporaines sur les droits de l’homme sont marquées par une pudeur, pour ne pas dire pudibonderie, pour ne pas dire pusillanimité philosophique tout à fait nette.
Mais aussi, ces « fondements » philosophiques ou métaphysiques de l’égalité sont, ou deviennent dans leur utilisation, plus qu’équivoques. Moyennant quelques glissements logiques ou quelques prémisses cachées supplémentaires, on peut en dériver aussi bien la défense de l’égalité que son contraire.
Le christianisme, par exemple, en bonne théologie, n’a affaire qu’à une égalité devant Dieu, non pas à une égalité sociale et politique. De même, en bonne pratique historique, il a presque toujours accepté et justifié les inégalités terrestres. L’égal statut métaphysique de tous les humains en tant qu’enfants de Dieu promis à la rédemption, etc., concerne la seule affaire importante, le sort « éternel » des âmes. Cela ne dit rien, et ne devrait rien dire, sur le sort des humains ici-bas, pendant cette infime fraction de temps intramondain de leur vie qui est, comme dirait un mathématicien, de mesure nulle devant l’éternité. Le christianisme a été, du moins le christianisme initial et originaire, tout à fait conséquent et cohérent là-dessus : rendez à César ce qui est à César, mon Royaume n’est pas de ce monde, tout pouvoir vient de Dieu (Paul, Épître aux Romains), etc. Cela était formulé lorsque le christianisme était encore une confession fortement a-cosmique. Lorsqu’il a cessé de l’être pour devenir religion instituée, et même légalement obligatoire pour les habitants de l’Empire (avec le décret de Théodose le Grand), il s’est parfaitement accommodé avec l’existence des hiérarchies sociales et il les a justifiées. Tel a été son rôle social pour l’écrasante majorité des pays et des époques.
Il est étrange de voir, parfois, des penseurs par ailleurs sérieux, vouloir faire de l’égalité transcendante des âmes professée par le christianisme l’ancêtre des idées modernes sur l’égalité sociale et politique. Pour le faire, il faudrait oublier, ou gommer, de la façon la plus incroyable, douze siècles de Byzance, dix siècles de Russie, seize siècles ibériques, la sanctification du servage en Europe (et ce beau vocable allemand pour le servage, Leibeigenschaft, la propriété sur le corps : évidemment, l’âme est propriété de Dieu), la sanctification de l’esclavage hors d’Europe, les positions de Luther pendant la guerre des paysans, et j’en passe.
Il est certain que notre égalité à tous en tant que descendants des mêmes Adam et Eve a pu souvent être évoquée par des sectes et des mouvements socio-religieux et par ces mêmes paysans, d’ailleurs, au XVIe siècle. Mais cela montre seulement qu’on entrait enfin de nouveau, et après mille ans d’un règne religieusement confirmé et ratifié de hiérarchie sociale, dans une nouvelle période de mise en question de l’institution de la société, mise en question qui au départ faisait feu de tout bois et utilisait ce qui lui paraissait utilisable dans les représentations établies en lui donnant une nouvelle signification. La montée du mouvement démocratique et égalitaire à partir du XVIIe, et surtout du XVIIIe siècle, ne se fait pas dans tous les pays chrétiens, loin de là. Elle n’a lieu que dans quelques-uns seulement, et en fonction d’autres facteurs ; elle traduit l’action de nouveaux éléments historiques, requiert de nouveaux frais, représente une nouvelle création sociale. C’est dans ce contexte que prend sa vraie signification la fameuse phrase de Grotius au début du XVIIe siècle (je cite de mémoire) « A supposer même, ce qui ne saurait s’énoncer sans le plus grand blasphème, qu’il n’existe pas de Dieu, ou qu’Il ne s’intéresse point aux affaires humaines, on pourrait encore fonder le Contrat social sur le droit naturel. » Ce que Grotius dit ainsi, avec ces précautions – qui pour lui n’étaient certainement pas seulement oratoires, car il était croyant, un bon protestant – c’est que finalement on n’a pas besoin de la loi divine pour fonder une loi humaine. Et, du reste, il est à peine nécessaire de rappeler dans cette ville de Genève que même le statut métaphysique de « l’égalité » des âmes est en soi plus qu’équivoque, puisque le christianisme est parfaitement compatible avec la doctrine la plus extrême de la prédestination qui crée des classes sociales métaphysiques, ou sociales-transcendantes, dans l’au-delà et pour l’éternité.
Tout aussi équivoques sont dans ce domaine les invocations de la « nature » ou de la « raison ». Il est caractéristique que le seul philosophe grec qui ait entrepris de « fonder » l’esclavage (lequel était pour les Grecs un pur fait résultant d’une force inégale et que personne n’avait essayé de justifier), je veux dire Aristote, invoque pour ce faire à la fois la « nature » et la « raison ». Lorsque Aristote dit qu’il existe des phusei doutai, des esclaves par nature, la physis pour lui ici, comme toujours, n’est pas une « nature » au sens de la science moderne, c’est la forme, norme, destination, le telos, la finalité, l’essence d’une chose. Est esclave « par nature », selon Aristote, celui qui n’est pas capable de se gouverner lui-même ; ce qui, lorsqu’on y réfléchit, est presque une tautologie au niveau des concepts, et que nous continuons d’appliquer, par exemple, dans les cas d’interdiction juridique ou d’internement psychiatrique. Et il est frappant de constater que l’argumentation d’Aristote tendant à priver des droits politiques ceux qui exercent des professions banausiques (les banausoi) est reprise presque mot pour mot par un des représentants les plus éminents du libéralisme moderne, Benjamin Constant, dans sa défense du suffrage restreint et censitaire.
Il n’en va pas autrement pour ce qui est de l’insuffisance et de l’équivoque des argumentations scientifiques modernes. La « nature scientifique » (en l’occurrence celle de la biologie) crée à la fois une « égalité » des humains à certains égards – par exemple, sauf anormalité, tous les hommes et toutes les femmes sont capables de fécondation intraspécifique – et une « inégalité » à d’autres égards, pour une foule de caractéristiques somatiques par exemple. Non seulement le racisme, mais même l’anti-racisme « biologique » me paraissent reposer sur des glissements logiques. Qu’il y ait des traits chez les humains qui sont génétiquement transmis, c’est un truisme, c’est incontestable. Au-delà de ce truisme, la question de savoir quels sont les traits qui sont génétiquement transmis est une question empirique. Mais la réponse à cette question ne nous dira jamais ce que nous voulons et ce que nous devons vouloir. Si nous pensions que la valeur suprême de la société, la valeur à laquelle tout le reste doit être subordonné, est de courir le 100 mètres en moins de 9 secondes, ou de soulever à l’arraché 300 kilogrammes, il y aurait certainement lieu de sélectionner des lignées humaines pures capables de ces performances comme nous avons sélectionné les poules Leghorn parce qu’elles sont de grandes pondeuses et les poules Rhode Island parce qu’elles ont une chair très tendre.
Des confusions analogues entourent d’habitude les discussions sur le « quotient d’intelligence ». Je ne toucherai pas à cette question ; je crois qu’Albert Jacquard en parlera. Je ferai simplement deux remarques. D’abord : même si on parvenait à « démontrer » l’héritabilité du quotient d’intelligence, il n’y aurait là pour moi ni scandale scientifique, ni motif pour changer d’un iota mon attitude politique. Car si le « quotient intelligence » mesure quelque chose -ce dont on peut fortement douter -et à supposer que ce qu’il mesure est séparable de toutes les influences post-natales subies par l’individu -ce qui me paraît encore plus douteux -, il ne mesurerait finalement l’intelligence de l’homme qu’en tant qu’intelligence purement animale. En effet, il mesurerait au mieux I’« intelligence » qui consiste en la capacité de combinaison et d’intégration de données, autant dire la perfection plus ou moins grande de l’individu examiné en tant qu’automate ensembliste-identitaire, c’est-à-dire ce qu’il partage avec les singes, le degré auquel il est un hyper-singe particulièrement réussi. Aucun test ne mesure et ne pourra jamais mesurer ce qui fait l’intelligence proprement humaine, ce qui signe notre sortie de la pure animalité, l’imagination créatrice, la capacité de poser et de faire être du nouveau. Une telle « mesure » serait, par définition, privée de sens.
Par ailleurs, d’aucune mesure du type du quotient d’intelligence on ne saurait tirer des conclusions politiques. Pour le faire, il faudrait ajouter des prémisses supplémentaires, que généralement on passe sous silence, et parfaitement arbitraires sinon franchement absurdes telles que, par exemple : il faut que les plus intelligents aient plus d’argent (on se demande si Einstein était moins intelligent que Henry Ford ou si, au cas où on lui aurait donné plus d’argent, il serait allé plus loin dans sa performance scientifique). Ou bien : il faut que les plus intelligents gouvernent, ce qui d’abord semble aller contre le consensus des sociétés contemporaines qui démontrent répétitivement, lors des élections, qu’elles ne tiennent surtout pas à avoir des gouvernants très intelligents ; et, d’autre part, qui impliquerait une prise de position politique, à la fois très spécifique et suprêmement vague : les plus intelligents doivent gouverner en vue de quoi ? et pour quoi faire ?
Nous ne pouvons pas tirer de conclusions politiques de ce genre de considérations. Nous appartenons à une tradition qui prend ses racines dans la volonté de liberté, d’autonomie individuelle et collective les deux étant inséparables. Nous assumons explicitement (et critiquement) cette tradition par un choix politique dont le caractère non délirant est démontré par les moments où dans notre tradition européenne le mouvement vers l’égalité et vers la liberté est allé de l’avant, comme aussi d’ailleurs par le simple fait que nous pouvons aujourd’hui tenir librement ici cette discussion. Malgré l’inégalité provisoire de nos positions -moi vous parlant, vous simplement écoutant -il est en notre pouvoir d’inverser les rôles, et de discuter, par exemple, demain matin sans que qui que ce soit puisse parler plus que les autres. Cette tradition et ce choix politique ont un ancrage dans la structure anthropologique de l’homme gréco-occidental, de l’homme européen tel qu’il s’est créé. Ce choix se traduit en l’occurrence par cette affirmation : nous voulons que tous soient autonomes, c’est-à-dire que tous apprennent à se gouverner, individuellement et collectivement : et l’on ne peut développer sa capacité de se gouverner qu’en participant sur un pied égalitaire, de manière égale, au gouvernement des choses communes, des affaires communes. Certes, la deuxième affirmation contient une importante composante factuelle ou « empirique » – mais qui semble difficilement contestable. Tout être humain possède génétiquement la capacité de parler -qui ne sert à rien, s’il n’apprend pas un langage.
La tentative de fonder l’égalité comme la liberté, c’est-à-dire l’autonomie humaine, sur un fondement extra-social, est intrinsèquement antinomique. C’est la manifestation même de l’hétéronomie. Que Dieu, la Nature ou la Raison aient décrété la liberté (ou du reste l’esclavage), nous serions toujours, dans ce cas, soumis et asservis à ce prétendu décret.
La société est autocréation. Son institution est auto-institution jusqu’ici auto-occultée. Cette auto-occultation est précisément la caractéristique fondamentale de l’hétéronomie des sociétés. Dans les sociétés hétéronomes, c’est-à-dire dans l’écrasante majorité des sociétés qui ont existé jusqu’ici – presque toutes – on trouve, institutionnellement établie et sanctionnée, la représentation d’une source de l’institution de la société qui se trouverait hors la société : chez les dieux, chez Dieu, chez les ancêtres, dans les lois de la Nature, dans les lois de la Raison, dans les lois de l’Histoire. On y trouve, autrement dit, la représentation imposée aux individus que l’institution de la société ne dépend pas d’eux, qu’ils ne peuvent pas poser eux-mêmes leur loi – car c’est cela que veut dire autonomie – mais que cette loi est déjà donnée par quelqu’un d’autre. Il y a donc auto-occultation de l’auto-institution de la société, et cela est une partie intégrante de l’hétéronomie de la société.
Mais il y a aussi confusion considérable dans les discussions contemporaines, et cela déjà depuis le XVIIIe siècle, sur l’idée ou la catégorie d’individu. L’individu, dont on parle toujours dans ce contexte, est lui-même création sociale. C’est une partie totale, comme disent les mathématiciens, de l’institution de la société. L’individu incarne une imposition de cette institution à une psyché qui est, par nature, asociale. L’individu est création sociale comme forme en général : cela ne pousse pas, si l’on fait pousser quelqu’un dans une forêt sauvage, il sera un enfant loup, un enfant sauvage, un fou ou ce que vous voudrez, il ne sera pas un individu. Mais l’individu est aussi chaque fois, et dans chaque type donné de société, une fabrication, je dis bien fabrication, une production – presque production en série – sociale spécifique. Cette création est toujours là. Toute société s’instituant pose l’individu comme forme instituée, aucune société, pratiquerait-elle même la forme la plus extrême de « totémisme », ne confond vraiment un individu humain, quel que soit son statut social, avec un léopard ou avec un jaguar. Mais elle est aussi chaque fois création d’un type (eidos) historique spécifique d’individu, et « fabrication en série » d’exemplaires de ce type : ce que la société française, suisse, américaine ou russe fabrique comme individu a très peu de rapport, à part des caractéristiques tellement générales qu’elles sont vides, avec l’individu que fabriquaient les sociétés romaine, athénienne, babylonienne ou égyptienne, pour ne pas parler des sociétés primitives.
Cette création et cette fabrication impliquent toujours la forme abstraite et partielle de l’égalité, parce que l’institution opère toujours dans et par l’universel, ou ce que j’appelle l’ensembliste identitaire : elle opère par classes, propriétés et relations. La société, dès lors qu’elle est instituée, crée d’emblée une « égalité » surnaturelle entre êtres humains qui est autre chose que leur similarité biologique, car la société ne peut pas s’instituer sans établir des relations d’équivalence. Elle doit dire : les hommes, les femmes, ceux qui ont entre 18 et 20 ans, ceux qui habitent tel village... ; elle opère nécessairement par classes, relations, propriétés. Mais cette « égalité » segmentaire et logique est compatible avec les inégalités substantives les plus aiguës. C’est toujours une équivalence quant à tel critère, ou, comme disent les mathématiciens, modulo quelque chose. Dans une société archaïque, les membres d’une « classe d’âge » donnée sont « égaux » entre eux – en tant que membres de cette classe. Dans une société esclavagiste, les esclaves sont « égaux » entre eux – en tant qu’esclaves.
Qu’y a-t-il au-delà ? Y a-t-il une dotation universelle des êtres humains qui s’impose à toutes les sociétés, à part leur constitution animale biologique ? La seule dotation universelle des êtres humains est la psyché en tant qu’imagination radicale. Mais cette psyché ne peut ni se manifester, ni même subsister et survivre si la forme de l’individu social ne lui est pas imposée. Et cet individu est « doté » de ce dont la dote, chaque fois, l’institution de la société à laquelle il appartient.
Pour le voir, il suffit de réfléchir à ce fait énorme : dans la majorité des cas et la majorité des temps historiques, l’individu est fabriqué par la société de telle manière qu’il porte en lui-même l’exigence d’inégalité par rapport aux autres, et non pas d’égalité. Et cela n’est pas un hasard. Car une institution de la société qui est institution de l’inégalité correspond beaucoup plus « naturellement » – bien que le terme ici soit tout à fait déplacé – aux exigences du noyau psychique originaire, de la monade psychique que nous portons en nous et qui se rêve toujours, quel que soit notre âge, toute-puissante et centre du monde. Cette toute-puissance, et cette centralité par rapport à l’univers, n’est évidemment pas réalisable ; mais on peut en trouver un simulacre dans une petite puissance et dans la centralité relativement à un petit univers. Et il est évident qu’un corrélat fondamental des exigences de l’économie psychique de l’individu est créé, inventé par la société sous la forme précisément de la hiérarchie sociale et de l’inégalité.
L’idée d’une égalité sociale et politique substantive des individus n’est pas, et ne peut être, ni une thèse scientifique ni une thèse philosophique. C’est une signification imaginaire sociale, et plus précisément une idée et un vouloir politique, une idée qui concerne l’institution de la société comme communauté politique. Elle est elle-même création historique et une création, si l’on peut dire, extrêmement improbable. Les Européens contemporains (Européen ici n’est pas une expression géographique, c’est une expression de civilisation) ne se rendent pas compte de l’énorme improbabilité historique de leur existence. Par rapport à l’histoire générale de l’humanité, cette histoire-là, cette tradition, la philosophie, la lutte pour la démocratie, l’égalité et la liberté sont tout aussi improbables que l’existence de la vie sur terre est improbable par rapport aux systèmes stellaires qui existent dans l’univers. Aux Indes, encore aujourd’hui, le système des castes reste extrêmement puissant : les castes ne sont mises en cause par personne. On pouvait lire récemment dans les journaux que, dans un État de l’Inde, les parias qui voulaient se libérer de leur situation n’ont pas déclenché un mouvement politique pour l’égalité des droits des parias, mais ont commencé à se convertir à l’islam, parce que l’islam ne connaît pas les castes.
L’exigence d’égalité est une création de notre histoire, ce segment d’histoire auquel nous appartenons. C’est un fait historique, ou mieux un méta-fait qui naît dans cette histoire et qui, à partir de là, tend à transformer l’histoire, y compris aussi l’histoire des autres peuples. Il est absurde de vouloir la fonder dans un sens admis quelconque du terme, puisque c’est elle qui nous fonde en tant qu’hommes européens.
La situation à cet égard est profondément analogue avec les exigences de l’enquête rationnelle, de l’interrogation illimitée, du lagon didonai – rendre compte et raison. Si j’essaie de « fonder » rationnellement l’égalité, je ne peux le faire que dans et par un discours qui s’adresse à tous et refuse toute « autorité », discours donc qui a déjà présupposé l’égalité des humains comme êtres raisonnables. Et celle-ci n’est évidemment pas un fait empirique ; elle est l’hypothèse de tout discours rationnel, puisqu’un tel discours présuppose un espace public de la pensée et un temps public de la pensée ouverts, tous les deux, à tous et à n’importe qui.
Comme les idées – les significations imaginaires sociales – de liberté et de justice, l’idée d’égalité anime depuis des siècles les luttes sociales et politiques des pays européens (au sens large indiqué tout à l’heure) et leur processus d’autotransformation. La culmination de ce processus est le projet d’instauration d’une société autonome : à savoir, d’une société capable de s’auto-instituer explicitement, donc de mettre en question ses institutions déjà données, sa représentation du monde déjà établie. Autant dire : d’une société qui, tout en vivant sous des lois et sachant qu’elle ne peut pas vivre sans loi, ne s’asservit pas à ses propres lois ; d’une société, donc, dans laquelle la question : quelle est la loi juste ? reste toujours effectivement ouverte.
Une telle société autonome est inconcevable sans individus autonomes et réciproquement. C’est une grossière fallace que d’opposer ici, encore une fois, société et individu, autonomie de l’individu et autonomie sociale, puisque quand nous disons individu, nous parlons d’un versant de l’institution sociale, et quand nous parlons d’institution sociale, nous parlons de quelque chose dont le seul porteur effectif, efficace et concret est la collectivité des individus. Il ne peut y avoir des individus libres dans une société serve. Il peut y avoir peut-être des philosophes qui réfléchissent dans leur poêle ; mais ces philosophes ont été rendus possible dans cet espace historique parce qu’il y a eu déjà avant eux des collectivités autonomes qui ont créé du même coup la philosophie et la démocratie. Descartes peut bien se dire qu’il préfère se changer plutôt que l’ordre du monde. Pour pouvoir se le dire, il lui faut la tradition philosophique. Et cette tradition philosophique n’a pas été fondée par des gens qui pensaient qu’il vaut mieux se changer plutôt que l’ordre du monde. Elle a été fondée par des gens qui ont commencé par changer l’ordre du monde, rendant par là même possible l’existence, dans ce monde changé, de philosophes. Descartes, comme philosophe qui « se retire de la société », ou n’importe quel autre philosophe, n’est possible que dans une société dans laquelle la liberté, l’autonomie, se sont déjà ouvertes. Socrate babylonien est inconcevable. Cela, il le savait et il le dit dans le Criton, ou c’est ce que Platon lui fait dire : il lui fait dire qu’il ne peut pas transgresser les lois qui l’ont fait être ce qu’il est. De même, Kant égyptien (pharaonique, j’entends) est tout à fait impossible, bien qu’on puisse douter que, lui, l’ait vraiment su.
L’autonomie des individus, leur liberté (qui implique, bien entendu, leur capacité de se remettre en question eux-mêmes) a aussi et surtout comme contenu l’égale participation de tous au pouvoir, sans laquelle il n’y a évidemment pas de liberté, de même qu’il n’y a pas de liberté sans égalité. Comment pourrais-je être libre si d’autres que moi décident de ce qui me concerne et qu’à cette décision je ne puis prendre part ? Il faut affirmer fortement, contre les lieux communs d’une certaine tradition libérale, qu’il y a non pas antinomie mais implication réciproque entre les exigences de la liberté et de l’égalité. Ces lieux communs, qui continuent à être courants, n’acquièrent un semblant de substance qu’à partir d’une conception dégradée de la liberté, comme liberté restreinte, défensive, passive. Pour cette conception, il s’agit simplement de « défendre » l’individu contre le pouvoir : ce qui présuppose qu’on a déjà accepté l’aliénation ou l’hétéronomie politique, qu’on s’est résigné devant l’existence d’une sphère étatique séparée de la collectivité, finalement qu’on a adhéré à une vue du pouvoir (et même de la société) comme « mal nécessaire ». Cette vue n’est pas seulement fausse : elle représente une dégradation éthique affligeante. Cette dégradation nul ne l’a mieux exprimée que Benjamin Constant, un des grands porte-parole du libéralisme, lorsqu’il écrivait que, à l’opposé de l’individu antique, tout ce que l’individu moderne demande à la loi et à l’État c’est, je cite, « la garantie de ses jouissances ». On peut admirer l’élévation de la pensée et de l’éthique. Et est-il nécessaire de rappeler que cet idéal tellement sublime, la « garantie de nos jouissances », même cela est impossible à réaliser si l’on reste passif à l’égard du pouvoir et que, puisqu’il y a nécessairement dans la vie sociale des règles qui affectent tout le monde, qui s’imposent à tous, la seule garantie de la fameuse liberté de choisir, dont on nous rebat les oreilles à nouveau depuis quelque temps, c’est la participation active à la formation et à la définition de ces règles ?
Une autre fallace monstrueuse circule actuellement. On prétend montrer que la liberté et l’égalité sont parfaitement séparables, et même antinomiques, en invoquant l’exemple de la Russie ou des pays dits, par antiphrase, socialistes. On entend dire : vous voyez bien que l’égalité totale est incompatible avec la liberté et va de pair avec l’asservissement. Comme s’il y avait une égalité quelconque dans un régime comme celui de la Russie ! Comme si, dans ce régime, il n’y avait pas une fraction de la population qui est privilégiée de toutes les façons, qui gère la production, qui, surtout, a entre les mains la direction du parti, de l’État, de l’armée, etc. Quelle « égalité » existe-t-il lorsque je peux vous mettre en prison sans que vous puissiez faire de même ?
On peut, on doit même aller plus loin. Et, en faisant une rapide allusion à Tocqueville, dire que la « démocratie despotique » qu’il craignait, dont il prophétisait la possibilité sinon même la probabilité, ne peut pas être réalisée. Il ne peut pas exister de « démocratie despotique ». Tocqueville apercevait effectivement quelque chose qui préparait ce qui a été par la suite le totalitarisme ; il voyait dans son époque ce qui allait fournir une des composantes du totalitarisme et il appelait « démocratie », dans un langage qui était le sien et qui est assez flottant, la limite de ce qu’il nommait l’égalité des conditions, de la tendance vers l’égalité. Mais, à vrai dire l’idée d’une « démocratie despotique » est un non-concept, c’est un nichtiges Nichts comme dirait Kant. Il ne peut pas y avoir de « démocratie despotique », d’égalité totale de tous dans la servitude, qui soit réalisée au profit de personne, de nobody, de niemand. Elle est toujours réalisée à l’avantage au moins de quelqu’un ; et ce quelqu’un ne peut jamais régner tout seul dans une société. Elle est donc toujours établie à l’avantage d’une fraction de la société ; elle implique l’inégalité. Profitons de cette remarque pour souligner que les distinctions traditionnelles entre égalité des droits, égalité des chances et égalité des conditions doivent être très fortement relativisées. Il est vain de vouloir une société démocratique si la possibilité d’égale participation au pouvoir politique n’est pas traitée par la collectivité comme une tâche dont la réalisation la concerne. Et cela nous fait passer de l’égalité des droits à l’égalité des conditions d’exercice effectif, et même d’assomption de ces droits. Ce qui, à son tour, nous renvoie directement au problème de l’institution totale de la société.
Je reprends le même exemple déjà cité de Constant. Lorsque Benjamin Constant dit, répétant en fait une idée d’Aristote, que l’industrie moderne rend inaptes ceux qui y travaillent à s’occuper de politique, que donc le vote censitaire est absolument indispensable, la question pour nous est de savoir : est-ce que nous voulons cette industrie moderne telle qu’elle est et avec ses supposées conséquences, parmi lesquelles l’oligarchie politique, parce que c’est de cela qu’il s’agit en fait, et c’est cela qui existe d’ailleurs ; ou bien voulons-nous une véritable démocratie, une société autonome ? Dans la deuxième hypothèse, nous prenons l’organisation de l’industrie moderne, et cette industrie elle-même, non pas comme une fatalité naturelle ou un effet de la volonté divine, mais comme une composante, parmi d’autres, de la vie sociale qui, par principe, peut et doit elle aussi être transformée en fonction de nos visées et de nos exigences politiques et sociales.
Bien évidemment la question de savoir ce qu’implique et exige chaque fois l’égale participation de tous au pouvoir reste ouverte. Cela n’a rien d’étonnant : c’est l’essence même du débat et de la lutte politiques véritables. Car, comme la justice, comme la liberté, comme l’autonomie sociale et individuelle, l’égalité n’est pas une réponse, une solution que l’on pourrait donner une fois pour toutes à la question de l’institution de la société. C’est une signification, une idée, un vouloir qui ouvre les questions et qui ne va pas sans question.
Aristote définissait le juste, ou la justice, comme le légal et l’égal. Mais il savait aussi que ces termes, légal et égal, ouvrent l’interrogation plutôt qu’ils ne la ferment. Qu’est-ce que l’égal ? L’égal « arithmétique », donner la même chose à tous – ou l’égal « géométrique », donner à chacun selon ... en proportion de ... ? En proportion de quoi, selon quoi ? Quel est le critère ? Ces questions sont toujours avec nous. En fait, même dans la situation contemporaine de la société, les deux égalités sont, en partie du moins, reconnues et appliquées. Par exemple, il y a égalité « arithmétique » des adultes pour ce qui est du droit de vote ; mais il y a aussi, tant bien que mal, et quelles que soient les réserves qu’on puisse faire là-dessus, égalité « géométrique » selon les besoins pour ce qui est des dépenses de santé, du moins dans le pays où une sécurité sociale approximativement fonctionne.
Quelle frontière tracer, ici, entre l’« arithmétique » et le « géométrique », et à partir de quel critère ? Ces questions ne se laissent pas esquiver. L’idée qu’il pourrait y avoir une institution de la société dans laquelle elles disparaîtraient, ou seraient automatiquement résolues une fois pour toutes, comme dans la mythique phase du communisme supérieur de Marx, est pire que fallacieuse. C’est une idée profondément mystificatrice, car le miroitement d’une terre promise devient, comme on a pu le constater depuis un demi-siècle, source de la plus profonde des aliénations politiques.
Il est vain d’esquiver notre vouloir et notre responsabilité devant ces questions. Cela apparaît encore, et c’est encore une facette de la question de l’égalité, dans le problème de la position constitutive de la communauté politique. Quand on a dit que tous doivent être égaux quant à la participation au pouvoir, on n’a pas encore dit ni qui sont ces tous, ni ce qu’ils sont. Le corps politique, tel qu’il est chaque fois, s’autodéfinit sur une base dont il faut reconnaître qu’elle est de fait et qu’en un certain sens elle repose sur la force. Qui décide qui sont les égaux ? Ceux qui, chaque fois, se sont posés comme égaux. Nous ne devons pas esquiver l’importance de principe de cette question. Nous prenons sur nous, par exemple, de fixer un âge à partir duquel seulement les droits politiques peuvent être exercés ; nous prenons sur nous, aussi, de déclarer que tels individus sont -pour des raisons médicales vraies, ou supposées, ou fausses, et avec les détournements possibles qu’on sait -dans l’incapacité d’exercer leurs droits politiques. Nous ne pouvons pas éviter de le faire. Mais il ne faut pas oublier que c’est nous qui le faisons.
De même nous ne pouvons pas ignorer, c’est le moins qu’on puisse dire, que ce que sont ces individus égaux, dont nous voulons qu’ils participent également au pouvoir, est chaque fois codéterminé de manière décisive par la société et par son institution, moyennant ce que j’ai appelé tout à l’heure la fabrication sociale des individus, ou, pour utiliser un terme plus classique, leur paideia, leur éducation au sens le plus large. Quelles sont les implications d’une éducation qui viserait à rendre tous les individus aptes, le plus possible, à participer au gouvernement commun – ce qu’Aristote, encore une fois, connaissait très bien et appelait la paideia pros ta koina, l’éducation en vue des affaires communes, qu’il considérait comme la dimension essentielle de la justice ?
Je ne voudrais pas terminer sans évoquer un autre problème énorme qui apparaît dans le contexte de l’égalité et qui n’est plus celui qui concerne simplement les relations des individus d’une communauté donnée et leurs rapports au pouvoir politique dans cette communauté, mais celui qui concerne les rapports entre communautés, c’est-à-dire, dans le monde contemporain, entre nations. Il est inutile de rappeler l’hypocrisie qui règne dans ce domaine lorsqu’on déclare que toutes les nations sont égales. Hypocrisie du point de vue du brut et brutal rapport des forces, de la possibilité de certaines nations d’imposer leur volonté à d’autres ; mais hypocrisie aussi dans la fuite devant un problème beaucoup plus substantiel, beaucoup plus difficile au point de vue des idées, de la pensée. Ce problème est celui de la nécessité et de l’impossibilité de concilier ce qui découle de notre exigence d’égalité, à savoir : l’affirmation que toutes les cultures humaines sont, à un certain point de vue, équivalentes ; et la constatation qu’à un autre point de vue elles ne le sont pas, puisqu’un grand nombre d’entre elles nient activement (en tout cas, dans les faits) aussi bien l’égalité entre individus que l’idée d’équivalence entre cultures autres. C’est, dans sa substance, un paradoxe analogue à celui auquel nous confronte l’existence de partis totalitaires dans des régimes plus ou moins démocratiques. Ici, le paradoxe consiste en ceci, que nous affirmons que toutes les cultures ont des droits égaux ; cela, à l’égard de cultures qui, elles, n’admettent pas que toutes les cultures ont des droits égaux et affirment leur droit d’imposer leur « droit » aux autres. Il y a paradoxe à affirmer que le point de vue de l’islam, par exemple, vaut autant que n’importe quel autre -lorsque ce point de vue de l’islam consiste à affirmer que seul le point de vue de l’islam vaut. Et nous-mêmes nous faisons de même : nous affirmons que seul notre point de vue, selon lequel il y a équivalence des cultures, vaut -niant par là même la valeur du point de vue, éventuellement« impérialiste », de telle autre culture.
Il y a donc cette singularité paradoxale de la culture et de la tradition européennes (encore une fois, au sens non géographique), consistant à affirmer une équivalence de droit de toutes les cultures, alors que les autres cultures récusent cette équivalence, et que la culture européenne elle-même la récuse en un sens, du fait même qu’elle est la seule à l’affirmer. Et ce paradoxe n’est pas simplement théorique ou philosophique. Il pose un problème politique de première grandeur, puisqu’il existe, et surabondamment, des sociétés, des régimes, des États qui violent constamment, systématiquement et massivement les principes que nous considérons comme constitutifs d’une société humaine. Faudrait-il considérer l’excision et l’infibulation des femmes, la mutilation des voleurs, les tortures policières, les camps de concentration et les internements politiques « psychiatriques » comme des particularités ethnographiques intéressantes des sociétés qui les pratiquent ?
Il est évident que, comme disait Robespierre, « les peuples n’aiment pas les missionnaires armés », il est évident que la réponse à ce genre de questions ne peut pas être donnée par la force ; mais il est aussi évident que ces questions, au niveau international et mondial, non seulement subsistent mais acquièrent actuellement un regain d’importance qui risque de devenir critique.
A toutes ces questions nous devons, chaque fois, donner une réponse qui n’a pas et ne peut pas avoir un fondement scientifique, qui est basée sur notre opinion, notre doxa, notre vouloir, notre responsabilité politiques. Et à cette responsabilité, quoi que nous fassions, nous avons tous part également. L’exigence d’égalité implique aussi une égalité de nos responsabilités dans la formation de notre vie collective. L’exigence d’égalité subirait une perversion radicale si elle concernait seulement des « droits » passifs. Son sens est aussi et surtout celui d’une activité, d’une participation, d’une responsabilité égales.
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