Wokisme et psychologie collective

Daniel Sibony
mardi 6 juin 2023
par  LieuxCommuns

Article paru dans la revue Commentaire n°180, hiver 2022, pp. 879 - 884.

On écoutera, en regard, un entretien avec l’auteur : « L’Occident et sa culpabilité narcissique »


L’idée « woke » classe les gens par groupes, allant du groupe des plus opprimés (femmes, noires, prolétaires, homosexuelles, handicapées…) au groupe des plus oppresseurs (hommes, blancs, hétérosexuels avec de hauts revenus…). Le principe du classement est que, si des individus présentent un trait qui n’est pas valorisé dans le jeu social ou personnel, ils constituent un groupe, lequel est opprimé par ceux qui n’ont pas ce trait négatif. Si le trait en question est d’avoir de petits revenus, le groupe des gens qui ont ce trait est opprimé par celui des gros revenus ; si ce trait c’est d’être homosexuel, le groupe correspondant est opprimé par celui des hétérosexuels. De sorte qu’on dessine des ensembles comme dans les cours de maths pour débutants. L’intersection des ensembles à traits négatifs définit l’ensemble des plus opprimés, et l’intersection de leurs complémentaires l’ensemble des plus oppresseurs.

Le terme « intersectionnalité » a été introduit en 1989 par Kimberley Crenshaw, universitaire afro-américaine féministe. Cette logique binaire typique implique l’exclusion du tiers, a fortiori de l’entre-deux, c’est-à-dire de l’espace des interactions possibles entre deux traits opposés. Prenons pour exemples parmi tant d’autres, l’entre-deux entre riches et pauvres, entre-deux qui définit l’immense marché du travail ; celui entre homme femme qui anime toute l’humanité, ou entre l’Afrique et l’Europe. Ce classement woke parait simpliste d’autant qu’entre un groupe comme (femmes, homo, noires, à hauts revenus) et un groupe tel que (hommes, hétéros, blancs et pauvres), il est difficile de dire lequel est oppresseur pour l’autre [1]. En outre, dans un pays comme la France, être homo n’est pas un trait négatif, de même qu’être noir ; le trait homo, qui est la phobie du sexe opposé, n’est plus ni positif ni négatif. Mais outre ce caractère anhistorique, l’idée woke est surtout systématique et ensembliste : s’il y a un trait, il y a aussitôt deux ensembles : ceux qui ont ce trait et ceux qui ne l’ont pas. Or quand on met des gens dans des ensembles, on fait abstraction de tout ce qui les singularise, on les dépouille de tout désir, de toute subjectivité, pour ne retenir que leur nombre et quelques traits distinctifs, alors que les conduites humaines échappent à la théorie des ensembles, et la notion d’appartenance est bien plus riche que celle d’être élément d’un ensemble.

Cette pauvreté mathématique est déjà une alerte : même au niveau de cette science où les objets ne sont pas des êtres de chair, d’émotion et de pensée, il se révèle que ce ne sont pas vraiment les ensembles qui comptent mais les relations [2]. A fortiori dans le champ humain : les sujets sont chacun et d’abord la somme de leurs interventions dans les relations en cours, qui vont vers eux et qui partent d’eux. Ce sont elles qui révèlent la dynamique sous-jacente à chaque individu et qui l’expriment. Un ensemble de gens, cela ne dit rien ; ce qui compte ce sont les faisceaux de relations qu’il porte, les proximités qui se définissent à travers ces faisceaux (ou ces catégories de faisceaux, avec des interactions entre deux catégories.)

Or ici, cette pensée woke ne pose comme relation qu’une flèche contraignante qui fonce sur l’ensemble opprimé et qui provient de l’ensemble oppresseur. Elle la pose ou la suppose vu le classement qu’elle a en vue, autrement dit, si des gens ont un trait négatif, c’est que ceux qui ne l’ont pas le leur ont imposé. Elle ajoute ainsi une causalité massive allant des autres vers l’ensemble opprimé ; s’il y a des gens qui gagnent mal leur vie, c’est parce qu’il y a des gens qui la gagnent bien et qui sont donc coupables du fait que les autres la gagnent mal. Ce n’est pas tout à fait ce qu’on observe, outre que des gens, indépendamment de leur couleur, sexe, appartenance ou religion, peuvent mal gagner leur vie parce qu’ils sont névrosés, ou n’ont pas eu de chance, ou n’ont pas su la saisir ou pas eu envie de se battre, ou ont été plombés par des problèmes familiaux qui ne leur sont pas imposés par ceux qui n’ont pas ces problèmes. Pour prendre un cas limite, si les femmes portent les enfants dans leur ventre, ce n’est pas parce que les hommes les y obligent, sauf cas de forçage ou de viol. Certaines personnes peuvent être névrosézs mais exploiter leurs symptômes, par exemple obsessionnels, de manière productive et se retrouver à la tête de grands projets, avec des salaires énormes, tout en étant invivables pour leur entourage.

Le fait que le wokisme repose sur une logique binaire est intéressant car dans sa mouvance, il y a aussi le mouvement LGBTQ qui dénonce la binarité. Cela suggère que bien souvent, ceux qui souffrent d’un défaut qu’ils ne voient pas le dénoncent avec force chez les autres. Le wokisme est une logique binaire promue par des gens qui dénoncent le binaire.

En tout cas, la pensée woke qui met en avant la liberté individuelle, même celle de décider si on est homme ou femme, considère ceux d’en face comme un bloc de particules, un système qui, quelles que soient les intentions de ses membres, rayonne de l’hostilité (racisme, homophobie, colonialisme…) : l’adhésion de ces particules à tout l’ensemble ne fait pas question, bien qu’ils ne l’aient jamais signée ni déclarée. La pensée woke a signé pour elles, elle les a assignés là – elle qui par ailleurs, dans sa version LGBTQ, dénonce les assignations identitaires.

Oppresseurs et opprimés

Avançons dans cette logique : s’il y a un trait quelconque, c’est que le trait opposé définit un groupe hostile ; c’est un doublement binaire : le trait opposé définit un groupe, ce qui n’est pas évident, et ce groupe ne peut être qu’hostile, ce qui ne va pas de soi. Pourquoi le groupe des gens qui gagnent correctement leur vie ne peut-il qu’être hostile au groupe de ceux qui ont du mal à la gagner (à supposer que « mieux gagner sa vie » qu’un autre ce soit amasser plus d’argent que lui.) ?

Dans le langage woke, on dit « oppresseur » et « opprimé » : ceux qui gagnent mal leur vie sont opprimés, et cela ne peut être que par ceux qui la gagnent bien ; les femmes sont opprimées, c’est donc par les hommes qu’elles le sont. Les noirs sont opprimés, cela ne peut être que par les blancs. Toute l’Afrique, qui grouille d’oppressions entre noirs, en est un contre-exemple, mais admettons qu’il faille voir les choses au niveau planétaire (qui n’est pas tout à fait celui du vécu), et gardons l’idée-clé : si quelqu’un souffre, c’est qu’un autre le fait souffrir. Vision un peu persécutive, car après tout, de par sa subjectivité et la manière de s’y prendre, on se fait souvent souffrir tout seul, la cause extérieure étant lointaine ; on se fait payer des choses du passé qu’on a mal intégrées, bref on a des symptômes. Mais c’est ainsi : dans cette vision, les gens malades sont opprimés par ceux qui sont en bonne santé, les laids par les beaux, les imbéciles par ceux qui ne le sont pas, les vieux par les jeunes, ou l’inverse. Opprimés ou persécutés. Là commencent à poindre des traces de pensée magique ; il y a des régions du monde, même en France, où si quelqu’un tombe malade ou à des malheurs successifs, il va chez un désenvoûteur qui l’aide à découvrir celui qui lui veut du mal ; et il s’adonnera aux rituels nécessaires pour le contrer.

Cette idée-clé d la pensée woke témoigne d’un causalisme extrême, qui peut frôler le délire : s’il vous arrive un malheur, c’est qu’il y a une cause à cela, et c’est surtout qu’il y a quelqu’un derrière cette cause ; il y a même un groupe de gens qui actionne cette cause et la rend efficiente.

Mais on évite le délire si l’on veut bien prendre en compte le facteur temps : des gens peuvent se sentir opprimés, et en effet, ils l’ont été autrefois, dans le passé des peuples ou dans l’enfance des sujets, sans trouver depuis le moyen de s’en dégager. Ils gardent donc les traces de l’oppression et l’oppresseur n’est plus là ; les circonstances du choc qu’ils ont reçu ont, elles aussi, disparu. C’est le cas d’à peu près tous les patients qui nous viennent en psychanalyse : autrefois, quand ils étaient démunis, ils ont été opprimés voire traumatisés par les circonstances, l’entourage, les symptômes des parents, l’héritage familial, le manque de chance et, depuis, ils ont traîné ces traces et n’ont pas pu s’en défaire, d’où leur appel à l’aide. Il en est peut-être de même des groupes : des noirs ont subi l’esclavage, des peuples ont été colonisés, ils en ont gardé des traces, mais les auteurs ont disparu, les circonstances ont changé. Ces descendants d’esclaves et de colonisés risquent alors de perdre du temps et de l’énergie à trouver les responsables d’un événement qui n’est plus, et de commettre des injustices en adressant l’accusation à des gens qui ne la comprennent même pas – c’est comme si les juifs aujourd’hui se tournaient contre les pays où ils furent persécutés pendant des siècles, ou assiégeaient spécialement les Allemands ou les Ukrainiens à cause de leurs familles gazées ou assassinées par balles.

À moins que, devant la difficulté du travail pour se défaire de leur traumatisme [3], ces descendants vindicatifs ne préfèrent se rabattre sur l’accusation elle-même, en faire l’appui et le sens de leur vie, un sens un peu mortifère mais non dépourvu de jouissance : la jouissance d’avoir raison, fût-ce à contretemps ou contre des fantômes. Pour reprendre l’exemple de la traite, leur argument selon lequel les descendants des colons et des marchands d’esclaves ont beau être innocents, ils profitent du système, est à double tranchant : eux aussi, les descendants des victimes, en profitent. Et faut-il créer un système dont personne ne profite ?)

Quoi qu’il en soit, on peut être opprimé sans qu’il y ait d’oppresseur présent, vivant, actif. De même, quelqu’un peut vous en vouloir et vous agresser sans que vous lui ayez nui, mais seulement parce que vous existez et que votre existence est une gêne pour son identité, lui pose trop de problèmes : par exemple, les occupants des Twin Towers n’avaient pas nui aux Arabes ou à l’islam, mais il s’est trouvé un groupe d’hommes pour aller les tuer. Il est vrai que les États-Unis sont considérés comme un pays de chrétiens par les musulmans, or les chrétiens (et les Juifs) sont maudits par le Coran et sont voués à la perte, alors que visiblement le pays est prospère. Pour des musulmans intégristes, c’est insupportable et ils furent satisfaits par l’attentat du 11 septembre contre cette puissance forcément « arrogante ». Cette frappe rétablissait la cohérence de leur vision : l’État impie est meurtri.

Retenons en tout cas ces deux aspects de la pensée woke : d’une part c’est la logique binaire avec tiers exclu, une logique qui définit les bons ensembles et les mauvais ; d’une autre la possible dénonciation, voire l’agression de personnes même si elles ne vous ont pas nui, parce que leur seule existence vous fait problème.

Islam et wokisme

Curieusement, ces deux aspects sont cruciaux dans l’islam traditionnel – à croire qu’ils lui sont empruntés par la pensée woke, tant la résonance est forte (pour ne citer que lui, le droit de porter le foulard ici et de l’enlever ailleurs se présente comme un droit de disposer de son corps au même titre que de décider soi-même de quel sexe on est). Parmi les religions en vogue, l’islam est la seule qui fonctionne sur une logique binaire : pour le Coran, il y a les soumis (les musulmans) et les insoumis ; il y a les vrais croyants et les incroyants, qui sont soit des idiots (païens et athées) ne comprenant pas le message, soit des pervers (les « gens du Livre » : juifs et chrétiens) qui ont déjà reçu le message mais qui le refusent quand Mohammed le leur apporte et leur demande de le reconnaître sous son emblème. Il est donc logique que sa tradition traite en ennemis potentiels ceux qui n’en sont pas et qui refusent son expansion. Or ceux-ci peuvent être neutres envers l’islam mais s’inquiéter de son expansion, c’est-à-dire de son mouvement vers plus de pouvoir (question de dynamique).

Cette tradition, par ailleurs sympathique quand elle n’est pas au pouvoir, a aussi apporté en Occident un fait nouveau, à savoir que, si on la critique, ce sont tous ses fidèles que l’on critique et donc que l’on insulte. De sorte qu’en plein pays démocratique tenant pour plus haute valeur la liberté de parler et d’entreprendre, on observe un véritable tabou autour de cette religion, de l’identité qu’elle fonde et de ses membres. Ce tabou les protège mais aussi les étouffe aussi, et beaucoup le ressentent, en reconnaissant l’existence d’une double impasse : si on respecte le tabou c’est qu’on a la phobie de l’islam, donc qu’on est islamophobe ; et si on ne le respecte pas et qu’on critique l’islam, c’est qu’on rejette cette religion, donc qu’on est islamophobe aussi. Ceux qui ont lancé ce terme ne se doutaient pas qu’ils seraient eux-mêmes victimes de son succès, à cause de ce double bind.

Le wokisme a aussi l’habitude de nommer les gens à sa guise, qu’ils acceptent ou pas ce nom. Et cela aussi, semble-t-il, est similaire à l’islam : par exemple, le Coran nomme « musulmans » les grands hébreux bibliques ; il n’y avait pas d’islam en leur temps mais peu importe, puisqu’on les nomme ainsi, ils sont ainsi. Selon la même logique, il nomme leurs descendants juifs et chrétiens « traîtres », « pervers », « et insoumis » [4]. Le wokisme nomme racistes et colonialistes les blancs hétéros, lesquels n’ont pas à discuter l’appellation. De même, le fait qu’il nomme « opprimés » un groupe d’individus implique qu’il y a des oppresseurs, qui s’occupent tout spécialement de les opprimer. Il n’y a pas à prouver l’existence de ces oppresseurs spécifiques ; elle est comprise dans le nom « opprimés ». Le nom fait exister la chose. Cela nous rappelle le performatif, tant dénoncé (et tant utilisé) par Judith Butler quand elle dit que l’identité sexuelle de chacun a été performée par la société et par lui-même s’il ne se réveille pas, s’il ne décide pas lui-même quelle est son identité, par une sorte de performatif individuel qui exprimerait sa liberté [5].

Majorité nécessairement oppressive

Dans la vie, cette logique binaire est décevante car il manque un maillon entre opprimés et oppresseurs ; on a du mal à trouver le fil qui brancherait les seconds sur les premiers. Et la réalité résiste à laisser produire ce maillon. D’où certains énoncés qui ressemblent à un sophisme, par exemple : « les oppresseurs ceux qui bénéficient de la norme. Or dans la norme en Occident, il y a l’hétérosexualité et le fait d’être blanc. Donc être blanc et hétérosexuel fait de vous un oppresseur même si vous ne savez pas qui vous opprimez ». Dans la foulée, être membre d’une minorité, c’est être l’objet d’une oppression systémique parce que les normes sont celles de la majorité. Sous-entendu : c’est au moyen de ces normes que les oppresseurs oppriment ; or les normes sont le fait de la majorité ; le crime des oppresseurs est donc d’être la majorité. Mais est-ce de leur faute ? De même, si quelqu’un veut vivre un peu « comme tout le monde », n’y arrive pas et en souffre, que peut faire son psychanalyste ? L’aider à réaliser ce désir, et à devenir oppresseur rien qu’en étant dans la majorité ? Le renvoyer à sa minorité d’origine ? Et s’il n’en a pas ?

Si le fait même de faire partie de la majorité est une faute, pourquoi ne pas dire plus clairement que des minorités veulent s’unir pour soumettre la majorité ? Et ce n’est pas un projet fou, car il est démontré (par l’expérience nazie et par des études sérieuses) que 10 % d’une population, s’ils sont actifs et motivés, peuvent conquérir le pouvoir. En l’occurrence, ils y sont beaucoup aidés par la « culpabilité narcissique » qui est devenue l’éthique dominante dans la majorité [6].

La pensée de l’entre-deux

La pensée de l’entre-deux est tout autre. Elle ne réduit pas les gens à leur identité, qu’elle soit définie par eux ou par leurs adversaires, ni aux idées qu’ils défendent. Elle traite les identités comme des processus dans des dynamiques d’entre-deux où les idées jouent leur rôle, mais aussi la réalité des liens, des intrications entre les deux termes quels qu’ils soient. Cette pensée éclate les identités tout en les reconnaissant à chaque niveau où elles se situent (elle les « éclate » en faisceaux de relations qui les portent et qu’elles relancent.) Elle pose qu’entre hommes et femmes, entre Africains et Européens, Tiers-monde et Occident, émigrés et autochtones, il y a des espaces de jeux multiples, qu’il y a des ponts à plusieurs étages avec d’intenses circulations dans les deux sens ; elle pose tous ces entre-deux là où la pensée woke suppose des abîmes.

Ce qui est frappant, on l’a vu, c’est que les tenants de cette pensée revendiquent au nom de faits et de phénomènes quasiment disparus pour obtenir ce qu’il y a déjà. C’est une façon de transmettre le passé d’oppression qu’ils invoquent, comme pour les maintenir en vie. Comme si, voyant tout le travail à faire pour redresser la barre maintenant qu’ils en ont les moyens, ayant le choix entre construire et déconstruire, ils étaient saisis de frayeur et de fureur et choisissaient d’attaquer. On imagine les décolonisés s’écriant : « Ce sont les colonisateurs qui auraient dû faire ce travail ! Ce sont eux qui auraient dû nous rendre le pays en bon état, avec prospérité et plein emploi ! Donc ils ne cessent pas de nous spolier, de nous opprimer ».

Beaucoup arguent de « l’épigénétique » c’est-à-dire de l’ambiance où se transmettent des rapports qui ne sont plus : le mépris de l’homme blanc envers les noirs, ou des hommes envers les femmes ; les résidus d’actes déjà réprimés par la loi (aujourd’hui, un pince-fesses dans le métro c’est cinq ans de prison) ; il y a encore de tels actes et de tels mépris, même s’ils sont exceptionnels, mais on les pointe comme décisifs, de sorte que l’épigénétique signifie que rien n’a changé, et que les exceptions continuent d’être la règle.

Mais le point-clé commun à tous ces discours militants est que chacun d’eux a défini son « autre » comme haïssable : pour les groupes noirs ce sont les blancs, comme pour les ex colonisés ; pour les féministes dures, ce sont les hommes, pour les homos, ce sont les hétéros ; et pour l’islam, les insoumis, c’est-à-dire les autres. Cette sorte de « rassemblement des traces passées » pour reprendre le combat d’une époque révolue souffre beaucoup du fait que les définitions tracent des ensembles. Démarche un peu simpliste que la réalité récuse.

Des moralistes occidentaux proposent alors que les « blancs hétéros », forcément oppresseurs et toujours colonisateurs, ou ressentis comme tels, s’excusent, demandent pardon pour ces crimes qu’ils n’ont pas commis. Ce ne sera pas facile, excepté dans une langue de bois peu convaincante ; car mis à part des compagnies hautement capitalistes, les peuples occidentaux n’ont pas forcément profité de la colonisation. Le système capitaliste en a peut-être tiré avantage, mais il est en train de se muer en une gestion planétaire inter connectée et anonyme à base techno-financière qui le rend de moins en moins identifiable [7]. Donc les peuples occidentaux ne s’offriront pas l’indécence du repentir.

Et la vérité est encore plus cruelle : le système occidental est régi des normes qui, non seulement n’excluent pas ce qui n’est pas elles, contrairement à la logique purement binaire, mais en ont vraiment besoin pour se valoriser. Les normes soignent leurs marges parce que ça crée de nouvelles niches d’activité. La société a besoin des marginaux tout comme la médecine a besoin de cas singuliers ; la norme a besoin de ce qui lui échappe pour se maintenir ouverte ou pour se le prouver ; les effets de bord sont utiles pour l’intérieur. Mieux : le dedans et le bord forment un entre-deux. La marge et la minorité négocient ensemble leur désir d’altérité. La logique « occidentale », c’est-à-dire celle du marché, comporte des retournements incessants. Elle peut même valoriser la pensée woke pour subvertir l’accusation.

Ce sont les lois anonymes du marché qui parleront le plus fort dans les entre-deux successifs : blancs / noirs, Europe / Afrique, homos / hétéros (c’est par les lois du marché que les couples de femmes ont accédé à la PMA, ainsi que les femmes seules ; ce n’est pas grâce à la générosité de l’État « blanc hétéro »).

On ne peut pas régler la question en disant que le wokisme convient aux États-Unis et pas à la France à cause des principes républicains. Car ces mêmes principes, par exemple, distinguent bien la critique d’une religion et la critique de ses fidèles ou de leur chef ; mais de fait, ce n’est pas le cas, les principes républicains sont souvent transgressés par la pression communautaire. Le verrouillage à double tour du discours par le terme islamophobie, pour ne prendre que celui-là, a fort bien opéré. La régression qui s’ensuit est effective, de sorte qu’invoquer « l’histoire » pour dénoncer le recul semble assez vain. Le communautarisme musulman a réussi à poser que critiquer l’islam c’est critiquer les musulmans, c’est être islamophobe (ou pire, c’est blasphémer, c’est-à-dire renier son propre islam naturel même si on n’est pas de cette tradition) ; et c’est par là que pénètre sur la scène sociale, en Europe, le wokisme ; en Amérique, il y eut sans doute une alliance plus forte entre communautés musulmanes et communautés noires.

Mon analyse, qui relève d’une logique de l’entre-deux, tient compte de la psychologie des masses. La subversion qu’elle propose par la pensée de l’entre-deux accueille toutes sortes de positions contradictoires et les prend comme des valeurs de jeu. Encore un mot pour finir : la pensée woke conteste aux autres, qui n’ont pas subi le racisme, le droit d’en parler. Il se trouve que je l’ai subi puisque j’ai grandi en terre d’islam où nous pouvions, en tant que juifs, être insultés et malmenés sans que personne n’y trouve à redire [8].

Dans les scènes de conflit, historiques ou subjectives, quand la victime ne peut se défendre, sa rage demeure et se transmet et, pour peu qu’elle cesse d’être impuissante, elle devient haine puis violence quand elle se permet d’agir. C’est ainsi qu’on la retrouve dans le couple ; et, au regard de la violence, l’entre-deux sexuel nous a été assez utile.


[1On peut cependant imaginer qu’en donnant des coefficients, par exemple noir plus opprimé que homo, ou femme plus opprimée que trans, on puisse obtenir un ordre total gradué de plusieurs centaines de couches sociales allant des plus opprimés aux plus oppresseurs ; un vrai travail.

[2Plus précisément, ce sont les catégories qui sont à la base des mathématiques. Elles comportent des objets et des relations qui s’enchaînent ; on y parle de foncteurs qui sont des déploiements de fonctions, et lorsqu’on va plus loin, il ne reste à vrai dire que des relations ; un objet étant une 0-relation, puis il y a les 1-relation, etc., les n-relations, selon le niveau de complexité. Bref, à une certaine statique ensembliste s’opposent des dynamiques de relations.

[3Voir à ce propos Se défaire du traumatisme, de Yaelle Sibony-Malpertu, Déclée de Brouwer, 2021.

[4En fait, Le Coran maudit juifs et chrétiens qui pourtant ne font rien d’autre que suivre leur identité, mais ils la suivent précisément mal, puisque le Livre leur en donne la vraie version et qu’ils persistent à la refuser.

[5Son propos surprend parfois, comme lorsqu’elle dit (dans une vidéo diffusée sur Youtube) qu’elle « ne comprend vraiment pas pourquoi on ne laisse pas » de jeunes garçons et filles « décider de quel sexe ils veulent être, comment ils veulent vivre et aimer » ; elle « ne comprend(s) pas que cela puisse être un problème ». Elle semble ignorer les choix irréversibles, l’incertitude propre à l’enfance, la réaction naturelle d’un groupe qui ne prend pas le changement de sexe à la légère, etc. Peut-être pense-t-elle que les lois de la psychologie des groupes se dissolvent devant l’évidence de la cause qu’elle défend ?

[6Sur cette notion que j’ai créée, voir le livre Islam, phobie, culpabilité, chez Odile Jacob 2013.

[7De même, une poignée de « ripous » a fait l’esclavagisme pendant que la majorité trimait dans les fabriques ou ne s’en souciait pas, en tout cas n’en profitait pas. Voltaire avait des actions dans une Compagnie nantaise de traite des noirs, mais il serait abusif de l’appeler esclavagiste.

[8J’en ai donc parlé : mon premier texte là-dessus date de 1975, il est repris dans Le « racisme » une haine identitaire. (Christian Bourgois, 1997). De sorte qu’un noir ne peut pas me dire : « tu n’as pas le droit de parler du racisme », et ce n’est jamais arrivé. Mais un blanc hétéro a pu me le dire presque en ces termes : tu n’as pas le droit de parler du racisme parce que moi j’en parle ; (c’était en effet sa spécialité.) Il aurait pu ajouter : « Et tu risques d’en parler mieux et de me porter ombrage ». Il aurait alors pointé la véritable cause du « racisme », de ce que j’appelle « la haine identitaire », où une identité aux prises avec sa faille, a besoin de la combler par l’appoint de sa haine de l’autre. Voir dans l’ouvrage cité la notion de « vol de l’être », ou « complexe du second premier ».


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