Bonjour Quentin,
Comme promis je vous envoie un retour sur votre livre.
Ce livre m’a franchement passionné, m’apprenant quantité de choses, notamment dans les domaines de l’anthropologie, de la philosophie et de la métaphysique.
Cet exercice est aussi pour moi une façon de confronter ma vision du monde à la vôtre, exercice fructueux, car nos points de vue sont très proches par certains côtés et cependant différents par d’autres. Ce qui nous rapproche est pour moi réconfortant, ce qui nous fait diverger est stimulant et fait progresser ma réflexion.
Il faudra donc me pardonner si je parlerai beaucoup de moi dans ce commentaire, volontairement un peu désordonné et s’il semble donner plus de place à la critique qu’elle ne le mérite.
Parfois nous arrivons à des conclusions identiques par des voies différentes. Exemple, p. 208, vous arrivez au transfert de la sacralisation du créateur à celle de la création par la voie d’une « clôture » de l’écologie gauchiste et moi par la voie de l’éco-théologie.
Certainement nous sommes en phases sur le rejet des mythes édéniques, sur l’absence d’harmonie dans le monde, de téléologie, sur l’importance de la contingence et de diverses formes de hasard.
« … on trouvera des exceptions à tout, tous le temps, plus ou moins explicable à priori. Il n’y a donc aucun déterminisme strict. D’ailleurs, quand il y a plusieurs déterminismes, ils se contredisent… » (p. 55).
Ce qui confirme une de mes convictions : l’exception est la règle dans les sciences de la vie.
Je ne peux qu’applaudir quand je lis :
Ou encore, p. 213 :
« … il ne peut s’agir de chercher une nature sauvage à préserver… il s’agit de comprendre que l’immaîtrisable sourd de partout dans le nature, y compris la nature domestiquée et artificialisée, mais aussi du monde humain lui-même et jusqu’à la rationalité, source de délires, de démesure et d’hubris ».
Rayon solutions, p. 81 :
« … les solutions écologiques, d’une stupéfiante intelligence, inventées par nos grands ancêtres, ont toujours été circonstancielles. Locales spécialement et temporellement. Ceci ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’inspirer de l’altérité anthropologique, tout au contraire, mais à condition de les comprendre comme des invitations à la création, et non comme des modèles à singer »
J’ajoute : ceux qui ont manqué de stupéfiante intelligence n’ont pas survécu. Et qu’il y avait, chez les survivants, des génies du bricolage environnemental. Occultés par des chamans, druides et autres pontifes. Ce sont ceux-ci qui aujourd’hui fascinent, tels le Chef Oren Lyons, signataire de la réponse des religieux à la lettre de Sagan, ou la proclamation à l’authenticité contestée du chef Seattle.
On comprend ici que même l’humanité n’est pas contrôlable et l’ampleur de la folie qui consiste à croire qu’on peut contrôler l’humanité pour l’obliger à vivre en harmonie avec la Nature (pour 2050 selon l’ONU) ou même croire qu’on peut contrôler un réchauffement climatique sous prétexte qu’il est causé par l’humanité.
J’ai été fasciné par cette façon que vous avez d’allier des exposés en terme classique de formes et de fonctionnalités sans jamais oublier de rappeler l’hétérogénéité de notre monde et son absence de téléologie.
J’ai l’impression que vous renouvelez ainsi la querelle des universaux, ayant opposé les réalistes aux nominalistes, dans laquelle je me reconnais comme nominaliste.
Vous placez tout ceci dans un cadre très élaboré, incluant la néoténie, concept que je connaissais depuis longtemps mais dont je ne percevais pas le fantastique potentiel explicatif, notamment cette adaptation à l’inadaptation. L’homme, inadapté partout. Exemple parmi d’autres, vous dites très justement, p. 42, qu’il n’existe aucune solution universelle à l’écologie humaine, à la place de l’Homme dans la nature, cette question ne peut recevoir que des réponses circonstanciées, particulières.
Il y a aussi ces développements passionnant sur les rapports entre nature et culture.
J’avoue qu’il y a encore quelques années d’ici, j’étais ignorant de l’existence de ce dualisme nature/culture qui aurait été reconnu par Rousseau en premier, pour ne connaître que celui entre nature/humanité et son opposé, l’intégration complète de l’humanité comme partie de la nature, qui correspond mieux à ma culture.
Vous développez de brillantes variations sur ce thème qui me laissent très perplexe mais c’est un sujet passionnant qui m’interpelle.
Et ouvrent des questions : où placer la culture des orques, par exemple, qui ont des techniques de chasse propre à chaque tribu et qui se transmettent par l’éducation et c’est bien là une culture. Certes, vous démontrez (p. 57), que la culture humaine est particulière à l’humanité mais la particularité est générale dans le monde vivant et ça ne fonde pas un dualisme.
Ce qu’illustre la phrase (p. 40) :
La culture ne fait-elle pas partie d’une entité supérieure, la vie, elle-même partie d’une entité supérieur, l’univers assimilable à la nature ? C’est ce que suggère le chapitre présentant le Nomos comme émergence de la physis.
Vous ajoutez que le rapport entre l’humain et la nature serait celui de deux sources de création interpénétrées (p. 229) qui implique la reconnaissance de l’altérité naturelle par l’humanité autant que l’altération inévitable et profonde qu’il lui imprime, quoi qu’il fasse. C’est politiquement très juste, car politiquement on n’échappe pas à l’anthropocentrisme, quand nous protégeons les loups plutôt que les moutons, au nom de la wilderness, nous faisons encore de l’anthropocentrisme ou, pour vous reprendre, p. 195 :
Mais ontologiquement, c’est autre chose. Il n’y a pas de dualisme dans l’environnement, il ya une infinité de sources en interférences selon les mécanismes aveugles du hasard et de la nécessité.
Abolir, philosophiquement, la différence entre nature et culture n’implique donc pas de nier toute autonomie à la politique (p. 198) mais de lui reconnaître une autonomie, comme action, au sein de la nature. Et, à moins de réduire la nature à l’être, une démocratie qui doit pouvoir faire ses propres choix (p. 181) n’est dès lors pas distincte de la nature, elle y est action. Je suis convaincu que cette autonomie tire sa source de l’absence de téléologie dans notre monde parcouru de hasards et de contingences. Et le dualisme nature/culture se limite au domaine de l’action, des choix à faire dans le contexte politique et des idéologies à construire face à la crise environnementale.
Le vrai dualisme, s’il y a dualisme, serait peut-être entre l’être et l’action. On se rapproche alors de ce que Descola appelle (p. 77) l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité de l’organisme – sauf qu’on implique l’action plutôt que la conscience, nuance qui n’est pas négligeable, la conscience étant souvent considérée comme une essence. (Peut-être est-t-on là dans les deux derniers pôles que vous empruntez à Frédéric Ducarme ?)
Je ne crois pas aux essences, la conscience me paraît une propriété émergente de la matière, au sens très large du mot matière. Et l’action est pour moi un espace de liberté ouvert par l’aveuglement du monde qui nous entoure. Il y a une flèche du temps dans notre univers, qui met radicalement en cause les notions d’essence et de forme et mène à poser la question des processus à l’œuvre dans ce monde temporalisé.
Le défi est alors d’assumer d’être partie intégrande mais agissante d’une nature par ailleurs aveugle et indifférente à nos problèmes écologiques comme à ceux que nous lui prêtons bien à tort, l’environnement ne se souciant pas d’être bouillant ou surgelé, de la disparition des pangolins ou des diplodocus, l’humanité est la seule à pouvoir percevoir ces événements comme des problèmes.
Réformer l’écologie politique ?
Pour ce faire, il faut faire partie d’elle et donc, si je soutiens votre projet je ne peux m’y impliquer, étant étranger aux trois catégories que la constituent selon vous : je ne suis ni écologue, ni écologiste, ni écolo.
Je dois être plus disruptif, dénoncer l’incompatibilité entre l’humanisme et l’écologie politique sous sa forme actuelle. Si une réforme est possible de l’intérieur, par votre action par exemple, tant mieux. Si non, ce sera tout à la fois la domination de l’écocratie et de la biocratie conjuguées. Concepts proches, et néanmoins distincts, la biocratie donnant un cadre spirituel et légal dans lequel l’écocratie peut exercer son pouvoir politique. Et dans ce cas, il faut lutter contre cette écologie politique qui expulse petit à petit l’humanité de son environnement, valeur intrinsèque à la clé.
Vous soulignez le nécessité d’une autonomie (p. 235), la capacité d’une société et des individus qui la composent à élaborer eux-mêmes leurs propres règles, d’établir leurs propres limites, de rompre avec les pseudo-évidences idéologiques, et de délibérer de leurs propres valeurs.
La mondialisation des idées et des institutions, environnement en tête, a aboli ces valeurs démocratiques et la démocratie avec elle.
Les restaurer est indispensable pour ressusciter cette démocratie. Vaste programme.
Au passage, le concept de clôture à rompre est très fertile pour pousser à une réflexion impliquant une remise en cause permanente de nos préjugés.
Et je me demande si ce concept n’est pas en pleine évolution sous l’effet des évolutions techno-sociales qui font de nous les nœuds de contacts entre réseaux plutôt que les membres d’un corps social de type tribal ou communautaire.
L’écologie scientifique fait de l’écologie politique un oxymore, écrivez-vous (p. 138) .
Walter Rosen, le concepteur du forum de 1986, a bien cerné le problème : Il voit un paradoxe dans la politisation de la science, reconnaissant que la National Academy tire sa crédibilité de ses présumées objectivité, équité, neutralité et ces sortes de choses. Les scientifiques qui refusent de s’engager dans l’arène publique sont pour lui fidèles à leur science. Mais ils sont aussi des citoyens. Et Rosen ne voit pas comment des scientifiques peuvent porter des jugements de valeur sans consciemment ou inconsciemment invoquer leur science comme une source d’autorité. Le potentiel pour abuser est alors créé. Que la science soit supposée objective, Rosen y croit fermement. Mais s’il est lui-même écouté, c’est probablement parce qu’il est un scientifique, même quand il professe des affirmations non scientifiques. Rosen avoue ne pas savoir comment traiter le problème. Peut-être que si de nombreux scientifiques se sentaient libres d’exprimer leurs valeurs, le public ne serait plus confus sur ce point. Et peut-être, dit Rosen, le public pourrait être éduqué à faire la différence quand les scientifiques parlent science ou quand ils parlent de leurs valeurs comme citoyens privés. (inspiré d’une interview de Rosen à David Tackacs. The Idea of Biodiversity, p. 177-178, John Hopkins University Press 1996.
Comment traiter ce problème est en effet un grand défi de l’écologie politique. Comme sortir du chantage à l’émotion revendiquée par Soulé, pratiqué à grande échelle par Paul Ehrlich, le mentor de Soulé, et par tant d’autres épigones abusant sans vergogne du chantage à l’apocalypse, phénomène que vous analysez et dénoncez en plusieurs endroits de votre livre, et dont Paul Ehrlich a été un grand et particulièrement néfaste précurseur.
Et, plus généralement le chantage à l’argument d’autorité par lequel des scientifiques invoquent leur statut de scientifiques pour imposer leurs opinions politiques, idéologiques, métaphysiques et spirituelles.
Et ainsi
« l’écologisme, autrement dit l’idéologie qui se fait passer pour de l’écologie politique, nous éloigne de l’écologie tout autant que de la politique et de la science. Elle nous en éloigne en tant que discours scientifique clos qui jalouse le monopole du savoir sur la nature ; en tant que discours et pratique politique proto-totalitaires qui ne recoupe en rien les comportements et aspirations populaires, mais aussi en tant que sensibilité qui ne pourrait s’exprimer que dans le registre convenu du discours médiatique tenu par les classes moyennes urbaines… inventer une écologie populaire ne se fera pas en sermonnant les peuples… et pas plus en acquiesçant démagogiquement à ce tout ce qu’on peut entendre dans les bars… » (p. 152)
Le problème est que la principale source d’information populaire est précisément ce monde médiatique au service de la pensée dominante. Dans les cafés que je fréquente, chez « ces petites gens qui s’accrochent à leur héritage démocratique », même les plus rebelles à l’écologisme s’expriment dans ce langage. Les travailleurs agricoles victimes de l’écologisme eux-mêmes expriment leur détresse dans ce langage, sans comprendre les idéologies sous-jacentes et donc les causes réelles contre-lesquelles ils devraient lutter pour se défendre contre l’écologisme.
« … il faut le marteler (p. 187) : l’écologie, en elle-même n’est pas, ne peut pas et ne doit pas être une politique ; elle serait bien en mal de nous dire ce que nous devrions faire ou ce que nous devrions ou même pourrions vouloir, qu elle que soit l’échelle. Ici, comme ailleurs, la question n’est pas, bêtement, que faire ? Mais que voulons-nous ?… l’écologie, dans cette situation, sert de prétexte pour ne pas avoir à choisir, comme si elle était porteuse d’un bien conduisant à une nature bonne. Il faudrait poser la question « quelle nature voulons nous ? » comme son symétrique, « quelle société voulons-nous ? » »
Oui, mais comment l’exprimer, quand les clés du langage sont aux mains des membres de la caste mondialisante ? Il ne faut pas s’étonner que « les réponses sont notoirement inexistantes ». Le langage dominant n’est pas forgé pour elles, avec ses slogans et ses anti-slogans qui n’appellent aucune réponse, seulement l’obéissance.
Et alors, comment
« forcer les portes des bunkers archipellisés dans lesquels s’enferment les spécialistes et leur domaines réservés d’où jaillirait la « Vérité » ? Comment pousser la société toute entière à reprendre le fil interrompu de l’interrogation rationnelle pour continuer la modernité ? » (pp. 189 et 213).
Heureusement, des changements transformateurs inattendus peuvent toutefois survenir très vite, comme le prouve les brusques revirements sur le nucléaire, ou la désaffection pour les manifestations sur le climat – je ne dis pas ceci pour prendre parti sur ces faits, pour souligner qu’il est encore raisonnable d’entretenir un espoir.
Vous me direz alors sans doute : par la démocratie directe. Mais qu’est-ce au juste ?
Démocratie directe ?
Il n’est pas très clair dans mon esprit ce que vous proposez sous le terme de démocratie directe, un concept qui m’interpelle depuis longtemps.
Diverses actions ont été entreprises en son nom qui ne m’ont pas convaincu.
Il y a la nouvelle manie de régler quantité de problèmes en consultant les « personnes concernées ».
On réunit des groupes de privilégiés qui, ONG en tête, disposent alors de pouvoir politiques abusifs.
Cela ressort de ce que j’appelle la démocratie confisquée dans mon livre. Et qui entraîne l’expulsion des travailleurs de la nature que vous dénoncez dans le vôtre.
Une tradition s’est développée en Belgique, notamment au niveau de la région wallonne : après les élections, la majorité fraîchement élue consulte la « société civile ». Et on se demande qui nous dirige vraiment.
Et il a ces tentatives de donner un certain pouvoir à des assemblées de citoyens tirés au sort.
J’y ai cru… j’imaginais naïvement que ces citoyens allaient pouvoir remettre la « caste mondialisante » à sa place. C’est tout le contraire…
L’exercice français sur le climat a montré tous les défauts de ce procédé :
Ces citoyens n’ont rien eu à dire sur le fond, seulement se prononcer sur les mesures impopulaires qu’elles entraînent : les politiques leur ont refilé la patate chaude sans leur laisser le choix du menu.
Ils se sont fait cornaquer par des scientifiques, qui sont justement l’une des causes de la mort de la démocratie.
Des ONG ont téléguidé certains des participants qui ont relayé leurs doctrines, parfois en les recrutant ensuite.
Et ont remarque une confiscation du début public, l’immense majorité des citoyens n’étant pas concernés.
Autre option : le référendum. Il pose des problèmes déjà bien documentés : qui peut rédiger les questions ? Comment exiger qu’elles soient clairement exprimées ? Comment empêcher les manipulations telles que promesses annexes, du style : si vous votez OUI, (ou NON), vous aurez telle ou telle loi en compensation.
Technophobie ou technophilie ?
Vous semblez, en de nombreux endroits de votre livre être technophobe, notamment quand vous appelez à rejeter la « techno-science emballée ». Bien sûr il faut rejeter les excès technophiles, mais je défends personnellement le cherry-picking, choisir le meilleur des technologies, en termes humains et humanistes . Position que vous défendez me semble-t-il aussi quand…
Et, oui, je rejette la technoscience emballée, surtout dans ma vie domestique, qui peut paraître technophobe. D’accord avec vous que nous ne contrôlons plus l’extension de la techno-sphère actuelle… mais nous ne l’avons jamais contrôlée. Et c’est tant mieux. La différence est qu’aujourd’hui il n’est plus possible d’échapper à cette techno-science qui nous mène tout droit au techno-totalitarisme qu’il faut, comme vous le prônez, absolument rejeter. Ce que je tente de faire dans ma vie domestique.
Le pire, ce sont les GAFAM, mais le secteur financier n’est pas en reste. Les banques n’hésitent plus à espionner nos dépenses, et les états les y poussent au nom de la lutte contre le blanchiment, notre empreinte carbone, et sans doute un jour protéger notre santé contre nous-même : on finira peut-être par contrôler la quantité de glucide ou d’alcool que vous consommez. Et, aujourd’hui, un client peut déjà être « viré » de sa banque parce qu’il n’isole pas un bâtiment ou qu’il prélève « trop » d’argent liquide de son compte.
Ajoutez à ceci que les banques incitent les clients à prendre des risques inconsidérés en les forçant à faire leurs payements sur internet. J’avais, il y quelque temps, envoyé une lettre très critique au directeur de Test-Achat, organisation belge de défense des consommateurs, qui s’était permis un article naïvement technophile en la matière, les informaticiens allant, il en était certain, trouver la parade aux multiples hackings, spoofings, phishing et autres technologies « sombres », ainsi que face au « social engineering » galopant. Sans me répondre directement, il m’avait renvoyé vers une employée qui m’a avouée son ras-le-bol face à l’ampleur du phénomène – désavouant implicitement son propre patron.
Le problème prend des dimensions sociales gigantesques, au point que les banques adressent maintenant des conseils contre le social engineering à leurs clients.
Les banques ont trahi leur mission historique, qui est d’assurer la sécurité des avoirs de leurs clients en les obligeants à assumer une partie importante de la tâche.
L’argent ne représente plus une monnaie permettant d’acheter anonymement tout ce qui est légalement disponible, mais un moyen de contrôler notre comportement social et privé. Big Brother risque de passer pour un enfant de cœur face à la dictature techno-totalitaire qui se construit.
Et tout cela prend dans le grand public en raison de la facilité supposée de ces systèmes. Ironie du sort, les problèmes sécuritaires qui en découlent entraînent un durcissement des conditions de sécurité. Ainsi, rien que pour consulter la consommation de ma carte internet, je dois pratiquer la double authentification et cliquer sur des images d’escaliers, de feux de la circulation ou de motos.
Et de toute façon, la facilité promise n’est disponible que si l’on ne lit pas les centaines de pages de contrats nécessaires pour faire fonctionner ces systèmes ni les mises à jour récurrentes qui les affligent. Un grand principe de droit est que nous sommes tenus de respecter les contrats que nous signons. Un autre est que nous ne sommes pas tenus de le faire si nous sommes forcés de les signer.
Cerise sur le gâteau, il y a les réseaux sociaux dont les excès marquent, en réaction, le retour de la censure et la fin de la liberté d’expression, en nous faisant de plus « cadeau » de la cancel culture.
Tout ceci pour dire que je ne suis pas intrinsèquement technophile et vous soutient dans votre combat contre les excès technologiques.
Mais en matière d’environnement, on n’échappe pas à la technicité. Même les peuples autochtones, ceux du moins qui ont survécu, doivent leurs succès à la technologie. Le défi est d’orienter ces efforts technologiques en faveur de l’humanité, tout en évitant le sur-modernise autant que le post-modernisme que vous dénoncez pareillement. Pour cela, il faut favoriser les métiers dont les objectifs s’expriment en termes humains – et en éjecter celles dont les objectifs s’expriment en termes de valeur intrinsèque, tels les conservationnistes. Soit favoriser les agriculteurs, les forestiers, les agronomes, dont vous dénoncez très justement l’exclusion par l’écocratie. Tout l’inverse de ce qui passe actuellement, comme vous le dénoncez, par exemple (p. 9, 145 - 146) le discours sur la protection de la nature, porté par une classe aisée jeune et urbaine expulsant ceux qui la travaillent depuis des millénaires.
Et puis il y a le cas tout à fait particulier des technologies génétiques. D’une certaine façon, les agriculteurs procèdent à des manipulations génétiques depuis la nuit des temps, sans s’en rendre compte. Au début des années 1970, une prise de conscience s’est produite quant aux dangers d’emballement des nouvelles technologies génétiques vu la rapidité de transformation accrue qu’elles permettaient. D’où la conférence d’Asilomar en 1974 qui ouvre le volet institutionnel. Les dangers d’eugénisme qu’elles procurent inquiètent à l’époque très légitimement.
Jeremy Rifkin y ajoute des considérations spiritualistes délirantes : les biotechnologies menacent le compagnonnage et l’empathie de l’Univers. Dans les années 1990, Greenpeace focalise l’attention sur les manipulations génétiques à buts agricoles. Le terme OGM apparaît et s’impose comme un « anti-slogan », c’est-à-dire un slogan qui n’a pas pour but de promouvoir mais de dénigrer. Les dangers d’eugénisme passent bien injustement au second au plan au point que la directive 2001-18 sur les OGM exclut l’humanité du concept d’organisme génétiquement modifié, ouvrant une porte béante à l’eugénisme tout en la fermant à tout progrès agricole qui ne passerait pas sous les fourches caudines des spiritualistes de l’environnement .
J’ai dénoncé dans mon livre cette directive qui introduit une incohérence logique entre l’article 2 et l’annexe A, et l’importance de la non-naturalité dans la définition implicite du concept d’OGM. J’ai dénoncé l’absence de propriété pratique permettant de définir clairement les OGM comme une catégorie cohérente. On a introduit une catégorie essentielle, dont l’essence est liée au vieux fond naturiste. Avec pour corollaire que l’impact individuel réel de ces produits n’est jamais pris en compte Aujourd’hui, une étape de plus a été franchie : les concepts de cis- et de trans -génie ont été introduits dans la législation , et en même temps resurgit dans nos législations le concept biblique et créationniste de barrière des espèces. Je suis le premier à dire qu’il faut légiférer sur base des propriétés des organismes issus des biotechnologies, telle la production de pesticides. Mais pas cautionner les amalgames qui ont fait exterminer sans raison des graines de pétunia orange en 2017. Voilà ce qui m’indigne.
Ainsi que la complaisance pour certaines technologies spiritualistes, l’union européenne ayant décidé de favoriser la mise sur le marché de produit phytosanitaires acceptés en agriculture biologique.
Un monde fini ?
L’irruption de la finitude entraîne qu’il n’y a plus de politique qu’écologique (p8), ce qui ne veut pas dire écologiste mais tout au contraire devrait porter une interrogation permanente sur l’environnement.
Tout le contraire à une époque où nous sommes dirigés à coup de (supposés) consensus (supposés) scientifiques émanant de la nébuleuse mondialisante.
On n’y trouve pas de consensus mais, en gros, trois groupes : cornucopiens, accroissantistes et décroissantistes.
Parmi les pères de l’acroissantisme on trouve Keneth Boulding, le père de la théorie de l’état économiquement stable, alias croissance zéro du club de Rome, et de la métaphore du vaisseau spatial en support de cette théorie. Mais il a aussi prévenu que, la croissance de la connaissance étant infinie, il serait possible de faire beaucoup mieux avec ce monde fini. Encore faudrait-il que les sciences soient mises au service de l’humanité.
On n’en prend pas le chemin, les sciences de l’environnement étant mise au service de son oppression, les technologies informatiques menant à un monde totalitaire.
Vous dénoncez le fait que « Non seulement l’occidental consomme comme un roi ou un empereur mais il voudrait que tous le monde puisse en faire autant ». Il est difficile de dire aux représentants du tiers monde qu’ils n’ont pas le droit de se développer, qu’ils revendiquent depuis la première grande conférence environnementale internationale, à Stockholm en 1972, sujet de frictions dans toutes les réunions ultérieures sur le sujet. Mais les dirigeants occidentaux vont plus loin encore en voulant imposer à tout citoyen occidental l’obligation de vivre comme un empereur – dans le but de donner le « bon » exemple au reste du monde, prié de suivre cette (mauvaise) voie. Dans ce contexte, un facteur préoccupant passe généralement inaperçu : l’inflation de normes dans les domaines vitaux, tels que le logement, l’alimentation, l’agriculture.
Motivées par des préoccupations environnementales, sécuritaires et sociales, ils forcent tout un chacun à demander toujours plus de pouvoir d’achat pour pouvoir « rester aux normes ». Il est frappant, en Belgique, que les marches pour le climat ou l’environnement attirent de moins en moins de monde et celles pour le pouvoir d’achat, de plus en plus. Je ne pense pas que ce soit la conséquence d’une avidité compulsive, mais plutôt d’une pression sociale normative.
La région bruxelloise, où j’ai longtemps habité, et l’exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire.
Elle a, au cours du temps, imposé une inflation de normes urbanistiques telles que :
- interdiction de louer des studios de moins de 28 m²
- dans les nouvelles constructions, la chambre d’un appartement 1 chambre devra avoir 14 m² minimum, deux chambres : 14 m² et 9 ²m² minimum.
- rapport minimum surface des fenêtres / taille de la chambre
- interdiction ou sévère restriction des logements en entre-sol
Ces mesures, motivées par des considérations sociales, ont l’effet inverse d’abolir l’existence des logements modestes.
Et la catastrophe vient des obligations en matière de PEB, DPE en France. Qui pèsent paradoxalement plus sur ceux qui ont réussi à maintenir un mode vie basse-énergie sans avoir à suréquiper et sur-gadgétiser leur vie domestique. Tout le monde doit vivre dans un intérieur présumé surchauffé. On y perd quelques vérités fondamentales. Que ce ne sont pas les bâtiments qui consomment de l’énergie mais ceux qui les occupent ou les gèrent. Que nous avons tous un cœur qui donne une température constante de 37°c. Que le meilleur isolant, ce sont les vêtements, le seul qui nous suit partout, le seul que l’on peut installer soi-même, y compris quand on n’est pas doué pour le bricolage.
Il vaut la peine ici que j’explicite mon propre mode de vie.
En 1992, j’ai décidé de sauver mon pouvoir d’achat en réduisant mes frais fixes. J’ai progressivement réussi à supprimer (quasiment) tout chauffage chez moi et me passer de voiture personnelle permanente. Je ne branche presque plus jamais mon frigo, je n’ai plus de télévision et pas de ligne internet fixe. Un routeur portable 4G me suffit. Et pas du tout l’impression de vivre de manière austère. Tout au contraire, j’ai étendu des espaces de jouissances et de vie épanouie. Cela peut paraître très écologiste mais cela ne l’était pas, car j’ai fait ainsi un « effet rebond », concept dont j’ignorais l’existence mais dont j’étais parfaitement conscient. En 2012, je suis passé en travail à 80 %, faisant ainsi un effet débond (François Schneider), concept dont j’ai appris l’existence… en 2013.
En 2015, j’ai acheté une vieille maison non isolée assez grande. J’ai dû légalement faire refaire tout le système électrique, pour rien, car il était parfaitement fonctionnel eu égard à mes besoins. Mais « c’est la norme maintenant, monsieur ». Avec pour dégâts collatéraux le dé-tapissage, replâtrage, etc. Pour 2033, je devrai légalement mettre ma maison aux normes imposées par la caste « surchauffiste ». Je ne le ferai jamais…
L’état écologiste, obsédé de réglementations urbanistiques, crée une obsolescence structurelle contraire aux objectifs environnementaux qu’il prétend poursuivre. Un bâtiment fait pour défier les siècles est qualifié de vieux dès qu’il a plus de quarante ans, voire moins. Une insulte qu’on n’oserait plus adresser à une personne humaine infiniment moins durable – au sens traditionnel du mot – que lui.
Considérations diverses
Le tableau désastreux donné p. 17 pourrait être complété par le paradoxe de la conservation qui veut que la biodiversité locale a souvent été augmentée par migrations pendant que le biodiversité globale à diminué. Phénomène qui peut certainement se produire quand la levée de barrières géo-physiques permet les migrations non humaines.
P. 36-37 :
Selon moi c’est parce qu’ils sont héritiers d’une civilisation chrétienne qui a érigé la culpabilisation en instrument de domination politique, ce qui serait dû principalement à saint Paul et saint Augustin qui auraient rompu avec le judaïsme, plus cool sur ce point.
Nature humaine ?
Comme nominaliste je ne crois pas aux essences et donc suis passablement sceptique face au concept de « nature humaine ». Wilson a tenté une définition de la nature humaine passablement affranchie du concept d’essence : « … la nature humaine provient du fait que l’hérédité interagit avec l’environnement pour créer une sorte d’attraction gravitationnelle vers une moyenne fixe qui rassemble les gens dans toutes les sociétés dans le cercle statistique étroit que nous définissons comme cette nature humaine… »
Définition nominaliste qui ouvre tout droit la porte à l’eugénisme me semble-t-il et me satisfait donc en rien. Mais toute définition de la nature humaine par l’essence entraîne un danger eugéniste pour les déviants. Et vous l’écrivez : il faut rouvrir la question, la travailler, sans espérer une conclusion close et définitive.
Se pose aussi la question du transhumanisme, terme qui aurait été inventé par Julian Huxley pour désigner la capacité de l’humanité à évoluer plus vite grâce à la culture, l’auto-évolution dont vous parlez p. 55. Si cette transformation est orientée volontairement dans une direction trop contrôlée voire techno-totalitaire, il y a de quoi s’inquiéter… pas sur le simple fait qu’il aurait une essence humaine en train de se transformer sous l’évolution socio-culturelle.
Le problème de l’espèce…
On le sait, le problème de la définition de l’espèce relève de la quadrature du cercle, celle de l’IPBES relevant d’un compris aussi flou qu’un accord politique belge, ménageant les conceptions basées sur la morphologie, les populations reproductives et la génétique.
Dans ce contexte, la citation, p. 68, empruntée à Varela – chaque espèce se constitue sa propre représentation du monde – pose la question de savoir si elle n’introduit pas un nouveau système de classification des formes de vie, par la capacité de représentation. La représentation ne peut-elle dépendre des sous-espèces ou des genres ?
Et que dire des formes contestées, les corneilles noires et mantelées par exemples, classées comme espèces différents par le Congrès Ornithologique International mais comme sous-espèces par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Le problème s’apparente de loin avec celui des méta-classifications sur base de fonctionnalités supposées,
« espèces ingénieures, espèces-clés de voûte et le fait que jardiniers, forestiers, chasseurs vont classer différemment les formes de vie selon leur besoin. »
(p. 69).
Et de même, experts en micro-organismes, plantes ou animaux n’auront pas les mêmes besoins en matière de classification. Et vous écrivez que
« les classifications occidentales sont consubstantielles d’une nature fortement hiérarchisée. Expertisée, rationnelle, cloisonnées à l’image de nos sociétés… ».
Sauf que le monde vivant réel est un imbroglio oscillant entre le foutoir intégral et le pseudo organisé.
Une spécificité des temps modernes ?
Vous lancez un avertissement intéressant, p. 82-83 :
« les ontologies traditionnelles socialisent la nature et en retour naturalisent la société, son organisation, son fonctionnement ce qui les fige, scellés dans l’environnement biophysique et mythique, les deux étant rendus indiscernables… lorsque la succession des saisons, par exemple, dépend de votre comportement, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi… remettre en cause l’ordre social est évident pour nous, mais nous sommes une exception qui n’a été possible qu’en brisant la légitimation naturelle et surnaturelle de l’ordre social, en établissant une césure entre ce qui relève du naturel et de l’humain, ouvrant la voie à la science et à la démocratie »
On touche ici à une caractéristique fondamentale des temps modernes, peut-être héritée des Grecs : la croyance en des lois de la nature que nous n’avons pas la capacité d’enfreindre, ouvrant la porte à un dualisme entre le naturel et le surnaturel, avec le déisme et son grand horloger, la religion la plus typique des temps modernes – et un grand basculement : nous sommes du côté du naturel face au surnaturel qui ne s’occupe plus de nos affaires. Le déisme assimile l’œuvre divine à une grande horloge fonctionnant sans l’aide ultérieur de l’horloger, ouvrant la porte à l’agnosticisme, qui rejette l’étude de ce que l’on ne peut prouver sans avoir recours à l’horloger, et l’athéisme qui enterre l’horloger lui-même.
Toutes philosophies postulant que, horloger ou pas, un monde objectif identifiable existe. Que la science a pour but de l’étudier. Sans y mettre de préjugés politiques, idéologiques et religieux. Puis Darwin fit des singes nos cousins et finalement tous les êtres vivants devinrent nos cousins par l’ADN.
La réaction écologiste a réintroduit l’idée de lois de la nature que nous aurions la capacité d’enfreindre et que nous avons enfreint. Réaction religieuse qui ouvre des perspectives théologiques intéressantes : les grenouilles et les nénuphars ont-ils, comme nous, la capacité d’enfreindre ces lois ? La pensée judéo-chrétienne aura sans doute tendance à dire non, puisque nous avons été fait à l’image de Dieu et que nous seuls avons commis le péché originel. Mais d’autres religions et spiritualités penseront autrement, jusqu’à Whitehead qui pense que même les atomes ont un certains pouvoirs de désobéissance à Dieu, quoi que sans conscience…
Et pour finir, p. 110 :
« ce n’est pas rêverie ou irrationalisme gratuit que de considérer la nature comme une création au sens non-théologique, c’est-à-dire apparition de nouveau, auto-constitution irréductible au déjà là – ce que nous savons de la biologie et de l’évolution nous y conduit. »
Certainement… mais attention au danger de téléologie ou de fonctionnalisme, qui prennent une dimension outrancière à l’ONU…
Non, les fleuves n’ont pas pour fonction l’évacuation des eaux vers la mer comme le prétend l’ONU.
L’eau coule là où les mécanismes aveugles du hasard et de la nécessité l’emmène… c’est parfois s’évaporer dans un désert. Et cet aveuglement se retrouve dans la part d’arbitraire inévitable dans la définition des formes de vies ou des écosystèmes.
P. 214 :
« … soit un écosystème… Pour peu que tout cela veille dire quelque chose et soit praticable, vous n’en épuiserez pas la compréhension… »
C’est la conséquence inévitable de ce j’appelle « l’avertissement de Tansley » dans mon livre et sur mon site.
Réduire cet élément humain à la culture a pour effet de nous scinder entre une physiologie qui serait naturelle et une culture, ou spiritualité qui ne le serait pas ce qui soulève un nombre élevé de questions d’ordre philosophiques.
Ce que vous représentez très bien en empruntant à Descola le concept d’une ontologie humaine qui correspondrait à une identité des extériorité et une différence des intériorités : les constituants des humains et des non humains sont identiques (atomes, molécules, etc) mais leurs intériorités différent — la pierre, l’oiseau, l’étoile ne répondent pas au même régime de conscience — c’est le paradigme fondamental de l’occident selon Descola.
Bonjour Arnaud,
Désolé pour le délai vraiment déraisonnable de cette réponse.
Merci, vraiment et vivement, pour votre long commentaire à mon livre, parmi les plus conséquents que j’aie reçus depuis sa parution. Les « retours », comme on dit aujourd’hui, ont tous été très positifs. J’espérais quelques débats autour de mes « thèses » — en réalité de simples synthèses d’éléments présents depuis des décennies mais occultés par les diverses idéologies en circulation — mais c’est bien sûr oublier, encore une fois, l’époque de plomb que nous traversons. Le silence qui nimbe votre travail crucial en témoigne également.
Quelques remarques en écho aux vôtres.
Oui, nos approches sont complémentaires. Confronté à l’inconséquence des positions écologistes, je me suis résolu à admettre, derrière leur idéologie, un fond authentiquement religieux… que votre enquête sur l’éco-théologie, parue juste après la sortie de mon livre, explicite, détaille, historicise, personnifie et étaye parfaitement. Sa lecture m’a fait l’impression d’être un Le Verrier prédisant l’existence d’une planète inconnue en lieu et place d’une Neptune qu’un Adams observait déjà. L’idéologie marxiste étant une hérésie du judéo-christianisme, il est logique que sa réincarnation ou sa pseudomorphose sur le champ de l’écologie fasse remonter les structures de pensées chrétiennes. Il est par exemple frappant de constater que les débats, écrits ou oraux, menés avec de militants écologistes autour de mon livre n’ont pas dépassé les thèses du tout premier chapitre (« Survol ethno-historique ») qui posent le rapport éminemment ambivalent d’Homo sapiens avec la biosphère au cours de millénaires, comme si l’humanité n’avait pu être que destructrice (et particulièrement l’humanité occidentale) c’est-à-dire pécheresse – et que pécheresse…
Vous exprimez votre perplexité quant aux dispositifs contemporains prétendant à la démocratie directe et vous avez largement raison : il s’agit dans tous ces cas de stratagèmes plus ou moins grossiers de détournements du désir populaire de souveraineté dont la conséquence est de discréditer toute idée de pouvoir collectif exercé par des non-spécialistes (on pourrait rajouter, sur un autre plan et pour se limiter à la France, les grimaces de « Nuit Debout », la destruction de mouvement des Gilets jaunes par la gauche radicale, les diverses tentatives para-éléectorales, etc.). L’alternative est infernale : soit n’importe qui peut occuper n’importe quelle place n’importe quand n’importe comment, soit la démocratie est une farce et le pouvoir doit être confié à ceux qui savent. La raison exige, depuis quelques siècles, que la démocratie véritable (ou directe) résulte de l’auto-éducation d’un peuple, s’informant, délibérant, réfléchissant, capable de prudence et de courage, d’humilité et d’action, de réflexivité et d’opiniatreté. Pour une approche générale, je ne peux que vous renvoyer, sans surprise, aux textes de Cornelius Castoriadis sur le sujet, qui peuvent être introduits par cet exposé d’il y a déjà une dizaine d’années, et ces trois brochures, plus complètes.
Partant de votre travail, la question de la démocratie me semble incontournable : si la « nature » n’a pas de valeur intrinsèque obligeant à la maintenir intacte comme au premier jour de la Création, la question est précisément : « Quelle nature veut-on ? » et ses déclinaisons : Dans quelle nature voulons-nous vivre ? Comment modeler notre planète ? Quels sont nos besoins et qui les fixe ? Que léguer aux générations futures ?, etc. Ces interrogations, fondamentales et quotidiennes, aucune instance ne peut prétendre les monopoliser : ni les scientifiques, ni les industriels, ni les puissances financières, ni une « élite » éclairée, etc. Elles ne peuvent relever, au fond, que des décisions du plus grand nombre et principalement pour les trois raisons que j’expose dans mon livre (chapitre V « Politiques de la nature et totalitarisme » et surtout la partie « Les exigences démocratiques d’un régime écologique », pp. 177 à 181), soit l’existence d’une science vivante et populaire, la réduction de l’opulence des élites, la liberté et la diversité culturelle dans les écosystèmes locaux.
La question que vous posez sur l’engagement politique des scientifiques prend ici tout son sens : le principe démocratique repose sur l’opinion, la doxa, du plus grand nombre, la politique comme auto-organisation n’étant pas un savoir, une épistémè. Que les experts de toutes les disciplines soient consultés avant chaque décision (quelle qu’elle soit) est une évidence — à condition que les consultations soient contradictoires et que les éventuels conflits d’intérêts soient rendus publics – mais il ne s’agit jamais de donner à quelques spécialistes le pouvoir de choisir pour le plus grand nombre qui ne peut décider qu’en son nom. L’engagement tonitruant des scientifiques pour diverses causes de l’écologie est évidemment gros de confusion et de démagogie.
Sur la question de la technique que vous abordez, je ne crois pas qu’il y ait des désaccords fondamentaux entre nous. Mais, là aussi, impossible de ne pas invoquer le principe d’une démocratie directe : il s’agit toujours de rendre le pouvoir aux individus à l’échelle collective (quelles innovations a priori et a posteriori ? etc) comme individuelle (quelle liberté de se servir de telle ou telle technique ? Comment ? À quels moments ? etc.). Ce que vous formulez à propos de l’informatique est évidemment frappant. C’est sous cet angle que j’aborderais la question des Ogms, sur laquelle, à ma connaissance, aucun peuple n’a jamais été véritablement consulté et pour cause : il s’agit essentiellement de la continuité de l’accaparement par des industriels de la chaîne de production agricole, soit la dépossession des gens de leurs conditions d’existence et des paysans de leur travail (voilà une différence fondamentale avec les hybridations millénaires). Plus fondamentalement, je crois que ce genre de technique n’a aucune utilité sur cette planète et que l’on obtient des résultats bien meilleurs par l’implication des gens concernés.
Je partage vos réserves sur la question de la décroissance : ici encore ma position est plutôt, et depuis longtemps, celle d’une « redéfinition des besoins », c’est-à-dire de délibérations régulières à toutes les échelles portant sur ce qui est produit et comment en fonction d’informations fiables, complètes et accessibles sur la situation générale. Les efforts de sobriété sont impressionnants et en remontrent à beaucoup de prétendus écologistes dont le mode de vie n’a, en réalité, rien à envier à un non-écologiste…
Je finis par la difficile question, délicate, de l’opposition nature / culture, que vous semblez vouloir refuser au nom de la sortie de l’éco-théologie. Il me semble difficile de dire, comme vous le faites, qu’il n’y a pas de dualité dans la nature : il existe au moins une différence fondamentale entre le monde minéral et le monde vivant, que je pose comme comparable à la différence monde naturel et monde humain (cf. p. 40) : il ne s’agit pas d’une extériorité absolue, mais d’une véritable altérité – qui n’a besoin d’aucun divin pour être pensée. On pourrait également évoquer, à un degré moindre, la différence végétal / animal (autotrophe / hétérotrophe) ou encore mono / pluricellulaire, etc. Il s’agit à chaque fois, en réalité, et comme vous le formulez, de changement de mode d’être, de naissance de nouveaux mondes, d’émergences, capables d’« enfreindre les lois » (pour reprendre le vocable religieux) de la strate originelle, mais il n’y a rien ici de surnaturel : le monde vivant pose d’autres lois, d’autres fonctionnements, d’autres déterminations que le monde minéral, comme l’humanité le fait vis-à-vis de la nature. Ce qui n’empêche pas des interpénétrations, des régressions, des anticipations, etc – vous évoquez la culture des orques, des milliers d’exemples de ce type existent, et je ne saurais trop renvoyer ici à « La Vie de la vie » d’Edgar Morin qui me semble, là-dessus, une référence indépassée. Quoi qu’il en soit, et comme vous le dites bien, « l’humanité est la seule à pouvoir percevoir les événements [écologiques] comme des problèmes. »
Mais, pour finir, et c’est sans doute ici le plus important, réfuter les notions de « Création divine » et d’Homme intendant n’implique pas de refuser la dualité nature / culture ou nomos / physis, comme je le note pp. 77 sqq. puis tout le chap. VI. Par contre, je maintiens que sans celle-ci, aucune démocratie n’est concevable : si l’organisation et le fonctionnement de la société dépendent entièrement de lois naturelles (au-delà des trivialités, et celles-ci fussent-elles « un imbroglio oscillant entre le foutoir intégral et le pseudo organisé », comme vous dites, mais dans tous les cas « aveugles et indifférentes »), alors le peuple n’a rien à en dire, et il appartient à une élite éclairée par ce savoir de prendre les bonnes décisions. Et nous rencontrons là, au fond, le fantasme écologiste.
Beaucoup de questions restent ouvertes, je m’arrête là.
Amicalement
Quentin





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