Réfléchir à la démocratie des techniques consiste à s’interroger sur la façon dont nous pourrions organiser démocratiquement la réflexion et les décisions autour de nos choix techniques. C’est également, et peut-être plus fondamentalement, envisager que les techniques puissent, en elles-mêmes, être plus ou moins porteuses de valeurs démocratiques à travers les modes d’organisation qu’elles proposent. Pourtant, qu’y a-t-il de moins politique que la technique ? Voilà bien au moins un domaine de l’existence humaine où les choses sont simples : pour prendre la bonne décision, il suffit de rechercher l’adéquation des moyens aux fins avec, pour critère d’évaluation, l’efficacité. Certes, on peut toujours utiliser la technique pour de mauvaises fins et il convient alors que des sanctions soient prévues. Pour le reste cependant, nul besoin de débattre pendant des heures pour s’accorder sur des valeurs et des convictions.
Cette affirmation se voit cependant remise de plus en plus durement en cause dans le débat public, questionnée par les problèmes environnementaux d’un côté et la numérisation de nos pratiques de l’autre. Autoroutes, grandes bassines, technologies de surveillance, algorithmes des réseaux sociaux ou agents conversationnels sont clairement apparus comme des questions dont une partie au moins des individus souhaite s’emparer, généralisant le questionnement sur le sens du progrès qui a lieu depuis le XVIIIe siècle. L’énergie nucléaire ou les cultures génétiquement modifiées [1] ont fait l’objet de ces réflexions sur le type de société que nous voulons construire, avant que les débats ne se retrouvent, comme trop souvent, réduits à une réflexion sur les risques. Les systèmes d’intelligence artificielle, portés brusquement sur le devant de la scène par l’apparition des intelligences génératives telles que ChatGPT mais déjà en usage depuis plusieurs années, nous confrontent directement à ces enjeux tant le potentiel de reconfiguration de nos sociétés dont ils sont porteurs apparaît comme immense : mutation des métiers, biais d’analyse, surveillance de masse, influences comportementales ou encore corruption de la vérité font, entre autres, partie des problèmes identifiés.
Il devient difficile de défendre l’idée que l’évaluation d’une technique pourrait se réduire à une évaluation des risques en laissant de côté la façon dont les techniques construisent notre relation au monde et configurent les relations sociales. Il devient compliqué de soutenir que les choix techniques n’auraient rien de proprement politique et seraient une pure question de connaissances, qui ne requerrait que de collecter les informations factuelles pertinentes, ou devraient être laissés à la seule appréciation du marché, dont l’efficience permettrait une sélection optimale. Il devient malaisé de soutenir que nous n’aurions d’autre choix que de nous situer le long d’une ligne et de ses deux directions : en avant, vers le progrès, en arrière, vers l’obscurantisme, quand tant de propositions dessinent d’autres chemins techniques et affirment la diversité des voies possibles pour le progrès technique.
Nature de la technique (partie I)
Il n’en reste pas moins que des préjugés et des impressions puissantes influencent notre conception de ce qu’est la technique et de ce qui explique ses transformations. La technique nous apparaît souvent comme autonome : elle suivrait un chemin de développement dont le tracé ne nous appartiendrait pas. Que ce soit parce qu’il existerait quelque chose comme une essence de la technique dont l’histoire ne serait que la longue réalisation ou parce que la multiplication des techniques depuis le XVIIIe siècle aurait entraîné leur agrégation en un système qui nous échappe, nous ne pourrions maîtriser le changement technique. La philosophie des techniques classique apparue au XXe siècle, dont le cœur est constitué par un questionnement aux conclusions peu optimistes des effets de la technique moderne sur la condition humaine, n’a pu que renforcer ce sentiment. On en connaît les grands noms : Oswald Spengler, José Ortega y Gasset, Martin Heidegger, Lewis Mumford, l’école de Francfort, Günther Anders, Hans Jonas ou Jacques Ellul.
De leurs textes naquit une conception dominante de la technique qui ne fut remise en cause qu’à la fin du XXe siècle. Largement empreinte de pessimisme, la philosophie classique de la technique en faisait un phénomène univoque, autonome et à la trajectoire déterminée. La technique analysée par cette conception était « la-technique-avec-un- grand-T » [2], une technique indépendante de la variété de ses incarnations, des trajectoires de son développement et de la diversité de ses contextes sociaux, une technique dénuée de toute ambivalence et, en tout état de cause, parfaitement incompatible avec la démocratie. La fin du XXe siècle a vu une insatisfaction s’exprimer vis-à-vis de cette approche classique de la technique en philosophie, en particulier aux États-Unis, à travers les travaux philosophiques de Don Ihde, Langdon Winner, Richard Sclove ou Andrew Feenberg.
Toutefois, c’est chez les historiens et les sociologues que cette conception univoque de la technique fut surtout interrogée. Ce que l’on nomme désormais le tournant empirique de la réflexion sur la technique [3] a conduit à des micro-analyses de cas, des analyses d’artefacts précis, qui ont mis en évidence la contingence et la flexibilité de l’invention et des caractéristiques des artefacts techniques. C’est d’ailleurs au sein d’un courant de la sociologie, la théorie de l’acteur-réseau, que l’expression de « démocratie technique » a fait son apparition [4], traduisant l’intérêt grandissant pour la réflexion sur le sens du progrès et ses conséquences politiques. La démocratie des techniques [5] a donc partie liée avec la contingence des techniques.
S’il convient d’éviter une approche de la technique qui ne tiendrait pas suffisamment compte de la diversité empirique des techniques, il est aussi important de ne pas les regarder seulement comme des moyens pour atteindre efficacement certaines fins. N’aborder la technique que sous l’angle de l’instrument conduit en effet à manquer le fait que les techniques sont également et toujours des productions culturelles et sociales et que, en tant que telles, elles incarnent et expriment des conceptions du monde et des convictions morales, sociales, politiques et même métaphysiques. Ni la finalité, ni le moyen technique inventé pour l’atteindre, ni les caractéristiques de ce moyen ne sont indépendantes de valeurs et de choix qui, consciemment ou non, y sont incorporés. Prétendre qu’il suffit de s’en remettre à un calcul d’efficacité n’est qu’une illusion. Comment définir cette efficacité ? Quels critères sont valables ? Que sommes-nous prêts à sacrifier et quels risques sont acceptables ? Il n’y a pas de réponse à ces questions qui ne soit variable selon les lieux et les époques, autrement dit selon nos valeurs. D’un point de vue politique, la technique ne peut pas alors être analysée seulement comme la production d’une espèce biologique, l’homo faber, utile pour sa survie et efficace pour sa maîtrise sur les choses, mais doit être comprise comme une production associée à des valeurs, socialement médiée par la diversité historique et culturelle des groupes humains (chapitre 1). Il nous faut donc nous défaire de l’idée qu’il existerait quelque chose comme une rationalité technique purement instrumentale, libre de toute interférence (chapitre 2), et examiner plutôt en détail la façon dont les objets et systèmes techniques en viennent à être socialement conçus et à se diffuser. Il nous faut comprendre en quel sens le sentiment d’automaticité que nous pouvons attribuer au développement technique est un effet du caractère collectif du phénomène technique, au même titre que sont un phénomène collectif la langue, le droit ou l’argent (chapitre 3).
Technique et politique (partie II)
Contester l’autonomie de la technique et défendre sa contingence ne doit cependant pas masquer un fait trop souvent laissé de côté dans l’examen des relations entre techniques et société, une thèse parfois si caricaturale et souvent si contestée qu’elle a été exclue des analyses : le déterminisme technique, compris comme la façon dont les techniques structurent la société, ne peut pourtant être considéré comme ne recouvrant aucune forme de réalité. Comprendre en quel sens la technique est un phénomène collectif invite au contraire à examiner la forme précise de l’influence des techniques sur la société et non pas seulement celle de la société sur les techniques. Les techniques exercent une action normative, et cette action est suffisamment importante pour qu’on ne la laisse pas aux mains du champ du social, de ce qui appartient à l’ordre de l’interdépendance spontanée d’individus et de groupes sans être l’objet d’une réflexivité propre à en déterminer les formes et les objectifs (chapitre 4).
Les analyses sociologiques et historiques permettent de conclure qu’il est possible de contrôler politiquement les techniques parce qu’elles sont de part en part socialisées, mais ne rendent toutefois pas compte de la nécessité de ce contrôle. Pour que celle-ci apparaisse, il faut mettre en évidence les effets des techniques sur la société, différencier les acteurs de leur développement et éclairer les façons dont elles façonnent les relations sociales. Il faut comprendre de quelles façons les techniques font de la politique (les algorithmes et les intelligences artificielles n’en étant de nos jours qu’une expression parmi d’autres). Le parallèle entre la question de la technique et ce qui a été nommé, au XIXe siècle, la « question sociale » informe utilement ce débat : c’est parce que le travail a cessé d’être une simple activité de production pour devenir, sous la forme du salariat, un phénomène structurant de la société que s’est imposée la nécessité de prendre en charge politiquement les effets sociaux de l’industrialisation. De la même manière, les techniques expriment, objectivent et encadrent nos rapports aux autres et à la nature. Des logiques fortes les organisent, logiques qui sont liées à des conceptions particulières de la société et du travail. Leur examen montre que ce qui caractérise la technique moderne, son essence, n’est pas une neutralité à laquelle elle aurait accédé en s’émancipant de toute relation avec quelque valeur que ce soit, mais son productivisme, dont le machinisme et l’ordre social hiérarchisé qu’il favorise sont une conséquence (chapitre 5).
La technique est solidaire de conceptions du monde et porteuse de choix de société. Plus encore, elle a des effets de pouvoir et de normalisation sociale qui conduisent à de nouvelles formes de domination de certains groupes d’individus sur d’autres groupes. Ce sont autant de caractéristiques qu’une démocratie et son principe d’autodétermination ne peuvent laisser en dehors de leur champ de réflexion et d’action. Dans les faits, au plan historique, la technique est un objet de politique depuis le XVIIIe siècle au moins et l’édiction de législations à son endroit. Si cette construction d’un mode de régulation témoigne de l’entrée de la technique dans le champ politique, le caractère démocratique de cette prise en charge demeure très partiel. Cela s’explique, d’une part, par les limites démocratiques des régimes parlementaires du XIXe siècle et, d’autre part, par la difficulté à s’emparer d’un champ aussi important dans le cadre du développement économique et d’une compétition internationale qui nécessitaient, et nécessitent encore, de ne pas laisser grandir les obstacles à l’innovation et de rendre possible des investissements massifs. Fondées sur un discours qui fait du progrès technique l’inéluctable chemin vers la prospérité et le bien-être, les législations ont essentiellement accompagné le changement technique bien plus qu’elles ne l’ont réfléchi (chapitre 6).
Techniques, sciences et profanes (partie III)
Cette organisation du progrès technique dont nous avons hérité pèse sur les manières dont nous pouvons aujourd’hui envisager un contrôle, voire une production, démocratiques des techniques. Ce contrôle ne devrait-il pas de toute façon être une affaire d’expertise et non de citoyenneté ? L’expertise ne peut pourtant prétendre se réduire à un jugement de connaissance : elle est un mode d’énonciation de la rationalité pratique, un discours qui repose sur des faits mais également sur des valeurs. Dans la confrontation des expertises, ce sont également des choix de société, voire des conceptions du monde, qui s’affrontent. Le cadrage contemporain en termes de risque s’oppose cependant à ce que l’on tire les conclusions politiques et institutionnelles d’un tel constat, c’est-à-dire que l’on ouvre l’expertise à la pluralité des points de vue et que l’on reconnaisse l’intrication des faits et des valeurs. La prétention à séparer clairement une rationalité scientifique et technique de la rationalité pratique reste forte derrière toutes les déclarations d’adhésion à la participation du public (chapitre 7).
Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que ce soit au sein d’un courant très critique de la distinction entre science et société que soit apparue l’expression de « démocratie technique » : la théorie sociologique de l’acteur-réseau appelle par là à imaginer des procédures et des institutions pour décider démocratiquement de ce que nous voulons au sujet des entités scientifiques et techniques dont nous disposons déjà ou qui apparaissent, sans que la discussion soit réservée à celles et ceux qui détiennent des compétences particulières. L’intégration des sciences dans ce débat n’est que logique. Nous ne nous livrerons pas ici à une analyse de la distinction entre science et technique, que d’autres ont déjà menée bien mieux que nous ne saurions le faire [6]. L’inclusion des sciences dans le cadre d’une réflexion sur les techniques prend acte de l’entremêlement des deux, en particulier à travers des artefacts fortement adossés à la recherche scientifique, tels que les organismes génétiquement modifiés.
Les origines de la démocratie technique, formulée dans le cadre d’une théorie centrée sur la fluidité des rapports sociaux et reprise notamment par les travaux sur la démocratie participative, ont cependant conduit la réflexion sur la démocratie des techniques à rester centrée sur la conception de dispositifs de décision et à maintenir la réflexion dans un cadre trop étroit. Le débat s’est largement articulé autour de la question des connaissances que l’on pouvait reconnaître au profane et des procédures pertinentes pour lui donner sa juste place dans les prises de décision. Si le souci de faire place au profane ne peut qu’être salué, il s’agit là d’une conception trop réductrice de la démocratie, pensée souvent comme addition d’acteurs individuels exprimant leurs préférences ou leur identité et centrée sur les questions de procédures (chapitre 8).
Complexifier la démocratie technique (partie IV)
La démocratie, pourtant, repose sur bien plus que cela : elle se constitue à travers des valeurs, elle se construit à travers des textes de droit, elle s’incarne dans les structures éducatives et se déploie dans des financements. Il ne saurait y avoir de démocratie des techniques, il ne saurait y avoir de démocratie, si on ne pense que le débat sans penser les conditions du débat et l’origine des questions débattues. Il importe de complexifier la réflexion sur la démocratie des techniques et de la penser dans un espace à plusieurs termes, où apparaissent en particulier l’État et le champ économique. La démocratie des techniques doit être complexifiée parce que la démocratie s’organise dans bien d’autres lieux que ceux qui réunissent les citoyens ou leurs représentants. Et puisque les techniques sont normatives et organisent nos conditions d’existence collective, elles devraient constituer en elles-mêmes un objet central de la réflexion : qu’est-ce qu’une technique démocratique ? En quel sens une technique peut-elle favoriser certains modes d’organisation politique par rapport à d’autres ? C’est alors à la recherche de critères qu’il nous faut partir, mais également dans une analyse des logiques fortes, économiques, géopolitiques, sociales, qui orientent ce que l’on nomme le progrès technique : quel progrès technique voulons-nous ? Et que décidons-nous d’appeler « progrès » technique (chapitre 9) ? À ce titre, il est nécessaire d’en revenir aux sciences, ou plutôt au régime de production des savoirs, c’est-à-dire au contexte juridique, épistémique et économique. Puisque sciences et techniques sont entre- mêlées, il n’est pas possible de faire l’économie d’un questionnement sur l’organisation du champ de la recherche. Le modèle économique, les choix de financements et les méthodes des sciences orientent les découvertes et leurs applications. Si l’on veut pouvoir disposer de techniques alternatives et tracer un autre mode de développement, cela doit se faire dès l’étape des laboratoires (chapitre 10). La démocratie des techniques ne saurait donc se réduire à la création de nouvelles institutions et procédures parce qu’elle est fondamentalement une interrogation sur ce qu’est le progrès, ses différentes formes et celle que nous voudrions voir advenir. Trop souvent ce progrès est-il réduit à un concept économique et politique prophétique qui permet d’obtenir des financements et de proposer un projet supposé unificateur à travers une surenchère des promesses qui ne laisse place à aucune contingence dans le chemin qui nous attend.
La thèse de ce livre est donc qu’il est possible et souhaitable de poser la question de la démocratie des techniques, dans le double sens du caractère démocratique des décisions à leur sujet et des effets politiques engendrés par le type de moyen technique conçu et choisi. Pour cela, nous verrons dans la première partie que, contrairement à l’idée que l’évolution des techniques relèverait d’un ensemble de facteurs et processus qui échapperaient par nature à tout contrôle, voire à toute influence, les techniques sont des créations culturelles, dont les processus d’invention et de diffusion ne sont ni totalement nécessaires, ni totalement contingents. Nous pourrons alors examiner dans une deuxième partie de quelle façon, en tant que créations culturelles, elles incorporent des valeurs qui structurent nos sociétés au point de justifier un encadrement politique. Des propositions existent déjà pour rendre cet encadrement démocratique, et notre troisième partie nous permettra d’en explorer les enseignements et de tirer les leçons de leurs limites pour proposer, dans une quatrième et dernière partie, une démocratie des techniques qui échappe au seul moment de la prise de décision pour interroger la conception même de nos techniques et des savoirs qui participent à leur invention.
Tout enjeu démocratique est un enjeu de réappropriation. Il est ici celui de nos objets et systèmes, ceux du quotidien, ceux du travail, ceux de l’information ou des loisirs. Il est celui de sociétés qui, prises dans les contraintes diachroniques et synchroniques de leurs artefacts, entendent pourtant s’autodéterminer collectivement pour pouvoir, autant que faire se peut, écrire leur histoire en écrivant celle de leur mode de développement. Parce qu’il est central, l’enjeu est également difficilement accessible : que pouvons-nous face au mouvement en cours, aux forces économiques, aux contraintes géopolitiques et au poids de nos mentalités ? Quel espoir avons-nous de modifier un tant soit peu une trajectoire technique qui semble largement écrite ? Cet ouvrage n’apporte pas de réponse miraculeuse. Ce qu’il est en mesure de faire est de démontrer qu’il n’y a pas de fatalité ni de destin technique. Toute trajectoire technique est affectée par une contingence et, historiquement, la contingence nous a souvent réservé des surprises.



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