Violence gratuite : « Ghettoïsation » ou clan ?

Maurice Berger
mardi 6 août 2024
par  LieuxCommuns

Chapitre 7 du livre « « Ghettoïsation », ou clan ? », pp. 67-87 du livre de Maurice Berger « Sur la violence gratuite en France : Adolescents hyper-violents, témoignages et analyse » (2019, L’Artilleur).


1) Qu’est-ce qu’un clan ?

Un exemple dont beaucoup de Français se souviennent va nous éclairer.

Les événements suivants eurent lieu en 2015, à Moirans, petite ville française qui propose depuis de nombreuses années une aire d’accueil pour les gens du voyage, communauté gitane à fonctionnement clanique. Un de ses membres, un jeune homme, est emprisonné pour des faits graves. Peu après, les membres de sa communauté exigent qu’il puisse sortir de son établissement pénitentiaire afin d’assister aux obsèques de son frère, tué dans un accident survenu avec une voiture volée après un cambriolage. Le refus du juge déclenche une émeute, le clan commet immédiatement d’énormes dégradations dans la ville à la stupéfaction des habitants très choqués. Un an après, la confiance n’est pas rétablie de la part de la population alors qu’il n’y avait pas eu de problème de cohabitation auparavant. Lors de son jugement, à l’audience, la manifestante la plus âgée, grand-mère de trois petits-enfants, déclare : « J’avais la rage, la haine, je vous le dis franc. »

Parmi les causes souvent avancées pour expliquer la violence, le terme de « ghettoïsation » revient de manière quasi automatique dans les discours de la plupart des médias, des sociologues et des politiques. Certaines populations n’auraient pas d’autre choix que de vivre dans certains quartiers « sensibles » pour des raisons économiques, voire de racisme. « Ghettoïsation ? » Eh bien, non, les choses sont beaucoup plus compliquées que cela, et un nombre important de familles de jeunes violents sont incapables de vivre autrement que dans une grande proximité des uns avec les autres et donc de s’éloigner du quartier difficile en question.

Pourquoi ? Parce que ces familles présentent ce que j’appelle un fonctionnement clanique, qui peut être à l’origine de violences importantes. Il s’agit d’un mode particulier de vie en groupe qui nous paraît difficile à comprendre tant qu’on ne l’a pas rencontré dans la réalité.

« Clan », mot gaélique qui vient du latin planta, signifie une origine commune d’où partent des rejetons. Un clan est un groupe qui fonctionne comme un corps. Ce corps a une tête, le plus souvent un patriarche, parfois une matriarche (Ma Dalton...). Chaque personne qui en fait partie est un membre de ce corps. Si elle s’éloigne, c’est comme si le corps-groupe était amputé, c’est donc littéralement insupportable. Cet éloignement intolérable peut être physique, comme aller vivre à distance ; ou psychologique, comme penser différemment. Les groupes les plus fréquemment concernés par ce mode de fonctionnement sont certaines familles du pourtour du bassin méditerranéen ou originaires d’Albanie, du Kosovo, ainsi que les gens du voyage ou certaines familles de Roms, mais certaines familles françaises de longue date peuvent avoir un fonctionnement proche.

Le fondement de l’organisation clanique est une modalité particulière d’appartenance.

2) Qu’est-ce que l’appartenance ?

Que nous le voulions ou pas, nous appartenons tous à un ou plusieurs groupes : groupe familial, culturel, religieux, politique ou national, et ceci dès notre naissance et sans que nous ayons eu le choix. Nous avons construit notre personnalité sans nous en rendre compte en nous appuyant sur ce groupe qui nous a transmis ses manières d’être et de se comporter, ses intérêts et ses valeurs : « c’est un Dupont. » On ne peut pas ne pas appartenir à un groupe.

Dans un groupe familial en général, l’appartenance prend la forme d’une sorte de lien « inconditionnel » de chacun des membres à l’égard des autres membres, et, même si l’un d’eux a commis un acte grave, on lui apportera des oranges en prison. La famille est le lieu où on revient lécher les plaies que le monde extérieur peut nous infliger. Il est exceptionnel d’être banni de son groupe familial dans la durée, et malheur à celui qui subit cet exil ! L’exemple en est donné par Sakina, adolescente maghrébine photographiée souriante et la poitrine nue par une camarade qui met ensuite cette photo sur les réseaux sociaux sans la prévenir. Ceci porte atteinte à l’honneur de sa famille, qui décide de bannir l’objet de sa honte. Cette jeune fille, par ailleurs fortement battue par son père dans son enfance et très violente elle-même, flotte maintenant sans aucune attache, comme une bulle, à la merci de tout adolescent ou adulte mal intentionné, mais auquel elle pourrait se relier. Son départ du CER à la fin de son séjour, où elle s’est attachée à son assistante familiale, a une tonalité dramatique.

3) Mouvement double

Par ailleurs, on peut remarquer que le mot « appartenir » a un double sens, qui renvoie à un double mouvement.

  • Actif : s’approprier ses origines, choisir une appartenance précise.
  • Passif : être la propriété de, être possédé par.

Ce double mouvement se joue en toute personne, mais, dans le clan, on appartient au groupe sans choix possible.

4) Deux manières d’appartenir à une famille ou à un groupe

Dans les familles non claniques, l’appartenance au groupe est un fond sur lequel un sujet s’appuie pour construire son autonomie. Le but de l’éducation d’un enfant est alors qu’il apprenne le plus possible à penser par lui-même et qu’il soit capable de quitter le foyer de ses parents, de s’en éloigner pour se construire un projet de vie personnel. Dans cette démarche éducative, chacun apprend à penser en l’absence de l’autre, chacun peut être en « dialogue » silencieux avec lui-même ou avec autrui. Penser à l’autre quand il n’est pas là est une manière de maintenir un lien qui permet en même temps de supporter la distance physique. Chaque membre du groupe acquiert donc cette capacité précieuse qui consiste à pouvoir tolérer un certain niveau de solitude sans angoisse et sans ennui.

Dans les familles à fonctionnement clanique, c’est l’inverse, le groupe a plus d’importance que l’individu. Le but n’est pas que l’enfant acquière une capacité de penser par lui-même, c’est même une similitude de pensée qui est souhaitée ou imposée plus ou moins explicitement. Le but n’est pas non plus que l’enfant s’éloigne du groupe familial, qui aurait alors le sentiment d’avoir un membre en moins. La moitié des adolescents maghrébins du CER m’indiquent avoir comme projet de vie à l’âge adulte de vivre dans un appartement situé à côté de celui de leur mère, voire chez leur mère.

D’ailleurs, ne pas avoir de pensée personnelle est en soi une entrave à l’éloignement. À la similitude de pensée s’ajoute donc le besoin de proximité physique. Il faut que chacun perçoive l’autre auditivement lorsqu’il n’est pas dans un endroit bien repéré (école, travail). J’ai ainsi souvent remarqué que dans le TGV, certaines personnes se mettent en lien téléphonique avec un membre de leur famille dès le départ du train et maintiennent la conversation jusqu’à l’arrivée, m’obligeant à leur demander d’aller téléphoner sur la plate-forme comme le stipule le règlement, plate-forme où elles restent pendant tout le trajet. Désormais, Snapchat, qui permet de transmettre des photos à tout moment (« Je suis dans tel magasin », etc.), ajoute la possibilité de maintenir un lien visuel.

On devine les grandes difficultés, et même les dangers, auxquels se heurtent les professionnels lorsqu’ils doivent retirer un enfant d’une famille clanique pour le protéger de négligences ou de maltraitances importantes.

Fonctionnement clanique implique similitude de pensée, ce qui a pour conséquence non seulement une organisation très spécifique des liens entre les membres d’un groupe familial, mais aussi une représentation de ces liens les empêchant d’envisager un autre fonctionnement. Dans toute culture à fonctionnement clanique, il existe plus de risques de comportements violents de la part de ses membres, selon différentes modalités.

5) Différentes modalités de comportements violents

Pour explorer ces différentes modalités, j’ai choisi d‘évoquer ici l’organisation de certaines familles originaires du Maghreb [1] en partant de la phrase de l’écrivain Tahar Ben Jelloun : « Le Maghreb, c’est la famille, le groupe, le clan. » Je précise que beaucoup de familles maghrébines ne sont pas prisonnières du fonctionnement clanique qui va être décrit ici. Il serait intéressant d’effectuer une recherche sur le cheminement qui amène à trouver un équilibre entre appartenance groupale et autonomie de chaque membre d’une famille.

Pourquoi ce choix ? Parce qu’en tant que médecin je raisonne en termes épidémiologiques, ce qui consiste à chercher les facteurs communs qui peuvent déterminer des problèmes de santé. En 2013, 60 % des enfants de moins de 12 ans hospitalisés dans mon service pour violence étaient d’origine maghrébine [2], et il en est de même pour 88 % des adolescents admis au CER en 2018. Il est possible que cette proportion soit liée au lieu d’implantation de ces structures, dans la région Rhône-Alpes, mais d’autres CER donnent un chiffre supérieur à 50 %.

Il est intéressant de remarquer que 38 % de ces jeunes sont nés dans leur pays d’origine ou peu après l’immigration de leurs parents, alors qu’on évoque souvent la prédominance d’un effet « troisième génération » chez des familles installées en France depuis longtemps.

Pour avancer dans ma réflexion, j’ai fait appel aux travaux de plusieurs psychologues d’origine maghrébine. Les indications des professionnels du CER, dont 55 % sont de la même origine, m’ont aussi beaucoup aidé.

6) La violence clanique exercée sur la pensée : les contraintes liées à la similitude

L’exemple suivant montre ce qu’est l’obligation de similitude de pensée poussée à l’extrême. Afin d’être en sécurité, Karim X., 14 ans, est envoyé par un juge des enfants dans le CER où je travaille, car cet établissement est situé loin de sa ville. Dans son quartier d’origine, il vient d’être l’objet d’une tentative d’écrasement par une voiture pour ne pas avoir respecté certaines règles en lien avec le trafic de drogues. Son frère aîné a été tué pour avoir voulu une ascension trop rapide dans ce trafic. Son père a décidé de faire justice lui-même et suite à de fausses informations, il a tué un homme innocent. La famille de cet innocent a alors assassiné ce père. Mme X. demande à ses deux fils et à sa fille de ne pas chercher à venger la mort de leur père et elle développe, comme c’est souvent le cas dans ces situations, une forte angoisse de perdre Karim, auquel elle téléphone régulièrement lorsqu’il est au pied de leur immeuble avec des amis. Il dort maintenant dans la même chambre qu’elle.

Lors de son séjour au CER, il apparaît que Karim présente une grande et ancienne hyperactivité avec trouble attentionnel. Il est incapable de rester concentré plus de quelques secondes sur des activités physiques ou intellectuelles, à tel point qu’une mise en stage d’apprentissage, incluse dans le projet du CER, est impensable. On sait que ce trouble peut être dû à des soins trop discontinus ou à de la négligence pendant la petite enfance (il peut aussi être d’origine neurodéveloppementale, cérébrale et survenir chez un enfant élevé dans un milieu familial stable). Dans le cas de Karim, seul un traitement par du méthylphénidate (Ritaline) peut lui procurer une certaine continuité de pensée et lui permettre d’entrer dans les apprentissages. J’en parle à sa mère, reçue seule, sans omettre les éventuels effets secondaires, et elle est convaincue de la nécessité de cette médication. Je la reçois ensuite avec Karim et son frère Rachid, âgé de 17 ans, visiblement déficient intellectuel, scolarisé depuis longtemps en institution spécialisée. Rachid déclare : « On ne cachetonnera pas mon frère », bien que j’aie expliqué que ce traitement ne donnait pas de somnolence. Karim reprend : « Je refuse d’être cachetonné. » Et, surprise ! Mme X. enchaîne : « Je ne veux pas qu’on cachetonne mon enfant. » Je souligne qu’en l’absence de ce traitement il sera impossible de proposer un projet professionnel à Karim et qu’il n’aura donc pas d’autre choix que de vivre du trafic de drogues, donc de risquer d’être tué comme son frère aîné. Tous, l’un après l’autre, maintiennent leur refus que Karim soit « cachetonné ». Je crains que le nom de ce jeune ne figure prochainement dans les journaux comme nouvelle « victime d’un règlement de comptes » dans son quartier.

Pour Karim, il est donc plus violent de se différencier de son frère Rachid que de se faire tuer. Mais, en outre, Mme X. ne peut pas penser que sa parole de parent devrait avoir plus de poids que celle de ses enfants, donc il n’y a plus de différence entre les générations. Ce type de fonctionnement groupal abolit ainsi toute réflexion sur l’origine. On peut aussi remarquer la fréquente absence de curiosité de la part de jeunes issus des groupes à fonctionnement communautaire concernant l’histoire personnelle de leurs parents, le village et le pays d’où vient leur famille.

Si l’aspect positif du clan est la très forte solidarité de ses membres entre eux, l’aspect négatif est donc qu’un tel système ne permet pas à ses membres d’avoir une pensée différente de celle de leur groupe originel. Rouchdi Chamcham [3], psychologue et psychanalyste marocain, souligne qu’en arabe, c’est le même mot, Bid’à, qui signifie « hérésie » et « nouveauté », ce qui montre l’interdit de penser différemment de la tradition groupale [4]. Penser par soi-même dans certains domaines serait vécu par le sujet comme une menace de perdre ses liens avec ce groupe, d’être rejeté, d’être isolé. Mais ne pas avoir de pensée personnelle est une entrave à la scolarité, et, nous l’avons constaté, ne pas être capable de critiquer est un terreau fertile pour diverses croyances collectives, dont les théories du complot qui sont alors non contestables [5].

Très souvent, lorsqu’un jeune appartenant à un clan est en face de moi, je le vois comme un sujet parce qu’il est seul face à moi, alors qu’il se ressent d’abord comme un membre de son clan. Je pense qu’il me voit comme un sujet, alors qu’il me perçoit comme un membre d’un autre clan. En effet, au cours des entretiens avec les adolescents du CER, j’ai souvent comme réponse à mes questions : « Vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes pas comme nous ». Ses termes « VOUS » et « NOUS », nous désignent, lui et moi, comme deux groupes au fonctionnement impossible à relier. Et il est difficile de faire émerger chez certains jeunes une position de sujet ayant un minimum de pensée personnelle.

7) La violence clanique exercée dans le couple et sur le couple

Certes, comme je l’ai dit précédemment, selon les sessions, entre 62 et 69 % des adolescents admis au CER ont été exposés à des scènes de violences conjugales pendant les deux premières années de leur vie, scènes qui se sont imprimées dans leur cerveau sous la forme d’une mémoire traumatique et qui peuvent resurgir dans certaines circonstances les rappelant. Cette violence conjugale évoque ce qu’Abdessalem Yahyaoui, professeur de psychologie, décrit comme un des organisateurs de certaines familles maghrébines : l’inégalité homme-femme [6]. Mais, même s’il s’agit d’un facteur important, on ne peut pas s’en contenter, et effectivement, d’autres dimensions sont en jeu.

Yahyaoui décrit un autre organisateur de la famille maghrébine : le « grouple ». Il signifie par ce terme que le groupe familial inclut le couple qui ne dispose que d’un espace propre limité, et le groupe peut même décider qui fera couple avec qui. Quand je suggère aux jeunes qui souhaitent vivre chez leur mère à leur majorité que leur compagne pourrait peut-être avoir envie d’habiter dans un appartement plus indépendant, réservé à leur couple, soulevant ainsi implicitement la question de l’intimité, la réponse est : « Si elle veut ça, elle dégage. »

Dans un témoignage poignant, une jeune femme algérienne souligne le poids énorme du groupe : « Tu ne te marie pas avec la personne avec qui tu as envie, mais avec celle qui est reconnue intéressante par l’ensemble du groupe », déclare-t-elle. Elle parvient cependant à avoir une vie sexuelle assez libre, mais au prix de l’utilisation de drogues (« ce n’est plus moi »). Elle termine son témoignage en déclarant : « Je préfère n’être sans aucune identité culturelle plutôt que de m’aliéner à une culture, quelle qu’elle soit. Je n’ai nullement envie de conserver des racines avec quoi que ce soit. C’est important, le refus du lien affectif. Pas de patrie, pas de religion, pas de nationalité. » [7] Le prix qu’elle doit payer est lourd pour se sentir être une personne autonome : se couper de son groupe familial et culturel, et de toute appartenance en général.

8) La violence clanique exercée sur les membres du groupe

Cet interdit de penser différemment s’accompagne souvent d’une violence intrafamiliale importante puisque les divergences ne peuvent pas être négociées par la parole. Cette violence n’est pas révélée aux personnes extérieures, d’autant plus que les parents/patriarches sont incritiquables en pensée et en parole. C’est l’omerta, le silence lorsque la police vient enquêter sur un crime intraclanique.

9) La violence du clan exercée sur les personnes extérieures au groupe familial

Comme le clan empêche d’imaginer toute autre forme d’organisation du groupe, le monde lui apparaît organisé sous forme de groupes claniques, sans hiérarchie. La police n’est qu’un groupe parmi d’autres, gênant pour le trafic de drogues, mais pas un ensemble de professionnels auxquels la société a délégué le rôle de garantir la sécurité de tous.

De plus, tout fonctionnement clanique produit une dimension de persécution par rapport à l’extérieur. Lorsqu’un membre du clan se trouve seul en difficulté relationnelle, il ne peut pas voir autrui comme un individu avec qui il serait possible de discuter, de négocier, mais comme le membre d’un groupe opposé au sien, l’autre est alors ressenti comme membre d’un groupe hostile, et le sujet ameute ou rameute un contre-groupe, son groupe familial violent, ce qui donne : « Mon père (ou mes frères) va (ou vont) venir te tuer. » Le groupe, prévenu par téléphone portable, peut rapidement venir en meute, frapper et parfois tuer, sans même chercher à comprendre comment l’éventuelle altercation à débuté et quels en sont les enjeux. Ainsi, Medhi, 10 ans, hospitalisé à temps complet pour sa grande violence, déclare, en menaçant avec un couteau une assistante sociale qui essaie de le calmer : « Vous, les Français... » Plus tard, il me dira admirer les nazis. Ce sentiment repose-t-il sur un fond d’antisémitisme ? Non, quand je lui demande les raisons de cette admiration, il me répond que c’est « parce qu’ils ont tué beaucoup de Français ». De nombreuses violences se sont produites à l’intérieur de sa famille, allant jusqu’au meurtre, mais aucun de ses membres ne peut émettre de réserve sur ce fonctionnement : seuls les services sociaux sont critiquables.

Dans une famille où chacun a pu se construire un minimum de pensée individuelle, les interdits cohérents sont acceptés et intériorisés parce que les parents transmettent, parmi leurs valeurs : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » Au contraire, dans un clan, ce sont des codes d’appartenance qui sont transmis en priorité par rapport aux règles de vie en société, souvent avec peu de conscience morale à l’égard des personnes extérieures au groupe.

10) Le clan et l’endogamie : une violence physique exercée sur la descendance

Pour le moment, nous ne savons pas quelle prise en charge proposer à Sofiane, 15 ans. Il multiplie les vols sous l’influence d’autres jeunes qui le mettent au défi de réaliser des délits et fugue sans arrêt du CER pour retourner à son domicile tout en disant vouloir rester dans notre établissement, ce que souhaitent aussi ses parents. Il ne supporte pas qu’on lui dise « non » et devient alors agressif. Il peut mettre de gros cailloux dans un carton qu’il lance sur les éducateurs, ce qui oblige à le contenir au sol, et il est impossible de reprendre avec lui ce qui s’est passé, car il n’écoute rien. Dans son dossier, il est indiqué qu’il ne sait ni lire ni écrire, qu’il présente une hyperactivité avec trouble attentionnel apparue dès la marche, qu’il a frappé très tôt. Surtout, son quotient intellectuel est à 54, alors que la norme se situe entre 90 et 110, ce qui signifie qu’il présente une déficience intellectuelle importante. Sa sœur a dit à une éducatrice du CER que son frère était handicapé et ne comprenait rien, comme leur père qui occupe un emploi de travailleur handicapé.

Lorsque je le reçois avec sa mère, il demande toutes les deux minutes si la discussion est terminée, puis se lève pour sortir, ce que sa mère et l’éducatrice l’empêchent de faire, mais il réussit finalement à ouvrir rapidement la fenêtre et à partir, ce qui provoque la fin prématurée de l’entretien.

Cette mère a quand même le temps de me préciser que son fils n’a marché qu’à 22 mois (l’âge normal d’acquisition est entre 12 et 17 mois) et déclare spontanément que tous les enfants de sa famille élargie ont des difficultés de ce genre, en énumérant les troubles de ses beaux-frères, de ses cousins, de ses neveux, de ses nièces et autres, avant d’ajouter : « C’est génétique. Mon mari est mon cousin, et cela fait cinq générations que nous ne nous marions qu’entre cousins germains en Tunisie. On ne savait pas que cela donnait des problèmes. » Elle n’était pas d’accord quand son père lui a imposé ce mariage alors qu’elle connaissait à peine son futur mari, mais « il est obligatoire de respecter son père. On m’a mis une alliance à l’âge de 12 ans. » Cette femme, qui a une volonté et une vitalité remarquables, déclare qu’elle est heureuse, elle et son mari sont parvenus à acheter une maison, ils ont de quoi manger. Pour cela, elle a travaillé en maisons de retraite, a essayé d’installer un étal sur un marché, mais cela a échoué, car elle n’avait pas de chambre froide, et elle est actuellement en discussion avec Pôle Emploi pour s’acheter une camionnette qui lui permettrait de faire de la restauration rapide sur une place publique. Cependant, lors de la visite à domicile de l’éducatrice du CER, la fille de ce couple, âgée de 17 ans et demi, explique qu’on va la marier à son cousin qu’elle n’aime pas. Elle n’est pas d’accord, mais va devoir accepter à cause de la famille. Je pense alors à une autre mère, algérienne, mariée de force à 14 ans avec un cousin violent et alcoolique. Lorsqu’elle est parvenue à en divorcer malgré les menaces de mort, son père lui a dit : « Tu renies ta race, tu le paieras un jour ou l’autre », ce qui montre le risque de perte d’appartenance lorsqu’un sujet se met à penser et à décider par lui-même.

Sans qu’on en sache toutes les raisons, on constate l’existence fréquente d’un fonctionnement endogamique entre les membres d’un clan. Environ 20 % des adolescents admis au CER sont nés d’un mariage entre cousins germains souvent « arrangé » ou forcé. Dans les pays d’Afrique du Nord, on considère que ce mariage entre cousins germains est la forme la plus parfaite d’union, qualifiée de mariage royal [8]. À partir de ses recherches menées entre 1935 et 1938, au cours desquelles elle a reconstitué la généalogie de familles endogamiques dans l’Aurès, l’ethnologue et future résistante Germaine Tillion insiste sur la dimension de protection du patrimoine. « En fait, il s’agit de la terre à laquelle les paysans sont très attachés. Il y a un problème d’héritage, dramatique, car, au moment de l’héritage, la fille peut revendiquer une part de la terre et, si elle épouse un étranger, celle-ci pourra appartenir à cet étranger. » [9]

On peut aussi penser que l’endogamie est liée à la difficulté de rencontrer un(e) partenaire autre que dans la famille étant donnée la stricte séparation des hommes et des femmes.

Germaine Tillion ajoute : « L’endogamie est inquiétante pour la santé des enfants. » Effectivement, concernant notre sujet, il est possible que ce type d’union favorise une certaine dimension génétique de l’impulsivité, le tempérament. Îl est à noter aussi que la schizophrénie a une dimension génétique reconnue, et l’impact d’unions consanguines sur plusieurs générations est un réel facteur de risque à ce niveau. Ce problème est bien connu par les psychiatres d’adultes français, mais ils considèrent qu’il serait trop politiquement incorrect d’en parler publiquement. Nous sommes donc face à un tabou absolu. Pourtant, cette coutume permet de répondre partiellement aux questions concernant les troubles mentaux de certains sujets radicalisés, dont beaucoup ont été rapidement qualifiés de « loups solitaires », alors qu’on peut se demander si leurs troubles psychiatriques n’en faisaient pas des personnes particulièrement influençables et manipulables par Daech. J’insiste sur le fait qu’il n’est pas question ici de « race » : n’importe quel groupe humain pratiquant des mariages consanguins sur plusieurs générations serait confronté aux mêmes problèmes. Un exemple fameux est celui du mariage de Louis XIV avec sa cousine Marie-Thérèse d’Autriche. J’ajoute également que la génétique n’explique pas tout, mais c’est un facteur de risque supplémentaire parmi ceux que je décris.

11) Penser en termes de ghettoïsation est donc une erreur

Ainsi, affirmer qu’une ghettoïsation de certaines parties de la population en France est à l’origine de la violence et du communautarisme est inexact, car très éloigné des processus en jeu. On est enfermé par autrui dans un ghetto alors qu’au contraire, dans toute appartenance avec obligation de similitude de pensée et fonctionnement perceptif prédominant, on est contraint d’y vivre, mais la contrainte est intérieure, elle est autosécrétée, car c’est l’éloignement qui est angoissant, éloignement en pensée, mais aussi éloignement physique hors de son territoire. [10]

On évoque volontiers les problèmes posés par le chômage dans les quartiers difficiles, mais sans les mettre en lien, pour des raisons idéologiques, avec le fait que la France manque de travailleurs saisonniers au point de faire intervenir chaque année des milliers d’ouvriers agricoles des pays de l’Est. Il y a environ une quinzaine d’années, un organisme public, la Société nationale des chemins de fer français dans mes souvenirs, avait décidé de réserver des postes à des personnes habitant les quartiers difficiles, une forme de discrimination positive. Pour faciliter les démarches, le bureau d’information pour les embauches avait été installé en plein milieu d’un de ces quartiers. Pour environ 350 postes, seulement 230 personnes étaient venues se renseigner. Postuler aurait signifié se trouver seul, loin du groupe de ses semblables et sur un lieu inconnu, loin du territoire du groupe [11]. De même, certains adolescents du CER ne veulent aller en stage d’apprentissage que dans un lieu qui se trouve dans leur quartier ou à proximité immédiate. Le raisonnement du président Macron, qui mise sur la croissance économique pour diminuer le chômage et les problèmes dans les banlieues difficiles, se heurtera à ce mode de fonctionnement et à ce besoin de sécurité incontournables [12]. Seule une personnalité extrêmement forte parvient à se distancier d’un groupe clanique sans perdre le lien avec sa communauté d’origine.

Le mode de relation entre mineurs dans le quartier est-il en partie une « reproduction » à risque du fonctionnement familial clanique, un de ses avatars ?


[1Une autre étude pourrait être faite concernant les conséquences du fonctionnement groupal/tribal en Afrique subsaharienne.

[24% venaient d’autres pays et 8 % étaient originaires de familles françaises dites de « souche ».

[3Chamcham R., « L’enfant imaginaire dans la famille immigrée d’origine maghrébine : de “l’enfant endormi” à “l’enfant messie ou MAHD », conférence au CMPP de Firminy (42), 1985.

[4Mais un troisième sens de ce mot est « merveilleux », donc il existe en même temps une attirance vers cette nouveauté inter- dite.

[5Nogaret A. S., « Quartier libre pour la hallalisation des esprits », in Causeur, 16 janvier 2018.

[6Yahyaoui A., Exil et déracinement, Paris, Dunod, 2010.

[7La description complète de cette situation, transmise gracieusement par Rachid Doulyazal, se trouve dans « Voulons-nous des enfants barbares ? », page 156, Berger, 2008, Ed. Dunod.

[8Dans une émission de Cinq Colonnes à la une de 1960 consacrée aux conditions de vie des travailleurs immigrés en France, les membres du couple marié interviewé expliquaient être des cousins germains. D’une manière générale, les chiffres sont impressionnants. Dans le Quotidien du Médecin, un article explique que 60 % des mariages étant consanguins dans les Émirats arabes unis, les autorités religieuses, pourtant très traditionalistes, autorisent maintenant une consultation prénuptiale afin de limiter le nombre de maladies génétiques trop fréquentes dans le pays (thalassémie, etc.). Une enquête du Reproductive Health (Tadmouri G. et al, « Consanguinity and Reproductive Health Among Arabs », in Reproductive Health, 6:17, 8 octobre 2009) indique 70 % de mariages consanguins au Pakistan, 67 % en Arabie saoudite, 64 % aux Émirats arabes unis, 39 % en Tunisie, 34 % en Algérie et 28 % au Maroc. Les problèmes liés à cette pratique ont été soulevés dans un article paru dans la très sérieuse revue médicale, The Lancet, en 2011, qui montre que les mariages consanguins fréquents dans la communauté pakistanaise de Grande-Bretagne multiplient par deux le risque d’apparition de maladies génétiques chez les enfants (Eamonn S. et 44, « Risk Factors for Congenital Anomaly in a Multiethnic Birth Cohort : an Analysis of the Born in Bradford Study », in The Lancet, 382:9901, 19-25 octobre 2013, p. 1350-1359). Cet article a été repris et commenté par Marine Perez dans Le Figaro du 6 septembre 2013 (Perez M., « Les mariages consanguins sont risqués pour les descendants », in Le Figaro, 6 septembre 2013, accessible en ligne : sante.lefigaro. fr/actualite/2013/09/06/21 204-mariages-consanguins-sont-risques-pour-descendants).

[9Entretien pour l’émission À voix nue avec Germaine Tillion, janvier 1997, rediffusé par France Culture le 19 avril 2008.

[10Ceci n’est pas exclusif des difficultés de logement qui peuvent déterminer des choix de lieu d’habitation.

[11En 2018, le président Macron a dit à un ouvrier en horticulture qui se plaignait de ne plus avoir de travail qu’« il suffisait de traverser la rue pour en trouver », ce qui est impossible pour certaines personnes.

[12H. Lagrange, sociologue, indique que, dans les quartiers populaires, l’autonomie individuelle à perdu du terrain au profit d’une organisation grégaire.


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