Les systèmes d’idées (2/2)

E. Morin
vendredi 15 septembre 2023
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

(.../...)

Systèmes philosophiques et grandes idéologies

Les systèmes philosophiques

Distinguons :

  • les systèmes d’idées dont le champ de pertinence est limité à la connaissance seule (théories scientifiques) ;
  • les systèmes d’idées qui lient étroitement faits et valeurs, et qui ont donc un aspect normatif (théories non scientifiques, doctrines, systèmes philosophiques, idéologies politiques) ;
  • les systèmes d’idées à prétention explicative universelle (grandes doctrines, grands systèmes philosophiques, grandes idéologies).

Les systèmes philosophiques, du moins sous leur forme laïcisée, sont tardifs dans l’histoire des sociétés, et leur domaine est marginal. Certes, il y a, sous-tendant les mythologies, des conceptions anthropologiques et cosmologiques que nous pouvons aujourd’hui traduire en philosophies. Au sein de toutes grandes religions se sont constituées des armatures d’idées qui parfois seraient des systèmes philosophiques intégraux si elles n’y étaient intégrées comme charpente légitimatrice, voire rationnelle, de la Foi et du Culte.

La grande exception se trouve dans l’aire du bouddhisme, qui lui-même est une religion d’exception, ou plutôt une conception du monde et de la vie qui a donné naissance à des rameaux philosophiques plus ou moins enveloppés de cultes. La grande originalité des systèmes bouddhistes par rapport à presque tous les systèmes philosophiques occidentaux est qu’ils ont le vide ou néant pour point de départ et d’arrivée.

En Europe, les systèmes laïques d’idées constituant vision du monde, de la vie, de l’homme, du réel apparaissent dans les îles grecques six siècles avant notre ère. Un espace autonome, propice au libre développement des systèmes philosophiques, est institué un siècle plus tard à Athènes. Cet espace se déploiera dans l’Empire romain, mais, devenue seule religion d’empire, l’Église chrétienne frappera d’interdit la philosophie laïque. Certes, le christianisme médiéval saura intégrer en lui l’aristotélisme comme sous-système, et des doctrines philosophiques à souveraineté limitée pourront s’affronter à ombre de la Croix.

La Renaissance opère la résurrection d’un espace philosophique qui obtiendra deux siècles plus tard sa pleine autonomie. Celle-ci ne sera pourtant pas définitivement assurée. Au XXe siècle, le pouvoir stalinien supprimera l’espace philosophique, et le pouvoir nazi en expulsera les idées insanes.

La sphère philosophique est donc historiquement récente et fragile ; elle est de plus socialement limitée à une caste de philosophes, qui, à partir du XIXe siècle, s’enferme dans les universités. Enfin, le développement des sciences s’est opéré en refoulant les idées philosophiques ou en leur niant toute pertinence. Toutefois, c’est l’effort et l’essor philosophique qui ont été l’initiateur et le stimulant du processus de laïcisation qui a formé la société européenne moderne ; c’est du creuset philosophique que sont issues toutes les grandes idéologies qui ont animé l’histoire politique et sociale des nations européennes et animent désormais celle du monde.

A partir de la Renaissance, la réinterrogation du monde, après que Christophe Colomb eut élargi la Terre puis que Copernic et Galilée l’eurent rétrécie dans le ciel, la réinterrogation de Dieu, la réinterrogation de l’homme, l’interdépendance de ces réinterrogations déterminent une problématisation généralisée. La perte des anciens fondements d’intelligibilité et de croyance suscite la recherche incessante de nouveaux fondements et la formation ininterrompue de nouveaux systèmes philosophiques, lesquels posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses, ce qui relance sans cesse la recherche. Et ainsi, la noosphère philosophique européenne se développe avec une prodigieuse intensité en présentant deux faces opposées et liées : d’une part, une activité critique qui s’exerce non plus seulement ni principalement sur la religion, mais sur les systèmes rationnels (rationalisateurs) eux-mêmes, les idées maîtresses, les principes, les fondements ; d’autre part, une élaboration ininterrompue de systèmes, jusqu’au plus grandiose de tous, celui de Hegel ; à partir de ce moment, l’histoire de la Philosophie sera un corps à corps sans relâche entre la pensée systématique et la pensée antisystématique. Ainsi, la culture européenne est comme un laboratoire noologique où on pourrait observer la formation, l’épanouissement des systèmes, leurs conflits, leurs symbioses, leurs échanges, leurs corruptions, leurs scléroses, leurs mutations, leurs rajeunissements, leurs agonies.

Un système philosophique est une conception visant à élucider l’être du monde, du réel, de l’homme, et chacun d’entre eux ré-élabore le monde dans un Meccano grandiose d’idées et de concepts. Dans ce sens, les grands systèmes philosophiques représentent des constructions à la limite délirantes [1] dans leur effort à saisir l’Un et à embrasser le Tout, à donner réponses d’idées aux grandes interrogations de l’esprit humain. Mais, dans un autre sens, les grandes philosophies sont des conceptions très riches et complexes, souvent polynucléées, tendant à lier et entre-féconder le physique et le métaphysique, la connaissance et l’éthique. Elles n’ont pas toutes l’ambition d’embrasser tous les problèmes ; mais elles ont toutes l’ambition d’affronter les questions fondamentales, de produire les principes et catégories nécessaires à la pensée vraie.

Les systèmes philosophiques tiennent de la théorie et de la doctrine. À la différence des théories scientifiques, ils n’ont pas de relations organiques d’échanges avec le monde empirique et n’obéissent pas à l’impératif de la vérification. À la différence des théories scientifiques, également, ils associent en eux les vérités cognitives et les vérités éthiques. Mais, comme les théories scientifiques, ils sont relativement ouverts et acceptent la polémique mutuelle. Nourris de tradition critique/ laïque, ils ne tendent à l’arrogance que dans le giron d’une religion souveraine. Leur milieu d’existence est rempli de virus critiques, de polémiques argumentées, d’intenses joutes d’idées, ce qui leur entretient une ouverture particulière. Soumis à une activité critique intense de la part des systèmes rivaux ou ennemis, ils sont à la fois aguerris et fragiles, capables de répondre aux assauts les plus vifs, capables aussi de s’amender, se modifier, assimiler des éléments extérieurs, voire opérer des symbioses dont sortira un système nouveau. Les systèmes philosophiques sont enfin assez complexes pour disposer éventuellement d’une aptitude réflexive et critique qui les rend capables de penser les autres systèmes d’idées et de se penser eux-mêmes.

Nous pouvons maintenant concevoir les systèmes philosophiques comme des entités qui, souvent élaborées à partir d’un esprit démiurgique (Aristote, Platon, Descartes, Spinoza, Leibniz, etc.), prennent vie auto-éco-organisatrice. Ces entités puisent dans leur éco-système culturel les énergies nourricières et régénératrices. Elles puisent dans les esprits individuels non seulement l’aspiration à la connaissance et le souci de se situer dans le monde, non seulement la soif de certitudes, mais aussi le questionnement anthropologique ; ainsi, elles communiquent avec l’insondable gouffre de l’interrogation humaine. Corrélativement, les entités philosophiques n’ont cessé de puiser dans le devenir/crise de la culture européenne une problématisation toujours renouvelée par la désintégration des anciens mythes, la modernisation de la religion, l’érosion ininterrompue des idées traditionnelles, l’activité critique permanente. Dans ce sens, la problématisation culturelle attisé la problématique anthropologique, laquelle attise en retour la problématisation culturelle, tout cela provoquant éventuellement un vide et un désarroi qui entraînent alors la crise de la problématisation et amènent les retours et renouvellements de la grande religion et des philosophies qui la justifient. La très grande vitalité ré-interrogatrice qui a animé la pensée européenne depuis le XVIe siècle a empêché les systèmes de se scléroser et de se figer. Conjointement, l’activité polémique intense, par arguments, réfutations, critiques, a entretenu une vitalité inter-critique qui a empêché les systèmes proprement philosophiques de s’auto-déifier. Par contre, les grandes idéologies qui se répandent dans la cité, polis, et que nous nommerons dans ce sens politiques, s’auto-mythifient et s’auto-déifient.

Les idéologies

Il y a à la fois continuité et rupture entre les philosophies et les idéologies qui, la plupart du temps, sont issues d’idées philosophiques. Les idéologies sont vulgatiques (vulgate : version répandue) et étendent leur influence au-delà de l’intelligentsia, dans le morde politique et social.

Les idéologies empruntent aux philosophies leur noyau axiomatique, leurs idées maîtresses ; elles y puisent de la cohérence organisatrice, mais d’une façon simplificatrice, dégradée, dogmatique, qui en fait des systèmes de nature différente : les idéologies ont perdu la problématique et la complexité qui font l’originalité philosophique. On comprend alors le sens péjoratif du terme « idéologie », qui connote toujours un défaut, un manque, une illusion.

A la différence des philosophies, qui sont et restent des théories, les idéologies sont fortement doctrinaires. Elles sont rationalisatrices (tout s’explique selon leur logique) et idéalistes (tout le réel est assimilé/ approprié par leur idée). Notons qu’elles sont doctrinaires, même lorsqu’elles prennent un visage « critique » : les idéologies rationaliste, scientiste, marxiste ont Pour source une critique des dogmes et doctrines, mais elles produisent de nouveaux dogmes sous les noms de Raison, Science, Matérialisme dialectique. Aussi les connotations péjoratives au mot « idéologie » correspondent-elles à la réification idéaliste, à la rigidification rationalisatrice, à l’abstraction trompeuse, et finalement à l’illusion de posséder la vérité dans un système d’idées.

L’idéologie politique est une conception de la réalité anthropo-sociale qui, comme le système philosophique, comporte, de façon implicite ou explicite, une conception du monde et du réel (ainsi, le marxisme idéologique conserve du marxisme philosophique le matérialisme dialectique). Comme les systèmes philosophiques, les idéologies sont nucléées par une liaison forte entre le principe de connaissance et le principe éthique. Mais, alors que le monde des systèmes philosophiques est comme stratosphérique, les idéologies ont une motricité directement branchée sur la praxis politique et sociale.

Les idéo-mythes

On a cru au XIXe siècle et au début du XXe que la promotion des idées laïques correspondait à l’évolution nécessaire et progressive du mythe à la raison, de la religion à la science ; le dépérissement des mythes bio-anthropomorphes et le rétrécissement de l’aire religieuse devaient aller jusqu’à leur disparition finale, qui correspondrait au triomphe des vérités positives, rationnelles et scientifiques.

Or, cette conception, qu’Auguste Comte formula comme loi évolutive, était un mythe, et, du reste, Auguste Comte eut la géniale folie de couronner l’ère positive par une nouvelle religion, concrète et universelle, où l’adorée Clotilde de Vaux incarna l’Humanité-Matrie.

De façon plus convaincante, Marx Weber avait conçu le dépérissement des mythes, religions, rites, traditions comme un processus de sécularisation au profit des idéologies, de l’éthique et des croyances subjectives. Il est intéressant de noter que deux rameaux divergents sont issus de ce dépérissement, d’une part, celui de l’abstraction, de la rationalisation (au sens wébérien, différent de celui utilisé ici), du désenchantement, et, d’autre part, celui de l’intériorisation, de la subjectivisation, de l’esthétisation. Effectivement, nous pouvons constater que les génies, démons, spectres qui peuplaient la nature sont soit dispatchés dans une noosphère esthétique pour se muer en héros de romans ou stars de cinéma, soit rentrés dans les intérieurs psychiques pour prendre la forme fluide des pulsions et sentiments. Nous pouvons penser que ces développements esthétiques et subjectifs sont dialogiquement liés aux développements antinomiques et concomitants de la pensée rationnelle-empirique-logique et des systèmes d’idées abstraits, théories scientifiques, doctrines, idéologies.

On a pu s’interroger sur les résurrections de mythes dans le champ esthétique des nouveaux arts de masse (roman populaire, cinéma, télévision, sport) (Morin, 1957, 1962). On a pu également s’étonner de la résistance des grandes religions et même de leurs contre-offensives victorieuses sur les terres désolées du désenchantement et du nihilisme. Mais il faut surtout voir ce que n’avait pas vu Max Weber : la ré-invasion du mythe et même de la religion dans les systèmes d’idées apparemment rationnels.

Georges Bataille (1972, p. 393-394), lui, avait bien remarqué qu’il y avait dans le monde moderne « avidité de mythes ». Ajoutons : de nouveaux mythes ont fait leur nid au cœur même des idées abstraites. Disons autrement : les structures archaïques du mythe ont pris possession des structures évoluées de l’idée.

Le Wittgenstein des manuscrits de 1931 avait découvert, au cours d’une longue méditation sur Le Rameau d’or de Frazer, non seulement « que l’élimination de la magie a. le caractère de la magie » mais aussi que la métaphysique pouvait être considérée « comme une espèce de magie ». Freud se demandait, à peu près au même moment (1933), si la théorie scientifique elle-même n’était pas mythologique [2].

Cette interrogation mérite d’être posée. Certes, les théories scientifiques, dans leurs caractères ouverts et profanes, sont aux antipodes du mythe. Mais leur noyau comporte une zone aveugle où peut s’installer un ferment qui transforme l’idée devenue souveraine en mythe : ainsi, l’idée pythagoricienne de la royauté du Nombre devient mythe, comme le devient l’idée galiléenne, newtonienne, laplacienne de l’ordre mathématique du monde.

Tout passage à l’être d’un système d’idées comporte un potentiel mythologisant. Toute idéalisation/rationalisation doctrinaire tend à auto-transcendantaliser le système. Dès lors, le mythe peut s’installer au noyau du système et diviniser les idées maîtresses. Ainsi s’opère la mythologisation de l’idée abstraite. Les théories scientifiques évitent la doctrinarisation, mais leur noyau permet la mythification. Les themata sont des idées maîtresses obsessionnelles qui tendent à se charger de force mythique. Ainsi, tout en demeurant empirico-rationnelles, les théories scientifiques peuvent absorber du mythe en leur noyau.

Le mythe s’introduit clandestinement, comme un virus qui s’introduirait dans l’ADN de l’hôte et s’y intégrerait, suscitant désormais une activité proprement mythologique mais invisible. Mieux encore : le mythe a envahi ce qui lui semblait le plus hostile et qui était censé l’avoir liquidé.

Si le mythe peut s’introduire dans le noyau des théories scientifiques, sans toutefois le contrôler totalement, il peut envahir pleinement les doctrines et les idéologies. Alors que les théories scientifiques demeurent profanes par nature, en dépit de la tendance propre à tout système d’idées à s’auto-transcendantaliser, les doctrines s’auto-sacralisent et s’auto-idolâtrent. Le concept maître devient souverain de l’univers. La doctrine exige la vénération de ses adeptes, qui doivent lui obéir littéralement, la citer rituellement et utiliser la langue de bois litanique d’un quasi-culte. Dès lors, la transcendantalisation et la déification propres à la mythologie et à la religion sont entrées subrepticement mais profondément dans le monde laïque de la doctrine.

Il en est de même dans l’idéologie. Comme tout système d’idées, l’idéologie comporte un noyau qui détermine l’organisation des concepts et la nature de sa vision du monde. Ce noyau ne fait pas qu’opérer la fusion (ou la confusion) entre paradigmes/axiomes et valeurs, il contient, enfouie en lui, une substance mythique elle-même confondue avec sa substance doctrinale. Les valeurs prennent une vie supérieure qui les rend mythiques : la Justice, l’Ordre, la Liberté, l’Égalité, l’Amour, la Vérité, l’Homme, tout en demeurant valeurs, deviennent mythes et se divinisent. Ainsi, l’homme, source de droit et de fraternité dans la philosophie humaniste, se trouve en quelque sorte mythologisé et divinisé dans l’idéologie humaniste, où il accède à une dignité surnaturelle qui le voue à la conquête et à la maîtrise de la Nature. L’idée de l’homme et le mythe de l’homme s’entre-contaminent, et le mythe tend à posséder l’idée. A la différence du mythe traditionnel, le mythe moderne est invisible sous l’abstraction idéelle et la logique du système. Il devient d’autant plus invisible qu’il prend le masque de la science « démystificatrice ». Ainsi le mythe du salut terrestre a pris la forme du « matérialisme scientifique ».

Aujourd’hui, dans notre monde occidental, nous consommons. de façon seulement esthétique, sous forme romanesque ou cinématographique, les mythes du type archaïque, antique ou exotique, qui sont des récits bio-anthropomorphes. Nos mythes profonds et tyranniques, eux, sont encapsulés dans les idées abstraites, y compris dans l’idée démythificatrice de Raison. Ils sont inclus et virulents dans nos idéologies. Il y a mythe typiquement moderne quand il y a, dans les idées maîtresses d’une idéologie, coagulation de fortes charges de vérité cognitive et de vérité éthique (valeurs), et quand ces idées deviennent autoritaires, dominatrices, sacralisées, souveraines. Dès lors, l’idéologie contient souterrainement en son cœur les structures de la pensée symbolique-magique-mythique, cachées sous celles de la pensée logique-empirique-rationnelle.

La virulence d’une idéologie peut devenir extrême. L’idéologie, rappelons-le, a toujours une force motrice qui tient à sa forte charge mythologique et à son caractère politique, c’est-à-dire praxique au sein de la cité. Dès lors, les idéologies possèdent et asservissent les humains comme le faisaient les dieux. Certes, les humains en retirent en échange des satisfactions psychiques : ils possèdent la vérité dont ils sont possédés, ils maîtrisent l’univers par idéologie interposée, ils jouissent en de véritables coïts psychologiques de la répétition de leurs themata obsessionnels, lesquels fournissent à la doctrine son érotisme envoûtant. Alors, les humains sont capables de vivre et mourir pour l’idée.

Apparemment, les Temps modernes se caractérisent par la dominance des systèmes abstraits d’idées ou idéologies et par le refoulement des systèmes mythologiques et religieux. Mais la grande et réelle laïcisation de la noosphère ne doit pas nous masquer l’invasion des mythes en son sein même. Ainsi, on a pu voir la raison, bifurquant de la rationalité à la rationalisation, devenir idole et même déesse. Alors que la raison n’existe que comme activité critique et autocritique, elle est devenue une entité en soi, qui s’est arrogé la souveraineté, la providentialité, et à la limite la divinité. De même, l’idéologie scientiste s’est constituée comme système à la fois rationalisateur et idéaliste qui a suscité en lui l’agglutination des mythes de la Certitude, de la Raison, du Progrès ; ainsi la science s’est vu attribuer la mission providentielle de guider l’humanité vers le salut terrestre.

C’est dans ces conditions que le mot Raison devient déraisonnable, le mot Science antiscientifique. Adorno et Horkheimer avaient bien vu que la Raison (close) devient d’elle-même autoritaire : en étendant son universalité potentielle à l’univers, elle s’approprie l’univers ; elle identifie son ordre à l’ordre cosmique ou historique, et elle s’approprie les lois de la Nature. La Raison majusculisée, devenue abstraite et rationalisatrice, instaure en elle une guillotine idéologique et une potentialité totalitaire.

Déjà porteuses en elles-mêmes de passions et de violences, la mythification et la déification qui pénètrent l’idéologie abstraite vont se pénétrer de la froide cruauté de la logique, du délire glacé de la rationalisation. Ainsi, le nazisme et le stalinisme ont associé en eux le froid absolu de leur logique et le feu dévorant de leur salut, pour accomplir les plus grandes exterminations de l’histoire.

Le phénomène clé de ce siècle est le déferlement mytho-religieux de grandes idéologies politiques, le triomphe d’abord, puis, pour la fin du siècle, l’érosion (provisoire ? définitive ?) des mythes de salut terrestre.

Les idéologies de la promesse

Prenons l’exemple privilégié et encore à peine refroidi du marxisme pour illustrer notre propos. Le marxisme est au départ un système d’idées très complexe et ambivalent. C’est une philosophie qui entend dépasser la philosophie pour devenir science. Mais, dès qu’il se prétend seule et vraie science, il cesse d’être théorie pour devenir doctrine et il s’impose comme doctrine orthodoxe dans l’éco-système politique du parti qui s’en réclame.

Le marxisme en tant que système philosophique comporte trois noyaux fortement soudés en un : 1) le paradigme qui détermine les catégories fondamentales et le mode d’utilisation de la logique (matérialisme dialectique) ; 2) le principe du devenir anthropo-historique par le jeu dialectique du développement des forces productives et de la lutte de classes (matérialisme historique) ; 3) la mission historique du prolétariat, destiné à instaurer la société sans classe et à faire cesser la préhistoire humaine. Le caractère mythique du troisième noyau est à la fois camouflé et exalté par le caractère « scientifique » des deux premiers.

Le marxisme devient idéologie lorsque le système perd sa complexité (richesse et ambiguïté), lorsqu’une de ses versions idéologiques simplifiées se dégrade en doctrine orthodoxe (seule science véritable, prédiction certaine de l’avenir) et lorsque le ferment messianique du salut terrestre, prenant commande du triple noyau, devient le moteur du mouvement révolutionnaire. Le mythe du salut est camouflé, approprié par l’idéologie, mais, du coup, il s’approprie l’idéologie qui l’approprie. La profondeur mythologique du marxisme est d’autant plus grande que celui-ci s’est approprié tous les grands mythes qui se sont formés au sein des idéologies modernes : ainsi, en prétendant s’approprier la rationalité, il s’approprie le mythe de la raison providentielle et souveraine ; en prétendant s’approprier la scientificité, il s’approprie les mythes scientistes de la possession de la vérité et de la mission émancipatrice de la science, à quoi il ajoute son propre mythe, la possession « scientifique » des lois de l’histoire. En se vouant aux intérêts universels de l’humanité, il s’approprie le droit de guider l’humanité ; en se faisant le serviteur du peuple souverain, il s’approprie la souveraineté sur le peuple. En créant le mythe du prolétariat, messie sauveur dont le supplice va régénérer le monde, il s’approprie, avec le mythe du salut et la mission du messie prolétarien, les énergies religieuses du judéo-christianisme, et il s’approprie tous les droits sur le prolétariat et sur l’histoire mondiale. Ainsi, unies dans le marxisme comme dispersées hors du marxisme, les mythologies de la raison, de la science, du développement, du salut ont déferlé sur le XXe siècle, l’ont bouleversé, transformé.

L’idéologie démocratique est une des grandes idéologies politiques des Temps modernes. Antérieure au marxisme, elle puise de nouvelles énergies dans le dépérissement du marxisme. L’idéologie démocratique comporte en son sein le grand mythe trinitaire Liberté/Égalité/Fraternité. Elle porte, là où il y a servitude, dictature, totalitarisme, l’espoir et la promesse émancipatrice. Toutefois, l’idéologie démocratique ne saurait se transmuter en religion de salut et ne saurait posséder l’orthodoxie d’une doctrine. L’idéologie/mythe démocratique comporte en son sein les principes de tolérance et de pluralisme : elle comporte en son cœur un noyau irréductible de laïcité : la seule vérité absolue de la démocratie n’est autre que la règle du jeu qui permet aux vérités antagonistes de s’affronter sur son terrain.

Les idéologies comportent toutes leur ingrédient mythique. Ainsi, l’idéologie de la « société industrielle » (élaborée, comme théorie, de Saint-Simon à Raymond Aron, et devenue pendant un temps idéologie/mythe technocratico-politique) a eu sa composante et sa promesse mythiques. Du reste, on ne saurait concevoir d’idée politique [3] sans cet ingrédient. On ne saurait envisager l’être humain lui-même sans cet ingrédient.

L’idée et le réel

Comme le mythe et la religion, mais à travers l’idée, l’idéologie sert à appréhender le réel en même temps qu’à s’en protéger. Elle répond, dans les temps contemporains, aux mêmes besoins fondamentaux que le mythe et parfois la religion.

Ainsi, les idéologies politiques puisent dans ces puissantes sources néguentropiques que sont les aspirations, rêves, besoins, désirs, craintes, qui sourdent et fermentent sans cesse dans nos sociétés. En leur sein, les concepts deviennent des êtres-dieux ou des êtres-démons : ainsi en est-il non seulement de la raison, de la science, de l’homme, mais aussi du « capitalisme », du « socialisme », qui, avons-nous vu, sont dotés d’intentions, de conscience, de ruse...

Les idéologies se chargent d’émotion comme les nuages se chargent d’électricité, et, dans les conditions favorables, prennent forme expansive, éruptive, explosive. Certaines d’entre elles ont pu, dans notre siècle, se substituer à la religion de salut et disposer alors d’une formidable puissance d’invasion et d’extermination. Nous avons pu voir à l’œuvre les deux grandes idéologies antagonistes, l’une égalitaire et messianique pour toute l’humanité, l’autre hiérarchique et exaltant la race supérieure, l’une et l’autre liant nucléairement le mythe du socialisme et le mythe de la nation. La seconde est morte d’un désastre militaire et non d’une défaite d’idées, et la première dépérit finalement de la contradiction absolue entre son mythe et la réalité qu’elle a créée.

Mais c’est cette contradiction qui lui avait donné sa puissance suprême ! Ainsi, c’est l’échec culturel et social du communisme dans les années 1920-1924 qui avait amené le marxisme, devenant stalinien, à s’auto-mythifier en « marxisme-léninisme », doctrine infaillible, Bible-source de toutes vérités. C’est le démenti du réel qui l’avait amené à transformer son rapport avec le réel et à faire subir à celui-ci les pires supplices pour qu’il ne profère jamais sa vérité, mais au contraire avoue celle que le Parti exige. Incapable de commercer avec elle, le mythe stalinien est devenu capable d’écraser et asservir la réalité qui le démentait. Ce massacre de secteurs entiers de la réalité — massacre des koulaks, des opposants extérieurs puis intérieurs à Staline, massacre quasi au hasard de suspects — a été capable de mater la réalité. Et, pour mater la réalité, il a fallu en même temps massacrer toutes les autres idées et idéologies. Ainsi l’échec du « socialisme réel » a-t-il fait triompher pendant soixante-dix ans un socialisme irréel mais sur-réel, plus fort que la réalité.

Les mœurs des idées

Les idéologies qui se situent en des champs différents de compétence s’ignorent. Celles qui couvrent un même champ s’opposent. Celles qui comportent en elles une conception du monde sont incompatibles les unes avec les autres, et leurs conflits sont féroces. Ainsi, un conflit radical a opposé la grande religion du salut céleste et la religion du salut terrestre. À cause de leur vision du monde contraire et de leur message de salut identique mais concurrent, marxisme et christianisme se sont combattus sur tous les continents. Toutefois, et cela est un cas remarquable de chimie propre aux idées, l’analogie entre christianisme et marxisme a pu localement, dans certaines conditions historiques, sociales et culturelles, opérer une symbiose qui s’est substituée au duel à mort, notamment en Amérique latine. Là, pourtant, l’Église était traditionnellement liée aux forces conservatrices qui opprimaient une plèbe misérable. C’est justement dans ces conditions que l’idée fraternitaire chrétienne pour les pauvres et les malheureux a pu ronger le noyau de l’idéologie-catholique/conservatrice et y ouvrir une faille. Dès lors, rien ne s’opposait plus à l’attraction mutuelle entre l’idée fraternitaire socialiste et l’idée fraternitaire chrétienne. Celle-ci a pu retrouver l’expérience du Christ souffrant et persécuté dans le prolétariat martyr. Le communisme s’est révélé alors non plus comme l’ennemi du christianisme, mais comme porteur de sa vérité terrestre. Certes, l’athéisme du communisme marxiste était contraire à la foi dans le Christ, mais cette contradiction a pu être résolue par un modus vivendi entre le Ciel et la Terre. Le Ciel étant réservé à Dieu, la foi put alors aisément reconnaître au Parti communiste une mission terrestre de nature christique. Dans ces conditions, le message marxiste et le message christique ont pu s’entre-complémentariser et il s’est constitué une idéologie symbiotique, dite « théologie de la libération » ; puis, chez bien des catholiques, y compris des prêtres, la religion marxiste de salut terrestre s’est montrée capable d’absorber et de résorber en elle la religion christique du salut céleste.

Ainsi, dans son mouvement ascensionnel, le marxisme-léninisme est capable de phagocyter les énergies mythologiques de la religion concurrente. De même, il s’est montré capable de capter les énergies du mythe national (dont nous allons parler très bientôt). Bien que d’essence internationaliste, et sans tarir cette source internationaliste, le marxisme stalinien, s’enracinant en URSS, a pu capter à lui, dans les conditions propices de la menace hitlérienne des années 30, l’héritage nationaliste et patriotique de la Russie tsariste, et, dans tous les pays, le communisme est devenu « patriotique » afin de s’emparer des énergies du mythe de la nation. (Du reste, le mythe de la nation a autant absorbé le mythe communiste que celui-ci l’a absorbé). Ainsi, dans sa phase ascendante, l’idéologie communiste est dotée d’une grande puissance phagocytaire qui lui permet de s’emparer de mythes et idées maîtresses adverses et de se les assimiler. Mais, dans la phase descendante où l’idéologie communiste perd le salut terrestre, le christianisme profite du désabusement et il se nourrit de la désintégration de la foi communiste ; de même, le nationalisme devient force de résistance et d’opposition au système idéologique qui croyait l’avoir domestiqué…

Ces exemples hâtifs nous indiquent que les relations entre idéologies peuvent être complexifiées par les conditions écologiques (culturelles, sociales, historiques) de leur existence, conditions qui favorisent la captation des idées-forces des unes par les autres ou l’attraction entre mythes analogues jusqu’alors répulsifs. Les mots/mythes de « socialisme », « démocratie », « nation » peuvent être ainsi volés, intégrés, transformés, démythifiés, re-mythifiés…

Le mystère de la nation

Venons-en à ce qui, constitué à la fois de sociosphère et de noosphère, porteur à la fois d’idéologie, de mythe et de religion, est un être de substances diverses assemblées en une : la nation.

L’État-Nation est un être à la fois social, politique, culturel, idéologique, mythique, religieux. C’est une société territorialisée et organisée. C’est une entité politique dotée d’un État et de lois propres. C’est, culturellement, une communauté de destins comportant sa mémoire et ses mœurs singulières. C’est un système idéologique de rationalisation autocentrique. C’est un être mythique, de substance à la fois maternelle et paternelle : la Mère-Patrie. C’est enfin, comme l’avait vu Toynbee, une religion d’un type particulier, où, de façon quasi durkheimienne, l’État-Nation s’auto-déifie. Tous ces constituants sont non seulement complémentaires, mais récursivement associés, chacun produisant les autres qui le produisent.

Un être aussi complexe s’est formé de façon multi-séculaire et aléatoire, d’abord en Angleterre, France, Espagne. Son achèvement mythologique et idéologique s’est effectué dans et par la Révolution française, où l’État-Nation devient souverain légitime et absolu.

Une fois établie, la formule de l’État-Nation s’est diffusée très rapidement, en Allemagne et Italie d’abord, puis dans toute l’Europe, et enfin, au XXe siècle, sur la planète entière. Parfois en symbiose, parfois en opposition avec la religion officielle du pays, l’État-Nation, divinisé de façon matri-patriotique, institue en fait une religion propre, comportant son culte et ses sacrifices, qui nourrit et se nourrit de l’amour et de l’obéissance absolue des « enfants de la patrie » (Morin, 1987 a, p. 61-64).

Ainsi, l’État-Nation est une entité sociologique originale qui n’est telle que parce qu’elle est à la fois une réalité historique concrète et une réalité noosphérique non moins concrète qui communiquent par leurs racines : la nation s’enracine en profondeur dans le tuf matériel/biologique de la « terre et des morts », où se trouve justement sa substance mythique : « terre-mère », « mère-patrie ».

Les théories de la nation sont toutes insuffisantes. En ce qui concerne sa nature noologique, Michelet et Renan avaient bien vu que la nation est un être d’esprit, tandis que les Allemands y voyaient un être « biologique ». Ces deux points de vue sont en fait complémentaires : la nation est un être vivant méta-biologique parce que c’est un être d’esprit.

Aujourd’hui que se pose le problème du dépassement de l’État-Nation, la difficulté n’est pas seulement dans les intérêts en jeu, elle est aussi dans la consistance mytho-religieuse des nations, qui continuera à résister victorieusement tant que ne seront pas constituées des entités supérieures à forte densité mythologique, comme l’Europe, et surtout tant que l’idée d’humanité ne montera pas au zénith mythologique de la planète Terre.

Conclusion

Théories, doctrines, -philosophies, idéologies n’ont pas à être jugées seulement comme erreurs et vérités dans leur traduction de la réalité ; elles n’ont pas à être conçues seulement comme produits d’une culture, d’une classe, d’une société. Ce sont aussi des êtres noologiques, se nourrissant de substance mentale et culturelle, et certaines d’entre elles, chargées de forte substance mythique/religieuse, peuvent développer une puissance extraordinaire d’asservissement et de possession.


[1Freud écrivait dans Totem et tabou que le délire paranoïaque est la caricature d’un système philosophique. On peut dire également que le système philosophique est la forme spiritualisée du délire paranoïaque. Ferenczi écrivait en 1914 que « les systèmes qui cherchent à expliquer rationnellement l’entier devenir du monde, ne laissant aucune résiduelle non seulement à l’irrationnel, mais même à ce qui est temporairement inexplicable, sont apparentés aux systèmes délirants paranoïaques, lesquels se caractérisent par la tendance à “ rationnellement ”, à travers les événements du monde extérieur, leurs propres irrationnelles intérieures ». De son côté, Gabriel Marcel disait : « Il est effarant d’avoir à constater que la connaissance élaborée des grands systèmes philosophiques ne tient pas lieu du plus modeste bon sens et que même dans certains cas elle contribue peut-être à l’étouffer. »

[2« Peut-être avez-vous l’impression nos théories sont une sorte de mythologie. Mais

est-ce que toute science de la nature se ramène pas à une sorte de mythologie ? Aujourd’hui en va-t-il autrement en physique ? », lettre de Freud à Einstein (Warum, 1933).

[3Georges Sorel avait introduit au début du siècle La notion de mythe en politique. Il avait bien conçu qu’il n’y avait pas de politique sans mythe, mais il n’avait pas bien conçu la notion de mythe elle-même (voir J. Monnerot, 1974, et J. Freund, 1974, p. 79-80).


Commentaires

Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don