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Lieux Communs : Cette fixation islamique sur la judéité se retrouve politiquement : on entend ainsi, de manière récurrente, les islamistes comparer la situation des musulmans en France aux persécutions des Juifs sous l’Occupation. L’affirmation est absolument obscène, mais, si l’Occident est effectivement habité par une « passion génocidaire », pour reprendre le titre de votre ouvrage de 2006 (Europe, une passion génocidaire), les musulmans n’ont-ils pas finalement raison de craindre pour eux-mêmes ?
Georges Bensoussan : Dans ce livre que vous citez, j’avais essayé, sans prétendre à l’exhaustivité évidemment, de dégager quelques racines culturelles de la Shoah que, dans la lignée de la pensée d’un Pierre Legendre qui vient de disparaître, je tiens pour une césure anthropologique. En évoquant une « passion génocidaire », je tentai d’en dégager les soubassements, les linéaments, le parcours de cette volonté de faire disparaître le signe juif de l’horizon culturel de l’Occident chrétien. Hasard des lectures, je suis tombé récemment sur l’épisode de la rencontre entre Théodor Herzl et le pape en janvier 1904, quelques mois avant la mort du dirigeant sioniste. Il était venu à Rome plaider la cause d’un foyer national juif en « Terre sainte » comme disent les chrétiens. Le pape le reçoit fort courtoisement et, à sa demande, il répond simplement : « Vous ne reconnaissez pas la divinité de Jésus, nous ne pouvons donc vous reconnaître, vous les Juifs ». En d’autres termes, les Juifs n’auront jamais de droits en Terre sainte dès lors qu’ils ne reconnaissent pas la messianité de Jésus. Cette question constitue le nœud du problème et entraîne une construction qui vise, on le sait tous, et ceci n’a rien d’original, à se substituer au judaïsme. Cette « théologie de la substitution » vise moins à faire disparaître le message juif que le messager juif, alors que le christianisme des origines n’est rien d’autre qu’une branche juive parmi beaucoup d’autres. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans l’historiographie classique les Évangiles auraient été rédigés en hébreu et en araméen à la fin du 1er siècle, soit longtemps près la mort de Jésus. Les travaux plus récents de Claude Tresmontant [1] démontrent de façon convaincante que les Évangiles ont été écrits dans la foulée immédiate de la mort du Christ (peut-être en hébreu ou en grec par des hébréophones), et par ses disciples, ce qui est plus vraisemblable. On comprend mal en effet pourquoi il se serait écoulé 70 ans entre la mort du Messie supposé et le récit de ses disciples. A priori, ce délai paraît invraisemblable sauf si l’on prend en compte la volonté du christianisme institutionnalisé de rompre ses racines avec le judaïsme.
Ce développement un peu long pour expliquer que j’ai usé de l’expression « passion génocidaire » dans le seul cas du peuple juif qu’on a voulu éradiquer de la surface de la Terre. Car il s’agit bien ici d’un crime ontologique que ne soutient aucune rationalité économique, politique ou territoriale. Un crime de nature strictement idéologique quand il faut faire disparaître les Juifs par souci existentiel : « Ils sont maudits si nous sommes chrétiens » notait un curé français à la fin du XIXe siècle, un propos rapporté par le journal La Croix.
C’est pourquoi il ne s’agit pas d’extrapoler et concevoir une Europe habitée comme par essence d’une volonté génocidaire à l’endroit de tout ennemi. Comme s’il s’agissait d’une identité de type « racial ». L’Europe est traversée par des conflits multiples, en particulier à l’époque moderne à partir des « guerres de religion » entre le milieu du XVIe et le milieu du XVIIe siècle, des conflits d’une atrocité aujourd’hui oubliée, mais qui ne sont pas de nature génocidaire. Des massacres épouvantables (que l’on pense aux guerres de religion françaises et à l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques,) une orgie de sadisme (qu’on pense aux guerres de Vendée en 1793), mais pas la volonté de faire disparaître une population jusqu’au dernier.
C’est pourquoi je récuse l’application des mots « passion génocidaire » aux musulmans d’aujourd’hui. Comme je refuse aussi de croire que les musulmans d’aujourd’hui craindraient pour leur survie en Europe. Si tel était le cas, on comprendrait mal pourquoi ils sont si nombreux à vouloir gagner le Vieux continent alors qu’ils y seraient menacés d’une mort certaine. Il s’agirait d’un comportement d’ignorant ou d’abruti. Il en va de même pour la France, cet État qualifié d’« État ontologiquement raciste » dans les milieux de l’extrême gauche « décoloniale » flanquée de ses multiples alliés proto-islamistes. Mais alors, une fois encore, pourquoi tant de musulmans, venus du Maghreb en particulier, convoitent-ils ce fameux permis d’entrer dans un pays où les attendent discrimination, ségrégation, racisme au quotidien et, in fine, danger de mort… ? De quoi raviver ce chromo de populations angéliques, nourries d’une « religion de paix et d’amour » et se dirigeant, visage innocent et cœur battant, vers ses bourreaux… Pour rappel : en 1938, alors que les nuages s’amoncellent, les Juifs n’ont de cesse de fuir l’Europe. C’est la course aux visas et aux passeports, le recours à l’immigration clandestine et quasiment partout les portes fermées. Jusqu’à l’abandon hypocrite de la conférence d’Évian (juillet 1938) couronné par le Livre blanc britannique sur la Palestine promulgué qui en mai 1939 ferme aux Juifs les portes de la Terre sainte.
Nous assistons au mouvement inverse avec les musulmans qui arrivent en Europe. C’est pourquoi ce déni massif de la réalité interroge la capacité du psychisme humain a travestir le réel pour camper dans un univers de faux-semblants, d’illusions, de leurres qui assurent la survie à court terme. Il questionne également la prétendue « passion génocidaire » de l’Europe appliquée aux musulmans pour y retrouver le vieux mimétisme arabo-musulman vis-à-vis des Juifs. C’est l’imaginaire de l’Orient arabe qu’il interroge bien davantage que celui de l’Europe. Un imaginaire arabe (en particulier au Maghreb où en 1945 se concentrent les communautés juives les plus nombreuses de l’Orient musulman, Iran et Turquie incluse), habité par le double mouvement de répulsion/fascination à l’égard du signe juif. Une ambivalence courante que l’on retrouve également dans certaines formes d’antijudaïsme en Europe. De là, un comportement mimétique vis-à-vis des Juifs, voire un comportement jaloux au sens originel du terme quand il s’agit de se substituer aux Juifs pour apparaître comme la seule figure de l’origine.
L’origine de l’islam demeure profondément marquée par le message juif, et à certains égards c’est souvent un décalque du judaïsme. Le prophète Mahomet qui malgré la légende n’est pas un analphabète, mais au contraire connaît parfaitement les grands textes de la tradition juive, bâtit avec les siens un enseignement imprégné de judaïsme. C’est là que le bât blesse. Comme dans le cas du christianisme, on entend garder le message en se débarrassant du messager. Aux chrétiens, la théorie de la substitution ; aux musulmans, la théorie de la falsification. A fortiori quand l’islam se pose en religion révélée qui clôture. Et que l’on prétend être à soi-même sa propre origine.
On ne peut dissocier les crises intellectuelles et morales que nous vivons aujourd’hui de la révolution anthropologique entamée au moins depuis un siècle, à savoir l’effondrement de la pratique religieuse, en particulier en France de la pratique catholique. En 1872, dans le dernier recensement public qui comportait officiellement une rubrique religieuse, plus de 97 % des Français avaient répondu qu’ils étaient « catholiques romains ». À quelques points près, on en est encore pratiquement là au début des années 1960. Mais en 2020, ils ne sont plus que 25 % à faire la même réponse. Là est le choc majeur et largement sous-estimé.
Enfin, et sans verser dans une approche mystique, on peut s’interroger sur ce qui, au-delà de la jalousie de l’origine, insupporte tant les modernes dans le message juif. En 1882 déjà, dans sa brochure Autoémancipation, Léon Pinsker qualifiait les Juifs de « peuple élu de la haine universelle ». Je ne suis pas loin de penser, même si c’est avec réticence qu’il est possible que la loi qui limite, ordonne et assure le passage de la barbarie vers la civilisation constitue peut-être le cœur de l’insupportable pour un monde gagné par l’hubris de la toute-puissance, au mépris de la morale la plus élémentaire. La loi qui empêche est le message basique de toute civilisation et s’y voir constamment ramené devient insupportable. On entend ici, en écho, la parole que l’un des sages du judaïsme antique, Hillel, aurait répondu à cet empereur romain qui le défiait de pouvoir résumer l’enseignement du judaïsme en se tenant sur un seul pied : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».
LC : Cela mériterait certainement discussion, voire un nouvel entretien... Mais, parallèlement à cet antijudaïsme atavique, ne retrouve-t-on pas, au fond, une identification des musulmans immigrant en Europe à l’installation progressive des Juifs en Palestine, dont vous retracez excellemment l’histoire dans votre livre récent, Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950) [2] ?
G. B. : L’arrivée des musulmans en Europe, un phénomène massif et déjà ancien d’un bon demi-siècle, fait de l’islam la deuxième religion dans de nombreux pays d’accueil. Les phénomènes religieux nous échappent, à commencer par la vague de fond islamiste, parce que nous sommes sortis, notait Marcel Gauchet au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, « de cette religiosité fondamentale ». La diffusion du modèle occidental, ce qu’il nomme l’« occidentalisation culturelle du globe », impose selon lui à l’ensemble des sociétés une rupture avec l’organisation religieuse du monde ». Quand la modernité est vécue comme une « agression culturelle », a fortiori dans les sociétés musulmanes traditionnelles bousculées, chamboulées même par l’émigration, ce contexte, explique Marcel Gauchet, peut provoquer « une réactivation virulente d’un fonds religieux en train de se désagréger. » Si l’islam est la matrice de la violence islamiste, c’est parce qu’il « est le dernier venu des monothéismes et se pense comme la clôture de l’invention monothéiste. Il réfléchit les religions qui l’ont précédé et prétend mettre un terme à ce qu’a été le parcours de cette révélation » explique Marcel Gauchet. De là, son agressivité vis-à-vis des deux autres monothéismes, une violence nourrie par le ressentiment et l’incompréhension, par la vision du gouffre ouvert entre le discours vainqueur de l’islam et une réalité géopolitique marquée par d’innombrables échecs.
Comparer cette immigration de peuplement à l’immigration juive en Palestine entre 1880 et 1947 m’apparaît comme un sophisme. Tout simplement parce que les Juifs qui débarquent en Palestine ont, à tort ou à raison (c’est une autre question) la conviction de revenir chez eux. Ils n’habitent plus cette terre depuis des siècles, mais elle demeure au centre de leur liturgie, de leurs prières, de leurs cérémonies, de leur imaginaire.
Cela posé, et à l’exception de l’Espagne, en quoi les musulmans qui arrivent aujourd’hui en Europe ont-ils le sentiment de revenir chez eux ? À moins d’évoquer l’arrêt de l’islam à Poitiers en 732 et, pourquoi pas, le col de Roncevaux et le sort de Roland… ? Pour autant, que représente l’Espagne musulmane dans un imaginaire musulman structuré autour de La Mecque et Médine, ces deux villes qui indiquent la direction de la prière (Quibla). Jérusalem est d’ailleurs ici un artifice qui n’est mis en lumière qu’aux époques où la ville échappe aux musulmans : au XIIe siècle avec les Croisades, au XXe siècle avec la colonisation anglaise (1917-1947) et surtout avec le mouvement sioniste. Or, Jérusalem n’est jamais mentionnée dans le Coran (le Dôme du rocher est mentionné, mais pas la ville elle-même), Yeroushalayim, le nom hébraïque de Jérusalem est mentionné plus de 600 fois dans la Bible juive (Ta Na Kh). Ainsi retrouve-t-on ici, en d’autres termes, la logique de la substitution et la même passion mimétique pour ces Juifs que l’on souhaite effacer pour mieux endosser leur habit d’aîné.
Peut-on qualifier d’immigration colonialiste l’immigration juive en Palestine ? Que se passe-t-il sur le terrain entre 1890 et 1940 ? Une immigration juive qui prend de l’ampleur après 1930 et qui, loin de vouloir dominer les Arabes, les ignore. On peut juger condamnable cette politique, mais on ne peut pas en même temps en faire une entreprise de nature coloniale comme celle qui prévaut alors en Algérie. Là, le colonisateur français domine la population arabo-berbère locale, il l’exproprie, la fait travailler et l’exploite. S’il n’y a rien de tout cela en Palestine, c’est parce qu’il s’agit d’une entreprise de colonisation et non d’une entreprise colonialiste.
Une entreprise de colonisation au sens où les cités de la Grèce antique fondent Marseille vers 600 avant notre ère ou colonisent l’Italie du Sud dans le même temps. La forme atypique du nationalisme juif relève de la colonisation lorsqu’un peuple dispersé, et qui depuis longtemps n’habite plus la terre des ancêtres, prétend y revenir pour former un État-nation. Ce cas de figure est évidemment trop singulier pour ne pas déstabiliser l’entendement. Il brouille les repères habituels et nourrit la tentation de rattacher au schéma classique de l’histoire cette figure inconnue. Or, ici, précisément, quelque chose résiste à ces références et à ces modèles, à commencer par le fait, encore aujourd’hui difficilement audible, que le judaïsme est en premier lieu une pratique avant d’être un système de croyances. Et qu’il est en second lieu un peuple (au sens originel de nation) structuré autour d’un livre et d’une langue. Ce n’est pas par hasard que le mouvement sioniste fait de l’hébreu écrit et parlé un combat prioritaire, depuis l’hébreu littéraire et journalistique au milieu du XIXe siècle, jusqu’à l’hébreu langue d’enseignement (vers 1890) puis langue maternelle avant la Grande Guerre lorsque la moitié de la population juive de Palestine (50 à 60 000 habitants), parle hébreu dans sa vie quotidienne.
LC : Vos positions hétérodoxes vous ont valu un procès invraisemblable pour « haine raciale » [3], intenté, notamment, par les islamistes du CCIF [aujourd’hui CCIE]. Vous l’avez finalement gagné, mais au terme d’une épreuve qui évoque à la fois Kafka, Ubu et Orwell, et que vous mettez en perspective dans votre livre Un Exil français [4] qui en analyse les tenants et les aboutissants. Que cela révèle-t-il, à vos yeux, de l’état de la France contemporaine et plus généralement de l’Occident, des tendances lourdes qui les travaillent ?
G. B. : Vous avez raison d’évoquer Kafka et Orwell. Au terme de cette épreuve judiciaire étalée sur quatre ans jusqu’à la cassation, et au terme comme vous le rappelez de trois victoires (première instance, appel et cassation), la plupart de ceux qui m’entouraient avaient, à juste titre, manifesté leur joie d’avoir comme on dit « gagné ».
J’étais certes satisfait, mais je n’ai jamais éprouvé de véritable joie parce que, pour moi, le mal était fait : ce procès n’aurait jamais dû avoir lieu. Là était l’essentiel, ce qu’en chemin on avait parfois perdu de vue. La tenue de ce procès était la preuve de la régression du débat et de la dégradation de la vie intellectuelle en France. Pour le comprendre, il faut faire retour à Tocqueville et à son analyse de « l’absence de pensée » aux États-Unis, et à Orwell qui perçoit clairement la matrice totalitaire des sociétés de masse obsédées par le contrôle des individus, a fortiori là où le communisme a fait fonction de transition vers la modernité, en Russie et surtout en Chine, laquelle nous annonce le règne d’un contrôle social quasi total sur nos vies.
Revenons au procès initié par les islamistes du CCIF [aujourd’hui CCIE] au moyen d’un signalement que le parquet a suivi. Donc l’État, via le Ministère de la justice. Ce procès de délit d’opinion était le signe avant-coureur, avec d’autres, d’une régression de la liberté de parole, et de proche en proche, de la liberté de penser. Des zones entières de la réalité sont ainsi soustraites au débat, interdites d’évocation par l’étrange triade formée par le gauchisme, l’hyper libéralisme financier, et l’islamisme. Parmi ces zones, l’immigration, l’anthropologie culturelle assimilée à une forme insidieuse de « racisme » quand elle fait le constat, banal, de la variété des organisations sociales et des visions du monde. Évoquer cette diversité semble contrevenir à l’utopie de l’homme universel et interchangeable.
Dans mon cas, et c’est ce qui me valut ce procès, il paraissait difficile d’accepter que les sociétés du Maghreb étaient porteuses d’une culture antijuive parfois très profonde, de la même façon qu’il paraissait impossible d’admettre que ces sociétés claniques (cf. Germaine Tillon, Le Harem et les cousins, 1957) sécrétaient une violence dont tous font les frais. À commencer par les femmes, les enfants, les Noirs et les Juifs.
Évoquer des logiciels culturels différents, des conduites sociales différentes (cf. Hugues Lagrange, Le Déni des cultures, 2010) peut vous valoir d’être visé par l’accusation destructrice de « racisme ». À propos des émeutes de 2005, Lagrange l’avait fait. Il s’était fait mettre en pièces par sa famille politique d’origine. Tout se passe comme si décrire la réalité de la violence archaïque qui structure une partie du « monde d’en bas », c’était la faire exister. À ce climat d’intimidation qui peut virer rapidement au terrorisme intellectuel, s’ajoute le prêt-à-penser qui voit dans toute différence une injustice et dans toute singularité une « atteinte à la dignité d’autrui ». Cette dérive démocratique a transformé la passion de l’égalité en aspiration au nivellement égalitariste qui finit parfois par voir dans le talent singulier d’un individu une atteinte à la dignité de ceux qui en sont dépourvus.
Tout se passe comme si la reconnaissance de la singularité des individus, et de l’inégale répartition entre eux des capacités, des talents, des compétences et même de la valeur morale était une atteinte portée à l’égalité comme religion. Je ne m’éloigne pas du sujet en évoquant cette passion de l’égalitarisme qui place sur le même plan la Recherche du temps perdu et un album de bandes dessinées. Elle relève d’un processus de massification qui entend effacer l’individu et entretient un rapport étroit avec la régression de la liberté de pensée.
Dès lors que nous ne sommes pas tous des artistes ou des héros, on ne peut continuer à méconnaître le rôle clé de l’individu, une méconnaissance qui a partie liée avec la singularité des cultures et ce constat, banal, que certaines sont plus stimulantes que d’autres qui favorisent résignation et fatalisme.
Le procès qui m’avait été intenté montrait l’impossibilité de parler de l’immigration, en particulier de l’immigration maghrébine et des schémas culturels régressifs (l’antisémitisme n’en est qu’un exemple) qu’elle avait importés en France. Nous n’en avons pas fini de payer ce mutisme quand pour prévenir le risque de racisme (« ne pas faire le jeu de l’extrême droite »), l’antiracisme dévoyé jette un voile sur des pans entiers d’une réalité sociale qu’on s’interdit de penser.
Cet « antiracisme » est devenu à la longue l’un des pires vecteurs du conformisme de masse. Pour « ne pas stigmatiser des gens déjà stigmatisés » (sic), on travestit la réalité sociale, on trafique le passé historique, on violente une deuxième fois les victimes. Dans la question des traites négrières, par exemple, on s’efforcera de taire ou de minimiser les traites arabes et musulmanes pour mieux instruire le procès de l’Europe, cette source absolue du malheur humain. Au nom du « vivre-ensemble » dans la France d’aujourd’hui, on taira l’antijudaïsme du Maghreb. Ce faisant, on méconnaîtra le déracinement infligé à 500 000 Juifs d’Afrique du Nord au XXe siècle.
Mais cet antiracisme dévoyé est aussi une arme de classe. Le chantage à l’extrême droite a fait taire la peinture vraie de la réalité sociale de la France. On taira donc le sort fait dans les cités aux jeunes filles, aux femmes célibataires ou divorcées, on taira l’identité des auteurs des viols collectifs dans les cités (« tournantes »), on gardera un silence gêné à l’évocation du racisme anti-noir et anti-asiatique, de l’antisémitisme « qui est comme dans l’air qu’on respire » comme l’avait dit en 2015, dans une rare bouffée de courage, le sociologue français d’origine algérienne Smaïn Laacher. Enfin, on taira dans un silence lâche le départ (la fuite ?) de 90 % des Juifs de Seine Saint-Denis en moins de vingt ans. Et on en éprouvera, comme Léon Blum jadis à la signature des accords de Munich, un « lâche soulagement ».
Au nom de cet antiracisme dévoyé, on couvre par le silence des situations effrayantes de violence quasi mafieuse, par souci d’antiracisme, on jette un voile sur l’archaïsme de ces sociétés au fonctionnement clanique, comme aussi sur l’écrasement des plus faibles et sur la domination des femmes tandis que, passé le périphérique, porté par la distinction des « quartiers corrects », on dissertera à l’infini sur nos « valeurs démocratiques ».
Ce procès mettait en lumière l’impossibilité de ces dénonciations. Partant, l’interdiction du débat. L’immigré étant par définition une victime, et toute victime étant par essence l’incarnation de la vertu, on pouvait à partir de ces niaiseries recouvrir de silence la souffrance du « monde d’en bas ».
Du même coup, on ne pouvait imputer à une partie de l’immigration de masse plusieurs éléments responsables de la régression politique et culturelle de nos sociétés d’Occident. L’islamisme aujourd’hui n’en est qu’un aspect. Par capillarité, la peur a gagné les esprits et les a condamnés au silence. La lâcheté a fait le reste. À relire aujourd’hui Spinoza et Diderot, on demeure accablé par la marche arrière dont nous sommes les contemporains.
Ce procès m’a mieux fait comprendre ce que Christophe Guilluy avait bien analysé, cette parodie d’antiracisme comme arme de relégation sociale et morale aux mains des mieux lotis. Et au nom de la vertu dont, par nature, ils sont les dépositaires. L’accusation de racisme (variantes : « fascisme », « extrême droite », etc.) fait taire toute parole dissidente. C’est sa fonction première. Comme l’antifascisme des années 1950 et suivantes. À commencer par la parole des classes populaires qui entendent persister dans leur être et leur culture. Et qui voient dans l’immigration dont elles vivent, elles, les effets tous les jours (combien de conseillers d’État qui ont retoqué tant de projets de lois restreignant cette immigration de masse vivent-ils à la Courneuve ou à Stains ?), une menace existentielle sur leur être collectif, leur identité, en d’autres termes sur ce qui leur reste quand on les a déjà dépossédés de toute maîtrise sur leur destin. Écrasés économiquement, socialement et culturellement, il leur reste leurs habitudes de vie, leurs références culturelles, bref tout simplement leur France. Mais alors, l’attachement à leur identité risque d’être grimé en racisme, synonyme d’exclusion d’autrui. Ainsi drapé dans la posture du bien, et tout entier pénétré de nobles sentiments, l’« antiraciste » participe à la déconsidération généralisée des milieux populaires.
Il y a un peu plus d’un siècle, les classes populaires, ces « classes laborieuses » assimilées à des « classes dangereuses » (cf. l’étude éponyme de Louis Chevalier publiée en 1958), étaient déjà frappées d’immoralité. À l’époque, c’était l’alcoolisme et la prostitution, de L’Assommoir à Nana. Aujourd’hui, l’immoralité est toujours de mise, mais son visage a changé. On ne consomme plus la paie de la semaine au troquet du coin en fêtant le saint lundi, on demeure affalé sur le canapé devant la télévision à nourrir de « mauvaises pensées », à tenir des propos xénophobes et racistes avant de se prononcer par des « votes honteux » pour le retour des « heures les plus sombres de notre histoire ».
Un siècle et demi d’histoire française. En matière de mépris, nous n’avons pas progressé d’un pouce. Il s’exhibe toujours sous les oripeaux du bien et du souci d’« ouverture à l’Autre ». Il s’exprime à l’occasion de chaque crise sociale, depuis les « Gilets jaunes » de 2018 à la levée de boucliers opposée à la réforme des retraites début 2023. Les classes populaires d’aujourd’hui, massivement constituées des petits du secteur tertiaire et de ce qui reste de la classe ouvrière, représentent l’une des pires craintes de l’oligarchie en place.
LC : Finalement, en quels termes formuleriez-vous la crise généralisée, notamment identitaire ou culturelle, dans laquelle nous sommes entrés ?
G. B. : Je reviens à ce procès puisqu’il est au cœur de votre question : on peut le voir comme un fait privé qui n’intéresse que moi et mes proches. Et c’est en partie le cas. On peut le voir aussi comme un fait de société au même titre que les si mal nommés « faits divers ». C’est ce qui explique que ce procès ait tant mobilisé. Je me souviens qu’à l’ouverture du procès, ce 25 janvier 2017, la salle était comble. Une grande partie du public dut rester dehors.
Pourquoi ? Parce qu’à travers cette affaire, en soi dérisoire, chacun percevait plus ou moins confusément que la liberté d’expression était menacée (et est en effet menacée) et sans qu’il soit besoin pour cela de la moindre censure d’État. L’autocensure et la chape de plomb médiatique régissent le « débat public ». Abordez les questions qui habitent, voire angoissent la population et votre propos risque d’être qualifié de dérapage. Ce mot, à lui seul, parce qu’il indique la voie droite marque le premier cercle de l’enfer social.
Dans cet édredon médiatique, il n’est pas besoin de censurer, de couper ou d’interdire telle ou telle publication, les auteurs s’en chargent généralement en pratiquant l’autocensure dès lors qu’ils veulent être publiés. En second lieu viennent les éditeurs [5]. En troisième lieu, enfin, viennent certains libraires qui confondent leur métier avec une officine de propagande de l’agit-prop de jadis et boycottent systématiquement certains éditeurs. Quel que soit le sujet traité. Ainsi, les éditions du Toucan/L’Artilleur font-elles l’objet depuis plusieurs années d’un boycott silencieux et sournois de la part de certains libraires qui se veulent « engagés à gauche ». Ces professeurs de vertu réhabilitent le climat terroriste de la révolution culturelle chinoise de jadis, version française encore modeste à l’image de ses combattants de pacotille, une « expérience chinoise » si fort louangée autrefois par une noria d’intellectuels qui ne firent jamais amende honorable d’avoir soutenu cette entreprise d’humiliation et de meurtre. Quand l’on demande, à raison, à tout histrion fasciste d’expier son engagement dans la Collaboration, pourquoi n’a-t-on pas à la même exigence vis-à-vis des thuriféraires d’un communisme qu’ils ont jadis couvert de leur prestige d’artistes, d’écrivains ou de cinéastes ?
Cette affaire a été un révélateur de la crise identitaire et culturelle. Crise identitaire mise en lumière en 2018 par les « Gilets jaunes », qui montrait combien la mondialisation financière modifiait radicalement les sociétés, les anonymisait et les uniformisait en transformant le citoyen de jadis [6] en consommateur-téléspectateur, passif et muet devant le spectacle de la destruction de ses références culturelles et de son ancrage identitaire, lequel risquera vite d’être qualifié d’« enracinement réactionnaire » et de menace pour la « démocratie ».
Voir détruire son mode de vie et se voir en même temps interdit de le dire est l’une des pires souffrances. Elle génère un ressentiment incubateur de violence. Il en va de même pour le spectacle qui se déroule sous nos yeux d’un long détricotage de l’Occident des Lumières, par le consumérisme, l’industrie du spectacle, la dévalorisation du travail, l’archaïsme politique, culturel et sociétal d’une partie de l’immigration de masse, du recul de la laïcité, de la régression du sort des filles, de l’ensauvagement de certains quartiers, etc. Et se voir en même temps interdire d’analyser cette gigantesque mutation…
Ce fut une longue entreprise que de se défaire de la tyrannie de l’Église catholique en France. Or, aujourd’hui tout semble à recommencer, mais en pire, car l’islam est une culture et un projet politique universel appelé à régenter l’humanité entière. D’autres voix, plus posées, tentent cependant de se faire entendre au sein du monde musulman ; mais il faut bien constater, écrit l’historien israélien Meir Bar Asher dans Les Juifs dans le Coran récemment paru [7], aujourd’hui, elles sont loin d’être dominantes et rencontrent peu d’écho. L’ordre qu’il nous promet est radicalement antinomique de l’esprit des Lumières, quelles que soient les critiques que depuis deux siècles elles n’ont pas manqué de générer. Reste qu’elles constituent depuis Spinoza, Kant et Rousseau le socle qui fait, aussi, la civilisation que nous entendons défendre. Nous sommes les héritiers du Diderot du Neveu de Rameau et du Supplément au voyage de Bougainville. La bigoterie, l’archaïsme, la bêtise et la violence propres à l’islamisme qui a envahi nos rues ne supporteraient pas, aujourd’hui, la lecture publique d’une seule page de Diderot.
L’islamisation sournoise se marie aujourd’hui à la lâcheté. Un grand nombre de livres publiés il y a cinquante ans ne pourraient plus l’être aujourd’hui. Et autant de films et de pièce de théâtre. En matière de liberté d’expression, la régression est impressionnante, et dans de nombreux cas elle a pour soubassement commun la terreur inspirée par l’islam.
Dans ma mémoire, ce procès est lié à l’épisode des « Gilets jaunes », cette expression démocratique véritablement nouvelle dans ce pays engourdi et apeuré. Le sursaut identitaire et culturel dont les « Gilets jaunes » se réclamaient (au-delà des revendications sociales, à commencer par le prix du carburant), loin d’être réactionnaires, entendait renouer au contraire avec une vie plus authentique, une liberté de l’esprit recouvrée, la rupture avec la solitude de masse, le désir de recréer du lien social, du collectif en questionnant le sens de nos existences éparpillées et fragmentées. Ahuries parce que sidérées par la joie artificielle d’une consommation permanente et sommée d’être « heureuses ».
À regarder le cheminement politique suivi par nos sociétés depuis les années 1970, on est impressionné par une régression démocratique qui dépasse largement le clivage gauche-droite. Étonnés aussi par le fait que cette réalité avait été analysée il y a plus de soixante ans parfois comme lorsque Herbert Marcuse publiait L’Homme unidimensionnel.
L’émotion collective qui nous gouverne, la séduction opérée par la violence et ses oripeaux esthétiques, montrent combien la lecture de Wilhem Reich est passée de mode (cf. Psychologie de masse du fascisme). Ainsi nous sommes nous enkystés dans des schémas mentaux obsolètes quand nous nous figurons revivre la guerre civile d’Espagne alors que c’est sur un autre terrain que notre avenir se joue. Celui décrit par Aldous Huxley dans les années 1930 (cf. Le Meilleur des mondes) qui annonçait le primat du biologique sur le politique tel que le nazisme avait commencé de le mettre en œuvre, et celui de George Orwell (1984) qui dessinait pour la liberté d’esprit un tableau qui est déjà presque le présent en Chine communiste. Et demain, où ?
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