Colère victimaire et fureur destructrice

Pierre-André Taguieff
mercredi 25 octobre 2023
par  LieuxCommuns

Texte extrait du chapitre 3 « À travers le « nouvel antiracisme » mondialisé : le racisme anti-Blancs banalisé » du livre de Pierre-André Taguieff, « L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme », éd. de L’Observatoire 2020, pp. 314-326.


Colère victimaire et fureur destructrice

Derrière leurs slogans victimaires et les rationalisations produites par des intellectuels « compagnons de route », les mobilisations « antiracistes » trans­nationales sont mues par de puissants affects, où se mêlent la colère, l’indignation, le ressentiment et la volonté de vengeance. Il n’est point de révolte en effet sans colère, réaction affective forte à un fait déclencheur perçu comme une blessure psychique et qui s’accompagne d’agressivité. Aristote associait finement colère et désir de vengeance en proposant de définir la colère comme « le désir douloureux de se venger publiquement d’un mépris manifesté publiquement à notre endroit ou à l’égard des nôtres, ce mépris n’étant pas justifié » [1]. Dans Colère et temps, son brillant « essai politico-psychologique », le philosophe Peter Sloterdijk souligne le fait que les humains sont animés par des affects « thymotiques » (fierté, colère, ressentiment, désir de vengeance) autant que par des affects « érotiques » (jouissance, possession) [2]. Il précise que, dans ces deux familles d’affects, coexistent le positif et le négatif. Il y a ainsi plusieurs usages de la colère : elle peut être injuste et dangereuse, mais aussi justifiée et féconde [3]. La colère, appréhendée comme une « force fondamentale dans l’écosystème des affects » [4], surgit chez ceux qui se sentent exclus ou relégués, victimes d’injustices, discriminés ou ignorés. À suivre Sloterdijk, notre époque se caractérise par le fait que la colère a renoncé à l’intelligence. Cette désimplication de la colère et de l’intelligence favorise l’apparition sur Internet de capteurs professionnels de la colère et du ressentiment. Il s’ensuit que plus personne n’est en mesure de gérer la colère en l’utilisant en tant que carburant pour la réalisation de grands projets politiques ou religieux à visée universelle. La colère n’est plus domestiquée : elle met les autres affects à son service, en éteignant la réflexion critique sur son sens et ses conséquences. Elle n’est plus contrôlée et exploitée massivement que sur les réseaux sociaux, où la seule règle est de chercher à être « liké », sans se soucier de la vérité. Les expressions et les théâtralisations publiques de la colère peuvent également être mises au service de la construction d’images permettant à une personne ou à un collectif d’accéder à la célébrité. En témoigne, au début des années 1970, la fabrication d’un personnage charismatique comme Angela Davis, dont Assa Traoré constitue, un demi-siècle plus tard, une pâle imitation.

Aujourd’hui, les explosions de colère ne s’inscrivent plus dans une perspective d’avenir universellement partageable, elles sont à la fois sans espoir et incontrôlables. Nous observons le surgissement de colères qui, pour n’être pas apolitiques, sont dénuées d’un horizon d’attente politiquement traduisible. Elles se présentent souvent comme des contestations pures, et par là même absurdes, d’où des émeutes et des actes de vandalisme qui semblent être à eux-mêmes leurs propres fins. Que ces derniers soient accompagnés ou non de pillages, ils expriment une rage sans mode d’emploi politique, mobilisant surtout les jeunes [5]. Ces explosions de fureur sans débouchés définissables marquent l’entrée dans l’âge des colères impolitiques. Le règne de l’impatience est aussi celui de l’immédiat et de l’immédiation, qui favorise les éruptions de violence. Dans cette perspective, le vandalisme, illustré en France par les voitures incendiées et les dégradations de monuments, peut être défini comme une colère qui a « définitivement renoncé à l’intellect », une colère qui ne veut ou ne peut rien apprendre de l’expérience et se réduit à une série monotone de « violences gratuites », comme on dit – illustrant le « vandalisme amorphe épidémique » [6] analysé par Sloterdijk. Il faut peut-être nuancer l’analyse : ces colères surgissent sans modes d’emploi religieux (sauf dans l’islamisme) ou politique (sauf dans les populismes) – mais l’islamisme est aspiré par l’apocalyptisme jihadiste et le populisme s’épuise dans le dégagisme. Et la sainte fureur chère à Jean-Paul Marat s’est transformée en une fureur morale, voire hypermorale, en une sorte d’indignation rageuse. La « politique de l’impatience » évoquée par Sloterdijk est plus exactement une impolitique dictée par l’impatience.

Cependant, avec le pseudo-antiracisme décolonial passé à l’acte, phénomène observable à la fin des années 2010, est apparu un vandalisme à base idéologique, qui se nourrit de slogans vindicatifs visant la « domination blanche » et ses supposés vestiges indéfiniment persistants. Telle est l’origine du vandalisme culturel justifié par l’idéologie postcoloniale-décoloniale et le pseudo-antiracisme. Il faut rappeler ici que l’idéologie n’est pas la pensée, elle est ce qui la remplace, en ce qu’elle est « ce qui pense à votre place » [7]. Elle est aussi ce qui fait dire aux individus ce qu’il faut dire pour être conformes à l’esprit du temps. D’où le psittacisme décolonial, ce rabâchage de formules toutes faites, de mots magiques et de références révérencieuses. Ils sont nombreux ceux qui se satisfont de ce « simplisme confortable » [8], par lequel ils s’installent dans ce qu’ils pensent être le sens de l’Histoire, alors même qu’ils sont incapables de le définir. Les colères identitaires, en dépit de leurs invocations incantatoires de l’« intersectionnalité » (nouveau nom de l’imaginaire convergence des luttes), ne peuvent s’intégrer dans un projet politique universellement partageable. Dans ses analyses critiques du « tournant identitaire », Laurent Bouvet a clairement montré les limites des mouvements du type Black Lives Matter :

D’un côté, cette revendication identitaire ne s’inscrit pas dans le cadre d’une égalité des droits pour tous mais dans une logique de droits spécifiques liés à tel ou tel critère d’identité – c’est ce qui sous-tend la demande de statistiques ethniques. D’un autre côté, l’émancipation de ces minorités suppose qu’elles s’allient pour l’emporter. Ce qui est impossible, même bien organisées et relayées médiatiquement, comme l’est le Comité Adama, par exemple. Ces militants identitaires tentent de donner à de multiples luttes pour la reconnaissance un semblant d’unité en inventant tout un tas de subterfuges conceptuels, comme l’intersectionnalité. Mais cela ne fonctionne jamais ; il y a toujours un moment où l’un des critères d’identité minoritaire l’emporte sur les autres. Sans compter les réactions politiques opposées, elles-mêmes identitaires… [9]

Pour Sloterdijk, écrivant en 2006, la « situation psycho­politique actuelle du monde » se caractérisait par l’entrée « dans une ère dépourvue de points de collecte de la colère et porteurs d’une perspective mondiale » [10]. Or, aujourd’hui, l’antiracisme idéologique semble jouer ce double rôle. On peut supposer qu’à travers des manifestations pseudo-antiracistes mondialisées, lancées au nom de la justice raciale, se forme une Internationale de la colère et de la vengeance sur la base de la haine anti-Blancs. L’autodestruction de la culture occidentale peut être comprise comme un projet révolutionnaire résiduel. Quant à la réinvention antiraciste du terrorisme intellectuel et culturel, elle peut être analysée comme une pratique barbare des « réparations ». Mais cette Internationale informelle de la colère va de pair avec un rejet de l’universalisme, réduit à un instrument symbolique de la « domination blanche », du colonialisme et de l’impérialisme occidentaux. C’est pourquoi, comme Sloterdijk le suggère, l’optimisme historique n’est pas de mise : « Si l’une des leçons du XXe siècle a été l’idée que l’universalisme depuis le haut est voué à l’échec, le stigmate du XXIe siècle pourrait être de ne pas réussir à former à temps, depuis le bas, le sens des situations communes. » [11] Repenser l’universalité comme fondement ou horizon est en effet un défi : « l’universalisme » ne doit plus être invoqué paresseusement comme une notion toute faite et une potion magique. Par ailleurs, seraient-ils habillés de revendications victimaires clinquantes, des affects comme la colère et le ressentiment ne peuvent fonder quoi que ce soit. Mais ils peuvent alimenter la fureur destructrice, qui trouve toujours des justifications fallacieuses.

Face à l’ethnicisation des problèmes sociaux et à la menace séparatiste

Depuis le printemps 2020, le président Macron semble avoir pris conscience du danger représenté par la progression et la banalisation de l’idéologie décoloniale en France, qui, sous couvert d’un pseudo-antiracisme rageusement vindicatif, s’est installée dans un certain nombre d’universités et dans le monde de la culture avant de descendre dans la rue, à l’occasion des rebondissements artificiels de l’affaire Traoré, pour aggraver la fragmentation conflictuelle de la société civile et criminaliser les institutions républicaines, garantes de l’unité nationale. Ce qui est hautement préoccupant, c’est que cette criminalisation s’étend à toute l’histoire de la France, à ses grandes figures politiques et à ses grands auteurs, à ses monuments comme à ses œuvres artistiques ou littéraires.

L’obsession de la couleur de peau s’est banalisée dans les milieux d’extrême gauche par l’effet de l’endoctrinement décolonial. Dans ces milieux, le décodage racial de la vie politique relève de la réaction réflexe. La députée LFI Danielle Obono, proche des Indigènes de la République, a réagi à la nomination de Jean Castex au poste de Premier ministre, le 3 juillet 2020, par un tweet en écriture inclusive commençant ainsi : « Profil : homme blanc de droite bien techno & gros cumulard. » Voir le monde humain en noir et blanc : tel est le schème perceptif fondamental de l’identitarisme décolonial. Mais cette distinction sommaire, Noirs/Blancs, est loin d’être neutre, elle implique un jugement de valeur, qui se traduit par un mode de stigmatisation selon la couleur de peau : décrire un homme comme « blanc », lorsqu’on suppose qu’il existe un « racisme d’État » qui traduit l’« hégémonie blanche », revient à le marquer d’un stigmate. Et, selon cette logique, un « homme blanc » est doublement « dominant », en tant que mâle et en tant que blanc. Cette vision racialiste des rapports sociaux n’a nullement empêché Danielle Obono, en compagnie d’Éric Coquerel, de Maboula Soumahoro et de quelques autres figures d’extrême gauche, d’appeler le 21 août 2020 au lancement d’un « nouvel antiracisme populaire », marquant la volonté de LFI de récupérer politiquement les mobilisations pro-Traoré.

Pour illustrer un antiracisme qui serait le contraire même d’un programme séparatiste, il n’est aucun discours plus émouvant et convaincant que celui qu’a prononcé Martin Luther King le 28 août 1963 à Washington (« I have a dream ») :

« Je rêve qu’un jour sur les collines rousses de Georgie les fils d’anciens esclaves et ceux d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. […] Je rêve que mes quatre petits enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère. »

Les activistes du « nouvel antiracisme », quant à eux, veulent être jugés d’abord sur la couleur de leur peau, et veulent également juger les autres avant tout sur la couleur de leur peau. Ces afro-descendants déclarés, mus par un insatiable ressentiment, ne veulent pas s’asseoir à la même table que les « Blancs » dont les ancêtres auraient été des propriétaires d’esclaves. Ces Noirs identitaires ne se reconnaissent que des « frères » et des « sœurs » de leur couleur de peau, socle racial de leur identité communautaire. Disons les choses simplement : lorsqu’ils n’appellent pas à retourner en Afrique, les nationalistes noirs rêvent d’une forme d’apartheid dont ils seraient les bénéficiaires. Leur politique, comme celle des salafistes, est séparatiste : elle vise à créer des enclaves identitaires sur le territoire français. Pour les plus extrémistes, il s’agit de rejeter la posture de la victime exploitée par les milieux antiracistes occidentaux et de réaliser pleinement le programme du nationalisme noir, impliquant un strict ségrégationnisme et une opposition absolue au métissage. Dans son livre publié en 2013, Supra-négritude, sorte de bréviaire du national-racisme noir, l’activiste panafricain « révolutionnaire » Kémi Séba se prononce pour la séparation totale, son communautarisme racial se traduisant par le rejet de l’Occident et le retour des afro-descendants en Afrique :

La supra-négritude […] rejette la trop simple auto­nomie, qui n’est qu’une liberté provisoire, et partielle, la dépendance, la départementalisation de nos territoires. Son salut se trouve dans la séparation pure et simple de l’Occident. […] La supra-négritude a pour postulat que nous ne sommes ni pour le marxisme (comme Césaire), ni pour le socialisme (comme Damas), ni pour l’occidentalolâtrie (comme Senghor), mais pour un séparatisme total et réel par rapport à l’Occident, d’un point de vue politique économique, culturel, spirituel et psychologique. […] La supra-négritude, c’est donc cela, chercher en nous-mêmes la clef de notre survie [12].

Lorsqu’il a déclaré, selon des propos rapportés par Le Monde daté du 11 juin 2020, que « le monde universitaire a été coupable », parce qu’« il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon » [13], en ajoutant : « Le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux », le président Macron s’est contenté de faire un constat auquel on ne peut guère reprocher que son caractère globalisant. Ce n’est évidemment pas l’ensemble des universitaires qui a favorisé le recours à des approches ethno-racialistes dans l’analyse des phénomènes sociaux ou justifié des comportements sécessionnistes, sur la base du sexe, du genre, de la race ou de la religion. L’endoctrinement racialiste n’a été le fait que d’enseignants confondant leur tâche avec leur engagement politique dans telle ou telle mouvance indigéniste, postcoloniale ou décoloniale, qui, « intersectionnalité » oblige, implique un engagement dans le néoféminisme « radical », forme politique contemporaine de la misandrie [14].

En mettant allusivement en cause la responsabilité de certains universitaires d’extrême gauche, en particulier nombre de spécialistes en sciences sociales – secteur ayant largement professionnalisé l’enseignement des « idées radicales » en tout genre (notamment en « théorie du genre ») –, le président n’a fait que reprendre à son compte des analyses critiques formulées ces dernières années sur les dérives postcoloniales, décoloniales et indigénistes de certains secteurs du système universitaire, dérives jusque-là négligées par le pouvoir politique. Il faut désormais se préoccuper d’un phénomène en expansion qui était impensable il y a une vingtaine d’années : la multiplication des territoires universitaires perdus de la République, dans lesquels la liberté académique est foulée aux pieds, sous la pression de minorités actives. Cette imprégnation sectaire des milieux académiques conduit ces derniers à juger justifiées les entreprises de destruction du patrimoine culturel « blanc », ainsi que les chasses aux fantômes du passé ou aux sorcières mortes depuis longtemps. Ne négligeant pas ces dérives, le chef de l’État a également précisé, dans ses propos rapportés par Le Monde, qu’il n’était pas question de déboulonner les statues au nom de la lutte contre le racisme, comme certains le réclament pour celle de Colbert à l’Assemblée nationale : « Effacer les traces ne traite pas le trauma- tisme. » [15] C’est l’évidence même, que ne sauraient reconnaître les furieux iconoclastes contemporains.

En intervenant sur ce terrain, le président Macron a rompu le silence et opéré un tournant idéologico-politique notable. Ceux qui se sont sentis visés ont répliqué en haussant le ton, en accusant le président Macron d’engager le combat « non pas contre le racisme, mais contre l’antiracisme » [16]. Mais l’indignation, surtout lorsqu’elle est feinte, n’est pas un argument. Un collectif d’universitaires et de chercheurs a répliqué avec rigueur et vigueur aux pseudo-antiracistes décoloniaux ou marxisants [17]. Le dernier lieu commun sollicité par les décoloniaux et les néoféministes consiste à dénoncer les « angles morts » du républicanisme ou de l’universalisme républicain, concernant au premier chef les « inégalités identitaires ». Ce nouveau poncif a été utilisé pour tenter de disqualifier les critiques du « communautarisme » et du « séparatisme » émises par divers représentants politiques, notamment par le président Macron lors de son allocution du 14 juin 2020 [18]. Le vrai problème tient dans l’actuelle instrumentalisation cynique de l’antiracisme, couvrant des projets et des objectifs n’ayant rien à voir avec la défense de l’égalité des droits et de l’égalité des chances. La nécessaire lutte contre les discriminations dans l’emploi ou dans le logement mérite d’autres porte- parole que des rescapés du communisme, des complices du décolonialisme, des ennemis de la laïcité ou des compagnons de route de l’islamisme.

La responsabilité de ces intellectuels installés, bénéficiant de postes dans l’Université ou la recherche, est grande : au nom d’un « antiracisme » devenu un simple alibi utilisé par des minorités actives, ils ont encouragé la racialisation des problèmes sociaux, justifié la fragmentation conflictuelle de la société civile en liant lutte des classes et lutte des identités raciales – les « non-Blancs » incarnant à leurs yeux le nouveau prolétariat porteur de l’émancipation du genre humain –, et favorisé les tendances sécessionnistes qu’on rencontre dans certains secteurs de la société, notamment ceux qui sont travaillés par la propagande islamiste. En cautionnant l’imposture des activistes identitaires pro-Traoré invoquant sans vergogne les grands mots, comme « justice et vérité », ils se sont lancés dans la promotion de la marginalité délinquante à visage racial, honteusement héroïsée, en même temps qu’ils criminalisaient les forces de police, accusées de se comporter comme des agents du « racisme systémique ». Bref, ils se sont comportés, au sein de la nation républicaine qu’est la France, comme des ennemis idéologiques de l’intérieur, engagés dans la destruction du pacte républicain.

À cet égard, comme le montrent les résultats du sondage Ifop-Fiducial réalisé les 17 et 18 juin 2020 pour CNews et Sud Radio [19], les positions prises par le président sont en phase avec l’opinion majoritaire en France. Il faut souligner le fait qu’un nouveau clivage émerge dans l’opinion française : 47 % des Français estiment que le racisme anti-Blancs est une réalité (déjà en 2014 : « phénomène assez répandu en France »), alors que 30 % d’entre eux affirment qu’il existe un « racisme d’État » et 32 % qu’il existe un « privilège blanc ». Par ailleurs, 71 % des Français considèrent que les personnalités accusées d’esclavagisme ou de racisme appartiennent à notre histoire et qu’il ne faut ni retirer leurs statues ni débaptiser les rues portant leur nom, contre seulement 8 % qui pensent que cela serait justifié. Par ailleurs, 21 % des personnes interrogées sont d’avis de débattre de cette question au cas par cas.

Les Français sont donc loin de se rallier à la pensée-slogan incendiaire des décoloniaux et des indigénistes, qui ne supportent pas de voir la réalité qui dérange leurs grosses certitudes sur le « privilège blanc », à savoir que l’école et l’Université favorisent la promotion sociale, notamment celle des filles issues de l’immigration qui recueillent ainsi le double bénéfice de l’émancipation des contraintes communautaires et de l’insertion sociale et professionnelle. C’est là rappeler que la méritocratie républicaine exclut tout racisme ainsi que tout séparatisme à base religieuse ou ethno-raciale. Mais il faut relever un paradoxe : le système républicain fabrique aussi des citoyennes qui, telles les scolarisées Assa Traoré ou Rokhaya Diallo, se retournent contre la République, qu’elles accusent de « racisme systémique ». Aveuglement idéologique ou mauvaise foi ? Certainement, un mélange des deux. Peut-être est-ce là l’une des figures d’un paradoxe démocratique plus général, ainsi formulable : plus l’intégration sociale progresse, plus le sentiment d’être discriminé s’exacerbe. Et le principe vaut pour les minorités ethno-raciales comme pour les femmes. Voilà qui permet de comprendre la fureur antiraciste et antisexiste qui a pris la figure d’une inquisition mouvementiste, à travers #MeToo et Black Lives Matter, se traduisant par la banalisation d’une « justice » de rue et de réseaux sociaux, encourageant la délation et les accusations mensongères. Entre « Balance ton porc » [20] et « Dénonce ton Blanc », l’inspiration commune est établie.


[1Aristote, Rhétorique, II, 2, 1378 a 30. Voir Pierre Aubenque, « Sur la définition aristotélicienne de la colère », Revue philosophique, no 147, 1957, p. 300‑317.

[2Peter Sloterdijk, Colère et temps. Essai politico-psychologique [2006], tr. fr. Olivier Mannoni, Paris, Libella-Maren Sell Éditions, 2007, p. 21‑41.

[3Michel Erman, Au bout de la colère. Réflexion sur une émotion contemporaine, Paris, Plon, 2018.

[4Peter Sloterdijk, Colère et temps, op. cit., p. 315.

[5Sur la rage chez les adolescents, expression d’un besoin de reconnaissance, voir Daniel Marcelli, Avoir la rage. Du besoin de créer à l’envie de détruire, Paris, Albin Michel, 2016.

[6Peter Sloterdijk, Colère et temps, op. cit., p. 294.

[7Jean-François Revel, La Grande Parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste, Paris, Plon, 2000, p. 334.

[8Ibid.

[9Laurent Bouvet, « Aux origines du tournant identitaire », art. cit. (3 juillet 2020). Pour un décryptage de la demande de statistiques eth- niques, voir Gilles Clavreul, « Statistiques ethniques est un euphémisme, il s’agirait en réalité de statistiques raciales », 25 juin 2020, https://www.lefigaro.fr/vox/societe....

[10Peter Sloterdijk, Colère et temps, op. cit., p. 252.

[11Ibid., p. 259.

[12Kémi Séba, Supra-négritude. Audodétermination, antivictimisation, virilité du peuple, préface de Grégoire Biyogo, s.l., Éditions Fiat Lux, 2013, p. 189‑190, 225.

[13Emmanuel Macron, cité par Françoise Fressoz et Cédric Pietralunga, « Après le déconfinement, l’Élysée craint un vent de révolte : “Il ne faut pas perdre la jeunesse” », 10 juin 2020, https://www.lemonde.fr/politique/ar....

[14David Benatar, The Second Sexism : Discrimination Against Men and Boys, Malden/Oxford, Wiley-Blackwell, 2012 ; Pierre-André Taguieff, Des putes et des hommes. Vers un ordre moral androphobe, op. cit. ; id., « Fureurs et misères des néoféministes », Revue des Deux Mondes, juin 2016, p. 69‑78.

[15Emmanuel Macron, cité par Françoise Fressoz et Cédric Pietra- lunga, « Après le déconfinement, l’Élysée craint un vent de révolte : “Il ne faut pas perdre la jeunesse” », art. cit.

[16Étienne Balibar, Hourya Bentouhami, Éric Fassin, Nacira Guénif, Sandra Laugier, Nadia Marzouki, Sarah Mazouz, Achille Mbembe, Olivier Roy et al., « Emmanuel Macron engage le combat non pas contre le racisme, mais contre l’antiracisme », 22 juin 2020, https://www.lemonde.fr/idees/articl....

[17Gérard Bensussan, Yves Charles Zarka, Paul Zawadzki et al., « Non, Emmanuel Macron n’est pas l’incarnation du racisme systémique », 7 juillet 2020, https://www.lemonde.fr/idees/articl....

[18Voir par exemple l’article fulminant et confus de l’historienne et féministe radicale Clyde Marlo-Plumauzille, « Quelque chose de pourri au royaume de l’universalisme républicain », 24 juin 2020, https://www.liberation.fr/debats/20....

[20Sandra Muller, l’initiatrice du hashtag #balancetonporc devenu viral sur Twitter depuis la mi-octobre 2017, a été condamnée le 25 septembre 2019 à 15 000 euros de dommages et intérêts pour avoir diffamé l’homme qu’elle acussait de harcèlement sexuel ; https://www.lemonde.fr/societe/arti....


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