Les systèmes d’idées (1/2)

E. Morin
mardi 5 septembre 2023
par  LieuxCommuns

Deuxième partie du chapitre II éponyme du livre d’Edgar Morin, « La Méthode IV, Les idées, leurs habitats, leur vie, leurs moeurs, leur organisation », pp.129-149.

On lira auparavant la première partie « Les idées : Le troisième règne ».


Organisation et éthologie des idées

Premières définitions

Un système d’idées est constitué par une constellation de concepts associés de façon solidaire, dont l’agencement est établi par des liens logiques (ou apparemment tels), en vertus d’axiomes, postulats et principes d’organisation sous-jacents ; un tel système produit dans son champ de compétence des énoncés ayant valeur de vérité et éventuellement des prédictions sur tous les faits et événements devant s’y manifester.

Médiateurs entre les esprits humains et le monde, les systèmes d’idées prennent consistance et réalité objective à partir de leur organisation.

L’organisation des idées

On peut avancer deux analogies pour concevoir le système d’idées. La première est celle du système atomique, où des particules associées forment une constellation d’électrons autour d’un noyau, la seconde est celle du système cellulaire, qui comporte un noyau contenant le patrimoine génétique, un cytoplasme opérant les échanges avec l’extérieur, et une membrane qui filtre, c’est-à-dire accueille/refuse les éléments extérieurs.

Les idées assemblées en systèmes ne sont évidemment ni des particules ni des molécules ; elles peuvent être considérées comme des unités informationnelles/symboliques qui s’assemblent les unes aux autres en fonction soit d’affinités propres [1], soit de principes organisationnels (logiques, paradigmatiques). Une idée isolée n’a pratiquement pas d’existence ; elle ne prend consistance que par rapport à un système qui l’intègre.

Nous arrivons à un modèle de système qui s’inspire et se différencie de celui de l’atome et de la cellule. Selon ce modèle, un système d’idées comporte :

  • Un noyau (axiomes qui légitiment le système, règles fondamentales d’organisation, idées maîtresses) ; parfois un complexe polynucléaire, dans le cas où le système réunit en lui plusieurs systèmes auparavant indépendants, qui, sous son emprise, deviennent sous-systèmes (voir l’examen du marxisme, cf. [infra]) ;
  • des sous-systèmes dépendants/interdépendants, dont les plus périphériques constituent éventuellement une ceinture de sécurité ;
  • un dispositif immunologique de protection.

Un système d’idées comporte donc son auto-organisation et son autodéfense. Son auto-organisation est à la fois générative (disposant dans son noyau de ses principes générateurs et régénérateurs) et phénoménale (constituant les dispositifs proprement métaboliques et défensifs du système au sein de son environnement).

Tout système d’idées est à la fois clos et ouvert. Il est clos dans le sens où il se protège et se défend contre les dégradations ou agressions extérieures. II est ouvert dans le sens où il se nourrit de confirmations et vérifications venant du monde extérieur. Toutefois, bien qu’il n’y ait pas de frontière nette et stable entre les uns et les autres, on peut distinguer et opposer deux types idéaux : les systèmes comportant préséance de l’ouverture sur la fermeture, que nous nommons ici théories, et les systèmes comportant préséance de la fermeture, que nous nommons ici doctrines.

Tout système d’idées, y compris une théorie « ouverte », comme une théorie scientifique, comporte sa fermeture, son opacité et son aveuglement :

1. Le noyau dur est constitué de postulats indémontrables et de principes occultes (paradigmes) ; ceux-ci sont indispensables à la constitution de tout système d’idées, y compris scientifique (Morin, 1990, p. 44). Le noyau détermine les principes et règles d’organisation des idées, il comporte les critères qui légitiment la vérité du système et sélectionnent les données fondamentales sur lesquelles il s’appuie ; il détermine donc le rejet ou l’ignorance de ce qui contredit sa vérité et échappe à ses critères ; il élimine ce qui, en fonction de ses axiomes et principes, lui semble dénué de sens ou de réalité. Toute théorie comporte donc en son noyau une zone aveugle. Ainsi, les axiomes/principes des théories scientifiques actuelles leur interdisent de concevoir l’action thérapeutique d’une substance diluée à l’extrême et administrée en doses infinitésimales (homéopathie). Comme dit Jacques Schlangez (1978 b, p. 35) : « Il leur est impossible dé percevoir quelque chose qui soit extérieur et contraire au tissu de l’interprétation qu’elles permettent. » .

Un système d’idées ne peut guère porter la critique sur ses propres axiomes et ses propres principes. Max Weber a souvent dénoncé « l’irrésistible tendance moniste des théories, réfractaires à la critique d’elles-mêmes ». À la différence d’une doctrine, une théorie scientifique est certes capable de modifier ses sous-systèmes et de reconnaître les désaccords qui existeraient entre ses prédictions et les données recueillies dans son champ de pertinence ; mais, bien qu’acceptant la critique/réfutation extérieure, elle ne dispose pas de l’aptitude réflexive à s’autocritiquer dans ses fondements et sa nature. Une théorie se rend, mais ne se suicide pas. Le hara-kiri est une opération inconnue dans la noosphère.

2. Un système d’idées résiste aux critiques et réfutations externes, non seulement par la capitalisation des preuves antérieurement établies de sa pertinence, mais aussi en se fondant sur sa propre cohérence logique. Lorsque la logique d’un système théorique ne peut intégrer les données empiriques qui la contredisent, alors le système se ferme à la perturbation empirique pour sauvegarder sa propre logique ; sa rationalité devient rationalisation.

3. Un système d’idées élimine tout ce qui tend à le perturber et à le régler. Il déclenche des dispositifs immunologiques qui refoulent ou détruisent toute donnée ou idée dangereuses pour son intégrité.

4. Un système d’idées est autocentrique : il se situe de lui-même au centre son univers ; il est autodoxe, c’est-à-dire se conduit en fonction de ses principes et de ses règles et tend à devenir orthodoxe : il est monopoliste et veut occuper seul son terrain de vérité. Il est autoritaire (même une théorie scientifique dispose de l’autorité souveraine des Lois de la Nature dont elle a forcé le secret). Il est agressif contre tout rival venant le contester sur son terrain [2].

Ainsi, les systèmes d’idées sont autoconservateurs [3] et résistent à tout ce qui pourrait non seulement menacer leur existence, mais altérer leur homéostasie. Ils résistent non seulement à la contestation et à l’innovation, Mais même, comme disait Lupasco, à l’information.

Le cœur de la résistance se trouve au noyau, où sont concentrés les principes d’organisation du système (paradigmes, logique, catégories). S’il est vrai qu’une théorie scientifique doit obéir à la règle supérieure qui lui enjoint de disparaître si le milieu scientifique la rejette, il reste que ses principes organisateurs occultes, qui ne sont pas soumis directement au contrôle empirique, produisent de nouvelles théories, mieux adaptées que les précédentes, mais comportant les mêmes cécités cognitives. C’est pourquoi la connaissance scientifique, si élucidante et critique soit-elle, a comporté et comporte encore un aveuglement en profondeur d’origine paradigmatique.

Forte de son caractère autoritaire et de sa prétention monopoliste, une théorie même scientifique tend toujours à récuser un démenti des faits, une expérience qui lui est contraire, une théorie mieux argumentée. Aussi suffit-il rarement d’une expérience décisive, d’un argument « imparable » pour que la théorie se désintègre. Il faut une longue série de preuves accumulées de ses carences et insuffisances, et il faut aussi l’apparition d’une nouvelle théorie montrant une pertinence plus grande. Ainsi, dans l’histoire des sciences, les théories résistent dogmatiquement comme des doctrines, mais, finalement, la règle du jeu compétitif et critique les amène à s’amender, puis à se retirer dans le grand cimetière des idées mortes.

Théorie de la théorie

Le propre de la théorie est d’admettre la critique extérieure, selon des règles acceptées par la communauté qui entretient, suscite, critique les théories (communauté philosophique ou scientifique). Le champ d’existence des théories est récent, fragile. il s’est constitué pour la première fois il y a vingt-cinq siècles à Athènes, où l’instauration de la philosophie a ouvert une sphère de libre débat d’idées sans sanction, exclusion, ni liquidation de ceux qui étaient admis au débat. Puis la science européenne a créé son propre champ, où toute théorie doit obéir à des règles empiriques/logiques contraignantes et accepter les vérifications/réfutations qui pourraient l’infirmer.

Ainsi, un système d’idées demeure théorie tant qu’il accepte la règle du jeu compétitif et critique, tant qu’il manifeste de la souplesse interne, c’est-à-dire la capacité d’adaptation et modification dans l’articulation entre ses sous-systèmes, comme la possibilité d’abandonner un sous-système et de le remplacer. En d’autres termes, une théorie est capable de modifier ses variables (qui se définissent dans les termes de son système) mais non ses paramètres (les termes mêmes qui définissent le système). Ainsi, les caractères « fermés » d’une théorie sont contrebalancés par la recherche de l’accord entre sa cohérence interne et les données empiriques dont elle rend compte : c’est cela qui constitue sa rationalité.

La théorie est ouverte parce qu’elle est éco-dépendante. Elle dépend du monde empirique où elle s’applique. La théorie vit de ses échanges avec le monde : elle métabolise du réel pour vivre. C’est son type ouvert d’auto-éco-organisation qui donne à la théorie une résistance constitutive au dogmatisme et à la rationalisation. Mais ce type ouvert est corrélativement lié aux règles pluralistes du milieu qui la nourrit, c’est-à-dire les sociétés/communautés philosophiques ou, mieux, scientifiques. La sphère philosophique et la sphère scientifique sont des sphères d’existence démocratique/libérale pour les théories. Il y a, en plus, dans la sphère scientifique, des épreuves et un verdict de promotion ou élimination. Ainsi, la théorie accepte la critique dans le cadre philosophique, mais c’est dans le cadre scientifique qu’elle doit admettre le principe de sa bio-dégradabilité : une théorie ouverte est une théorie qui accepte l’idée de sa propre mort.

Doctrine

La doctrine, elle, refuse la contestation comme elle refuse toute vérification empirico/logique qui lui serait imposée par une instance extérieure. Elle est intrinsèquement irréfutable. Elle n’est pas pour autant totalement close sur le monde extérieur ; elle a besoin de se nourrir de vérifications et confirmations, mais elle ne sélectionne que les seuls éléments ou événements qui la confirment ; elle les filtre soigneusement et les soumet à un cracking qui n’en retient que l’assimilable.

Alors que la théorie reconnaît que ses axiomes ou postulats sont indémontrables, la doctrine les tient pour des principes d’évidence, véridiques à jamais, qui assurent la vertu inaltérable de son système. Alors que la théorie entretient sa rationalité dans l’échange incertain avec le monde extérieur, la doctrine refuse tout ce qui est rebelle à sa logique rationalisatrice.

Aussi, à la différence de la théorie, la doctrine est blindée contre les agressions extérieures. Chacun de ses concepts est protégé autant que le noyau. Ses articulations internes sont rigides. La doctrine est dogmatique par nature : le dogmatisme, c’est justement l’union de la rigidité, du blindage, de l’arrogance doctrinaires. La doctrine possède seule la vérité, elle s’arroge tous les droits, elle est toujours orthodoxe. Ce qui lui est étranger est ipso facto soupçonné d’être ennemi et est rejeté. Les arguments contraires sont transformés en arguments contre les contradicteurs (ainsi tout argument montrant que l’URSS n’était pas démocratique a été pendant cinquante ans renvoyé comme « ignoble calomnie anticommuniste » disqualifiant irrémédiablement ses auteurs) [4]. La doctrine est en état de mobilisation permanente et enflamme sans discontinuer l’enthousiasme de ses fidèles. Violemment offensive, elle attaque sans trêve les théories et les autres doctrines qu’elle anathémise. Elle est cruelle et peut exiger non seulement la condamnation, mais la mort de ses détracteurs.

Les échanges entre la doctrine et le monde empirique sont raréfiés. Mais la doctrine n’est pas pour autant totalement close. Elle assure des échanges minimaux en sélectionnant uniquement ce qui lui apporte confirmation. Elle va surtout puiser dans les esprits/cerveaux des humains de puissantes énergies régénératrices.

Certes, les théories comme les doctrines se nourrissent des désirs, aspirations, craintes, passions, obsessions des humains ; les théories scientifiques sont elles-mêmes nourries par les themata (Holton, 1982), idées fixes obsessionnelles des scientifiques. Mais les théories ont en même temps besoin d’être en accord avec les données extérieures et les normes imposées par le jeu philosophique ou scientifique. Comme la doctrine n’a nul besoin de rechercher cet accord qu’elle croît établi une fois pour toutes, elle attire à elle les besoins de certitude, les désirs d’absolu, la recherche obsessionnelle du maître mot, et elle s’en nourrit avidement. Cette régénération extérieure stimule une source régénérative interne, qui est la parole sacralisée de ses fondateurs ; de même que la répétition des articles de foi réjouit les dieux et régénère la religion, les exégèses, citations, récitations ininterrompues des textes originaires des Pères de la doctrine redonnent à celle-ci vigueur et jouvence. Ainsi, les doctrines ne sont pas pétrifiées, comme des choses inanimées ; ce ne sont pas des sépulcres blanchis : elles ont une vie plus intense, plus ardente que les théories ; l’idée doctrinaire peut même acquérir la souveraineté d’un dieu. Il faudrait étudier l’attachement et le culte à l’idée suprême.

Il faut souligner dès maintenant que la différence entre doctrine et théorie dépend souvent non des idées en elles-mêmes qui composent le système, mais de la fermeture ou de l’ouverture de leur organisation. Un même système d’idées peut devenir soit théorie, soit doctrine. L’ouverture dépend de l’éco-système psycho-culturel. Ainsi, l’éco-système scientifique garantit de façon assez efficace l’ouverture des théories, qui alors ne peuvent qu’incomplètement se doctrinariser. L’éco-système d’un parti politique rigidement centralisé favorise la doctrinarisation qui elle-même favorise la centralisation rigide : ainsi, par exemple, dans le contexte du monde universitaire, le marxisme peut devenir théorie en acceptant d’être discuté et de se mettre en compétition avec d’autres théories, mais, au sein de la secte ou du parti qui s’en est fait le propriétaire et l’interprète, le même marxisme devient doctrine ; il s’estime à jamais vérifié et irréfutable, et il rejette alors de façon immunologique toute information, tout argument qui le contesteraient.

Systèmes d’idées
DoctrinesThéories
Autoréférence Auto-exo-référence
Fermeture doctrinaire
(faible éco-dépendance)
Ouverture sur l’extérieur
(forte éco-dépendance)
Noyau dur insensible à l’expérience Noyau dur résistant à l’expérience
Primat de la cohérence interne
(rationalisation)
Primat de l’accord logique/empirique
(rationalité)
Rigidité des liaisons entre concepts Nécessité logique des relations entre concepts
Autorégénération
à partir des fondements propres
Auto-exo-régénération
Immunologie très forte
(n’accepte que ce qui confirme)
Immunologie
(ne rejette que ce qui est hors pertinence)
Refus de toute critique Acceptation des critiques
sous conditions
Anathème Vigueur polémique
Dogmatisme Flexibilité
Idéalisme Empirisme
Orthodoxie
(vérité absolue et unique)
Autodoxie
(se conduit en fonction de ses principes
Autotranscendance,
autosacralisation,
autodéification
Autocentrisme

Idéalisme et rationalisation

Dire que l’ouverture théorique nécessite des conditions extérieures favorables, c’est dire que tout système d’idées tend à se refermer de lui-même. Le dogmatisme et l’orthodoxie sont ses tendances naturelles, et celles-ci sont contrebattues seulement par des conditions extérieures. Ce que disait à sa façon Auguste Comte : « Le dogmatisme est l’état normal de l’intelligence humaine, celui vers lequel elle tend, par sa nature, continuellement et dans tous les genres. » Pour G. K. Chesterton : « Le dogme signifie non l’absence de pensée, mais la finalité de la pensée. » Ces deux formules ne sont pas totalement vraies pour l’intelligence et la pensée humaines, mais elles le sont pour les entités émergeant de cette intelligence et de cette pensée : les systèmes d’idées.

Lupasco définissait l’idéologie comme « un système d’idées qui résiste à l’information ». Cela est vrai de tout système d’idées, la théorie y comprise, mais la résistance de la théorie n’est pas irréductible, alors que la doctrine, elle, non seulement résiste à l’information, mais la détruit.

Ajoutons deux tendances proprement noologiques, dont les conséquences sont perverses pour la connaissance humaine. La première, nous l’avons indiqué, est issue de la disposition naturelle du Système à se refermer sur son armature logique qui devient ainsi rationalisatrice, Rationalité et rationalisation ont le même tronc commun, qui est la recherche de cohérence. Mais, alors que la rationalité est ouverte à ce qui résiste à la logique et demeure en dialogue avec le réel, la rationalisation intègre de force le réel dans la logique du système et croit alors le posséder. Cette tendance rationalisatrice rejoint ici la tendance « idéaliste » profonde de tout système d’idées, qui est d’absorber en lui la réalité qu’il nomme, désigne, décrit, explique. Sous l’angle de vue noologique, les systèmes d’idées ne se nourrissent pas seulement des énergies et passions des humains. Ils sucent et pompent la réalité dont ils rendent compte. En dévoilant les « lois » qui gouvernent le monde, les théories scientifiques aspirent en elles la souveraineté universelle de ces lois. Il y a, comme dit Manuel de Dieguez (1970), « transsubstantiation mystique des faits par la théorie ».

Au moment même où nous les prenons pour la réalité, les idées, de façon quasi hallucinatoire, deviennent des fantômes échappant à la réalité, Le médiateur se substitue au médiatisé (le monde, le réel). La « toute-puissance des idées », qui, selon Mauss, caractérise la Magie, devient l’aboutissement idéaliste du pompage des esprits et du réel par l’idée. L’idée qui porte en elle l’essence du réel devient alors plus réelle que le réel, elle maîtrise ou chasse ce dernier. Ici prend sens l’intuition géniale de Wittgenstein : « L’élimination de la magie [par la théorie] a. le caractère de la magie. »

Il y a, dans ces conditions, non seulement réification (le mot est adéquat) de l’idée, maïs pouvoir véritablement magique [5] et véritablement mythique de l’idée. Elle devient pouvoir de possession sur le réel, quasi au sens vaudou du terme.

L’idéalisme n’a nullement épargné le monde des théories scientifiques ; au contraire, leur abstraction mathématique et leur concordance avec les « lois » de la Nature ont favorisé une idéalisation particulière que Whitehead a appelée « la concrétude mal placée » (he fallacy of misplaced concreteness). Il disait de la physique classique : « Cette conception de l’univers est solidement bâtie en termes de haute abstraction, et nous avons pris par erreur nos abstractions pour des réalités concrètes » (Whitehead, 1930, p. 79). Tout ce qui a été vidangé comme inassimilable par les théories scientifiques a été considéré comme sous-produits du réel, épiphénomènes, leurres, bruits : l’existence, le sujet, les choses singulières, les ensembles organiques, en somme la vraie concrétude. Le concept, la logique, la mathématique, le système ont volé cette concrétude au réel. Les concepts clés des théories scientifiques elles-mêmes se sont chargés d’une substantialité absolue ; ainsi en fut-il longtemps de la notion de matière ; puis il en est advenu ainsi pour l’énergie, notion réifiée alors qu’elle est insaisissable en soi et n’apparaît qu’à travers ses manifestations physico-chimiques ; puis, chez certains, l’information est devenue un être concret et souverain, alors qu’elle n’existe que dans la computation et la communication.

Ce sont surtout les entités mathématiques, êtres d’esprit les moins doués d’existence physique, qui se sont dotées de la réalité physique suprême. Nous avons déjà indiqué que les nombres mathématiques passent naturellement à l’existence noologique et, de là, à la sur-existence pythagoricienne. Ajoutons maintenant qu’ils deviennent non seulement maîtres du réel qui obéit à leurs ordres, mais essence du réel. Poussant à la limite idéaliste la parole galiléenne selon laquelle le livre de la Nature est écrit en langage mathématique, un Eddington finit par penser que l’univers est entièrement fait de mathématiques. Le réel physique est ainsi remplacé par le réel noologique.

L’idéalisme devient donc le stade suprême de prise de possession du réel par l’idée. L’idéalisme philosophique n’est qu’un cas particulier de l’idéalisme, non moins présent dans le matérialisme des physiciens. L’idéalisme est le mythe naturel de l’idée. La rationalisation est l’arme magique de l’idée contre le réel. Les théories scientifiques sont mieux armées contre la rationalisation, mais les themata et les paradigmes auxquels elles obéissent favorisent puissamment leur tendance à l’idéalisme. Il faut que l’éco-système humain leur fournisse soit un ingrédient fortement empiriste (la croyance que le réel est dans les faits, non dans l’idée ou la formule mathématique), soit un ingrédient fortement mystique (la croyance que les vérités profondes sont au-delà du concept et du discours) pour contrebalancer la tendance naturelle des entités logomorphes à l’idéalisme.

Claude Bernard disait : « Les systèmes tendent à asservir l’esprit humain. » C’est en asservissant le réel que l’idéalisation et la rationalisation asservissent l’esprit humain. Et, comme on le verra, ce sont les doctrines et idéologies fortement chargées de substance mythologique ou religieuse qui amplifient ces tendances.

La tendance humaine invétérée à prendre la carte pour le territoire, le mot pour la chose, l’idée pour ia réalité, trouve peut-être une de ses sources dans le mode d’existence des êtres d’esprit ? Ici encore, le remède ne peut être que dans l’ouverture du système théorique, laquelle dépend de l’ouverture de l’esprit humain, c’est-à-dire de son aptitude critique et autocritique, laquelle est favorisée dans les situations culturelles pluralistes et ouvertes.

Nous pouvons maintenant énoncer une nouvelle définition du système d’idées : un système d’idées possède un certain nombre de caractères auto-éco-re-organisateurs qui assurent son intégrité, son identité, son autonomie, sa perpétuation ; ils lui permettent de métaboliser, transformer et assimiler les données empiriques qui relèvent de sa compétence ; il se reproduit à travers les esprits / cerveaux dans les conditions socio-culturelles qui lui sont favorables. Il peut prendre assez de consistance et de puissance pour rétroagir sur les esprits humains et les asservir.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1A la différence de la chimie qui peut dégager des principes universels d’attraction, répulsion, combinaison entre éléments, on ne peut envisager une « chimie des idées ». Celles-ci obéissent certes à des attractions, répulsions, exclusions, combinaisons, mais dans des conditions toujours situées et datées.

[2Dès 1935, Ludwig Fleck, philosophe et médecin polonais, notait comment un système de croyance, structuré et cohérent, dans lequel on peut rassembler de multiples éléments en relations étroites les uns avec les autres, tendait à se consolider et se clore, offrant une résistance dure et durable à tout ce qui s’oppose à lui : 1) une contradiction du système apparaît impensable ; 2) ce qui ne s’accorde pas au système demeure inobservé ou, s’il est noté, devient silencieux ; 3) on ne retient des conceptions alternatives que celles qui corroborent le système de croyance (cité in Rossi Monti, 1984).

[3En dépit de ses très grands avantages, le mode de calcul décimal, refoulé par le mode de calcul antérieur, a mis plus d’un siècle pour être adopté en Europe occidentale après son introduction par Fibonaci de Pise (1202).

[4Mario Rossi Monti (1984) a bien indiqué qu’il y a finalement une similitude très grande entre la psychologie du paranoïaque et la noologie doctrinaire : « Sélectivité radicale de l’attention, inattention sélective, rigidité directionnelle de l’attention, hypervigilance sont quelques-uns des termes utilisés pour décrire la capacité à extraire de la réalité la très restreinte série de faits sur lesquels s’appuie [le] système. » Sur le comportement immunologique des doctrines, voir mon ouvrage Pour sortir du XXe siècle, p. 96-109.

[5Sur la magie, voir La Méthode 3, 1, p. 164-166.


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