Sofia, vous êtes institutrice spécialisée et êtes venue nous parler du diagnostic très sombre que vous portez sur le milieu médico-social. Votre parcours est intéressant parce que vous avez commencé la carrière dans l’animation en tant qu’animatrice, et vous êtes devenue ensuite directrice de centres de loisirs et de vacances, durant des années. À la suite de ça, vous êtes partie dans l’éducation nationale en tant qu’institutrice et vous avez intégré de multiples établissements – vous en avez tiré d’ailleurs des textes, on va en parler juste après – et vous êtes passée maintenant dans le monde de la pédopsychiatrie depuis une dizaine d’années, où également vous avez eu un parcours assez général en passant d’institutions en institutions. Vous avez établi à peu près à chaque moment des diagnostics, des textes, notamment, il y a une vingtaine d’années, le texte, l’article « C’est pire que s’il n’y avait rien [Expérience de décrochage en classe relais expérimentale] » qui relatait vos aventures dans un établissement d’éducation spécialisé, et puis « En banlieue, l’islamisme élémentaire », sur l’entrée de l’islamisme dans les écoles primaires, puis, spécifiquement sur l’immigration et l’islam, « Nous immigrés arabes face à nos choix politiques – Double culture : source d’aliénations ou force émancipatrice ?… », et une « Brève histoire de l’islamisme ».
Est-ce que vous pourriez nous parler un peu de votre parcours ?
Vous avez fait mention de textes autour de la thématique de l’islamisme. D’abord, je voudrais préciser que je suis issue d’une famille d’immigrés issus du Maghreb. Je suis née en France au début des années 1970. Mi-même, j’ai été scolarisée en France, et que ça a été pour moi un moment de ma vie qui m’a permis de m’émanciper d’énormément de choses, mais pas que via l’école, via l’éducation populaire aussi. Donc assez rapidement, très jeune, vers les 17 ans, j’ai voulu à mon tour avoir une fonction d’animatrice et transmettre ce qu’on m’avait transmis et participer à la formation des nouvelles générations dans un milieu qui me paraissait moins corseté que le milieu de la classe ou de l’école. On pouvait s’y permettre énormément de liberté et on pouvait transmettre beaucoup de choses qui allaient au-delà du simple savoir scolaire – que je ne dénigre absolument pas évidemment. Donc à ce moment-là, je suis devenue animatrice, puis assez rapidement directrice, tout en me formant aux pédagogies dites alternatives, notamment à la pédagogie institutionnelle, dont une des références, mais pas que, fut Fernand Oury, frère du psychiatre Jean Oury, dont je reparlerais peut-être un petit peu plus tard. Donc formation à la pédagogie institutionnelle, formation aussi bien universitaire que de terrain. C’est-à-dire que rapidement, j’ai voulu mettre en pratique tous ces concepts qu’on me transmettait, notamment la question de l’articulation du collectif et de la Loi, qui me paraissait une question fondamentale et que j’ai essayé de travailler de différentes manières en mettant cela en pratique. Dans des colos où on bricolait, où ça marchait plus ou moins bien, ça détonnait par rapport à ce qui se faisait à l’époque où, en général, je parle du milieu des années 1990, on avait plutôt des centres de vacances type UCPA, où tout était déjà ficelé, etc.n je ne m’étendrai pas trop sur ces expériences. Tout ça pour dire que j’en venais en tant qu’enfant et que j’y accordais énormément d’importance, ça me paraissait un outil d’émancipation indispensable et que ça a été vraiment une passion. Voilà, ça m’a pris assez jeune et que ça a été vraiment une passion.
Mais c’est un milieu que vous avez quitté, finalement.
Voilà, c’est un milieu que j’ai quitté au milieu des années 2000, parce que c’est un milieu qui commence à être gangrené d’animateurs « j’m’en foutiste », au pire, on avait des directeurs très carriéristes, qui visaient la montée dans la hiérarchie, notamment municipale. Une infiltration, aussi, de ce qu’on appellerait aujourd’hui les indigénos, enfin, les indigénistes, des animateurs issus des quartiers…
Les grands frères…
Oui, grands frères, enfin… Moi, je n’appellerais pas ça des grands frères, parce qu’ils ne jouaient même pas le rôle de grands frères. Un grand frère, ça peut être très structurant, ça peut jouer un rôle de substitut parental quand les parents sont défaillants. Là, non, c’était vraiment les copains, c’était le modèle identificatoire de la racaille. C’était des gens qui pouvaient aussi véhiculer une certaine pratique de l’islam rigoriste, petit à petit, par petites touches. D’ailleurs, c’est marrant de revenir dessus parce, pas plus tard qu’hier, j’ai eu une ancienne amie directrice de centre de loisirs, qui tient encore, sur la ville de Nîmes, et qui me racontait que là, elle avait eu vent dans une maternelle d’enfants qui avaient fait le ramadan. En maternelle… Un petit groupe d’enfants qui avaient décidé de faire le ramadan. Et dans cette maternelle, la directrice était musulmane, les animateurs étaient tous musulmans et pas du tout investis, le seul investissement qu’ils avaient, c’était de vérifier lors des repas que les gamins ne mangent pas de viande, parce que la viande n’était pas encore halal.
En maternelle, on a 5-6 ans.
Oui. Donc moi j’appelle ça de la maltraitance. Je ne comprends pas que ça n’ait pas été signalé. Alors les petites gamines qui voulaient faire le ramadan, ont prétexté qu’elles devaient faire le ramadan parce que sinon elles n’allaient pas avoir de cadeaux. Moi, j’en viens de cette culture-là, je la connais très bien. Le ramadan, ce n’est pas avant la puberté, les premières règles pour les filles en général. Donc là, c’est vraiment du grand n’importe quoi. J’ai décrit assez bien cette infiltration de l’islamisme dans l’école, mais aussi dans le milieu de l’animation, dans les textes auxquels vous faites référence.
Donc rapidement, je me retrouve à l’éducation nationale en tant qu’enseignante en élémentaire. Je fais des remplacements au début et, au fil des années, peut-être au bout de 2-3 ans, je me rends compte que ce que j’ai fui au sein de l’animation me rattrape au sein de l’éducation nationale. Tant en termes de recrutement que d’infiltration : de gens qui n’ont rien à foutre là. Ou alors, s’ils sont là, ce n’est pas pour être des hussards de la République, mais des hussards cherchant à abattre la République de l’intérieur. Je suis restée là peut-être 7-8 ans et j’ai été confrontée aussi à ce que j’appellerais des pathologies, qui m’interrogeaient au sein des classes même dans lesquelles je travaillais. Au-delà de l’inclusion d’élèves handicapés ou autistes, il y avait vraiment une question de rapport à l’adulte, de rapport au cadre, de rapport à la Loi, qui était très problématiques. De plus en plus d’enfants violents, de plus en plus d’enfants rois – enfin c’est ce qu’on appelle des « enfants rois », mais on pourra revenir sur ce terme-là. Donc j’étais de moins en moins à l’aise. J’ai quitté l’éducation nationale au bout de 5-6 ans, peut-être 7 ans, au moment des attentats de Charlie Hebdo, du massacre du comité de rédaction de Charlie Hebdo, parce que là ça devenait dangereux aussi bien physiquement pour moi que psychiquement. J’avais du mal à tenir. Alors bon, il y a eu énormément de… Je ne vais pas y revenir parce que je pense que c’est une banalité de dire que les enseignants étaient complètement isolés. Pour moi ça se doublait d’un rapport particulier du fait que moi j’étais issue du monde musulman donc assigné à l’islam, alors que je suis apostate. Donc ça devenait… j’étais très mal à l’aise, voire de plus en plus flippée d’aller travailler.
Vous en parliez justement dans l’article « L’islamisme élémentaire » qui avait eu un certain succès parce que vous racontiez l’entrisme islamiste dans l’école élémentaire et puis la démission du cadre, de tous les cadres en fait, du haut en bas de la hiérarchie, ce qui maintenant est devenu un lieu commun.
Voilà, c’est ce que j’allais dire.
Le « Pas de vague ».
Et la hiérarchie qui n’est pas du tout derrière vous, ou alors dans des injonctions contradictoires qui rendent encore plus fou.
Et vous êtes entrée en pédopsychiatrie ?
Voilà, donc je suis rentrée en pédopsy il y a 6-7 ans, 6 ans. Et j’ai fait le tour de pas mal d’institutions : des hôpitaux de jour pour enfants très jeunes, de 3 à 6 ans, puis pour enfants de 6 à 12 ans, et aussi pour adolescents où là, ça pouvait aller de 12 ans à 18-19 ans. Mais également ce qu’on appelle des CESAD – c’est catastrophique la situation dans ce type de structure. CESAD, l’acronyme, c’est le Centre d’Éducation Spécialisé et d’Aide à Domicile – je reviendrai sur ces expériences dans ce type de structure.
Pourquoi la pédopsychiatrie ? Parce que, déjà, j’avais besoin de sortir de mon isolement dans le milieu enseignant, j’avais vraiment besoin d’être étayé par une équipe, comme on dit. Et surtout je me disais, peut-être naïvement, que là j’allais rencontrer des gens réellement engagés. On sait, par exemple, que dans les collèges où il y a beaucoup de violence, beaucoup de problèmes, en général, les équipes sont soudées. Il peut y avoir un travail d’équipe, en tous les cas, on peut s’appuyer sur les collègues. Et je me disais, dans un hôpital de jour ou dans une classe dans un hôpital de jour, je serai dans une équipe et on se soutiendra. Et en tous les cas, je serai avec des gens sérieux et engagés. Je pense que ces deux notions, l’engagement et le sérieux, sont ce qui m’a le plus manqué et sont ce qui fait le plus défaut de façon dramatique, aussi bien à l’école que dans le milieu de la psychiatrie.
Et aussi peut-être parce que toute relation éducative implique l’éducateur de manière intime, quel que soit l’âge de l’enfant, et que ça demande une réflexivité, une capacité de retour sur soi, une introspection minimale, et que c’est une chose qui est de plus en plus rare dans les milieux éducatifs.
Oui, ne serait-ce que reconnaître la place de l’inconscient dans la classe, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Francis Imbert, ce n’était pas évident. On était aussi, dans les années où j’ai intégré l’éducation nationale, dans un mouvement anti-psychanalyse féroce, le Livre noir de la psychanalyse, etc. Donc vous parliez d’inconscient, vous étiez… On vous flinguait, quoi.
Vous avez suivi une analyse, vous, personnellement
Oui, oui. J’ai suivi une analyse qui m’a été d’un grand secours, d’ailleurs, quand j’ai commencé en pédopsychiatrie. Je pense que je me serais assez vite effondrée si ça n’avait pas été le cas. Donc ces questions d’inconscient, mais aussi de Loi, de limites, d’incarnation de la loi symbolique, pouvaient se poser – dans la naïveté qui était la mienne à ce moment-là – dans les services de pédopsychiatrie, c’était le boulot, c’était leur outil de travail principal – de ce que je me disais à l’époque.
Et, en réalité, la démission que vous avez rencontrée dans l’animation, que vous avez rencontrée dans l’éducation nationale, vous la rencontrez aussi aujourd’hui en pédopsychiatrie.
Oui. Pour moi, on vit la fin de la psychiatrie, de la psychiatrie en général et de la pédopsychiatrie en particulier. Je ne mets pas la psychiatrie ou la pédopsychiatrie en dehors d’autres institutions qui sont en état dee délabrement sur lesquelles de nombreuses personnes commencent à écrire – le voile commence à être levé sur de nombreux dysfonctionnements, pour ne pas dire effondrements, de nombreuses institutions, que ce soit l’école, que ce soit l’hôpital en général, que ce soit les services publics, etc. Donc des institutions qui autrefois avaient pu jouer leur rôle, avaient pu être structurantes, devenaient pathologiquement déstructurantes, voire destructrices. Alors les raisons de cet état de délabrement, de déréliction de ces institutions, Jean-Pierre Le Goff a pu en parler dans La Barbarie douce : l’arrivée du néo-management. de ce qu’a pu appeler Jean Oury la « Peste managériale », qui pose de réels problèmes dans la pratique, au quotidien, pour les professionnels qui essayent de se débrouiller, de se dépatouiller avec tout ça comme ils peuvent. Mais il y a aussi une question d’adhésion à ce néo-management. Il y a aussi une question d’adhésion à l’anomie générale. Il y a des salariés dans les hôpitaux de jour ou dans les IME (Instituts Médico-Éducatifs), qui abordent ce travail comme s’ils travaillaient dans une banque ou dans une assurance. C’est-à-dire que ce sont des salariés, moi, je les appelais les fonctionnaires – ils n’étaient pas fonctionnaires, c’était souvent des CDI de droits privés – mais voilà, ça peut être une planque aussi la pédopsychiatrie. On dit souvent qu’ils sont submergés, et c’est vrai : je ne voudrais généraliser à partir de mes quelques expériences dans une dizaine de structures. Mais moi j’ai vu des infirmières ou des cadres qui pouvaient ne rien faire de la journée ou remplir un tableau Excel et être payés 2000-3000 euros, tranquillement, il n’y avait pas de problème, et ça ne leur posait pas de problème de conscience. C’est-à-dire que, au fond, on est dans un moment de l’histoire de notre société où il n’y a plus vraiment de mouvement mobilisateur, ni en théorie, ni en pratique, et on est soit dans une sorte de « chacun pour soi », on se bricole sa petite niche et puis hop on a la paix, soit dans un mouvement moralisateur. Il n’y a plus rien qui mobilise, mais tout est moraline.
Comment ça se traduit concrètement dans la pratique au jour le jour ? Vous, vous y étiez en tant qu’institutrice détachée, donc ce sont des équipes qui sont pluridisciplinaires, où on a des psychiatres, on a des psychologues, des éducateurs, …
… Des assistantes sociales…
Et vous, vous y étiez systématiquement dans cette douzaine d’établissements en tant qu’institutrices détachées pour s’occuper de l’aspect éducatif, de l’instruction de ces enfants-là, pour ne pas qu’il y ait de rupture dans leur parcours.
Avec une nuance que j’aimerais apporter : en fonction des hôpitaux de jour – et je pense à une expérience notamment où ça a vraiment été le cas – les instituteurs, dans ce type de structure, sont considérés comme soignants. C’est-à-dire qu’on a une posture de soignant, plus que de petite maîtresse qui bricole dans sa classe et qui aurait une salle et qui ne ferait que des bilans psychopédagogiques ou scolaires.
C’est le principe de la psychothérapie institutionnelle où tous les encadrants, même la femme de ménage, font partie du soin parce que c’est de la vie quotidienne et qu’il y a interactions entre le patient, quel que soit l’âge, et puis l’encadrement, de toute façon. Donc une femme de ménage ou un infirmier, donc tout au bas de l’échelle, peut soigner autant que le psychiatre qui administre et qui fait des entretiens.
Oui, dans le milieu, on parle de constellation transférentielle, c’est-à-dire que tout le monde a un rôle et est support de projection des enfants et tout ça est articulé dans des moments collectifs où chacun va apporter quelque chose : « Moi, il me voit comme ça » ; « Moi, il me voit plutôt comme ci » ; « Moi, j’arrive à faire ça avec lui » ; « Moi, je n’y arrive pas du tout »… Bref, ça travaille collectivement. Et notamment pour les profils schizophrènes, je trouve que c’est parfaitement adapté.
Mais ce n’est pas ce que vous voyez sur le terrain.
Mais ce n’est malheureusement pas ce que j’ai vu sur le terrain, sauf exception qui tendait vers ça. Moi, ce que j’ai vu, c’est plutôt… Un des points que je n’ai pas souligné sur la fin de la psychiatrie, c’est que c’est un secteur qui est submergé quantitativement, il y a énormément de demandes, qui ont d’autant plus explosé après la période de confinement, plutôt après que pendant d’ailleurs, où il y a eu pas mal de décompensations, etc. Mais aussi au niveau qualitatif, c’est-à-dire que là, on a affaire à des pathologies inédites et qui trouvent leur source dans une espèce d’état confusionnel, où plus personne ne sait qui il est, où on ne sait pas où on va, où le père ne veut plus être Père, la mère veut être Mère mais collée à l’enfant, voire être l’enfant, il y a une inversion des rôles, et où plus personne ne veut vraiment poser de limites. Et ça c’est dramatique pour moi, aussi bien à l’école que dans le milieu de la pédopsychiatrie.
Et concrètement, en quoi se traduit ce refus de poser des limites ?
Par exemple, un des derniers accrochages que j’ai eu avec une équipe, c’est un jeune dans un établissement spécialisé privé, qui arrive dans une salle commune et qui hurle « Heil Hitler ! ». Un jeune maghrébin, 17 ans. Donc moi j’étais dans ma classe avec un autre jeune, donc je n’ai pas interrompu ma séance. Il se trouve que quand ce gamin crie « Heil Hitler ! », il y a cinq adultes autour de lui, trois éducateurs, une infirmière et je ne sais plus quel autre professionnel, entre guillemets professionnel. Et personne ne réagit. Personne ne réagit. Il y a quelques gloussements de rire, il y a quelques postures un peu gênées. Moi je vois ça parce que j’ai une baie vitrée depuis ma classe, je vois cette salle commune. À part un éducateur libanais qui lui dit « non, j’aime pas ce que tu dis » – bon, c’est pas la question, « j’aime pas ce que tu dis », c’est une question de Loi, là. Ça tombe sous le coup la loi : un propos antisémite – pardon – c’est sanctionné par la loi. Donc moi, je reprends en équipe cette transgression grave, pour moi, lors d’une réunion. Et on me dit : « oui, mais non… mais il ne sait pas, il ne connaît pas l’histoire… il dit ça, c’est une provocation… »… Le profil du gamin, ce n’était pas un schizophrène, il n’était pas dans une forme de psychose infantile ou quoi, c’était un trouble du comportement, en gros, un délinquant.
Oui, parce qu’on mélange, en fait, dans ces institutions, des malades diagnostiqués graves psychiatriquement avec des cas qui relèvent beaucoup plus de la crise d’adolescence, de la déshérence, de la dépression même légère. C’est ça ?
Oui, et c’est assez terrible comme spectacle. Moi, ça m’a beaucoup touchée de voir des enfants qui avaient juste des petits problèmes psychologiques – comme des parents qui divorcent, le gamin qui est un petit peu un objet de jouissance entre le père et la mère divorcés, etc. C’est des choses qui pouvaient se régler avec une psychologue scolaire ou quelques séances – et qui là se retrouvent balancés en hôpital de jour avec des enfants autistes très régressés, non-verbaux et qui hurlent, des psychotiques qui décompensent, des crises clastiques… Moi j’ai pu voir la terreur dans les yeux de ces petits qui n’avaient rien à foutre là. Alors il y a des enjeux financiers : accueillir tout ce petit monde, faire ce mélange… et puis il y a un enjeu financier autour de l’autisme, ce sont des prises en charge, des forfaits-jours : accueillir un gamin autiste c’est entre 700 et 900 € par jour. Le nombre d’autistes explose, le nombre de diagnostiqués autistes, c’est une explosion, tout le monde est autiste…
On ne va pas entrer dans l’extension de l’autisme parce que l’autisme est un problème, rien que le mot est un problème extraordinaire, on ne sait pas de quoi on parle…
Je n’ai jamais su ce que c’était. Six ans de pédopsychiatrie, je ne sais toujours pas ce que c’est que l’autisme.
C’est le nom d’un désordre dans la psychiatrie elle-même plutôt que dans l’ordre psychiatrique.
Mais pour revenir à ce cas de transgression grave d’un adolescent qui sait très bien ce qu’il fait, qui est dans un milieu où le quartier est antisémite, ses potes sont antisémites, sa culture est antisémite, le Coran est antisémite, il se réclame musulman, il fait le ramadan… Quand il rentre et qu’il gueule « Heil Hitler ! » comme ça à la tronche des adultes, il demande quelque chose. C’est une demande en acte, implicite, de limite. C’est « retenez-moi ! » ; « Est-ce qu’il y a un mur quelque part ? » ; « Est-ce qu’il y a quelque chose ? ». Il n’y a rien. On est à 30 mètres d’un commissariat, on peut aller déposer une main courante, rien que ça. Je soumets l’idée en réunion et donc, effectivement, on m’explique que « Ben non, c’est un jeune… », c’est il y a la théorie de l’excusisme, « Oui, mais il ne sait pas, mais non, mais… » Et puis on ne fait rien quoi. Il ne se passe rien. Donc le gamin disparaît dans la nature. Il revient, il vient se faire tripoter par la psychothérapeute – parce qu’il y a ça aussi : il y a des dispositifs avec des jeunes femmes… J’ai vu des situations dramatiques, où des jeunes filles qui sortaient de l’école de psychomotricienne… Ce même jeune est pris en charge par une psychomotricienne qui a à peine 5 ans de plus que lui, dans une salle en sous-sol, toute seule, une salle aménagée en salle de psychomotricité, donc avec des matelas, une lumière douce… Et elle fait de la psychomotricité avec lui, qui consiste à faire des séances de relaxation… Vous pouvez bien imaginer qu’au bout de trois séances de relaxation, le gamin lui demande… un massage. Il ne demande pas tout de suite une fellation – il lui demande un massage. J’apprends ça, je croise la jeune femme qui est mal à l’aise, qui est toute rouge, qui remonte de sa séance, c’était lourd. Et elle me dit : « Oui, il vient de me demander un massage, je suis embêtée, je ne sais pas si je vais continuer la prise en charge »… Donc moi, je la regarde un peu brutalement, je lui dis : « Il veut baiser avec toi ». Il n’y a pas de secret : tout dans le dispositif l’amène à ça. C’est un adolescent, il est en pleine poussée libidinale, et puis son rapport aux femmes est tel qu’une femme qui s’occupe de lui comme ça, qui le met en relaxation… pour lui c’est un salon de massage, ce n’est pas une salle de psychomotricité, c’est un salon de massage. C’est repris en réunion. C’est mal interprété… Alors c’est une structure privée où il y avait une directrice extrêmement castratrice, dominatrice, rien ne pouvait se faire sans son accord et elle était complètement incohérente, enfin bref, elle dit : « Oui, non, la prochaine fois, vous serez accompagnée. Sofia vous voulez descendre avec elle ? ». Non. Ce n’est pas mon boulot. Dans un autre cadre, j’aurais accepté. Mais là… Bon, la psychomotricienne en question, au bout d’une semaine, se met en arrêt maladie. On ne la revoit plus. Et ça, des histoires comme ça…
En réalité, la procédure normale est d’en discuter lors d’une réunion générale, lors de ce qu’on appelle supervision, vous nous en parliez en off, où le groupe discute avec l’éducateur, l’éducatrice en question, la psychomotricienne, et lui fait prendre conscience qu’elle-même a des envies, a des pulsions, et c’est normal, et que toute relation de pédagogie avec un enfant, quelle qu’elle soit, de thérapie, implique un érotisme diffus, nécessairement, et ne pas en avoir conscience, que ce soit en maternelle ou à l’université, c’est ouvrir les vannes, effectivement, à ce genre d’effusion, qui sont courantes. Vous avez été témoin assez souvent de cette manière de maternage, d’évitement du conflit, d’évitement de la limite et en même temps du maternage.
Oui, alors vous prononcez le mot de maternage… Moi c’est vrai qu’arrivant dans ces lieux de pédopsychiatrie, je suis enseignante, je ne suis pas forcément à l’aise avec cette question de maternage. Je comprends très bien, je n’arrive pas vierge de tout savoir en pédopsychiatrie, comme je disais tout à l’heure, j’avais d’abord fait une analyse, j’avais aussi été formée à la pédagogie institutionnelle, donc j’avais lu des choses de psychologie du développement, donc je n’arrive pas complètement démunie en termes de savoir. Quoique, en termes de pratique, je n’étais jamais intervenue auparavant en pédopsychiatrie. Donc on m’explique que, oui, le maternage, c’est très important, le portage, le holding, Winnicott, etc. Sauf qu’il y a tout un blabla de psy, des termes, des concepts, qui sont employés à tort et à travers, mais qui ne font que rationaliser une non-maîtrise de ce qui se passe. C’est-à-dire qu’on va vous parler de maternage, on va laisser une éducatrice laisser libre cours à ces pulsions pédophiles, là pour le coup je lâche le mot, sous prétexte que cet enfant a une rupture dans le lien, qu’il faut le faire régresser, retraverser toutes les étapes qui se sont mal passées ou qu’il n’a pas passé du tout. Alors, c’est un argument que j’entends complètement. Je vous dis, je n’avais pas de résistance particulière, même si ça met à mal la posture d’enseignant qui est aux antipodes de ça – vous pensez bien que c’est le contraire : nous, le but, c’est que le gamin tienne debout tout seul, notre boulot ce n’est pas de le porter. Mais je comprends : en analyse, quiconque a fait une analyse sait bien qu’il y a une période, une phase de régression tout à fait normale, mais qui, normalement, ouvre sur une ré-élaboration. Là, c’était la régression pour la régression, et tous en cœur. Et on y va. Donc, moi, j’ai assisté à des scènes proprement obscènes, d’éducatrices qui portaient sur elles, couchaient sur leur corps, dans un hamac, un autiste régressé, enfin très malade, un enfant de 8-9 ans, très très malade, et elle le tripotait, et lui il était dans une jouissance, et elle était dans une jouissance. Alors, il se trouve que ces expériences-là, je les ai vécues aussi bien dans des hôpitaux de jour qui fonctionnaient à peu près, avec un noyau dur, une équipe investie et engagée – là pour le coup – et où ça a pu se régler. Ça a donné lieu à une crise, une discussion, vous parliez de supervision tout à l’heure, effectivement dispositif fondamental, outil en or – enfin moi c’était impossible de travailler sans ça. La supervision c’est né, c’est venu d’une pression syndicale des soignants dans les services de soins palliatifs de fin de vie, c’est ce personnel-là qui a imposé de pouvoir déposer des choses, élaborer des choses collectivement, parce que c’était extrêmement lourd ce qu’ils pouvaient vivre. Et ça s’est généralisé, c’est très bien, dans les services de psychiatrie.
En quoi ça consiste ?
Donc ça consiste en l’intervention d’une personne totalement extérieure au service et à l’équipe, en général un psychanalyste, mais ça peut être aussi un psychosociologue – quoique c’est les moins bons : moi, les meilleurs que j’ai eus, c’était les psychanalystes, notamment dans un psychanalyse du Quatrième groupe. Sans vouloir développer cet aspect-là, c’est des gens qui viennent et qui font une analyse de groupe, qui permettent au groupe d’échanger sur les problèmes qu’ils ont de transfert et de contre-transfert avec tel enfant, les problèmes relationnels de l’équipe, les problèmes institutionnels et hiérarchiques. Ça permet d’affronter et de dénouer des crises, ou parfois simplement de les poser. Rien que ça, ça fait du bien. Donc là, ça a pu être élaboré. On était plusieurs éducateurs et personnels à être gênés par ces scènes, personne n’osait trop intervenir, on a tenté par là, par li, on a essayé de parler à l’éducatrice qui était très mal – éducatrice nouvellement convertie à l’islam… qui avait été convertie à l’islam suite à une soirée dans un club de chichas… – bref qui avait des problèmes. On a tous des problèmes, il se peut que de surcroît, comme disait l’autre, on règle des choses en travaillant dans ce type d’endroit et avec ce type d’enfants, mais là c’était du lourd. Donc on parlait du maternage : effectivement elle avait complètement intégré le truc du maternage et, ça tombe bien, elle pouvait donner libre cours à ses pulsions maternantes, elle avait envie d’avoir un enfant elle pouvait pas, ou elle voulait, ou c’était pas encore le moment… Bon, bref : donc ça a pu être stoppé, nommé et stoppé. Moi, j’ai lâché le mot pédophilie. Ça a donné quasiment lieu à une décompensation de l’éducatrice à ce moment-là, en pleine séance. Donc, merci au psychanalyste de groupe qui était là et qui a très bien accompagné les choses. Mais dans d’autres institutions, ça continue et ça ne pose pas de problème. Et ce n’est pas plus mal, au moins on a la paix… Voilà, et on laisse faire, et on ferme les yeux…
C’est même pire parce que vous dites qu’il y a une rationalisation : on va expliquer le fait en disant que c’est thérapeutique, qu’il faut que tout le monde régresse, et il y a malgré tout des réunions de supervision dans ces cas-là. Mais on est dans le simulacre, là…
Oui, des réunions de supervision qui sont, quand c’est du simulacre, et c’est la plupart du temps le cas, malheureusement, servent plus aux, entre guillemets, psychanalystes de groupe qui est là, à capter des informations pour rapporter à la direction ce qui se dit là… C’est une catastrophe ça : normalement c’est un lieu d’où rien ne sort, un peu comme en analyse – lors d’une psychanalyse, ce qui se dit là reste là. Ici – dernière expérience – j’apprends que la pseudo-psychanalyse de groupe qui est là est payée 520 € la séance, c’est deux heures, pour faire quoi ? Pour faire un travail de balance. Je le dis comme je l’ai ressenti et comme c’était ressenti par l’équipe. Et l’équipe le savait. Donc vous imaginez la liberté de parole qu’il peut y avoir dans ces moments-là… Une équipe terrorisée, j’ai rarement vu ça…. Des gens de 50 ans flippés par cette directrice, un turn-over extraordinaire dans cette structure qui amenait cette directrice libanaise, en l’occurrence, à recruter au sein de sa famille… On avait comme ça un éducateur – véridique ! – débarqué du Liban au moment de l’incendie, de l’explosion du port de Beyrouth, un ou deux ans après, le type arrive, c’est son cousin, c’est le cousin de la directrice, il parle un français que personne ne comprend. Il est en CDI, éducateur, il n’a même pas de papier, il n’a rien encore…
C’est ce qu’on retrouvait aussi dans votre article sur l’école élémentaire, où on se retrouve avec des instituteurs aussi, notamment ceux qui viennent de l’étranger, qui n’ont aucune compétence et qui pourtant sont balancés là, ou au niveau de CM2 où il faut enseigner de manière un peu sérieuse, ou alors même au niveau maternel…
Alors pire : moi ce que j’ai vu c’est en maternelle, un instituteur contractuel, donc recruté à la va-vite, balancé dans une classe de maternelle avec des petites sections. Et j’apprends au cours d’une conversation avec lui lors d’une récréation que le lendemain il n’est pas là parce qu’il a rendez-vous à la préfecture… « Ah bon mais pourquoi tu as rendez-vous à la préfecture ? » « Je vais renouveler mon visa étudiant » « Ah bon tu es étudiant ? » le mec est étudiant en master je ne sais pas quoi… Donc il débarque d’Afrique subsaharienne, il n’a jamais vu un gamin et on lui confie des petites sections – et les petites sections ils font la sieste. Bon. Voilà…
Effectivement, on crée des conditions qui ne sont pas très éducatives… Et en pédopsy, c’est vraiment une inflation de termes, ce que vous décrivez, mais qui ne recouvrent aucune pratique, ou qui ne font rationaliser une pratique qui est complètement vide et qui n’est pas du tout soignante, qui est même régressive auprès des enfants…
Oui. Moi par exemple, maintenant, quand j’arrive quelque part et qu’on me dit « Ici, on fait de l’institutionnel », eh bien dans les dix minutes que j’ai passées dans le couloir, je suis capable de dire « Bon, ok, là on se raconte des histoires, vous faites du n’importe quoi, mais vous ne faites pas de l’institutionnel ». Je pense que personne ne fait de l’institutionnel aujourd’hui. C’est un peu radical de dire ça, mais… On peut tendre vers – et je vous dis en six ans, je n’ai eu qu’une expérience dans un hôpital de jour où on tendait vers ça, parce qu’il y avait un noyau dur dans l’équipe, sur la dizaine de personnes, il y avait cinq personnes, ça tenait parce qu’ils savaient ce qu’ils foutaient là.
Le simulacre : par exemple, on parle beaucoup des théories de l’attachement. Donc, les théories de l’attachement, ça part du principe qu’il y a eu, dans ce qu’on appelle l’anamnèse, c’est-à-dire l’histoire de la naissance, de la conception et de la naissance d’un enfant, il y a eu quelque chose qui s’est mal passé entre la mère et l’enfant ; la mère ne l’a pas porté ; la mère a refusé de le regarder, etc. Il y a eu quelque chose qui s’est passé qui n’a pas permis qu’un lien se noue entre l’enfant et la mère, un lien fondamental, primordial et premier. On parle beaucoup de ça comme source de – on explore encore, comme vous disiez tout à l’heure, l’autisme, on ne va pas en une heure explorer ce domaine-là qui est très compliqué, très complexe et très flou. Mais ça fait partie des hypothèses de développement de postures autistiques que ce trouble de l’attachement. On a parlé de la question de la régression par rapport à refaire vivre à l’enfant ce qu’il n’a pas pu vivre avec sa mère, soit qu’on se pose en tant qu’éducateur ou thérapeute en substitut de la mère, soit, moi de ce que j’en sais, on était plus dans une guidance de la mère pour qu’elle puisse apprendre à porter son enfant, le regarder progressivement ; là vous allez le porter 5 minutes, quand vous en avez marre vous posez le gamin, on prend le relais, etc. Là, c’était carrément aux éducateurs de jouer ce rôle-là, et on en a parlé tout à l’heure avec toutes les dérives, quand il n’y a pas de contrôle et qu’il n’y a pas de visée à tout ça.
Donc, c’est des théories qui sont annoncées comme des choses nouvelles, extraordinaires, qui vont tout révolutionner, sauf que c’est des théories, c’est des gens qui réinventent l’eau chaude. ; Freud en avait déjà parlé ; Mélanie Klein, première psychanalyste d’enfants a abordé cette question-là ; Winnicott en a parlé aussi. Donc, c’est des choses qui ne sont pas nouvelles non plus. Alors, on affine : il y a des tableaux qui permettent de repérer les regards de l’enfant, les gestes de la mère, etc Je ne dis pas qu’il n’y a rien, mais il n’y a rien de nouveau, de fondamentalement nouveau, d’innovant ou de particulier. Donc tout ça, si vous voulez, c’est des rationalisations de comportements qui sont ravageurs, de comportements inadéquats. Par exemple, quand Winnicott parle de la « mère suffisamment bonne », c’est pas la mère « suffisamment bonne », c’est une mauvaise traduction : on parle de mère adéquate. Good enough, en anglais, c’est adéquate, ordinaire. Ce n’est pas une mère extraordinaire, ce n’est pas une bonne maman – « Bonne maman », c’est une marque de confiture pour moi – ce n’est pas ce qu’avait à l’esprit Winnicott quand il a avancé cette notion, ce concept.
Ça fait penser un peu à la Common Decency de George Orwell, c’est-à-dire la décence ordinaire qui n’est pas des super pouvoirs, qui n’est pas un comportement extraordinaire vis-à-vis des autres, mais simplement une bienveillance de base, un amour minimal, qui permet au fonctionnement social de continuer, de tourner, d’être agréable à vivre. Et ce n’est pas du tout une valeur superlative.
Vous avez tout à fait raison. Quand je parlais tout à l’heure de déstructuration, c’est effectivement ces adultes, ces éducateurs qui sont censés accompagner l’enfant, qui sont censés lui refaire faire un parcours qui a été dysfonctionnel à un moment, problématique, et qui donne lieu à une forme de pathologie, sévère ou plus ou moins intense, et finalement, que fait cette éducatrice quand elle donne libre cours à ses pulsions sexuelles envers cet enfant ? Elle le désorganise un petit peu plus au niveau psychique, elle rajoute de la désorganisation aux pulsions de l’enfant qui sont déjà très mis à mal.
Et ce sont des régressions que vous voyez chez l’enfant ? Qui sont mesurables ? Que vous pouvez étayer, concrètement ?
Oui, par exemple, souvent je récupère des enfants, soit après une séance avec une éducatrice, soit après une séance de psychomotricité et c’est très difficile pour moi, ne serait-ce que de le faire asseoir sur une chaise, alors que je pouvais y parvenir. Alors je trouve des stratégies : par exemple, une prise en charge que j’avais à 13h30, j’essaie de la faire en sorte de la déplacer et de l’avoir à 9 h du matin, où il n’y a personne avant moi. Le gamin n’aura pas été pris dans les genoux pendant trois heures avant d’arriver dans mon espace pédagogique. Je bricole et je fais ce que je peux, mais des fois, je ne peux pas, ett je le vois, et c’est rageant. Des enfants qui, effectivement, ne peuvent plus s’asseoir sur la chaise, me demandent de les porter… Alors, je trouve des subterfuges, je leur mets une poupée entre les mains, j’essaie d’inverser la demande. Mais ce n’est pas simple.
Il y a aussi des questions, on va peut-être l’aborder, des technologies, des nouvelles technologies, mises entre les mains de ces enfants. Pareil, une éducatrice… Si vous voulez, tout le monde a des caprices. Donc on laisse on accorde des caprices aux gamins, on ne met plus de limites. Travailler le désir d’un enfant, ce n’est pas lui accorder un blanc-seing, lui permettre de délirer, lui permettre de répondre à tous ses caprices. Là, les éducateurs aussi ont des caprices, des lubies. Donc là, c’était en l’occurrence le light painting. Alors le light painting consiste en quoi ? C’est une activité artistique, paraît-il, qui consiste à peindre avec un stylo virtuel sur un mur – enfin, un vrai stylo, pardon, sur un support virtuel… Donc on trace des traits, mais avec de la lumière, des traits avec un faisceau de lumière. Ça produit des effets, des traces sur les murs, mais ce n’est pas permanent, ça ne reste pas. Pour des enfants qui ont un problème de psychose, de rapport schizoparanoïde, des pathologies graves, de rapport au réel, à la réalité, qui ne font pas de distinction : moi leur enseignante, je peux être une chaise, un singe, un chien ou un chat, ils sont dans l’indifférenciation animé-inanimé. Vous pouvez imaginer les ravages que ce type d’activité peut avoir sur des psychismes d’enfants malades comme ça. Donc moi, très concrètement, j’avais une gamine comme ça qui avançait bien, notamment sur le tracé : Elle avait peur de tracer les choses… C’était une gamine qui progressait bien dans le fait de laisser une trace et tracer des courbes, donc 5-6 ans, je lui apprenais à tracer des courbes, on était dans l’entrée dans l’écrit. Cette gamine participe à cette activité en milieu d’année scolaire. Eh bien, régression totale. Elle n’arrive plus à tracer les courbes qu’elle me faisait parfaitement au bout d’une dizaine de séances de travail autour de ça, avec différents outils, différents matériels. En gros, j’avais galéré quand même, je partais de loin avec cet enfant et j’étais quand même assez contente et elle était contente aussi ; elle pouvait observer aussi ses traits. On parle de permanence de l’objet, mais vous imaginez ce type d’activité ? Je dessine un truc, ça disparaît, hop, c’est dans le néant, ça n’existe plus.
On en parlait, dans la dernière émission : les grands dirigeants des GAFAM mettent leurs enfants dans des écoles spécialisées où il n’y a aucun écran, il y a des crayons de couleur. Et justement, c’est très important, avant de voir le virtuel, de connaître le réel.
Et oui, c’est une étape fondamentale et c’est d’autant plus important quand cette construction du rapport au réel a été dysfonctionnelle, si j’ose dire, en tous les cas, a été entravée. Et vous avez tout à fait raison, il y a aussi une question de classes sociales. C’est-à-dire que je pense notamment aussi à la question de l’hyper-sexualisation des petites filles, ça concerne les classes populaires surtout. Pareil, les tablettes numériques, la surenchère de nouvelles technologies, en l’occurrence, toutes les expériences que j’ai pu avoir d’enfants qui avaient la tablette jusqu’à 1h du matin dans leur lit, ce n’étaient pas des enfants d’ingénieurs, ce n’étaient pas des enfants de professeurs. C’était des enfants d’ouvriers ou de chômeurs. Il y a cette question de classes sociales.
Effectivement, les psychiatres qui trouvaient très amusant d’introduire la tablette numérique au sein de l’hôpital de jour, qui trouvaient ça « sympa », leurs gamins n’avaient pas de tablette, ils ne connaissaient pas l’objet avant leurs 12 - 13 ans.
C’est ce qui se voit aussi dans l’éducation nationale où il y a un déferlement technologique : des tableaux numériques, une multitude de gadgets, qui progresse d’année en année, mais qui masquent au fond une absence totale de pédagogie, et qui ne résolvent absolument rien à la question du niveau. Là, c’est la même chose, mais dans le domaine de la psychiatrie, où il est question de la conception de la réalité même, c’est extrêmement délicat, j’imagine.
Et vous nous disiez en off que cette petite fille-là – quel âge déjà ?…
Cinq ans et demi.
Cinq ans et demi. Elle avait aussi été conçue par PMA, elle avait une histoire assez technologique aussi…
Oui, une famille relativement pauvre, venue de Chine, de Sichuan je crois, avec le père assez âgé, il devait avoir une cinquantaine d’années, par rapport à l’âge de l’enfant, conçue assez tardivement, via une PMA alors qu’ils étaient sans papiers… Avec la psychologue qui était dans le service, on se demandait comment la mère avait pu avoir accès à une PMA – avec donneur, c’est le père qui était stérile. Donc, une gamine elle-même conçue via une technologie, artificielle, et puis, une histoire d’immigration et d’exil assez lourde et c’est une famille asiatique qui avait atterri dans un quartier maghrébin. Donc, la gamine avait effectivement une psychose de type schizoparanoïde, elle voyait des ennemis partout, elle était en permanence persécutée….
Donc là, la question psychiatrique est multiple, parce que vous cumulez les problèmes, et en plus, les solutions n’en sont pas, finalement, vous utilisez des moyens qui ne sont pas du tout adaptés, voire qui déstructurent complètement, d’après ce que vous décrivez.
Qui déstructurent complètement… Et si vous voulez, ce type d’enfant… Par exemple, moi il m’a été reproché une fois par une inspectrice pédagogique dans une de mes classes – parce que des fois on est inspecté mais ça reste relativement rare – dans une de mes classes spécialisées au sein d’un hôpital de jour. Moi j’ai à cœur de confronter, de mettre les enfants en contact avec des œuvres picturales, de l’art du Van Gogh, du Picasso, du figuratif, pas d’abstrait, surtout pas avec ce type d’enfant : des choses, des paysages. Par exemple, j’ai des tableaux qui illustrent les différentes saisons avec différents tableaux de maîtres de la peinture occidentale. Une inspectrice me disait : « Ah oui, mais là, vous les sur-stimulez ! ce type d’enfant, il faut qu’il y ait le moins de choses possibles au mur, le moins d’images possibles au mur »… Bon, en même temps, allez dans la salle d’en face, c’est la tablette, allez dans la salle d’à côté, c’est le light painting, et sortez dans la rue, c’est la sur-stimulation, les lumières, les McDo, les machins, les publicités. Quand je parle aussi d’institutions malades, dans une société malade… Les murs de la ville, ce n’est même pas qu’ils éduquent plus, c’est qu’ils rendent fou.
Et cette sorte de techno-solutionnisme, en fait, où on cherche dans la technique une solution systématique à tous les problèmes – ce qui fait naître d’autres problèmes – on la trouve aussi dans la théorie. Vous parliez tout à l’heure de blabla théorique, de recouvrement à l’aide de mots ronflants, qui recouvrent des pratiques qui sont complètement régressives. Est-ce qu’on retrouve ce type de techno-obsession dans la théorie qui ont cours dans les établissements que vous avez fréquentés ?
Oui, alors depuis un peu plus d’une dizaine d’années maintenant, il y a un mouvement très fort de lobby, qui a des relais au sein du gouvernement, qui a une grande influence sur les autorités de santé, qui est le mouvement des comportementalistes, des cognitivo-comportementalistes. Un mouvement qui s’est développé par rapport à toutes les dérives des orientations plutôt psychanalytiques – parce que je n’ai pas précisé, mais en général, 99 % de ces structures, hôpitaux de jour, instituts médicaux éducatifs, CESAD, se placent dans une orientation psychanalytique. C’est du flan, on l’a bien vu, c’est juste une pose, une posture, mais ça ne recouvre aucune réalité autre que ravageuse, comme on a pu le décrire. Donc effectivement, il y a eu des collectifs de parents qui se sont constitués, qui ont vu leur enfant régresser encore plus en étant hospitalisé en hôpitaux de jour. Il y a eu des choses discutables, effectivement, par exemple, je ne vais pas rentrer dans ce débat qui est très polémique, la question du packing, donc de l’enveloppement dans du linge humide, une thérapie qui a été développée en France par le professeur Delion, un psychiatre, qui s’en est pris plein la tronche, effectivement, parce que c’était assimilé à de la maltraitance pour certains enfants. Alors tout dépend comment ça a été fait, moi, je ne peux pas en parler, je ne préfère pas m’avancer parce que je n’ai eu qu’une fois cette expérience-là. Mais bon, voilà, des situations où on ne savait pas trop ce qu’on faisait avec leur enfant et les parents récupéraient des enfants dans un état lamentable, encore pire que quand ils étaient entrés en hôpital de jour. Au bout de trois mois d’hôpital de jour, c’était encore pire…
Et sont arrivés des États-Unis ces méthodes comportementales de type ABA – je ne sais plus l’acronyme, il faudrait peut-être le rechercher, je m’excuse [Applied Behaviour Analysis, ou analyse comportementale appliquée] – donc des méthodes de quasi-dressage, on va dire, des enfants. Des méthodes qu’on dit éducatives, mais qui sont pour moi ré-éducatives. Alors pourquoi pas, effectivement ? Un autiste très régressé, moi j’entends la détresse d’une mère qui voudrait bien que son enfant apprenne juste à mettre ses chaussettes tout seul à 12 ans. Moi j’ai eu le cas d’une mère à la fin de la prise en charge, à la fin de l’année scolaire, le lien s’était bien établi avec elle, on avait vraiment avancé ensemble, de façon quasiment clandestine par rapport à la direction et à la psychiatre en chef, ett elle me demandait conseil : « Voilà, j’ai une institution ABA qui a une place pour mon enfant. Qu’est-ce que vous pensez que je devrais le mettre ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Parce que j’ai peur, parce que je ne sais pas ». C’est un enfant qui était accompagné en classe quelque trois heures par semaine, il avait trois heures de classe par semaine puisqu’on les inclut de plus en plus – c’est la société inclusive pour le meilleur et pour le pire – et il était accompagné par une AVS, une assistante en classe, qui venait d’une association privée montée par des parents et qui formait des AVS à leur pratique comportementaliste. Au lieu d’un recrutement classique d’AVS par l’éducation nationale, en gros, c’était ces jeunes filles qui étaient étudiantes en psychologie et qui accompagnaient ces enfants. Donc, elle trouvait que ce n’était pas mal ce que cette jeune fille faisait à l’école avec son enfant et elle me disait, je vais le faire rentrer dans une institution où il sera pris en charge à 100 % selon ces méthodes éducatives-là. J’étais embarrassée. En même temps, je voyais bien que ce qu’on faisait ici était d’une indigence quasi criminelle et en même temps, je n’ai pas trouvé d’autre réponse que « Soyez vigilante à ce que votre enfant ne devienne pas un robot ». C’était un enfant qui était très humain, qui exprimait des émotions, qui était vivant, ce n’était pas non plus un autiste très mutique ou catatonique, il y avait un lien quand même, il soutenait les regards. Donc je n’ai rien trouvé d’autre à lui dire que, en tant que mère, soyez vigilante à ce qu’il ne devienne pas un robot. Pourquoi ? Parce que c’est des méthodes qui vont fonctionner à base de demandes, exécution de la demande, récompense. Donc là, on n’est pas loin du dressage d’un chien.
Et on est surtout dans une conception du soin qui est à mille lieues des fondamentaux de la psychanalyse, où le but n’est pas de rendre l’individu adéquat à sa société, mais de le rendre autonome.
Oui, là c’est fonctionnel, rendre le gamin fonctionnel. Moi j’en ai vu des gamins qui sortaient, qui en venaient ou qui étaient pris en charge par ce type de méthode à 100 % de leur temps, J’en ai croisé, c’est terrible. Ils vous disent bonjour, vous avez l’impression que c’est une intelligence artificielle qui vous parle. Il y a une prosodie, un « bon-jour-ma-da-me » « au-re-voir » « je-veux » « moi-veux »… Alors effectivement, les autistes ont ce qu’on appelle l’inversion des pronoms, c’est-à-dire qu’au lieu de dire « je », ils vont dire « tu » : « tu ramasses » en parlant d’eux, « tu vas chercher », « tu dors », « tu manges », alors qu’ils n’ont pas accès… ils ne s’identifient pas, ils n’utilisent pas le pronom « je ». Alors, là, ils utilisent le pronom « je », il n’y a pas de problème, mais c’est un robot qui vous parle. C’est dur à voir. Et en même temps, l’enfant arrive à faire certaines choses. Donc moi, de ma position de pédagogue, qui je suis pour dire à une mère « Non, laissez-le, jusqu’à 18 ans, il ne saura pas faire ses lacets, dire bonjour, rentrer dans une salle sans s’effondrer »… ?
On peut retrouver, si je peux faire un parallèle un peu audacieux, la chose dans le monde juridique, où on se retrouve en face d’un chaos judiciaire, où on ne sait pas du tout quelles vont être les sanctions. On a régulièrement des faits divers qui se concluent par des non-lieux ou par des relaxes ou des peines qui sont complètement disproportionnées. Et on a aussi l’effet inverse, c’est-à-dire des actes qui sont délictueux mais ridicules et qui sont sur-sanctionnés. En réalité, il y a un refus, c’est comme s’il y avait un refus dans toute la société d’affronter la difficulté à juger, mais de manière très générale, à juger les choses. La psychanalyse, même la thérapie en général, ça fait partie de ce que Freud appelle les métiers impossibles. Le métier de thérapeute, de politique et d’éducateur, c’est-à-dire on prend la personne et on tente de la mener à un niveau d’autonomie tel que ce soit capable de se passer de nous. C’est extrêmement difficile, extrêmement délicat, c’est un métier impossible d’après Freud. Mais plutôt que d’affronter cette difficulté, on retombe dans des solutions de facilité où on simplifie à l’extrême.
Oui, ça devient une question de technique. Il y a un mode d’emploi. Moi, j’ai vu des instituts médico-éducatifs dans lesquels je suis aussi intervenu – mais alors de façon très courte dans la durée, parce que je me suis tirée très rapidement, c’était infernal – où je suis arrivée, j’ai eu deux psychologues en face de moi, deux femmes – donc c’était une gynécée encore, là, que des nanas – elles m’ont présenté chaque cas d’enfant. J’avais un classeur d’une trentaine de pages : « conduite à tenir », « avant la crise », « pendant la crise »… Un mode d’emploi, je vous assure, c’était un mode d’emploi pour chaque gamin, avec l’histoire des renforcateurs : « s’il fait ça, lui donner ça », « s’il fait ci, le priver de ça », etc.
Oui, il y a un juste milieu, effectivement.
Alors entre la psychanalyse effectivement qui cherche l’émergence du sujet mais qui est dans des dérives catastrophiques et le mode d’emploi… C’est une chose très complexe, et sur la durée, c’est long, c’est un travail qui est long, qui est lent, qui est fait d’avancées, de régressions. Alors, là, vous mettez votre gamin dans une structure ABA, effectivement… les progrès sont « miraculeux », « extraordinaires » – en trois semaines.
C’est un mouvement de balancier. Parce qu’aujourd’hui il n’est plus question de remettre en cause les parents, alors que la psychanalyse, ou même les thérapies groupales, par définition, impliquent toute la totalité des acteurs autour. Il y a un grand moment, depuis une dizaine d’années, effectivement, de basculement, avec il y a un refus de culpabiliser les parents, de culpabiliser la mère. Et on considère que le problème de l’autiste est dû à l’autiste et que ça n’a rien à voir avec l’environnement ou la famille, etc.
Oui, mais c’est un mouvement de balancier extrême parce qu’on ne pose plus la question en termes de culpabilité – et c’est très bien, je me souviens du livre de Bettelheim, La forteresse vide, c’était une violence inouïe pour les parents et surtout pour les mères – mais on est passé à une question de gène, c’est une question de machin, donc plus de responsabilité. Mais entre culpabilité et responsabilité, il y a un monde et c’est celui de l’apparition du sujet qui se pose : « oui, là j’ai merdé » ; « là j’ai pas merdé » ; « j’en sais rien » ; ou « c’est du fait de mon histoire », etc. C’est-à-dire qu’il n’y a plus besoin d’auto-reflexivité, en gros, de réfléchir sur soi-même, sur ce qu’on a mis en place, sur pourquoi on a voulu cet enfant, sur qu’est-ce qui s’est passé… Enfin bref, quelque chose d’humain, mais qui reste une responsabilité. Là, on a trouvé la cause : c’est les pesticides, c’est la Dépakine, ou je ne sais plus quel nom de médicament, qu’on met aussi en cause comme hypothèse de source de développement de spectre autistique, ou autre chose…
Vous avez un discours qui n’implique pas du tout un manque de moyens, alors que c’est une revendication qu’on entend sourdre de toute la société. Tous les secteurs de la société racontent qu’il y a un manque de moyens. Dès qu’il y a le moindre problème : les paysans, on balance des milliards ; les Gilets Jaunes on balance des milliards… sans rien résoudre. Quel est votre point de vue quant au manque de moyens du monde médico-social ?
Là, au risque de faire hurler les éducateurs, effectivement, il y a énormément de moyens. Tant en termes de masse salariale, pour parler comme un patron : il y a énormément de personnel, ce sont des équipes, c’est pas moins de 20-30 personnes pour l’accueil d’une trentaine d’enfants, avec des séances, des demi-journées, où ils sont 8-10 maximum sur la structure, donc 20 personnes pour 8 enfants présents par demi-journée. C’est des réunions… À un moment j’étais enseignante référente, donc enseignante référente c’est un poste à cheval entre l’éducation nationale et la maison des handicapés, la MDPH, qui gère les dossiers des enfants, la mise en place des aides, etc. Je me suis retrouvée dans des réunions où on était pas moins de 30 personnes, psychologues, médecins psychiatres, instituteurs ou professeurs, professeurs principaux quand c’était des collégiens, bref énormément de monde. Donc, au-delà du coût en termes de salaire, toutes ces personnes qui étaient là, pour trois personnes qui allaient parler en trois heures de réunion, c’était toujours les quatre, cinq personnes qui allaient s’exprimer, toutes les autres, elles étaient là, bon, elles faisaient leurs heures, il n’y a pas de problème. Vous imaginez, donc c’est des réunions où les jeunes ou les enfants sont conviés à être présents. Vous imaginez l’effet sur un gamin : il y a 30 personnes là qui, pendant 3 heures, discutent de mon cas. Donc soit je suis super important – imaginez le schizo, il est le centre du monde, tout vient de lui, une pathologie où déjà le gamin est déjà dans la toute puissance. Ou au contraire, un gamin qui doit se dire « je dois être sacrément malade pour qu’on s’occupe autant de moi, je dois vraiment être barrée, je dois vraiment avoir un gros problème »… Alors que des fois c’est vraiment, comme je disais tout à l’heure, des problèmes non pas psychiatriques, mais psychologiques bénins qui pourraient se régler ailleurs et simplement.
Donc énormément de moyens. Il faut savoir que dans les hôpitaux de jour, la plupart du temps, les enfants viennent en taxi. Ça, c’est pris en charge à 100 % par la Sécurité sociale. Au point que certaines fois, les parents ne sont pas contents parce que le taxi est en retard… Le boulot du cadre dans un hôpital de jour, ça fait en grande partie de gérer le planning des taxis, donc il a ses tableaux Excel, il est content, il rentre ses horaires, ses prises en charge, etc. Des gens qui peuvent être là aussi et ne rien faire, puisqu’on est très nombreux pour pas grand monde. Je parlais de l’engagement tout à l’heure, moi j’ai vu des infirmières, c’était une caricature du sketch des « Inconnus ». Alors ça m’arrache un peu la tronche de le dire, mais la plupart du temps c’était des immigrés ou des descendants d’immigrés, des Antillaises, qui pouvaient passer devant un gamin prostré qui était là dans le couloir depuis deux heures, et même pas lui adresser un regard, et se diriger vers son bocal et faire ses recherches sur les soldes ou son prochain billet d’avion pour le bled ou j’en sais rien… Donc quand je parlais d’engagement tout à l’heure, il y a aussi tout ce côté humain, il suffit pas de grand-chose : un gamin qui est prostré dans un couloir, juste se mettre à sa hauteur, le regarder, il peut se passer un truc de quelques secondes, et t’as fait le boulot. T’as pas fait une révolution mais t’as fait bouger quelque chose. Non, là, elle pouvait passer, ne pas les regarder, ou faire « pfou ! encore lui ! »…
En fait, vous décrivez un monde qui se rapproche de plus en plus du Tiers-monde, c’est-à-dire des institutions qui ne marchent plus, auxquelles plus personne ne croit, où il n’y a plus de notion d’intérêt commun.
Non, il n’y a plus d’intérêt commun. Il n’y a plus que des gens qui se font leur petite niche là, leur petite carrière, qui ne sont pas dérangés. C’est un boulot, si vous n’êtes pas dérangé, c’est que vous n’avez rien fait, vous avez traversé l’hôpital, vous auriez pu travailler dans une banque, ça aurait été pareil. Moi, ça m’a fait bouger, les premières expériences, notamment, ont été extrêmement douloureuses et m’ont fait avancer, m’ont permis de comprendre d’autres choses, tant de par ce que les enfants malades vous renvoient que l’équipe.
C’est un engagement intime.
Oui. Et quand on est présent, ce n’est pas du présentiel. C’est une réelle présence. On parlait tout à l’heure des supervisions, je vous le disais : 520 euros les deux heures. Vous imaginez ? Autre exemple, moi, le dernier poste que j’ai occupé, dernier poste en date, j’étais payée pour travailler 28 heures, je pouvais avoir des semaines et ça a été la constante sur les neuf mois où je suis intervenue dans cette structure privée – donc avec cette directrice castratrice, omniprésente, qui a recruté ses cousins libanais, etc., tout un trafic de prise en charge, elle traficotait le nombre de gamins qui étaient pris en charge, du coup, elle avait les sous de la sécu qui tombaient… C’était de la corruption, même pas voilée, c’était quasiment assumé : « Et quoi ? »… Bref moi, j’étais payée 1 700 euros pour faire 28 heures et en gros, j’ai eu un élève. 30 minutes. Par semaine. Donc évidemment, j’ai fait remonter, comme on dit, à ma noble hiérarchie, tout ça. Mais il ne s’est rien passé. Alors ce sont des structures qui commencent à être inspectées un petit peu plus, et notamment, il est question de retirer les enseignants de ces endroits-là. Ben, oui, tu parles ! Moi, on me payait 28 heures, je travaillais 30 minutes, j’étais pas bien.
Et quel est le rôle de l’immigration dans tout ce mécanisme que vous avez évoqué ? Il y a une partie des patients, des enfants, qui sont issus de migration, donc ça pose des problèmes particuliers, y compris, et aussi, d’un autre côté, dans la hiérarchie, on a des gens qui, effectivement travaillent ici comme on travaille dans le tiers-monde. Le post-modernisme rejoint le pré-modernisme. Quel est pour vous l’impact de l’immigration ? Comment vous voyez l’interaction entre la pédopsychiatrie et l’immigration ?
Dans les structures dans lesquelles j’ai travaillé, c’était à 80 % des enfants issus de l’immigration, soit récentes, soit de deuxième génération. La plupart du temps, j’ai eu beaucoup de cas d’enfants consanguins, issus d’unions consanguines. Là aussi, on n’interroge pas, c’est très mal vu, même en réunion entre nous, entre soignants, d’interroger le fait qu’une mère qui a déjà trois enfants pris en charge en psychiatrie, en pédopsychiatrie – pour des troubles sévères, des maladies mentales sévères, vraiment des trucs lourds, voire des maladies génétiques type trisomie… – qui enchaînent la quatrième grossesse allègrement avec son cousin. Ça ne s’interroge pas c’est du « racisme » – et si ce n’est pas du racisme, dans tous les cas, je n’ai pas à juger de la volonté du désir d’enfant de cette femme, je n’ai pas à interroger le fait qu’elle se soit mariée avec son cousin. Les psychiatres sont des médecins – c’est ce que je leur raconte, moi je suis instit’ –, ils savent très bien, ils ont fait de la génétique, c’est un secret de polichinelle que lors de mariages consanguins le risque est multiplié par je ne sais pas combien d’avoir un enfant [malade]…
Pour le coup, là c’est une barbarie qui est couverte par la théorie de l’attachement et tout ce que vous racontiez auparavant… c’est-à-dire qu’on déculpabilise les mères, on refuse de responsabiliser les parents, on ne fait qu’accompagner, etc. C’est cohérent.
C’est cohérent, c’est très cohérent. Il y a aussi la question de… Maurice Berger a écrit un livre [1] il y a quelques années très intéressant là-dessus, sur la séparation dans le milieu pédopsychiatrie ou de l’ASE, l’Aide Sociale à l’Enfance, et toutes les polémiques auxquelles ça donnait lieu de placer ou non un enfant, de le séparer de sa famille. Il y a un truc, moi, en pédopsychiatrie qui m’a passablement énervée – et que je n’ai pas retrouvé à l’Éducation Nationale d’ailleurs, là, pour le coup, c’était un point positif au sein de l’Éducation Nationale – : C’est-à-dire que nous, le boulot, les instituts, on le faisait, on faisait des signalements, et souvent on disait : il faut enlever cet enfant de cette famille, il est battu, il est maltraité, le père est alcoolique, ou la gamine à 6 ans est voilée, ou des cas de maltraitance physique ou psychique… Les instits en général le font, souvent ça vient de l’école, les signalements. Là, non, il y avait un truc, c’était la sacro-sainte alliance avec les familles. Sous prétexte d’un truc, un nom pompeux, on appelle ça la « systémique », on travaille le « système », la cellule familiale, c’est presque religieux comme truc, c’est-à-dire que c’est La Famille, c’est l’Unité, la cellule première de la société. On n’y touche pas.
Ce n’est peut-être pas faux théoriquement, mais ça a plutôt l’air d’être l’occasion de ne rien faire.
De ne rien faire, de se décharger, là encore, de se désengager. On parlait d’engagement, là c’est une façon de se désengager. On ne va pas mettre le gamin dans une institution où ça va être un éducateur, une équipe qui va devoir s’en occuper 24 heures sur 24, mais on va le laisser dans sa famille, bon on va l’accueillir deux ou trois fois par deux heures par semaine, il y a ce qu’on appelle les VAD, les Visites À Domicile qui vont être mises en place – il y a des fois, ce n’est pas possible les visites à domicile parce que c’est des familles tellement déstructurées que ce n’est pas possible. Mais bon, on rationalise ça, encore une fois, en disant « oui, mais le lien entre l’enfant et sa famille, c’est important ». Mais l’enfant, il est en train d’être bousillé là. On le voit, il n’y a pas besoin d’être devin. Là, vous allez faire un psychopathe, c’est un enfant battu, il va battre quelqu’un, dès qu’il aura la force physique, il ira défoncer quelqu’un, ou agresser quelqu’un dans la rue. Il y a une fabrique du psychopathe là, pour moi. On voit tout venir, on voit tout arriver, on a tous les éléments, toutes les pièces du puzzle sont là. Et on laisse faire et on recouvre ça d’un discours aussi de ce que Daniel Sibony, que vous avez reçu, je crois, au sein de ce podcast, appelle la « culpabilité narcissique ». C’est-à-dire qu’il y a un « excusisme » hallucinant : c’est-à-dire qu’on excuse à peu près tout au nom de la Culture qui est différente, au nom de l’Altérité – mais qu’en réalité on dénie, qu’on ne veut pas affronter.
Ou qu’on refuse de reconnaître comme responsable d’elle-même, avec tous ses défauts. C’est ça la culpabilité narcissique : tous ses défauts vont être attribués à notre comportement à nous, nous avons été mauvais, nous sommes mauvais, nous recevons mal les gens, nous soignons mal, etc. Donc c’est notre faute.
Oui, par contre, toutes ses qualités sont reconnues et ne relèvent pas de nous, entre guillemets, Blancs, ou de la science du Blanc. Par exemple, la question de l’ethnopsychiatrie, c’est une théorie élaborée par Georges Devereux, de mémoire après la Seconde Guerre mondiale. Il a fondé cette théorie en disant qu’il y a énormément de pathologies qui sont dues à l’exil, à l’expérience de l’exil, que c’est une expérience traumatique – et c’est vrai, que c’est une expérience traumatique – et que pour soigner ces personnes, il faut prendre en compte leur culture. Donc on est dans ce que Hugues Lagrange appelle le « Déni des cultures », mais là on n’était pas là-dedans, on admettait qu’il y avait des cultures différentes…
… Et qui façonnent les psychismes…
… Qui façonnent les psychismes. Alors là, ça commence à être confirmé de plus en plus par des études statistiques, des prévalences plus importantes en fonction du pays d’origine, de l’ethnie ou de la culture d’origine. On sait par exemple qu’il y a plus de cas de schizophrénie chez les Antillais. Georges Devreux échafaude toute une théorie à propos de ça, mais ne la met pas en pratique à ma connaissance, en tous les cas, ne la met pas en pratique en France. Et c’est plus tard, Tobie Nathan qui ouvre le premier lieu de consultation en France dans les murs d’une université, en l’occurrence Paris VIII Saint-Denis-Vincennes. C’est la première expérience en France, il n’y en avait jamais eu. Et donc, il met en place ce qu’on appelle les consultations transculturelles.
C’est très intéressant. Vous avez assisté à ce genre de choses ?
J’ai assisté à cinq séances autour d’un enfant que je suivais dans un hôpital de jour. Et c’était, là encore, les bras m’en sont tombés parce que moi j’avais des a priori plutôt positifs. Je me disais « enfin ! », parce que jusqu’ici le discours c’était… soit on était dans le déni de la culture, et on ne prenait pas ça en compte, ou on cédait à toutes les demandes des parents : un repas thérapeutique, il y a une maman qui dit : « Mon enfant ne mange pas de viande » – c’est un repas collectif et thérapeutique : si si, il va manger de la viande ! Non, en face, la psychiatre ne tient pas… « Oui, non… », bref il ne mange pas de viande, il fait des crises classiques pendant le repas, débrouillez-vous. Bon, parenthèse. Donc, j’ai assisté à une séance avec un enfant autiste de 16 ans, non-verbal, qui marchait sur la pointe des pieds, enfin qui avait toutes les stéréotypies d’un autiste sévère. 16 ans, malien. La mère malienne qui l’élevait toute seule. Il avait une petite sœur de 15 ans. Et donc tout ce beau monde se réunit, une trentaine de personnes, traducteurs de soninké, sociologues, psychologues, il y avait des gens, je ne savais même pas quelle était leur fonction, des gens diplômés, d’autres non… mais qui avaient peu ou prou des liens avec la culture d’origine de cette dame. Tout cela sous l’égide d’une psychologue patronnesse qui accueille tout ce beau monde. Et donc cette femme, la mère de cet enfant, Mamadou en l’occurrence, commence à exprimer les choses sur son enfant en français. Elle est tout de suite interrompue. Alors une psychologue qui interrompt quelqu’un qui commence à parler, déjà, ça me défrise un peu, ça me gêne beaucoup… Bon, elle l’interrompt, elle lui dit : « Non, non, vous parlez en soninké ». La femme parlait français relativement correctement, elle avait un accent, elle cherchait ses mots, mais elle faisait l’effort de parler français et c’était important pour elle. Donc nous, on était là avec l’équipe de jour. Tous les entretiens qu’on a eu avec cette femme, c’était en français, ça se passait bien. Bon bref, la dame patronnesse psychologue, la couple, elle lui dit Non, non, vous parlez en soninké. Autre parenthèse, le traducteur soninké est payé 300 euros la séance, donc il faut bien l’utiliser à bon escient – même si, bon, il pourrait dormir aussi… La mère explique très bien en quoi l’hôpital de jour a fait progresser son enfant – là pour le coup, je vous le dis, c’est dans cet hôpital de jour où j’ai très bien travaillé avec une équipe motivée et impliquée – : L’enfant a appris à faire ses lacets, le jeune a appris quelques gestes d’autonomie de la vie quotidienne et la mère en est satisfaite. Elle explique que tout au long du parcours de cet enfant, il est allé voir le père qui est en Afrique, qui fait des va-et-vient, qui a plusieurs femmes, qui ne vit plus avec eux, a imposé à la mère d’aller voir un sorcier, que le sorcier en Afrique ça a été catastrophique, et que l’hôpital de jour, dis donc, ça avait été quand même le jour et la nuit par rapport à ce que le sorcier avait fait à son enfant. Qu’elle était très malheureuse de voir que son enfant avait souffert et qu’elle le voyait souffrir même pendant la séance de, entre guillemets, désenvoûtement. C’était une souffrance pour elle de voir son enfant ainsi manipulé par un homme, ce sorcier, et là de nouveau la dame patronnesse la coupe en lui disant : « Non non le sorcier c’est bien, vous ne pouvez pas dire que l’hôpital de jour c’est mieux, non mais ça se tient, c’est une façon de soigner aussi, il a soigné votre enfant aussi »… avec un discours d’hyper idéalisation de la pratique de ce sorcier que la mère elle-même dénonçait et disait avoir vécu comme une souffrance, au-delà des effets nuls de cette pratique.
C’est une assignation identitaire, chimiquement pure.
Complètement. Moi, ça m’a révoltée. J’en ai rediscuté ensuite avec la mère, on a repris les choses – j’en avais besoin. Mais c’est une assignation identitaire. Et c’est terrible parce que ce n’est plus soigner à partir d’éléments culturels de la personne, en prenant en compte les éléments culturels de la personne, mais avec les thérapies de la culture d’origine !
Donc c’est l’enfermer en fait dans son univers culturel. Alors qu’elle est immigrée ici, peut-être que la mère a envie de France, a envie de parler français, a envie que son enfant devienne français… Peut-être qu’elle demandait quelque chose en venant ici…
Une anecdote : la petite sœur de Mamadou commençait à frayer avec l’islam radical, portait le voile noir. La mère était catastrophée, voulait que sa fille finisse son CAP de coiffeuse. Là aussi : « Non, mais c’est une façon de retrouver ses racines… » La mère expliquait très bien que c’était pas son islam à elle, qu’elle n’avait jamais pratiqué ce type d’islam-là, que ça lui faisait peur, qu’elle culpabilisait aussi parce qu’elle se disait que sa fille a été trop investie dans son rôle d’aide auprès de son frère… C’était une maman aussi, encore une fois, qui voulait se séparer de son enfant pour son bien à elle, pour le bien de sa fille et pour le bien de l’enfant. Donc elle attendait une place en institution – en Belgique, en l’occurrence – elle était très volontaire et très investie pour que son enfant puisse partir en Belgique : elle lui faisait faire régulièrement ce qu’on appelle des séjours de répit, c’est-à-dire une semaine à la campagne en province, dans une institution spécialisée. Donc voilà, une mère qui était partante pour s’intégrer, partante pour avancer… Eh bien non ! On la laisse un peu dans sa merde et on lui dit que sa merde, elle est bien – pardonnez-moi le vocabulaire, mais c’est des choses qui m’ont proprement révoltée…
Ici encore, on rationalise un comportement régressif qui est le communautarisme, tout simplement. Et avec une discipline qui pourtant est très prometteuse, l’ethnopsychiatrie est passionnante dans son ambition, et profondément existentielle : est-ce que le psychisme est le même de culture en culture ? Jusqu’où il y a des différences ?
Alors Tobie Nathan, lui, a réglé la question [voir son interview : ]] : les psychismes sont différents, l’Œdipe c’est du n’importe quoi, ça n’existe pas, le complexe d’Œdipe, ha ha ha… Il [cite] une étude danoise qui a demandé à des enfants en maternelle avec qui ils aimeraient se marier : 80 % ont répondu avec mon copain de classe. Donc, ils n’ont pas répondu avec mon papa ou avec ma maman. Donc, il n’y a pas d’Œdipe. Voilà l’argument scientifique décisif.
On est au niveau zéro de la réflexion.
Tobie Nathan soigne les schizophrènes en leur expliquant qu’il y a une instance extérieure qui leur en veut effectivement, donc on va convoquer un sorcier et on va attraper son ennemi extérieur, cette une entité extérieure qui lui en veut, et c’est pour ça qu’il entend des voix, elle lui parle, et c’est pour ça qu’elle lui dit de faire des choses. Et on va convoquer encore un thérapeute [traditionnel].
Mais ça peut être efficace, pourquoi pas ?
Moi je pense que pour un schizophrène ça peut être ravageur, d’accompagner ces formes de crises schizoparanoïde en lui disant que tout ça vient de l’extérieur, ça le déresponsabilise totalement. Il n’est plus sujet de sa maladie, il n’est plus que l’objet d’une instance extérieure. La généalogie de la famille Nathan, c’est des rabbins thérapeutes. C’est pour moi une très grande régression aussi d’une discipline qui était très prometteuse, comme vous disiez, et là encore, on retourne sur des formes traditionnelles de pratiques dites thérapeutiques qui sont extrêmement violentes pour des gens qui sont peut-être dans un processus d’assimilation. Dans certains cas, c’est la médecine musulmane, c’est des séances de désenvoûtement, parce que la gamine a 16 ans, commence à avoir une libido, veut avoir un petit copain, alors on ramène le sorcier et, limite, on la met dans une posture de quasi-viol collectif, cette gamine. Vous voyez comment ça peut aussi faire le lit du développement de certaines pratiques problématiques, pour le moins.
Et finalement, est-ce que vous avez suivi des enfants qui sont passés par ces institutions et que vous avez vu régresser ,ou ne pas progresser au mieux, dans leur parcours de soins ? Est-ce que vous avez eu vent quant à ce qu’ils sont devenus ou leur parcours ?
Alors… Pas tellement. Je n’en ai pas suivi, pour tout vous avouer, dans l’après.
Notamment, je pense à des primo-délinquants ou des jeunes qui étaient destinés psychologiquement à la délinquance ou qui étaient déjà engagés là-dedans ?
Je sais qu’il y a des jeunes que j’ai eus qui étaient déjà en cours de procédure judiciaire pour des faits de délinquance, de violences sur personnes notamment, et qui étaient emprisonnés après. Donc les faits devaient être graves puisque depuis la réforme Belloubet, les peines inférieures à un mois [ne sont pas exécutées], ça aussi c’est catastrophique comme réforme.
Là aussi on est dans l’absence de limites.
Oui. Les magistrates c’est aussi beaucoup des gynécées, la magistrature c’est beaucoup des femmes : on materne, on excuse…
Vous avez évoqué deux fois les gynécées : vous voyez un manque de mixité dans les équipes ?
Oui. Et ce n’est pas tant un problème de manque de mixité : il se peut que dans une équipe, il n’y ait que deux hommes, ou peut-être qu’un seul, ou même pas du tout – là, c’est quand même problématique quand il n’y en a pas du tout – mais cette fonction paternelle peut être…
… Pardon, c’est quoi une gynécée ?
C’est un groupe, chez grecs, c’était un lieu où il n’y avait que des femmes. Effectivement, des équipes où il n’y a que des femmes ou un seul homme mais qui va souvent être castré et qui va devoir être une mère parmi les mères, et occuper une fonction maternante. Moi, souvent dans ces équipes-là, d’ailleurs, j’occupais une fonction paternelle, symbolique. Les gamins étaient à la limite de m’appeler « monsieur »… J’incarnais la Loi et j’en prenais plein la figure souvent parce que je voulais poser des sanctions. Alors c’est toujours très délicat : ça se discute avec des enfants de ce profil-là. Avec d’autres, ça ne se discutait pas : je voyais très bien que l’enfant était en capacité de comprendre la sanction et d’en faire quelque chose, et elle était importante à poser.
On parlait tout à l’heure du rapport à la Loi, mais c’est pareil dans le traitement de la délinquance aujourd’hui, où on a aussi une Big Mother comme l’appelait Michel Schneider, où toutes les institutions même dans celle dans laquelle il peut y avoir des hommes, sont des mamelles. C’est la mamelle maternante, c’est la mamelle nourrissante, c’est la CAF qui tombe, les Aides sociales, on enveloppe les gens, on les prend, tout est fait en sorte pour qu’ils soient dans leur petit utérus, tranquilles, et qu’ils ne rencontrent jamais, jamais la Loi, et les conséquences de la transgression de la loi. Maurice Berger en parle très bien, je vous renvoie vraiment à ses écrits parce qu’il en parle mille fois mieux que moi qui suis un peu encore évasive. Moi je trouve ça terrible qu’un enfant qui, en acte, ou qu’un jeune qui, en acte, demande une sanction, demande à être arrêté et on lui dit : « Bah, continue ». Le message envoyé par l’institution judiciaire dans 80 % des cas aujourd’hui, c’est : « tu viens de violer une femme ? Bon, t’as pas les codes, tu viens d’une culture différente. Au mieux on va te mettre un petit bracelet électronique et puis tu te promèneras avec et tu continueras de violer. Au pire, tu vas faire des travaux d’intérim généraux ». C’est primordial que ces jeunes rencontrent à un moment donné dans leur vie la Loi, et une loi qui soit compréhensible, qui soit liée et proportionnelle aux actes commis, à la transgression commise, et qui rencontrent autre chose que la violence d’un système – puisque pour moi, le maternage, ça va peut-être vous choquer, mais le quasi-inceste féminin envers les enfants ou les jeunes dans les postures maternantes abusives et pulsionnelles dégoûtantes, pour moi c’est presque aussi violent qu’une violence physique paternelle. C’est-à-dire que ce sont des gamins, là encore Maurice Berger en parle très bien : les jeunes africains qui sont souvent des enfants battus par leur père africain qui n’ont jamais rencontré qu’une loi arbitraire, indiscutable ou incohérente, ou des figures incohérentes dans l’exercice de leur autorité, qu’ils puissent rencontrer à un moment une loi rationnelle, comme je disais tout à l’heure, où les actes sont sanctionnés proportionnellement aux délits commis, c’est très important et ça a des effets extrêmement positifs. Là encore, on fabrique un barbare si on ne le fait pas.
C’est la phrase de Gérard Mendel : « À celui qu’on empêche de grandir, il ne reste plus qu’à délirer ». Et on se retrouve aujourd’hui avec des armées de djihadistes, des jeunes qui cherchent la Loi et qui la trouvent dans la mort finalement – qui est l’ultime limite…
Un espace très structurant pour ces jeunes-là, s’ils ont des chances de s’en sortir et de ne pas vriller complètement dans la délinquance ou l’autodestruction, parce que ça peut être des toxicomanes, des SDF, des crackés – ils sont tous passés par des institutions du type de celles que je décris – ils peuvent aussi rencontrer la mosquée du coin qui va extrêmement les cadrer, qui va leur faire énormément de bien, et un jour, quelqu’un d’un peu plus malin qu’eux, dans cette mosquée, leur mettra une ceinture autour de la taille. Et paf quoi.
C’est pour ça qu’aujourd’hui on se retrouve avec des terroristes, entre guillemets, qui sont diagnostiqués déséquilibrés. Et on a un micmac entre l’engagement dans la religion et le déséquilibre psychiatrique. Les deux sont très vrais et c’est très certainement des jeunes qui sont passés par le type d’institution que vous avez décrit.
Merah, c’était le cas, Nemmouch c’était le cas… c’est le cas d’énormément de terroristes. Ils sont tous plus ou moins passés par l’Aide Sociale à l’Enfance. Ils ont tous été à un moment donné signalés, que ce soit par une instit, une assistante sociale, voire fait des tout petits séjours en centre éducatif fermé ou des choses comme ça…
Donc là, pour le coup, on a des jeunes pour qui la notion d’institution a été complètement discréditée. L’Occident apparaît comme un énorme vide à coloniser. Et si ,au début, ils n’étaient pas violents ou psychopathes, effectivement, d’après ce que vous avez décrit, les établissements les fabriquent.
Les fabriquent en quelque sorte, pour moi, dans la mesure où ils n’y ont jamais [rencontrés une Loi structurante], par culpabilité narcissique, mais aussi par confort, ou par fainéantise, ou par je-m’en-foutisme, ou parce que c’est trop dur – parce que c’est dur, je ne voudrais pas non plus donner l’image de quelqu’un qui prend les gens de haut et qui dit que c’est facile. C’est extrêmement dur. Passez une heure dans une salle avec un psychotique, revenez me voir après : vous êtes en lambeaux. D’où les supervisions, ces moments d’analyse collective pour déposer des choses. Mais le travail n’est pas simple, je ne suis pas en train de dire qu’il suffirait de… qu’il y aurait qu’a… Je dis simplement : oui, là où il y a une demande explicite de limite, il faut y répondre, c’est primordial d’y répondre.
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