Quelles natures voulons-nous ?

Christian Lévêque
jeudi 5 octobre 2023
par  LieuxCommuns

Chapitre « Écologie de la restauration. Quelles natures voulons-nous ? » du livre « L’écologie est-elle encore scientifique ? » (2013, Quæ) de Christian Lévêque, pp. 89-101.


En définitive, la restauration écologique, qui exige un effort soutenu de l’homme dans la gestion des perturbations et des équilibres, est le seul acte qui consacre à la fois scientifiquement et moralement notre engagement intelligent au service de la nature. Le laisser faire écologique, la croyance en un équilibre immuable qui n’existe pas : voilà peut-être le vrai crime contre la nature.
Gunnell, 2009

Pendant longtemps, la conservation de la nature s’est focalisée sur la préservation des écosystèmes dont le principe fondateur est d’exclure l’homme des milieux à protéger. Mais les entreprises de restauration ou de réhabilitation d’écosystèmes dégradés, voire de création ex-nihilo de nouveaux écosystèmes, ont connu un développement considérable aux cours de ces dernières décennies. « Recréer la nature » (du nom d’un programme financé par le ministère de l’Environnement ; Chapuis et al., 2001) est ainsi devenu le mot d’ordre de l’écologie de la restauration, laquelle se situe à la confluence de préoccupations économiques et sociales (aménagement du territoire, cadre de vie, espaces récréatifs) et de préoccupations écologiques (conservation de la nature, réhabilitation de sites dégradés). Elle offre l’opportunité de développer un savoir-faire appliqué (une écotechnologie) et de tester les théories écologiques en vraie grandeur sur des sites expérimentaux. L’écologie de la restauration apparaît ainsi comme le bras armé de l’écologie opérationnelle. C’est une écologie de l’action qui nous est proposée, en réaction, peut-être, à une écologie trop longtemps cantonnée dans les études d’impacts et les notices nécrologiques. Mais peut-on refaire ce qui a été défait, comme on répare une voiture ou un appareil électrique ? Il y a là, à n’en pas douter, une vision très mécaniste de la nature et une ambition peut-être un peu démesurée.

Pourquoi restaurer ?

Restaurer, c’est d’abord faire le constat que quelque chose ne va pas dans l’écosystème qualifié de dégradé et qu’on entend, par une action volontariste, rétablir une situation supposée « meilleure »… Il y a donc, en filigrane, un aspect normatif : la représentation par les scientifiques de ce qu’ils considèrent être un système écologique en « bon état ». Si le concept est évocateur, sa déclinaison opérationnelle reste compliquée en l’absence de consensus sur une définition du bon état. Néanmoins, le monde de la restauration est loin d’avoir une attitude homogène. Si certains prônent une politique active, d’autres estiment au contraire que le « laisser faire » est parfois préférable, surtout si l’on met en regard le coût de la ­restauration (Prach et Hobbs, 2008).

De manière spontanée, le terme restaurer laisse penser qu’il s’agit de rétablir un état naturel. Ce terme est d’ailleurs emprunté au vocabulaire muséographique : restaurer un meuble, c’est le remettre dans son état d’origine ! Pour les puristes, l’objectif est, en effet, de retrouver l’état des systèmes écologiques avant dégradation. Selon Clewell et Aronson (2010), « la restauration écologique satisfait le profond désir humain de retrouver un élément de valeur perdu ». Cette phrase mériterait, à elle seule, de longues exégèses concernant le poids des représentations et des idéologies en matière de restauration ! Et, ajoutent-ils, « quand un écosystème est restauré, il doit pouvoir s’auto-organiser, se pérenniser et être capable de se maintenir comme un écosystème non perturbé du même genre situé dans le même contexte ou paysage ». Ce mythe, souvent colporté dans le domaine de la restauration, selon lequel il est possible de retrouver un état pristine (ou un état avant dégradation) et capable de s’auto-entretenir, n’est pas un objectif réaliste dans la majorité des cas. Pour une raison simple : la plupart de nos systèmes écologiques, en Europe tout au moins, sont aménagés depuis longtemps pour des usages économiques ou pour des raisons sécuritaires que peu de citoyens contestent. Ces systèmes créés par l’homme ont ainsi acquis une valeur patrimoniale, à l’exemple de la Camargue, de la Sologne, ou de la forêt des Landes… mais ils n’ont rien à voir avec des systèmes non dégradés !

Il est par contre légitime d’avoir des objectifs éthiques, esthétiques, écologiques ou économiques en matière d’aménagement. Et de se poser la question de manière différente : quelles natures voulons-nous recréer ? Que voulons-nous faire du système que l’on se propose de restaurer ? Et pourquoi le fait-on ? On aborde ainsi la question de la restauration sous un angle moins ésotérique que celui d’un hypothétique « bon état », avec des objectifs que le citoyen et les élus peuvent comprendre. Peu de chance par exemple de convaincre les riverains d’abattre les digues et de restaurer la nature sauvage et primitive de nos grands fleuves car les dégâts causés par les crues centenaires ont marqué les esprits ! Mais on peut avoir pour ambition de retrouver un peu plus de naturalité sur les berges et une vie plus active dans les eaux ! Peu de chances également de recréer ces zones humides, infestées de moustiques, qui furent en grande partie asséchées au XIXe siècle en raison des ravages de la malaria. Des moustiques, pas plus que des loups, personne n’en veut, même si certains intégristes disent encore que ces espèces sont nécessaires au bon ­fonctionnement des écosystèmes !

En faisant un petit pas de plus, on peut aussi penser que nos actions de restauration sont essentiellement motivées par des considérations éthiques, esthétiques ou idéologiques, indépendamment d’une préoccupation scientifique. Auquel cas on n’a pas à s’embarrasser des a priori scientifiques, ni du fameux « nécessité d’améliorer nos connaissances » souvent invoqué dans ces circonstances pour cacher notre ignorance. La réponse à « quelles natures voulons-nous ? » relève alors, pour l’essentiel, de l’application concrète de systèmes de valeurs. L’obtention d’un consensus social pour ce type d’opération, via les processus délibératifs habituels, est plus simple, puisqu’il s’affranchit de la dimension écologique, souvent source de conflits ou pour le moins de complications. Évidemment nous sommes dans une démarche de jardinage, voire de bricolage, dans laquelle le savoir-faire de l’ingénierie écologique est fondamental. Mais ce type de situation où l’écologie est marginalisée est finalement assez fréquent, notamment dans les opérations de restauration menées, pour l’essentiel, par des paysagistes.

Des ambiguïtés dans les paradigmes

Une première ambiguïté réside dans les termes utilisés. Le terme restaurer est le plus souvent utilisé dans un sens générique qui englobe différents types d’intervention sur les systèmes écologiques. Le programme national de recherche « Recréer la nature » (Chapuis et al., 2001, 2002) distinguait ainsi divers types de démarches. La restauration correspond à « la transformation intentionnelle d’un milieu pour y rétablir un écosystème considéré comme indigène et historique. Le but de cette intervention est d’imiter la structure, le fonctionnement, la diversité et la dynamique de l’écosystème prévu ». La réhabilitation d’un écosystème « consiste à lui permettre de retrouver ses fonctions essentielles en le situant sur une trajectoire naturelle favorable à l’un des états alternatifs stables ». La création vise « à construire ex nihilo un écosystème en compensation d’une destruction due à un aménagement de type lourd ». On ne recrée pas la nature mais on recrée de la nature.

Une seconde ambiguïté, déjà soulignée, est celle du retour espéré à un état antérieur qui pose d’emblée le problème de la réversibilité. Il y a, à la base du paradigme de la restauration, une prise de position idéologique qui va à l’encontre de l’évidence scientifique selon laquelle les systèmes sont sur des trajectoires irréversibles… On contourne en général la difficulté par un discours casuistique précisant qu’il s’agit de retrouver un état le plus proche possible de l’état naturel… Mais l’idée de réversibilité nous renvoie néanmoins à une demande souvent exprimée en matière de restauration : « retrouver la rivière de mon enfance… ». D’où vient cette idée que « c’était mieux avant » ? Cette motivation est souvent mise en avant pour justifier d’opérations qui sont en réalité de la renaturation (Dufour et Piegay, 2009).

Une autre ambiguïté réside dans les conceptions différentes de la nature selon les groupes sociaux. Le développement de l’écologie de la restauration amène à s’interroger sur la part relative de la science écologique et des sciences sociales dans cette activité. Car l’idée que se fait un écologue du bon état d’un système écologique peut être assez différente de celle d’un citoyen. La naturalité est une représentation mentale que se font les individus d’un objet qu’ils considèrent être « naturel ». Marylise Cottet-Tronchère (2010) résume ainsi la situation : « Il apparaît que ce que les gens appellent “nature” est éminemment culturel. […] la naturalité, telle qu’elle est perçue par tout un chacun, est susceptible d’entrer en contradiction avec la naturalité, telle qu’elle est appréhendée par les écologues chargés de définir le bon état écologique. »

Ainsi, une enquête réalisée sur le Rhône (Le Lay et al., 2007) a mis en évidence que les paysages de rivières qui exercent la plus grande attraction ne sont pas les paysages sauvages, mais ceux qui apparaissent comme « entretenus » aux yeux du public. Cette attirance pour les paysages entretenus peut s’expliquer par des besoins de loisirs mais aussi de sécurité. De manière générale, si les paysages perçus comme naturels sont jugés plus esthétiques, c’est que les structures paysagères qui les caractérisent correspondent à un idéal culturel. Ces préférences esthétiques ne semblent, en aucun cas, être liées au bon état écologique. En réalité, les citoyens sont beaucoup plus sensibles à la perception paysagère qu’à l’état écologique.

Quelles natures voulons-nous ? Une question de société

Les remarques ci-dessus mettent en relief l’ambiguïté du concept de naturalité : si les individus affichent des préférences pour les environnements naturels, ce sont en réalité les paysages entretenus qu’ils plébiscitent. D’où la question : l’écosystème de référence, celui que l’on se fixe comme objectif, doit-il être déterminé par les écologues eux-mêmes, à l’aide de critères exclusifs à leur discipline, ou doivent-ils faire l’objet d’une négociation préalable avec d’autres acteurs du territoire, qu’ils soient gestionnaires ou simples usagers ? Comment concilier valeur écologique et valeur « paysagère » ou ludique ? Le terrain de la restauration est sans doute celui sur lequel la biologie et les sciences sociales sont amenées à faire des rencontres qui ne soient pas seulement protocolaires (Fabiani, 1999)…

La question qui se pose alors pour le gestionnaire est de faire émerger un consensus entre les scientifiques, les ingénieurs, les politiques et la société quant aux objectifs à atteindre. Et, plus exactement, d’identifier les leviers sur lesquels il peut agir de manière à placer le système à restaurer sur la trajectoire souhaitée. Car la notion de trajectoire – par opposition au paradigme de l’équilibre – ne correspond pas, bien entendu, à une simple extrapolation des conditions actuelles. Dans cette logique de dynamique temporelle des systèmes écologiques, la notion normative d’état de référence perd toute signification. Mais on peut la remplacer à moyen terme par la notion d’état désiré. Ce dernier devrait être une projection sur le futur, élaborée localement après concertation des différents protagonistes. Tout projet devrait en effet fédérer les attentes d’écologistes qui ne parlent que de biodiversité sans savoir la définir, de partenaires économiques portés par leurs intérêts immédiats, de politiques qui ne veulent pas de vagues mais ne rechignent pas non plus sur des projets dont ils pourront s’approprier la paternité à condition qu’ils réussissent, et du citoyen lambda qui peut porter un regard positif sur le projet mais qui demande « combien ça coûte tout ça » et si c’est bien la priorité dans le contexte actuel ! En réalité, cette concertation c’est l’application concrète de l’idée de gouvernance qui est l’un des piliers de la directive cadre sur l’eau !

L’état désiré d’un fleuve devrait donc être le produit d’une démarche pragmatique. Comme Paul Arnould l’a suggéré à propos des forêts, on peut évoquer les trois « pro- », comme « production », « promenade » et « protection »… Dans le cas des fleuves, il s’agit alors, pour simplifier, de renforcer la sécurité, recréer des habitats pour les poissons et renaturer les berges !

Surgit cependant une forte interrogation : les écologues sont- ils capables d’identifier la meilleure trajectoire possible dans un monde en évolution permanente ? Et surtout, que peuvent- ils conseiller sérieusement aux gestionnaires compte tenu des incertitudes sur le futur ? Le changement climatique, l’arrivée de nouvelles espèces, les contraintes économiques liées aux usages des milieux, laissent supposer qu’il y a plusieurs futurs possibles pour un système écologique. Une situation qui nous dérange car nous préférons les systèmes déterministes qui nous sécurisent intellectuellement, alors que le hasard a joué et continuera de jouer un rôle important dans la dynamique des systèmes écologiques. L’écologie reste une science ­d’observation et il faut se faire à l’idée que nous ne pouvons pas tout modéliser.

Le cache sexe de la biodiversité

Une idée reçue, très populaire, est que la restauration écologique a pour objectif la conservation et la protection de la biodiversité, et celle-ci est invoquée comme un des principaux baromètres du succès des opérations. Mais cette formulation est souvent utilisée de manière incantatoire. Vise-t-on à protéger une espèce ou un habitat ? Ou à diversifier les habitats ? Ou à augmenter localement la richesse en espèces d’un groupe zoologique ou botanique ? Tout un ensemble de questions qui sont assez rarement documentées. Le plus souvent, pour les milieux aquatiques, on cible les oiseaux, parfois les poissons, des espèces qui se voient et qui ont un impact médiatique. Mais il s’agit alors de groupes spécifiques, pas de « la » biodiversité.

De fait, la biodiversité ne semble pas être la raison principale de beaucoup de démarches de restauration. Sur la base d’un bilan réalisé sur 480 actions déclarées comme relevant du domaine de la restauration des rivières, Morandi et Piégay (2011) ont montré que, dans la pratique, les motivations répondent à trois catégories principales :

–– des restaurations à visée hydraulique, centrées sur des enjeux sécuritaires (protection des berges par génie végétal, entretien des ripisylves, protection des berges en génie civil – murs en pierres, gabions –, gestion hydraulique, curage du chenal, etc.) ;

–– des restaurations à objectif piscicole afin d’assurer la pérennité d’une ressource (création et restauration de frayères, aménagement d’habitats, diversification des écoulements, etc.) ;

–– des restaurations à finalité écologique considérant le bon fonctionnement comme le garant du développement durable (relèvements des débits minima, remodelage du chenal, restauration d’annexes hydrauliques, effacement de seuils et de barrages, restauration des ripisylves, etc.).

L’analyse met aussi en évidence qu’il y a peu de suivis mis en place pour savoir si les actions ont eu des répercussions attendues sur le milieu ou si l’opération est un échec. Il est difficile en général de savoir si elles se sont soldées par des gains écologiques et socio-économiques… Plus curieux encore, mais ceci peut expliquer cela, près de 50 % des actions ne mentionnent pas explicitement les objectifs et 71 % ne semblent répondre à aucun signe de dysfonctionnement du système.

Des pratiques à revisiter

En matière de restauration écologique, les experts suivent généralement une « philosophie interventionniste, activiste et légitimante » justifiant leurs buts par des critères écologiques qu’ils estiment structurants. Cette légitimité de la science s’inscrit dans la tradition positiviste (Bravard, 2006). Mais dans la réalité, prétendre gérer les écosystèmes naturels, c’est se confronter à la complexité des multiples interactions et des dynamiques spatio-temporelles qui sont encore mal connues, et donc mal maîtrisées. Ces mêmes scientifiques, dans une démarche quelque peu schizophrène, ne cessent par contre de mettre en avant la grande complexité des systèmes naturels, la difficulté à comprendre leur fonctionnement et l’impérieuse nécessité d’approfondir nos connaissances. La science écologique appliquée à la restauration nous a néanmoins distillé une idée fondamentale qui semble faire consensus. En bref, restaurer c’est avant tout recréer de l’hétérogénéité et de la variabilité. C’est un grand pas en matière conceptuelle par rapport à une vision longtemps fixiste de l’écologie.

À ces incertitudes concernant le fonctionnement des écosystèmes s’ajoutent les incertitudes relatives aux techniques émergentes de l’ingénierie écologique. Le développement du génie écologique pose de surcroît le problème de la spécificité et de la place d’une intervention des écologues par rapport à d’autres interventions sur la nature comme celle du paysagiste spécialisé dans l’aménagement de l’espace, ou celle de tous les acteurs sociaux qui mobilisent des savoirs pratiques sur les mêmes terrains. Quelle est la compétence spécifique de l’écologue par rapport à tous ces métiers ? Si le génie écologique n’est pas en mesure de reproduire du non reproductible, quelle est donc son originalité par rapport à d’autres formes d’aménagement de l’espace, à l’exemple du paysage (Barnaud et Chapuis, 2004) ?

La société n’a pas attendu la naissance de la science écologique pour développer un savoir-faire en matière de gestion des espaces naturels et de leurs ressources. Les forestiers, comme les gestionnaires des pêches, avaient acquis un savoir empirique qui a d’ailleurs servi par la suite aux écologues. Mais pour acquérir le statut de « science », l’écologie scientifique s’est progressivement démarquée des savoirs populaires en matière de gestion de la nature. Avec une certaine arrogance, les écologues mettent en avant « l’arsenal conceptuel » de la science pour mieux se démarquer de ces savoirs profanes. On s’inscrit ici dans une pratique assez courante dans les domaines de la conservation et de la restauration, mais aussi de la gestion des ressources naturelles, qui consiste à disqualifier les pratiques « traditionnelles » de gestion ou de protection au motif qu’elles n’ont pas d’assise scientifique, et de proposer à la place aux gestionnaires leur démarche basée sur la rigueur des connaissances et du raisonnement scientifique.

Il est donc souhaitable d’élaborer des stratégies de restauration qui prennent en compte la perception des citoyens et leurs attentes éthiques et esthétiques, tout autant que la connaissance scientifique. Or, ce n’est pas souvent le cas. En outre, on peut s’interroger sur les motivations et la manière dont sont conduites nombre d’opérations de restauration. On constate en effet une certaine fébrilité à agir, soit que l’on soit pressé d’appliquer des idées que l’on trouve judicieuses, soit que l’on fasse de l’action un élément banalisé d’une politique environnementale sans trop se soucier des objectifs ni des résultats. À ce titre, les conclusions du travail d’analyse de Morandi et Piégay (2011) sont tout à fait édifiantes. Sur 480 actions déclarées sur internet comme relevant du domaine de la restauration des rivières, seules 30 % mentionnent l’existence d’un suivi, mais 7 % seulement (35 opérations) font état de deux éléments de suivi (état avant et/ou après restauration, site témoin, suivi technique) et il n’y a que trois cas pour lesquels suivis scientifiques, états initiaux et sites témoins sont développés simultanément ! En d’autres termes, on se soucie assez peu des résultats et on ne se donne pas réellement les moyens de vérifier si l’opération a été positive.

Il est navrant de constater, en fin de compte, que l’action est davantage valorisée que son résultat. Et on est en droit de mettre en regard le peu d’informations recueillies dans le cadre de ces activités de restauration et la légitimité des sommes dépensées sans vérifications ni obligation de résultats. Du pain béni pour la Cour des comptes ?

La compensation : un nouveau business ?

L’idée en soi est intéressante : il s’agit de limiter la dégradation des milieux naturels par des projets d’aménagements, en obligeant les maitres d’ouvrages à prendre des précautions. La loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature prévoyait que toute étude d’impact comporte « les mesures envisagées pour supprimer, réduire et, si possible, compenser les conséquences dommageables pour l’environnement » des projets. Cette obligation, qui est restée longtemps en veilleuse, a été reprise par le Grenelle de l’environnement, sur la base d’un système d’échange de sites à potentialités comparables. Et elle a donné lieu à une doctrine selon laquelle la compensation s’inscrit dans une séquence dite « éviter – réduire – ­­compenser » (ERC). En d’autres termes, il faut d’abord tout faire pour éviter les impacts et, sinon, les réduire au minimum. En dernier recours, il faut compenser « en nature » les impacts résiduels, en réalisant des actions de conservation favorables aux espèces, habitats et fonctionnalités présents dans les milieux dégradés. Le concept « d’équivalence écologique », entre les pertes liées aux impacts et les gains attendus des mesures compensatoires, parfois utilisé par les écologues, est certes parlant, mais ne résout pas pour autant le problème opérationnel qui consiste à recommander ou non les échanges de sites.

Autrement dit, pour compenser une trop faible réduction des impacts d’un projet, le demandeur doit s’engager à améliorer les fonctionnalités d’une zone humide voisine. Cette compensation peut être réalisée sur le site ou sur un autre site. Ce faisant, on admet implicitement que des espaces naturels protégés sont substituables entre eux, ce qui fait l’objet bien évidemment de débats ! Cette démarche est proche, sinon calquée sur celle du wetland mitigation américain, en application depuis 1978, qui vise à atténuer les impacts sur les zones humides. Évidemment, cette démarche a un coût. Mais là n’est pas le fond du problème : elle interpelle les écologues à la fois sur les objectifs de la restauration et sur la nature des « compensations » ! Dans un tel contexte, on peut s’attendre à quelques belles usines à gaz dont nos sociétés ont le secret ! De fait, l’économie et le droit prennent la main sur ce domaine que les écologues ont, il faut l’avouer, un peu de mal à baliser. Car au-delà du discours théorique sur les fonctions et services écosystémiques, il existe beaucoup d’incertitudes sur les résultats attendus concrètement des opérations de restauration. Une méta-analyse (Moreno-Mateos et al., 2012), portant sur 621 projets de restauration ou création de zones humides dans le monde, montre que dans de nombreux cas la récupération est lente, voire incomplète. Il faut laisser du temps aux systèmes réhabilités, mais même dans ces conditions, on ne maîtrise pas la trajectoire future qui peut dépendre de facteurs de contrôle non maîtrisés. Qui peut dire avec certitude, par exemple, quel sera le climat dans 50 ans ?

On peut donc s’attendre à des contentieux coûteux, qui nécessiteront des évaluations économiques et de longs procès. Le résultat net est que la compensation devient un banal business qui profitera plus aux économistes et aux juristes qu’aux milieux naturels ! Ainsi, aux États-Unis, la conservation des zones humides est devenue une véritable industrie pour que les aménageurs puissent obtenir leurs permis, avec des banques de compensation, des crédits, des ratios, etc. (Geniaux, 2001).

Le succès mitigé des échanges « surface contre surface » de zones restaurées, créées ou améliorées, a conduit à mettre en place un système de coordination des échanges par un système bancaire. Le Mitigation Banking est un mécanisme qui consiste à échanger des crédits et des débits en termes de fonctionnalités des zones humides sur la base d’un prix principalement guidé par le coût de restauration ou de création de ces fonctionnalités. L’aménageur peut faire l’acquisition de « crédits » ou « d’unités » auprès de ces banques. Le nombre de crédits ou d’unités à acquérir est issu d’un calcul confrontant les pertes anticipées suite à l’aménagement proposé et les gains obtenus par la banque de site (Quétier et al., 2011). Allons-nous voir ce type de démarche s’installer chez nous ?

Bibliographie

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  • Chapuis J.L., Barre V., Barnaud G., 2001. Principaux résultats scientifiques et opérationnels. Recréer la nature. Réhabilitation, restauration et création d’écosystèmes. Programme national de recherche. MATE, MNHN, 173 p. + annexes.
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  • Morandi B., Piegay H., 2011. Les restaurations de rivières sur Internet : premier bilan. Nature, Sciences, Sociétés, 19 (3), 224-235.
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